Répliques

JEAN-LUC NANCY, Chronique, 24 Janvier 2003

1Parlons de « politique ». Je veux dire, parlons du mot « politique ». C’est sans doute un bon moyen, et même un moyen nécessaire, pour parler de la chose. Il se produit en effet autour de ce mot quelques phénomènes de langage qui méritent d’être relevés. Pour suggérer ce dont je veux parler, il suffit que je vous fasse remarquer ceci : lorsque je dis, « parlons du mot “politique” », vous ne savez pas si j’évoque l’adjectif, ou bien le substantif, ni si ce dernier est entendu comme féminin ou comme masculin. Or ces considérations triviales recouvrent plus d’un problème.

2Commençons par l’adjectif. Il en est fait aujourd’hui un usage intempérant lorsque, dans des domaines qui ne sont pas en principe définis comme « politiques » on affirme une implication politique essentielle. Dans le domaine artistique en particulier, il semble assez souvent requis de déclarer qu’un travail, une intervention a une portée, un sens, voire une nature politique. Là où, naguère, on pouvait rencontrer la notion d’engagement politique d’un artiste (d’un écrivain, d’un philosophe, d’un scientifique), il faudrait aujourd’hui désigner une dimension nécessairement politique de leur pratique elle-même. Ce qui n’est pas dit « politique » paraît suspect d’être seulement esthétique, intellectuel, technique ou moral. Mais ce qu’on désigne par « politique », par « dimension politique » reste la plupart du temps sans autre précision. C’est que le sens du mot paraît implicitement assuré : « politique » signifierait précisément ce qui dépasse toute circonscription particulière de discipline et d’activité, pour opérer à l’échelle de la société tout entière (voire de l’humanité), de ses conditions d’existence et de sens. « Politique » est donc investi d’une teneur potentiellement illimitée.

3Cet usage du mot relève d’une adhésion plus ou moins consciente à l’idée selon laquelle tout serait politique, ou bien devrait l’être. Or cette idée ne constitue rien d’autre que le contenu de ce qu’on a nommé « totalitarisme ».

4Beaucoup seraient fort dépités d’apprendre qu’ils parlent – même s’ils ne pensent pas – sur un mode « totalitaire ». Il faut bien cependant le dire. Chaque fois que « politique » désigne une propriété tendanciellement totale, il y a « bel et bien totalitarisme ». C’est-à-dire que l’horizon de cette pensée est celui d’une absorption ou d’une assomption « politique » de toutes les sphères de l’existence (je cite ici à peu près une formule du jeune Marx).

5La plus simple logique permet de conclure qu’une assomption de l’ensemble des sphères de l’existence retire toute spécificité à la sphère de l’assomption elle-même. Si tout est politique, plus rien ne l’est. C’est d’ailleurs peut-être en effet la situation réelle dans laquelle nous sommes. Mais alors nous ne devrions même plus pouvoir parler de « politique », sinon par abus de langage et par désir d’exploiter les accents flatteurs, héroïques et chargés de destination historique, qui s’attachent au grand mot de « politique ».

6C’est bien d’ailleurs pourquoi la scène philosophique, aujourd’hui, est fort occupée de travaux qui entreprennent de redéfinir, de redécouper le champ et le sens de « politique » pour ainsi arracher le mot à sa dilution dans ce qu’il faudrait nommer l’immanence sociale.

7Ce qui hante le totalitarisme irréfléchi de l’usage abusif du terme, c’est en fait une obsession de la suppression de la séparation. Tout doit être politique parce que la politique en tant que sphère séparée doit être supprimée. Que ce soit sous la forme de l’État ou bien sous celle des partis, sous la forme de la « politique politicienne » (tautologie très remarquable, qu’on pourrait longuement analyser) ou bien sous celle des actions subversives, tendanciellement doit disparaître toute instance séparée – ce qui veut dire, comme de juste, toute instance séparée de l’existence commune. Il faut donc à terme, ou du moins dans le principe régulateur, que l’existence commune s’assure par elle-même et en tant que telle de sa propre fin, de son sens et de son accomplissement. Or c’est précisément de quoi il faudrait douter, et c’est bien de quoi, en fait, nous doutons plus ou moins consciemment. Les mêmes qui veulent que tout soit politique sont souvent aussi ceux qui perçoivent que la démocratie n’est pas une fin en soi, et que notre question est bien de savoir à quelles fins l’ordonner (ou bien, à quel dépassement de l’idée même de « fin », ce qui engagerait un autre registre d’analyse).

8C’est ici qu’on peut toucher à un autre phénomène de langue. Depuis un peu plus de vingt ans on dit couramment « le politique », et cet usage relègue « la politique » au rang servile de l’exécution des besognes (voire des manœuvres). « Le politique » semble représenter la noblesse de la chose – à laquelle cette fois on redonne implicitement sa spécificité, donc sa séparation relative.

9On méconnaît ainsi que ce masculin, très récent dans la langue avec ce sens, s’est introduit pour désigner le concept ou l’essence de la chose ou de la sphère politique – mais cela précisément dans la mesure où ce concept ou bien cette essence demandait examen, analyse, interrogation. On a dit « le politique » de cette manière-là à partir du moment où l’on a trouvé nécessaire de questionner les fondements de ce qu’on appelait auparavant ou bien la science du gouvernement, ou bien le droit public.

10« Le politique » est devenu le nom d’un problème, et non l’un des moindres ! Un problème de fondement, de fondation ou au contraire de mise à nu d’une absence de fond. Mais c’est aussi en raison de ce problème que « la politique », perdant toute dignité d’art au sens ancien (de techné, de savoir-faire), est devenue « politicienne », alors que son art était si noble et si puissant.

11Il n’en va pas ainsi dans les lexiques personnels des philosophes que j’évoquais tout à l’heure, et dont chacun remet en chantier, à ses propres frais, soit le masculin, soit le féminin, soit l’essence, soit l’art de la chose nommée « politique ». Mon objet aujourd’hui n’était pas de les faire comparaître, ni la chose elle-même. Il était de signaler simplement, très modestement, que nous ne devrions plus employer le mot de « politique » sans essayer au moins de préciser de quoi nous voulons parler. Car pour être franc, le sens du mot manque à notre vocabulaire ordinaire, sinon sous la forme d’une notion nébuleuse et totalitaire sur un mode consensuellement somnambulique. Or cela même, la manière ordinaire de parler, produit des effets politiques.

12La rigueur et la justesse politique, aujourd’hui, commencent par cette critique de notre langage, même si nous la trouvons d’abord frustrante. Comment dire « politique » à bon escient ? Je reste délibérément, pour aujourd’hui, sur cette question.

MICHEL DEGUY, Chronique, 14 Février 2003

13Pour une raison poétique. Ce matin je voudrais trouver un moyen, une voie pour cette voix du « poète que je cherche à être », de faire parler de-la-poésie. Que « de la poésie », il soit question, – où j’attends le partitif (de la poésie) et le au-sujet-de.

14Pourquoi ? Parce que ce n’est jamais le moment. Et puisque celui-ci, à l’instant même, n’est ni plus ni moins inopportun qu’un autre, je décide que c’est lui le bon, et j’intitule cette chronique : cinq propositions pour ce matin.

15Rappelle-toi : la poésie, ce mot, cette chose un peu ridicule, qui n’étant rien alors qu’elle pensait être tout, comme le Tiers-État de Sieyès, finit (comme lui) par devenir quelque chose ; avec son « droit », reconnu donc : droit à une place sociale qu’on appelle aujourd’hui culturelle ; sa « petite place », en effet, qui n’est pas la première, ni nulle ; on la lui accorde plutôt qu’elle ne la prend – par exemple au cours de la semaine officielle (en France c’est dans un mois, et vous voyez que j’anticipe, à dessein), ou à l’UNESCO sa « journée mondiale » etc. Small is beautiful ?…

16Nous les humains, nous sommes attachés à notre ici-bas… « C’est tout un poème »… Le fond de l’affaire, je le nomme donc attachement. Attachement et détachement, « au fond », disent le même. Le fond de l’affaire peut seulement être dit en poème. Et n’est-ce pas ça, « au fond », que murmurait Adorno dans cette phrase devenue fameuse (dont il y a des variantes) selon laquelle « après Auschwitz » l’attachement en poème, l’attachement en poème… au poème risquait de n’être plus même possible ; l’attachement à l’œuvre, de langue, de musique, de pierre ou de peinture…

17Le fond, c’est ce qu’on oublie ; fatalement, parce que c’est enfoui et enfui. Âgé chaque jour d’un seul jour, le fleuve énorme me roule, et puis lui-même s’engloutit. On se baigne toujours dans le même fleuve et c’est le Léthé. Et, comme on dit parfois « Au fond, je vous aime bien », c’est ce que le poème entend redire et s’entend à redire. Je ne parle pas seulement de la page d’écriture, mais de ce que le mot poésie, ou l’adjectif substantivable « poétique » désigne d’un geste large (le geste large du sème !). Poème pourrait s’écrire p.o.a.i.m.e ;… Mais il suffit que poème rime avec aime.

18Je vous fais donc cinq propositions.

19La première concerne la réalité du réel, la voici : La chose de la poésie, je l’appelle le peu-visible. Et qu’est-ce que ce peu-visible où s’attache la poésie ? Nous sommes en proie au visible de multiple manière : Il y a le constamment visible de la vie ordinaire, le « sous les yeux sous la main » ou le sous-la main qui « saute aux yeux » qu’un poète trouvait très « quotidien » (Jules Laforgue), et un autre (Verlaine) « simple avec ses travaux ennuyeux et faciles » ; tout ce qu’il suffit de s’éveiller pour mieux percevoir. Et il y a l’hypervisibilité des scopies technologiques, de l’IRM au télescope Hubble, le jamais encore vu parce que jamais observable… jusqu’à maintenant, de la protéine au quasar, et qui, maintenant donc, nous hallucine publicitairement ; appelons-le : le « trop visible screenisé ».

20Et il y a l’invisible, le trop fameux invisible, non pas au sens de l’intelligible, de l’idéalité des philosophes, fait pour être pensé et dit, mais de cet « ineffable » dont l’éloge mystagogique vient envoûter les crédulités et les superpositions, et qui remplace le faire-voir par le faire-croire. (Un « fond des choses » inqualifiable pareil à ce silence majuscule qui ferait le fond de la musique ? Rien à dire ?… Alors passons.)

21Je me tourne donc vers le « peu visible » : quand Francis Ponge disait « s’agit-il de faire un poème ou de dire des choses justes », il répondait par : « Des choses justes ! » (des choses justes donc sur l’huître, le soleil, ou l’électricité) ; il visait et disait juste.

22Rendre justice par la justesse, ce pourrait être une de ces périphrases qui tournent autour de la poésie… à juste titre. Une justice de proximité, bien entendu ; ou si vous préférez : approximative ; bref : par rapprochement(s). Quand Arthur Rimbaud rythmait « Et j’ai vu quelquefois ce que l’homme a cru voir », il ne voulait pas insinuer qu’il avait, lui, voyance des prodiges et des demi-dieux, mais que l’imagination, comme on l’a toujours appelée (pour Baudelaire « la reine des facultés ») lui faisait voir ce qu’on appelle l’image, la réalité en image. L’image poétique n’est pas une photo, même zoomée, mais c’est un rapprochement de mots, ou comparaison ; celle qui fait voir, entrevoir, revoir. La question n’est pas qu’il y ait « quelques images » dans un poème, mais que le poème soit dans l’image.

23Ajoutons ce trait décisif : le poème fait voir le point de vue qui fait voir ; le point de vue de la pensée sur ; qui est toujours un point de vue « sur le monde » : Le moment du sur-le-monde à l’occasion de ceci ou cela ; et en même temps, donc, sur la langue qui est elle-même une grande chose, ou comme une grande chose, une chose de choses.

24C’est par où je passe à ma deuxième proposition qui concerne le sublime, et que j’aurais appelée « au-dessus du volcan », si j’avais le temps de la développer :

25Voici donc le suspens du sublime : Est sublime ce qui retombe moins vite que nous, les pesants. Sublime la chose (l’être) qui retient un instant sa chute – et la nôtre. Sublimes : le dégravir, le ralenti, le suspens, le frein du périr. Je regarde le danseur, ou l’acrobate : il retient sa chute, il est suspendu aux lèvres de l’abîme. Sublime en pierre : c’est la fontaine romaine, ou l’escalier qui débouche dans le ciel à Versailles. En musique : la mélopée qui descend (en montant) la plainte méditerranéenne, ou la grégorienne, qui monte en descendant. En poème : le contre-rejet qui retarde la page scalaire ; tout le dévalement, qui n’en finit pas de vivre.

26Les propositions suivantes sont des propositions de « poétique », dans l’acception plus spécifique. Elles ont une teneur équivoque : tout en prétendant au statut de généralités, il est inévitable qu’elles se particularisent en se restreignant à valoir pour la poésie « française », et se singularisent puisqu’elles formulent la manière dont « je » (ici celui qui nous parle) cherche à faire le poème.

273 : sur la comparaison.

28L’intériorité n’est nulle part, pas même dans la tête. Cependant elle est… dicible, et ne peut être dite que grâce à, ou sur le mode de, la différence empirique relative entre un intérieur et un extérieur, la différence dedans/dehors elle-même en cause avec ses homologues dans le jeu de différences telles ouvert/fermé, ou parmi/à part, etc., prises dans des expériences phénoménales, saisissantes, « originales », l’intériorité est-comme… Un exemple lui offre l’abri d’une comparaison. Et mêlant alors l’intériorité avec l’intérieur, selon la langue, je puis dire que le dedans n’est nulle part…

294. Sur la périphrase.

30La périphrase est intrinsèque au poème. Le poème est périparaphrastique. Il tourne autour du pot. Le pot (le « recherché »), tantôt nous pouvons le connaître, tantôt il est inconnaissable ou, disait Baudelaire, il est « au fond de l’inconnu », une appellation autre que celle du nom propre (qui ne dit rien d’autre que « toi »), une appellation est une périphrase. Mixte de description et de définition inventive, elle en appelle-à. Elle envisage quelque chose sous une de ses faces, qui est et n’est pas elle-même, qui lui appartient sans la retenir ; tournant autour, tropiquement ou tropologiquement comme disent les théoriciens, le phrasé dit un des aspects dans la chose (qui n’est pas un « objet »), à savoir ce qu’elle peut partager avec autre chose, ce qu’elle aurait en commun, en comme-un. Autrement dit encore : par elle pourrait être rapprochée d’autres : la périphrase s’affaire à préparer par où deux singularités peuvent être rapprochées. Qui s’assemblent se ressemblent.

315. Trois remarques sur la poésie française

32Écoutons Corneille :

33a) « Je cherche le silence et la nuit pour pleurer » : au moins 7 ou 8 sortes de e.

34b) Il y a des étoiles volantes et des poissons filants

35Quelle sorte d’hypallage est-ce là ?

36Service de proximité ; échanges de menus services ; assistance à êtres en péril d’isolement.

37c) Le poème fait entendre la prose. Il la passe au ralenti. C’est sa fonction.

38La cinquième proposition, j’en fais une conclusion, que j’intitule AU JUGÉ. Cherchant à évaluer la pensivité de la poésie, je rapproche ces deux thèmes (motifs) : celui du paradoxe et celui de la préciosité. Le paradoxe n’est pas un moment fâcheux et labile, un accident qui survient à ce qu’on appelle la vérité ; laquelle demanderait à finir en tautologies dans un calcul de propositions, analytiques comme disent les philosophes. En termes de sens commun la vie est contrariante ; les choses sont « contradictoires » et nulle hégémonie de l’Etre-Un ne garantit ni le principe d’Identité ni le succès de la dialectique. Ni le réel n’est rationnel, ni l’homme n’est raisonnable. (Le paradoxe énoncerait plutôt cet axiome : il est raisonnable de tenir pour raisonnable l’espoir de s’entendre), la vérité est partitive, historique, pragmatique. Il y a de la vérité, qui se conquiert… Affaire de jugement ; au jugé… de son côté : la poésie exerce dans ses « poèmes » le juger ; elle nous doit de la vérité de jugement – et non pas des énoncés quelconques, en faux sens, contresens ou non sens, de ceux qu’on appelle, par un épouvantable malentendu historique lui-même à contre sens, « surréalistes », usage qui suffit, je le déplore au passage à discréditer la poésie. La pensée poétique précieuse comme on a pu dire jadis, endure le déchirant en se portant aux extrêmes où s’oxymorise le véri-fiable. Sa tâche est d’inventer, dans l’échauffourée des contradictions confuses, les contrariétés originales, irréductibles, où l’être se disjoint à nouveau « pour nous », c’est-à-dire pour « aujourd’hui ». La poésie peut y aider ; une « raison poétique » dont la logique et la critique (pour reprendre les mots de Kant) philosophique et poétique, calculent et évaluent l’impureté.

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Claudio Parmiggiani, « Hymnus », 1979, Spartito Musicale Sovrapposto a una Photografia del Cielo. Collection Umberto Agnelli, Turin. Photographie Antonio Guerra, Bologne.