Déroutes : la non non-danse de présences en marche

1« La fin annoncée de la non-danse » : ce titre, barrant toute une page d’un grand quotidien français [1], illustre la teneur de la conversation qui, au printemps 2003, bruisse au sein du milieu accompagnant, observant et commentant la création chorégraphique, à propos des nouvelles tendances apparues en France (particulièrement), dans la deuxième moitié des années 90.

2Danse ou non-danse ? L’énonciation de cette opposition dualiste devrait donc suffire, dans l’esprit de ceux qui s’en contentent, à synthétiser l’ensemble des questions soulevées et travaillées par des créateurs aussi divers que Jérôme Bel, Marco Berrettini, Alain Buffard, Fanny de Chaillé, Boris Charmatz, Myriam Gourfink Emmanuelle Huynh, Jennifer Lacey, Xavier Le Roy, Rachid Ouramdane, Christian Rizzo, Loïc Touzé, Claudia Triozzi, etc., en qui ce même milieu s’entend à désigner les acteurs des dites nouvelles tendances.

3De fait, la remise en cause d’une pratique virtuose et spectaculaire du mouvement dansé, et le questionnement des conditions de sa perception par le spectateur, paraissent communs à l’ensemble de ces artistes. Par exemple, Alain Buffard exprime une telle préoccupation en évoquant « le corps glorieux, performant, que l’on inculque encore en danse. C’est l’une des raisons pour lesquelles j’ai arrêté de danser. J’en avais marre de sauter comme un cabri » [2], tandis que la critique Jacqueline Caux recourt à la notion de « refus de danser » lorsqu’elle s’entretient avec Claudia Triozzi [3] (qui semble acquiescer), et tandis que Jérôme Bel évoque, lui, ses « années immobiles, […] cette espèce de calme régnant dans les pièces, ou encore cette sorte de “degré zéro” de l’acteur » [4]. Ainsi l’arrêt de la danse, le refus de la danse, l’immobilité, travaillent-ils la création chorégraphique en France (particulièrement), dans les dernières années du vingtième siècle, de l’avis même de bon nombre de ses acteurs, quand ils ne les revendiquent pas haut et fort. Et la critique Isabelle Ginot en élargit la perception au-delà du strict champ esthétique, en suggérant une mise en perspective politique de ces gestes de ralentissement ou ces « actes immobiles », comme de possibles réponses « à un “mouvement des choses” que l’ordre dominant voudrait hégémoniquement “libre” : libre échange, gestion des flux, mondialisation, etc., ne cessent d’activer le fantasme de flux sans entraves (sans résistances), rapides, sans tension, etc. » [5].

4Lorsqu’elle présente son projet de création de la pièce Déroutes, Mathilde Monnier déclare, pour sa part, son intention de « traiter d’un espace de ralentissement, pouvoir s’arrêter, dilater le temps, non pour développer une esthétique du mouvement au ralenti, mais bien pour donner un temps de décélération du regard et des perceptions, en rupture avec les temps coupés, saccadés, séparés et ultra accélérés du monde » [6]. Ainsi recherche-t-elle une réponse esthétique à un régime politico-économique de la temporalité (quand bien même cristallise-t-elle son inquiétude autour d’une notion de fractionnement heurté plutôt que de mise en flux continu de celle-ci). Qu’est-ce qui rapproche, mais qu’est-ce qui distingue Mathilde Monnier des artistes de la mouvance de la non-danse, s’il en est une (et c’est ici très consciemment qu’on recourt à ce raccourci de langage) ? Danse ou non-danse ? Déjà loin de suffire à résumer les problématiques soulevées et travaillées par les créateurs cités plus haut, cette question est-elle en définitive pertinente en elle-même, qui déjà supposerait instaurée et admise une définition de la danse ? La manifestation visible de plus ou moins de figures de danse ne ressort-elle pas, elle aussi au bout du compte, d’une logique du dispositif spectaculaire, quand bien même la pousserait-on radicalement jusqu’à l’option « pas de danse » ?

5Parlant du Grand Union, l’un des principaux collectifs réunissant des artistes de la post-moderne dance, la critique américaine Sally Banes estime que ce collectif « démystifie le théâtre alors même qu’il en produit » [7]. On serait assez tenté de radicaliser ce paradoxe en inversant les termes mêmes de la formulation – produire du théâtre, alors même qu’on le démystifie… Tenté aussi de retourner le fond de ce débat en direction des artistes qui, vers la fin des années 90 dans l’Hexagone, puisent une source essentielle de leurs réflexions et pratiques dans les années 60 et 70 à New York, dont le Grand Union fut un fleuron, axé sur une remise en cause systématique des conventions de la représentation spectaculaire. C’est en prônant un « soupçon productif » qu’Isabelle Launay et Boris Charmatz – un chorégraphe dont l’œuvre est souvent perçue comme particulièrement significative au sein des dites nouvelles tendances – estiment que « ce n’est pas parce qu’on fait […] un parcours à la place d’un spectacle qu’on est, par essence, plus critique » [8]. Ce type d’opposition n’y suffit pas. Et, relatant l’expérience paradoxale d’« une immobilité et une lenteur dépensières » [9] mise en œuvre dans la pièce Herses, une lente introduction (de Boris Charmatz), ils indiquent la possibilité de modalités d’approche de la question de l’immobilité tout autres que la dichotomie première – si ce n’est primaire – entre danse et non-danse.

6En novembre 2002, la configuration des programmations sur les scènes parisiennes ont fait s’enchaîner les représentations de + ou - de Rachid Ouramdane, Multi(s)me de Marco Berrettini et Avant un mois je serai revenu… de Christian Rizzo. La qualité de ces trois pièces, et l’effet d’entraînement alors produit entre elles, permettaient de vivre leurs représentations avec une intensité parfaitement exceptionnelle.

7Mais dans la foulée de cette même période de quinze jours à peine, il était aussi possible d’assister à deux filages de Déroutes, pièce de Mathilde Monnier, alors parvenue à un mois de sa création publique [10].

8Par là naquit un soupçon.

9Les trois pièces précédemment mentionnées avaient pour point commun de présenter typiquement la caractéristique d’un « presque pas de danse » ; celle-ci entendue comme fruit de la production intentionnelle de mouvements non fonctionnels et non quotidiens, à visée expressive et esthétique dans une situation de spectacle. Pour autant, le spectacle était bien là, et un peu comme par un système de vases communicants, d’autres pratiques artistiques semblaient être venues investir massivement l’espace qu’aurait laissé libre, en quelque sorte, une soustraction de la danse, au sein de ces productions pourtant reconnues comme rattachées au domaine chorégraphique : le travail alerte (et le questionnement pertinent) des images sur écran dans la pièce de Rachid Ouramdane, ou à proprement parler le théâtre dans la pièce de Marco Berrettini, ou encore une impressionnante production plastique et sonore dans celle de Christian Rizzo. À cet égard et à l’inverse, Déroutes semblait assumer nettement sa pleine inscription dans le champ de la danse ; du mouvement dansé. Si une ligne de partage existait entre danse et non-danse, alors cette dernière pièce ne tomberait pas du même côté que les trois autres. Même dans sa dynamique générale de ralentissement, elle présente en abondance des figures de danse [11]. Elle n’en paraît pas moins productrice d’un questionnement aigu des modalités de présentation des corps sur un plateau, et plus particulièrement de leur venue à la danse.

10Qu’ils y aient adhéré ou pas, la discussion avec les spectateurs de cette pièce controversée, fait apparaître qu’ils y ont vécu une expérience hors du commun, et de fait très souvent… déroutante. Une pièce peut comporter beaucoup de figures de danse, tout en paraissant à certains « plus sèche qu’un coup de trique » [12].

11Ce nœud de contradictions apparentes conduit à produire la question « Par où la danse ? », envisagée comme alternative à la question « Danse ou non-danse ? » Se demander « Par où la danse ? » porte en germe l’espoir de se transporter dans une dynamique de cheminement au côté d’une pièce qui, en s’appuyant sur la nouvelle Lenz, de Büchner, déploie une thématique du passage, de l’avancée et de la traversée. Lui-même emporté dans le passage, le regard effectue, au croisement de l’œuvre, un travail de sens qui contredit l’optique qui voudrait exhumer un sens enfoui à l’état latent dans la matière d’une pièce où il aurait été intentionnellement et préalablement déposé ; mais donc, dès lors aussi, en partie figé. Or, plus que d’autres encore, la pièce Déroutes, avec son dispositif ouvert, ne paraît pas près de s’arrêter de « marcher ».

12C’est au travers des marches incessantes de ses interprètes que se joue un mode de présence très spécifique à cette pièce, laissant place à une écriture chorégraphique de la disparition. Il n’est quasiment pas un instant qui n’expose le déplacement d’au moins un des danseurs de Déroutes sur le mode d’une simple marche. Obstinément, la marche constitue le soubassement de tout l’investissement physique dans cette pièce.

13Qu’est-ce que cette figure de la marche ramène sur le plateau, d’un ailleurs de la danse ? Ou de précédentes époques, qui dans l’histoire de cet art, en passèrent aussi par l’exploitation de cette figure ? Quels corps se construisent par là dans Déroutes, produisant quel ralentissement, mais aussi quelles forces, au travers de quels passages entre ce qui ne serait pas de la danse (la marche) sans être forcément de la non-danse, et ce qui constituerait bel et bien des figures de danse ?

14La question « Par où la danse ? » tend à se résoudre dans l’émergence éminemment problématique d’une « non non-danse », là où la présence se produit par la reconstruction prudente et difficultueuse d’un équilibre singulier des corps, menacé au regard d’un collectif qui les étaye sans jamais suffire à les fixer, a fortiori les enfermer. Collectif, qui inclut, dans le cas de Déroutes un certain nombre d’individus qui ne sont pas des danseurs (de profession), mais dont le passage par la présence ici et maintenant au plateau est aussi celui de « non non-danseurs ». L’émergence des figures de Déroutes, au creux de la séparation de la danse telle que l’entend Jean-Luc Nancy, s’effectue aux antipodes de l’ample et souple mouvement spirale du free flow, que propagea une première époque de la danse contemporaine, alors convaincue d’une valeur libératrice en soi, de la danse des corps défiant l’espace de l’ordre établi. Dans sa quête de jonction avec les nouvelles tendances, la non non-danse mise en œuvre par Déroutes refuse de se rétracter sur le seul corps-espace. Mais en assumant les dimensions d’une pièce à grand format, Mathilde Monnier désarticule les relations les plus noueuses entre l’espace de chacun et le terrain du collectif. Pièce suspendue entre lenteur et immense échappée, là où constamment l’espace dérobé s’ouvre dans la trame de la plus grande uniformité (la banale figure partagée de la marche) et de la plus grandes singularité (la présence recomposée de chacun).

15On peut à nouveau proposer un apparent détour par les réflexions de Boris Charmatz, au moment où ce chorégraphe ne faisait qu’envisager Con forts fleuve comme une pièce en projet, et où il avançait : « L’important, c’est de questionner des modes d’incarnation, de présence. L’important n’est pas la perception, mais comment sont menées les présences » [13].

16Pourquoi ce détour par un autre chorégraphe pour parler de Déroutes ? Parce qu’on ne peut se satisfaire de constater que, sur le plan institutionnel, Mathilde Monnier est, parmi les directeurs des dix-neuf Centres chorégraphiques nationaux de France, celle qui est communément considérée comme la plus proche des artistes des nouvelles tendances – parmi lesquels Boris Charmatz – expérimentant un mode de fonctionnement de son établissement qui la conduit à les y côtoyer régulièrement dans leurs temps de travail ; et de constater parallèlement, sur le mode d’une simple anomalie qu’on s’expliquerait mal, le fait qu’elle continue de chorégraphier des grandes formes à grand effectif pour des grands plateaux, recourant massivement à du mouvement dansé, tels que nombre de ces mêmes artistes ont tendance à s’en détourner par ailleurs, et par principe.

17Mais comment Mathilde Monnier amène-t-elle la danse ? Selon quel mode d’incarnation, de présence ? Par là, parvient-elle à subvertir les lois du plateau depuis le plateau ? Tout du moins le déterritorialiser ? « Certains chorégraphes se sont engagés dans une déconstruction. Pas moi. Je suis dans la transformation », estime-t-elle, en avertissant aussi : « Dans Déroutes, il n’y aura pas une question de quantité de danse, de plus ou moins de danse, mais de quel ordre elle va être » [14]. C’est en approchant ces questions qu’on peut nourrir l’espoir de mieux situer la place très singulière que cette chorégraphe de grande maturité occupe, aussi bien au cœur de l’un des bastions des institutions de la danse, qu’en réseau avec des courants de la création qui soumettent à une critique sévère ces mêmes institutions.

Notes

  • [1]
    Dominique Frétard, La fin annoncée de la non-danse. Le Monde, mardi 6 mai 2003, p. 25.
  • [2]
    Ils s’exposent, entretien par Yvane Chapuis. Art Press, n° 270, juillet-août 2001, p. 36.
  • [3]
    Les présentations sans issue de Claudia Triozzi, entretien par Jacqueline Caux, Art Press, n°263, décembre 2000, p. 26.
  • [4]
    Les délices de Jérôme Bel, entretien par Irène Filiberti, Mouvement n°5, juin-septembre 1999, p. 27.
  • [5]
    Isabelle Ginot. Un lieu commun, article dans Repères, publication de la Biennale de danse du Val-de-Marne (Adage 11), mars 2003, p. 8.
  • [6]
    Mathilde Monnier, note d’intention, dossier de presse accompagnant la création de la pièce Déroutes, Centre chorégraphique national de Montpellier Languedoc Roussillon, automne 2002, www. mathildemonnier. com
  • [7]
    Sally Banes, Terpsichore en basketsPostmodern dance, traduction Denise Luccioni, Centre national de la danse – Chiron, Paris 2002, p. 27.
  • [8]
    Boris Charmatz, Isabelle Launay, EntretenirÀ propos d’une danse contemporaine, Centre national de la danse – Les presses du réel, Paris 2003, p. 16.
  • [9]
    Id., p. 91.
  • [10]
    La pièce Déroutes a été créée au Théâtre de Gennevilliers, où elle fut programmée du 13 au 21 décembre 2002, par le Théâtre de la Ville, dans le cadre du Festival d’Automne.
  • [11]
    Selon la définition esquissée ci-dessus.
  • [12]
    Dominique Frétard formule cette appréciation en ouverture même de sa critique de Déroutes, Le Monde, 17 décembre 2002.
  • [13]
    Boris Charmatz, la communauté à venir, entretien avec Laurence Louppe, Art press n° 252, décembre 1999, p. 45.
  • [14]
    Entretien personnel, juillet 2002.