Le théâtre au Mexique… du même et de l'autre…

1Le Mexique est l’un des pays où les richesses sont les plus inégalement réparties. En effet, la treizième puissance économique mondiale [1] occupe la cinquante-troisième place en termes de développement humain. Le ratio entre les 10 % de la population la plus riche et les 10 % la plus pauvre est de 45 – à titre de comparaison, le rapport est de 9,1 pour la France [2]. Du fait de cette forte disparité dans la distribution des revenus, la société mexicaine est extrêmement segmentée, pour ne pas dire compartimentée. Et c’est dans un tel contexte qu’il faut penser et comprendre un théâtre qui, bon an mal an, n’est produit, présenté et apprécié que par un groupe social extrêmement restreint : une petite frange de la classe moyenne cultivée, ni trop conservatrice, ni trop progressiste.

2Dans La mort de la tragédie, George Steiner défend l’idée que « le théâtre est la pratique suprême de l’altruisme » [3]. La chose est simple à comprendre : le théâtre invite à pratiquer l’altérité ; les expériences que chacun y fait à titre personnel dépendent nécessairement de l’autre, l’acteur pour le spectateur, le spectateur pour l’acteur. Or, au Mexique, tout semble tendre à oblitérer cette question. Lors de la première, le praticien reçoit les « critiques » de ses collègues – des mêmes donc. Le reste de la saison, la salle est vide aux trois quarts. Si se pose la question de la jauge, plutôt que de mettre en cause le prix du billet (équivalent à trois salaires minimum journaliers) ou la qualité du travail proposé (souvent « théâtraliste » et sans grande rigueur technique), on parle alors – le « pauvre » étant, dit-on, inculte par hypothèse – de la nécessité d’éduquer le public, c’est-à-dire de le transformer en un même.

3Pour cause de mêmeté encore, l’accent est mis sur la constitution d’un théâtre spécifiquement mexicain… Une telle recherche de la mexicanité semble pour le moins aberrante : les outils théoriques qui l’animent ne font que reproduire des schèmes européens vieux de trente ans – on pense à la sémiologie théâtrale, on parle aujourd’hui d’anthropologie théâtrale. Les pères du théâtre mexicain seraient alors Grotowski (polonais), Boal (brésilien) et Barba (italien). On peut se limiter à pointer le rapport non logique entre une prétention nationaliste et la provenance extranationale des références utilisées. Mais, derrière cette première contradiction, s’en cache une seconde : le poids tacite de la philosophie hégélienne. En effet, tout ce qui s’enseigne et se pratique du théâtre devrait être pensé et perçu en termes de passion, de conflits, de destins puis de représentation de la passion, du conflit que produit la passion et du destin que le conflit sous-tend [4]. Ici, on l’aura deviné, resurgit le problème de l’altérité. La dialectique impose de faire de l’autre un esclave, c’est-à-dire un sous-soi au service du soi, donc du même

4Ainsi, le théâtre souffre de deux maux : entretenir la rigidité sociale (ce qui n’a pas toujours été le cas, on pense au théâtre de carpa au cours des deux premiers tiers du vingtième siècle) et se complaire dans une certaine forme de rigidité conceptuelle. Ces deux points se résument à un seul : il y va d’un manque terrible, maladif, morbide de diversité… et ce alors même que les dépliants touristiques, tout comme les discours officiels, n’ont de cesse d’insister sur la « diversité culturelle » du Mexique : soixante-trois langues sont parlées dans un pays composé de trente et un États [5]. Parce qu’elle remettrait en cause la survie de l’establishment théâtral, cette absence de diversité marque une absence de désir de diversité, autrement dit un manque de désir d’inventer. Cet affaissement du désir serait-il aussi dû à la prégnance de la dynamique néolibérale, ou bien serait-il une conséquence du 68 mexicain (expérience castratrice s’il en est) ou bien encore le résultat des assassinats ciblés qui ont cours depuis [6] ? Ou bien enfin s’agit-il, plus généralement cette fois, d’une consécution ininterrompue d’actes de contrôle destinés in fine à assurer un affaissement du désir de chacun ?

5Reste en tout cas que les productions théâtrales récentes qui, d’une part, manifestèrent un réel désir d’invention propre (Nietzsche parlait ici de style) et, d’autre part, surent partager ce désir de manière qualitativement satisfaisante, furent le fait de metteurs en scène qui, de par leur parcours professionnel, échappent structurellement au carcan idéologique décrit ci-dessus : Ludwik Margules est d’origine polonaise, Claudio Valdés Kury est régulièrement invité à des festivals européens, Ricardo Díaz a travaillé en Bosnie, Rubén Ortiz revient de Prague, Héctor Bourges s’est en partie formé en Espagne, Mauricio García Lozano présente certains de ses spectacles au Canada.

6Cependant, l’enjeu de l’ouverture à un spectre plus large de la population se situe ailleurs. Il s’agirait d’ouvrir les espaces de théâtre non tant pour permettre à d’autres d’entrer dans la salle que pour laisser ces autres monter sur la scène, et de là, inventer d’autres théâtres – de ceux qui font, aujourd’hui, au Mexique, cruellement défaut.

Notes

  • [1]
    PIB calculé en dollars et avec parité du pouvoir d’achat. World Economic Outlook Database 2005. FMI.
  • [2]
    UNDP, HDR 2005.
  • [3]
    Georges Steiner, La Mort de la tragédie, tr. Rose Celli, Gallimard, Paris, 1993, p.136-137.
  • [4]
    Sans doute, le trait est par trop grossier. Les pages que Hegel consacre à la poésie dramatique permettraient des lectures plus riches que le digest (implicitement) « hégélien » dont les étudiants de théâtre font finalement les frais. Cf. Hegel, Esthétique, textes choisis par Claude Khodoss, PUF, Paris, 1953, p.139-153.
  • [5]
    Comisión Nacional para el Desarrollo de los Pueblos Indígenas.
  • [6]
    Par exemple : massacre organisé par les gouvernements fédéral et de l’État du Chiapas de quarante-deux indiens membres d’une organisation sociale dans la communauté d’Acteal (1997) ; assassinat maquillé en suicide de l’avocate des droits de l’homme Digna Ochoa (2001) ; emprisonnement des frères Cerezo à la suite d’un procès truqué (2001) ; assassinat de l’étudiant et militant des droits indiens Pavel Gonzalez présenté comme la fin inévitable d’un homosexuel drogué (2004) ; enlèvement organisé par le Gouverneur de l’État de Puebla de la journaliste militante des droits de la femme Lidia Cacho (2005) ; etc.