Comptes rendus de livres

Pascal Sévérac, Deleuze-Guattari : machine à écrire

François Dosse, gillesdeleuzefélixguattari. Biographie croisée (La Découverte, 2007, 643 p.)

1gillesdeleuzefélixguattari, le livre de François Dosse, part d’une belle idée : dans sa « biographie croisée » (c’est le sous-titre), il se propose de montrer comment des concepts centraux chez Deleuze et Guattari, tels ceux de « flux », de « ligne de fuite », de « devenir » ou « d’agencement collectif d’énonciation », ont pu être produits à partir de leur propre pratique d’écriture, une écriture à deux qui a donné quatre ouvrages : Capitalisme et schizophrénie, t. 1 : L’Anti-Œdipe (1972), Kafka. Pour une littérature mineure (1975), Capitalisme et schizophrénie, t. 2 : Mille plateaux (1980) et Qu’est-ce que la philosophie ? (1991). L’ambition de F. Dosse est de « retracer cette aventure unique par sa force propulsive et sa capacité à faire émerger une sorte de “troisième homme”, fruit de l’union des deux auteurs » (p.11), en se confrontant à cette énigme : « savoir comment ça marche », pour reprendre une expression qu’affectionnent Deleuze et Guattari, comment s’agencent deux désirs de penser et d’écrire, qui certes ne viennent pas de nulle part, qui ont déjà une trajectoire très singulière, mais qui, se « coupant » l’un l’autre, se « métamorphosent » l’un avec l’autre, l’un dans l’autre. Comment fonctionne-telle, cette machine Deleuze-Guattari, quelle coupure et quelle production de flux a-telle produites ? Quels en sont les effets de pensée, et les effets pratiques, politiques, qui ne sont plus ni du Deleuze, ni du Guattari, mais du Deleuze et du Guattari ? Disons-le d’emblée : il n’est pas certain que cette difficile entreprise, penser l’agencement du discours Deleuze-Guattari, ait réussi à percer l’énigme. Les pages consacrées à la collaboration des deux penseurs sont d’ailleurs finalement peu nombreuses : le prologue, la conclusion, et certains passages où l’on apprend comment Deleuze a mis au travail un Guattari dont l’activité de réflexion, et les engagements politiques, ont toujours été intenses, mais qui se plaignait lui-même de ses difficultés à entrer dans un véritable travail d’écriture. Les réunions hebdomadaires de travail, les échanges de textes corrigés et réécrits, la complicité intellectuelle et affective sont certes évoqués ; mais on sent à la fois qu’il y aurait plus à faire pour démêler précisément les fils de la création conceptuelle à deux (par exemple sur un livre comme L’Anti-Œdipe, qui occupe néanmoins une place de choix dans le projet de F. Dosse), et que peut-être rien d’autre ne peut être fait que méditer les œuvres elles-mêmes, pour voir en quoi elles sont aujourd’hui encore productives.

2Le livre de F. Dosse a néanmoins le mérite d’en finir avec l’idée, qui a pu traverser certains esprits (puristes ?), de « déguattariser » la pensée deleuzienne : la contestation de l’Œdipe et d’un certain « familialisme » de la psychanalyse freudienne ; l’élaboration du concept de « machine » désirante contre celui de « structure » signifiante (l’inconscient, en tant qu’il est traversé par les processus socio-économiques, est une usine de production, plutôt qu’un théâtre organisé de significations à interpréter) ; la pensée de la « transversalité » pour connecter la psychiatrie et la politique ; la figure du schizophrène pour théoriser le corps sans organes et les lignes de fuite (le corps du schizophrène est pensé, à partir d’A. Artaud, comme surface fluide, indifférenciée, en laquelle s’organisent et se désorganisent à l’infini les agencements, les circulations de flux), tous ces éléments sont autant d’apports de Guattari (Deleuze ne cachait pas son malaise en face des « fous », et avoua même, en guise de défi ou d’agacement, n’avoir jamais rencontré de schizophrène). Guattari ne peut donc être envisagé seulement comme le pourvoyeur d’intuitions fortes, d’idées originales, que Deleuze, grâce à sa haute maîtrise de l’histoire de la philosophie, mettait en forme. Certaines déclarations pouvaient certes accréditer cette idée : d’après l’un des nombreux entretiens réalisés par Dosse pour documenter sa biographie, « Deleuze disait que Félix était le trouveur de diamants et que lui était le tailleur. Donc il n’avait qu’à lui envoyer les textes comme il les écrivait et que lui les arrangeait, c’est ce qui s’est passé » (p.18). En vérité, comme le déclare F. Dosse au chapitre 10 (dans une partie intitulée « Un dispositif de travail à deux voix »), « la question de savoir “qui a écrit” n’est pas pertinente, tant les deux auteurs ont pensé ensemble leurs concepts à l’occasion de leurs échanges épistolaires et de leurs séances de travail » (p.232).

3Pour prendre la mesure de ce travail entremêlé (gillesdeleuzefélixguattari tout attaché, inséparable), F. Dosse choisit d’analyser d’abord la trajectoire singulière de chacun d’eux (« I. Plis : biographies parallèles »), puis leur devenir commun à partir de leur rencontre en 1969 (« II. Déplis : biographies croisées » et « III. Surplis : 1980-2007 »).

4La formation intellectuelle et politique de Guattari s’est faite au sein de groupes : les organisations trotskistes ; le CERFI, groupe de recherches en sciences sociales créé par lui ; la clinique de La Borde, véritable creuset de pratiques et de réflexions psychiatriques avec Jean Oury. Mais une figure singulière, qui hante les deux premières parties de l’ouvrage de F. Dosse, aura marqué Guattari : celle du maître Lacan, figure ambivalente dont il voudra à la fois assumer l’héritage et se démarquer définitivement. De Deleuze se dégage un portrait politiquement moins engagé, même s’il fut un des rares enseignants du département de philosophie de Lyon à soutenir publiquement, en Mai 1968, les étudiants dans la rue : réputé pour de magistrales monographies en histoire de la philosophie (sur Hume, Kant, et surtout Nietzsche, Bergson et Spinoza), Deleuze est, dans un style très particulier, un « faiseur » de cours, qu’il prépare minutieusement et fait vivre, notamment à Vincennes, dans de petites salles pleines à craquer. Mais on sera surtout frappé par l’aptitude de Deleuze à lier des amitiés fortes : par exemple, le lien indéfectible avec François Châtelet, auquel F. Dosse consacre des pages sensibles (« leur complicité se situe aussi là, sur le terrain de la souffrance, d’un corps qui manque d’air », p.417) ; l’amitié avec Elias Sambar, dans son engagement pro-palestinien ; ou encore, la rencontre décisive avec Foucault, leur estime commune, et leur éloignement affectif et théorique (à travers la distinction, voire l’opposition, du désir et du plaisir, le désir étant valorisé par Deleuze comme processus pleinement productif, dont les plaisirs peuvent être autant d’obstacles).

5Mais par delà les groupes et les individus, il reste un événement de la biographie croisée de Deleuze et Guattari don’t F. Dosse montre le rôle crucial : Mai 1968, qui instaure – F. Dosse en emprunte la formule à M. de Certeau – « une rupture instauratrice ». La pensée Deleuze-Guattari, pensée des singularités agencées (le « et » contre le « est »), de la constitution des groupes, de leur entreprise de « décodage » (analyse et contestation des codes), de leur pratique de « déterritorialisation » des idées et des pratiques, est ainsi expliquée comme une pensée née de Mai 1968, mais aussi en un sens comme une pensée de cet événement, pensée de l’événement anonyme par lequel se constituent des subjectivités en réseaux.

6À l’événement Mai 1968 répond donc, dans le champ de la pensée, l’événement Deleuze-Guattari : le livre de F. Dosse, de l’anecdotique au conceptuel, en montre la genèse et les effets, et donne envie, s’il en était besoin, de se plonger ou de se replonger dans ce work in progress de la pensée Deleuze-Guattari.

Evelyne Grossman, Gilles Deleuze : voyance et impensé du cinéma

Dork Zabunyan Voir, parler, penser au risque du cinéma (Presses Sorbonne Nouvelle, 2006, 327 p.)

7À l’origine de ce livre, écrit l’auteur, « il y a une énigme ». Dork Zabunyan s’interroge en effet sur le statut des deux volumes consacrés par Gilles Deleuze au cinéma, L’Image-mouvement (Cinéma 1) et L’Image-temps (Cinéma 2). Est-il légitime d’affirmer, comme le fit Deleuze au cours d’un entretien, que ces deux ouvrages « sont des livres de philosophie » ? Il l’a pourtant répété : il n’a pas voulu faire « de la philosophie sur le cinéma ». De quel étrange objet s’agit-il alors, à mi-chemin entre cinéphilie et philosophie ? Tel est le point de départ du livre de Dork Zabunyan, philosophe qui enseigne le cinéma et l’esthétique à l’université Sorbonne nouvelle-Paris 3 et à l’École des Beaux-arts d’Annecy.

8Construit comme une thèse universitaire, savant et précisément argumenté, fruit de recherches qu’on imagine longues mais nourries d’un amour du cinéma que l’auteur partage avec Deleuze, l’ouvrage présente avec clarté et finesse la continuité de la démarche philosophique deleuzienne. Pourquoi en effet cet intérêt pour le cinéma chez Deleuze ? Parce que le cinéma introduit le mouvement dans l’image, – il l’a répété. Au centre de tout, ce leitmotiv que Zabunyan explore avec brio, une interrogation fondamentale sur « l’image de la pensée » – questionnement qui croise plus d’une fois la question de la représentation, voire plus profondément (et c’est l’un des mérites de cette étude de le mettre en lumière) une doctrine des facultés d’inspiration post-kantienne qui l’aura occupé toute sa vie. Deleuze y renoue en effet avec la problématique de l’un de ses premiers ouvrages, La philosophie critique de Kant (PUF, 1963) tout en instaurant un écart entre sa propre théorie des facultés et celle du philosophe allemand. Cette prise de distance ne l’empêche toutefois pas de « sauver » la doctrine kantienne en invoquant le « cas de l’imagination » dans le sublime, lequel favorise un exercice aux limites des facultés, entre l’imagination et la raison.

9Plus attendue est l’analyse du rôle de Bergson dans l’inspiration deleuzienne ; on sait ce qu’elle doit à la théorie de « l’image en soi » ou image-mouvement telle que Deleuze la lit dans le premier chapitre de Matière et mémoire. Contrairement pourtant à ce que l’on croit parfois, Zabunyan montre que le rôle de Bergson est finalement plus important dans l’établissement de la taxinomie de Cinéma 1 que celui de la logique de Peirce. Deleuze s’étonne, on le sait, de la dénonciation bergsonienne du cinéma dans L’Évolution créatrice (1907) ; pratiquement contemporain de l’invention du cinéma, Bergson n’aurait pas su y apercevoir la promesse d’une pratique qui aurait aidé la philosophie à penser le mouvement en lui-même. C’est précisément la force de la lecture deleuzienne d’avoir été capable de lire dans Matière et mémoire des outils permettant de mieux penser le cinéma.

10Analysant les modalités des passages entre L’Image-mouvement et L’Image-temps (il souligne ce pluriel), l’auteur y dégage une théorie de la « description » cinématographique résolument non phénoménologique qui conduit Deleuze vers une définition de l’image-temps directe, l’ensemble procédant d’une « esthétique visionnaire » dont la finalité est d’ apprendre à voir en échappant aux stéréotypes du sens commun. S’arracher aux clichés, comme le formule Deleuze dans L’Image-temps, c’est porter la vision à une fonction de « voyance », c’est-à-dire élever la faculté de voir à une activité qui en fasse un moyen non plus de récognition mais de connaissance. Telle serait la tâche éthique du cinéma au lendemain de la guerre : faire des spectateurs des « voyants ». L’un des apports du livre de Zabunyan est de montrer clairement à quel point il ne faut pas chercher de récit homogène dans le texte deleuzien : d’un point de vue chronologique, toute interprétation strictement linéaire des deux Cinéma ruinerait la compréhension du geste philosophique et méthodologique de Deleuze. Celui-ci en effet a toujours insisté sur le caractère essentiellement mobile, ouvert et sans finalité des classifications qu’il propose : elles « varient leurs critères suivant les cases, sont rétroactives et remaniables, illimitées. Certaines cases sont très peuplées, d’autres vides [1]. » De même met-il l’accent avec force sur une hypothèse déterminante pour appréhender les rapports entre la pensée et le cinéma chez Deleuze, celle précisément d’une nouvelle « image de la pensée » particulièrement sensible dans les pages consacrées à « l’imagechoc » qui ne force plus à penser.

11Dans cette mesure, les pages consacrées à la lecture que Deleuze propose d’Artaud sont particulièrement intéressantes. Le philosophe retrouve dans Cinéma 2 certaines analyses de l’œuvre d’Artaud qu’il avait amorcées autrefois dans Différence et répétition et qu’il centre à présent sur l’aventure théorique et pratique d’Artaud au cinéma liée à cette question centrale de l’ impouvoir de la pensée. Renversement fondamental dans l’analyse que mène Deleuze, note Zabunyan : « L’objet-sujet du cinéma » ne concerne plus la puissance de la faculté de penser, mais son impuissance fondamentale ; c’est cette impuissance désormais qui « force à penser ». La voyance appréhende alors l’impensé dans la pensée, son impouvoir fondamental. Tel est bien, selon Deleuze, le « nouveau rapport de la pensée avec le voir ». On comprend ici en quoi l’expérience de pensée décrite par Artaud peut concerner le cinéma moderne.

12Antonin Artaud, comme l’on sait, changea radicalement d’avis sur le cinéma en quelques années. Après avoir, à la fin des années vingt, évoqué dans bien des textes la magie du cinéma (et le terme de « magie » est pour Artaud chargé de singulières résonances), il déclare finalement en 1933 dans un article intitulé « La vieillesse précoce du cinéma » : « Le monde cinématographique est un monde mort, illusoire et tronçonné ». Ce qu’il n’a pas supporté, entre autres, c’est l’avènement du cinéma parlant. Dans ses premiers textes, enthousiastes, le cinéma apparaît comme un art de la profondeur : l’image cinématographique nous transperce, elle bouleverse notre rapport optique au monde. Le cinéma, écrit Artaud « implique un renversement total des valeurs, un bouleversement complet de l’optique, de la perspective, de la logique. Il est plus excitant que le phosphore, plus captivant que l’amour ». Ou encore ceci : « Le cinéma est un excitant remarquable. Il agit sur la matière grise du cerveau directement. » Il va même jusqu’à comparer le pouvoir de l’image cinématographique à « une injection sous-cutanée de morphine » [2]. Pour le premier Artaud, le cinéma, par le bouleversement qu’il apporte à notre appréhension de la réalité, construit de nouvelles structures de la perception ; il donne accès à des profondeurs jusque-là inconnues de la psyché. Sa réflexion sur le théâtre et le cinéma s’inscrit à l’intérieur de cette tentative qui est la sienne à l’époque de repenser toute la question du spectacle et de la représentation, la question posée pouvant se traduire ainsi : comment déjouer par le geste vivant, par la force en acte, la propension de toute figure à prendre forme, à se solidifier, autrement dit à devenir cadavre. En 1925, Artaud écrit dans une lettre ceci : « Ne croyez-vous pas que ce serait maintenant le moment d’essayer de rejoindre le Cinéma avec la réalité intime du cerveau ? » Phrase fondamentale : il y a en effet un paradoxe essentiel dans la conception qu’Artaud a du cinéma : à la fois en effet, la technique cinématographique permet d’accéder à des profondeurs jusque-là insoupçonnées, d’atteindre cette « réalité intime » voire inconsciente du cerveau ou de la psyché, d’autre part, il ne faut surtout pas qu’elle y parvienne sous peine d’anéantir la force de ce qu’elle révèle. Toute la question est là et l’impossible qu’elle referme.

13Ce n’est pas le moindre mérite de l’ouvrage de Dork Zabunyan que de mettre en lumière une étonnante filiation entre Kant et Artaud à travers la lecture qu’en opère Deleuze. Ce dernier, y démontre-t-il brillamment, étudie le bouleversement de l’image opéré par Kant dès lors qu’il a séparé dans la Critique de la raison pure la nature sensible (des phénomènes) du domaine supra-sensible (de la chose en soi) ; pour Deleuze, c’est le signe « qu’il y a des choses que nous ne pouvons pas connaître, et que pourtant nous pouvons penser » ; « pour la première fois, le modèle du savoir n’épuise pas la pensée », sachant que « l’essentiel du savoir consiste en une adéquation de l’homme et du monde » ; « c’est avec Kant que se prépare la rupture de l’homme et du monde », continue Deleuze, « comme si c’était la schizophrénie qui commençait. » [3].

14Sommes-nous toujours ces schizophrènes amoureux de cinéma, ces spectateurs immobiles devant l’image que décrit Deleuze ? Le cinéma d’Artaud et de Deleuze sont-ils encore les nôtres ? interroge pour finir Zabunyan. Il est possible en effet que nous soyons entrés dans ce monde de « l’entre-images » dont parle Raymond Bellour, ce cinéma de l’avenir que Deleuze sans doute n’a pas vu mais qu’il pourrait nous aider à penser.

Evelyne Grossman, France-Brésil : la révolution moléculaire

Félix Guattari et Suely Rolnik Micropolitiques [1986], (traduit du portugais-Brésil-par Renaud Barbaras, Les Empêcheurs de penser en rond/Le Seuil, 2007, 492 p.)

15Ce livre qui allait faire date au Brésil (il en est actuellement à sa septième édition en portugais), le public français aura dû l’attendre plus de vingt ans. Il est enfin disponible dans une traduction claire et vivante due à Renaud Barbaras, le phénoménologue spécialiste de Husserl et Merleau-Ponty qu’on n’attendait pas forcément sur ce terrain.

16Dans sa présentation, écrite pour la première édition brésilienne en 1986, Suely Rolnik, psychanalyste et aujourd’hui professeur à l’université catholique de São Paulo, expliquait qu’il fallait y voir une sorte de « journal de bord » écrit « par beaucoup de mains ». De quoi s’agit-il en effet ? D’un livre étonnant, hors normes, désordonné et foisonnant, issu du voyage de Félix Guattari dans cinq États du Brésil entre août et septembre 1982. Félix Guattari est allé sept fois au Brésil entre 1979 et 1992, année de sa mort, c’est dire l’amour qu’il portait à ce pays. Ce voyage-ci, c’est elle, Suely, qui l’avait organisé : conférences, tables rondes, débats publics, entretiens et conversations avec des associations, des mouvements, dans l’effervescence politique du Brésil de l’époque. On y vivait alors, raconte-t-elle, dans le climat de la campagne pour les premières élections directes après environ deux décennies de dictature militaire. C’est cette effervescence, cette prolifération des idées et des luttes qui est ici retranscrite. Ce livre est daté, souligne Suely Rolnik. Chacun entendra le terme comme il voudra : irremplaçable témoignage vivant ou vestige d’une époque disparue. Quelques années plus tôt, en 1980, Guattari avait publié avec Gilles Deleuze Mille plateaux, livre d’une grande euphorie créative dont il semble poursuivre dans le réel brésilien les prolongements politiques et sociaux. Lors d’une table ronde à Salvador, vers la fin de son voyage, il explique à quel point tout a pris, lors de ces rencontres brésiliennes, des proportions extraordinaires : « J’ai été littéralement capturé par des groupes de toutes sortes. Suely avait organisé des rencontres avec des écoles alternatives, […] des gens intéressés par le montage de radios libres, différents groupes d’expériences alternatives en psychiatrie […], des groupes du PT [Parti des Travailleurs] préoccupés par la question de l’autonomie et ainsi de suite. » (p.433).

17On trouve en tout cas dans cet ouvrage beaucoup de choses : la transcription de réunions avec des philosophes brésiliens, des entretiens et conversations informelles avec des journalistes, des militants politiques, des homosexuels et des femmes en lutte, des représentants des minorités, des réseaux d’alternative à la psychiatrie, une rencontre avec Lula, alors militant du mouvement syndical, représentant du Parti des Travailleurs, bien avant qu’il remporte (en 2002) les élections à la Présidence de la République, des extraits de correspondance entre F. Guattari et S Rolnik, des textes de l’un et l’autre, un glossaire… Le livre est construit comme un montage, conçu pour s’y perdre ou y dériver au gré de ses humeurs. Les lecteurs familiers de Guattari y retrouveront les thèmes qu’ils connaissent et qu’il a développés dans tous ses livres, seul ou avec Deleuze : la recherche d’une nouvelle définition de la subjectivité dépassant l’opposition classique entre sujet individuel et société, la théorie des « agencements collectifs d’énonciation », l’accent mis sur les intensités préverbales relevant d’une logique des affects, l’existence de machines de subjectivation, la lutte contre les systèmes de soumission et la culture de masse. Les nombreux entretiens et débats portant sur le rapport entre identité et subjectivité (aussi bien singulière que collective) constituent quelques-uns des points forts du livre. Guattari y revient inlassablement sur ce qu’il appelle « processus de singularisation » et qui n’a rien à voir, souligne-t-il, avec l’identité : « Cela a plutôt à voir avec la manière dont en principe tous les éléments qui constituent l’ego fonctionnent et s’articulent ; c’est-à-dire avec la manière dont on sent, dont on respire, dont on a ou n’a pas envie de parler, d’être ici ou de s’en aller. » (p.98) Les concepts de culture et d’identité culturelle sont « profondément réactionnaires », répète-t-il, des formes mortes, des sphères isolées : « La conception d’une identité réifiée est corrélative de la notion d’identité culturelle, qui implique la paire identité / altérité. » Ce sont donc ces mouvements échappant aux formes figées et mortifères qu’il cherche dans ses rencontres brésiliennes. Il y retrouve ce qu’il aime chez quelques-uns de ces grands écrivains représentant ce que Deleuze et lui appelaient la « littérature mineure » : Kafka ou Joyce, par exemple, dont il parle au Brésil. Si l’inachèvement kafkaïen le fascine, c’est précisément parce qu’il marque cette volonté latente de destruction qui empêche l’œuvre de se refermer sur elle-même pour constituer un ensemble clos – œuvre fragmentaire qui rompt avec « les grandes identités littéraires » et poursuit à l’infini ce qui en elle ouvre des failles et des points de fuite. Ce sont ces mêmes « lignes de fuite » que Guattari repère aussi à Rio, Bahia ou Florianopolis.

18D’où vient alors la gêne voire l’ennui qui pointe parfois à la lecture de ce gros livre ? Du caractère répétitif de ces témoignages et rencontres ? de la valeur d’archive au sens du dépôt de traces inertes que prend souvent l’ensemble ? de l’actuel reflux de ces utopies révolutionnaires ? Sans doute tout cela à la fois, mais ce qui frappe surtout c’est la gangue jargonnante qui pétrifie des dialogues qu’on aurait aimés plus libres. On ne peut s’empêcher alors de comparer ceci à la langue savamment claire, lumineuse, directe de Deleuze dans ses entretiens ou ses Dialogues avec Claire Parnet. Suely Rolnik écrit ceci dans sa préface : « Pour accompagner le rythme vertigineux de son traitement des événements, Guattari faisait un usage sauvage des mots, inventant des concepts dans un flux d’une intelligence féroce et d’une vitesse à couper le souffle. En plus d’une occasion, Deleuze a mentionné cette vitesse de son partenaire et le fait qu’il “traitait l’écriture comme un flux schizo qui charrie toutes sortes de choses”. C’est précisément là que résident la force incisive, l’originalité et la beauté de la pensée de Guattari » (p.15). Dans le livre pourtant, est-elle forcée de reconnaître, « le rythme est différent ». Certes. Le moins que l’on puisse dire est que l’ensemble n’échappe pas à la lourdeur d’une véritable langue de bois devenue (avec le temps ?) irritante, voire illisible ; ceci, entre mille : « Elle [l’identité culturelle] constitue un moyen d’auto-identification dans un groupe déterminé qui conjugue ses modes de subjectivation dans les relations de segmentarité sociale » (p.104). On y retrouve pourtant aussi la vitalité d’une époque, son inventivité, son inlassable recherche de nouveaux espaces de vie et d’affect. Qu’en restet-il aujourd’hui ? Peut-être une lutte toujours actuelle contre « la prétention de l’ego à s’affirmer dans une continuité et un pouvoir » (p.47), l’idée d’identités à réinventer, d’une autre socialité à construire, d’une révolte joyeuse reprenant comme mot d’ordre « l’invention de la vie ».

19« Oui, écrit Guattari, je crois qu’il existe un peuple multiple, un peuple de mutants, un peuple de potentialités qui apparaît et disparaît, s’incarne en faits sociaux, en faits littéraires, en faits musicaux. » Il faut relire Chaosmose[4], l’un de ses plus beaux livres.

Evelyne Grossman, L’identité nationale : un faux problème ?

Gérard Noiriel À quoi sert « l’identité nationale » ? (Éditions Agone, collection « Passé & Présent », Marseille, 2007, 154 p.)

20Cet ouvrage est le premier titre de « Passé & Présent », la collection que le CVUH (le Comité de vigilance face aux usages publics de l’histoire : http:// cvuh. free. fr) vient de créer aux éditions Agone. Fondé au printemps 2005, le CVUH regroupe des historiens, des chercheurs et enseignants du supérieur et du secondaire, préoccupés par ce qu’ils considèrent comme une « instrumentation politique de l’histoire ». Né au moment de l’adoption de la loi de février 2005 exigeant des enseignants qu’ils insistent sur « le rôle positif » de la colonisation, ce Comité entend alerter les citoyens sur les détournements éventuels de la recherche historique en même temps qu’il se propose de réfléchir à la place et à la fonction de l’histoire dans notre société. Historien, Gérard Noiriel est directeur d’études à l’EHESS et président du CVUH. Il fait partie des huit historiens (sur douze membres) du conseil scientifique de la Cité nationale de l’histoire de l’immigration (CNHI) qui ont démissionné de leurs fonctions officielles le jour même où a été annoncée la formation du « ministère de l’Immigration et de l’Identité nationale » (18 mai 2007). C’est donc cette question de « l’identité nationale » remise au centre de l’actualité politique pendant la récente campagne des présidentielles, que Gérard Noiriel analyse dans ce bref mais dense petit livre. Sa réflexion est construite en deux volets complémentaires : un volet historique d’abord, montrant comment la logique identitaire, née au xixe siècle, a depuis constamment alimenté les discours nationalistes ; un volet plus directement lié à l’actualité ensuite, visant à éclairer le débat politique contemporain. L’histoire, rappelle-t-il en premier lieu, est à différencier de la mémoire. Les discours et récits mémoriels, depuis l’Antiquité et jusqu’à nos jours, ont pour mission de juger les acteurs de l’histoire. De son côté la communauté des historiens cherche à produire des connaissances « objectives », répondant à un idéal de vérité scientifique, afin d’expliquer (et non de juger) le passé. C’est donc en s’appuyant sur de nombreuses recherches historiques réalisées depuis trente ans qu’il démontre qu’il n’existe aucune définition objective de « l’identité nationale ».

21Première idée fondamentale que Noiriel rappelle opportunément : la défense des identités nationales a eu à l’origine dans l’Europe du xviiie siècle un caractère progressiste. Ce fut d’abord le triomphe en France de la définition révolutionnaire de la nation en 1789 ; le terme est alors synonyme de « peuple » ou de « tiers état ». Dans les États allemands s’ajoute à la même époque une dimension culturelle, celle de la libération des cultures populaires, contes et traditions qui permettront l’élaboration d’une mémoire collective distincte de la culture savante et aristocratique. On sait le rôle que joueront en ce sens les frères Grimm quelques décennies plus tard.

22En France, les premières définitions de l’identité nationale datent du xixe siècle. Jules Michelet, défenseur de l’idéal de progrès des Lumières, y voit la « patrie de l’universel ». La fameuse conférence d’Ernest Renan en 1882, « Qu’est-ce qu’une nation ? », est en fait une intervention partisane contre l’Allemagne, souligne Noiriel : il s’agissait en effet d’affirmer que l’Alsace-Lorraine perdue lors de la guerre de 1870, quoique de langue et de « race » allemandes, était bien française par l’histoire. C’est donc à cette lumière qu’il faut lire sa célèbre définition de la nation comme « volonté de vivre ensemble ». Au cours de la iiie République, l’identité nationale est définie constitutionnellement ; avec la première loi sur la nationalité française couplée à la conscription obligatoire (1889), la « qualité de Français » et l’appartenance à l’État deviennent des enjeux politiques et économiques majeurs. C’est à cette époque que le mot « immigration » s’impose dans le lexique.

23Seconde idée fondamentale (si l’on se borne à résumer à trop grands traits quelques-unes des questions essentielles soulevées par ce livre) : pour comprendre l’affrontement qui a eu lieu sur la question de l’identité nationale entre Nicolas Sarkozy et Ségolène Royal lors des récentes élections présidentielles, il faut remonter au débat qui opposa Maurice Barrès et Jean Jaurès. Barrès, montre ainsi Noiriel, en axant cette notion sur le thème de la « terre et de morts » et sur la défiance de l’étranger, en a élaboré une version conservatrice que la droite républicaine défendra jusqu’à la Seconde Guerre mondiale. À ce « nationalisme » de Barrès (terme exempt de jugement de valeur et qu’il revendiquait lui-même) s’oppose le « patriotisme » de Jaurès : le thème de la défense de l’identité nationale y est ramené « sur le terrain privilégié de la gauche, à savoir le terrain social » (p.41). Comme Noiriel le souligne pourtant lui-même, l’appartenance de Jaurès à la SFIO, organisation internationale qui lutte pour le dépassement des Étatsnations, est peu propice à un réel engagement sur le terrain de la défense de l’intérêt national même s’il tente de le concilier avec les idéaux universalistes du mouvement ouvrier. On aurait donc aimé davantage de précisions, voire une argumentation plus solide pour étayer cette opposition supposée principielle entre un (mauvais ?) nationalisme de droite (Barrès-Sarkozy ?) et un (bon ?) patriotisme de gauche (Jaurès-Royal ?). La question est en effet suffisamment importante pour appeler une réflexion plus approfondie que ce simple renvoi à un clivage (par essence ? transhistorique ?) entre les valeurs de gauche et celles de droite.

24Là où Gérard Noiriel est en revanche plus convaincant, c’est lorsqu’il analyse la réactivation à partir des années 1980 des thèmes de l’immigration et de l’identité nationale dans le discours politique français après que leur usage public eut été discrédité dans l’immédiat après-guerre. Il montre ainsi comment ces questions n’ont en fait jamais disparu mais réapparaissent modifiées et travesties, comment elles se déplacent et renaissent dans diverses revendications des années soixante en France mais aussi en Europe et aux États-Unis : par exemple dans la « réhabilitation des identités collectives dominées » (ainsi en France les mouvements de libération de la Corse, de l’Occitanie, de la Bretagne…), les luttes des femmes, des homosexuels, des noirs, etc. Comment ensuite elles ont pu être reprises à la fin des années soixante-dix au moment où Valéry Giscard d’Estaing a lancé sa politique de rapatriement massif des immigrés et singulièrement des travailleurs algériens. Comment enfin elles revivent dans les discours racistes et xénophobes du Front national jusqu’aux thèmes politico-médiatiques actuels : la lutte contre les « communautarismes », la défense de la laïcité républicaine (entendons : française) contre les envahisseurs (arabes ? musulmans ? islamistes ?), la guerre larvée contre « les-jeunes-des-cités », ces nouveaux barbares, ces étrangers (« ils manquent d’âme » avait doctement proféré une intellectuelle médiatique faisant profession de psychanalyste, quand d’autres tentaient d’évoquer la violence sociale, politique et économique dont ils étaient victimes).

25Il faut citer ici ce beau passage du livre : « L’antagonisme franco-allemand qui avait structuré le récit d’actualité entre 1870 et 1945 a ainsi été remplacé par un nouveau discours où le “nous” français apparaît constamment opposé aux “eux” islamistes. Le mot “communautarisme” s’est rapidement imposé pour nommer la nouvelle menace, fonctionnant comme une grille de lecture que les journalistes pressés par l’actualité peuvent facilement remplir chaque jour. Les musulmans sont ainsi apparus comme de nouveaux barbares, qui passent leurs journées à s’entretuer, fomentent des attentats terroristes, brûlent les voitures, dirigent le trafic de drogue, imposent le foulard islamique à leur sœur et violent les autres filles des cités. » (p.61)

26Est-il nécessaire d’ajouter quelque chose ? Remplacez « musulmans » par « latinos » aux États-Unis, « colombiens » au Mexique, « roumains » en Italie, « americanos » en Espagne… Comme le dit fortement Noiriel : il n’existe aucune définition de l’identité nationale qui soit acceptée par l’ensemble des chercheurs. La raison en est simple : ce n’est pas un concept scientifique, c’est une expression qui appartient au langage politique. Il ajoute plus crûment encore : la question de l’identité nationale telle qu’elle est apparue pour la première fois le 14 janvier 2007 dans le discours de Nicolas Sarkozy « est un “faux problème”, une simple magouille électorale destinée à flatter les préjugés de la fraction la plus xénophobe de la population » (p.126).

27Il faut rendre hommage à ce petit livre qui ranime notre sens de l’histoire à une époque où l’on nous parle tant de « devoir de mémoire ». Bref rappel historique donc, pour finir : en 1881 une rixe impliqua à Marseille des Italiens, communauté fortement implantée dans le Sud-Est et présentée à l’époque comme « une nation dans la nation », une menace à l’intégrité nationale qu’il fallait éradiquer en obligeant ses membres à devenir français. Telle est en effet l’origine de notre fameux « droit du sol » : pas plus « généreux » qu’un « droit du sang » qu’on présente volontiers comme raciste, il fut d’abord et avant tout une contrainte à l’intégration. C’était avant la loi sur les tests ADN.

Notes

  • [1]
    Deux régimes de fous, Minuit, 2003, p.266.
  • [2]
    Réponse à une enquête sur le cinéma, 1923.
  • [3]
    Cours du 6 et 13 novembre, cité par Zabunyan, p.180.
  • [4]
    Galilée, 1992.