Pascal : La doctrine des figures

Note explicative

1Gérard Lebrun (1930-1999) a vécu et enseigné au Brésil pendant de nombreuses années. Arrivé en 1960 pour succéder à Gilles-Gaston Granger dans la chaire que l’État français maintenait à l’époque dans le département de philosophie de l’Université de São Paulo (USP), il y resta d’abord six ans. Après être retourné occuper son poste de professeur à Aix-Marseille, il revint sur la même chaire de « coopérant français » de 1974 à 1980. Pendant la décennie suivante, il occupa d’abord un poste créé pour lui dans la toute nouvelle université Unicamp (Campinas, État de São Paulo) avant de revenir au département de philosophie de l’USP – poste qu’il occupa en alternance avec celui d’Aix. Dans les années 1990, il ne revint au Brésil que pour des cours épisodiques ou des conférences.

2Voulant rappeler l’influence qu’il a exercée sur des générations de philosophes brésiliens, l’un de ses anciens étudiants, devenu ensuite un ami, Bento Prado Junior, déclarait, lors d’un colloque à Nice en 2005, que « l’impact de l’œuvre de Lebrun et de son enseignement a été énorme parmi ses collègues et ses élèves dans notre Pays [1] », ce qui ne se dément pas : pour preuve, nombre de textes théoriques dispersés de Lebrun ont été compilés et réédités en 2006, à São Paulo, en un seul volume de plus de 600 pages [2]. Actuellement, un autre livre est également en préparation sur Gérard Lebrun, à l’initiative de Michèle Cohen Halimi et de philosophes brésiliens et espagnols.

3Bien qu’il existe en portugais depuis maintenant cinquante ans, le texte sur Pascal que nous présentons ici est resté inédit en français. Il s’agit d’une conférence donnée au mois de novembre 1962 (au IVe Congrès national de philosophie, tenu dans la ville de Fortaleza), et donc issue de la première période brésilienne de Lebrun. Dans ce texte, marqué par l’affinité théorique de son auteur avec la pensée de Georges Canguilhem, l’auteur prend ses distances avec les interprétations de Pascal proposées, quelques années auparavant, par Henri Lefebvre (Pascal, deux tomes, 1949-1954) et Lucien Goldmann (Le Dieu caché, 1953), qu’il nomme explicitement à la fin de son texte, et dont il critique les approches socio-historiques, auxquelles il préfère une démarche plus rigoureusement épistémologique.

4On ne refera pas l’histoire de l’approche socio-historique qui caractérisait le travail de Goldmann. Mais on peut dire un mot de ce qui différencie sa démarche de celle de Lebrun, et peut-être aussi de ce qui les relie. Le Dieu caché, de Goldmann, a représenté en son époque un effort pour reprendre à nouveaux frais la grille de lecture marxiste traditionnelle et pour s’affranchir d’un structuralisme jugé trop formaliste ou abstrait. Dans les deux cas, l’idée force qui retient l’attention des deux philosophes est la même, à savoir l’importance que Pascal accorde à la notion de Deus absconditus, un Dieu qui est, selon les termes de Pascal lui-même, « toujours absent et toujours présent ». Goldmann souligne bien l’opposition irréductible qui sépare les philosophies rationalistes d’un Descartes ou d’un Spinoza et celle de Pascal. Les premières ne sauraient considérer l’hypothèse du pari comme recevable au nom d’une exigence de certitudes. La seconde trouve dans la foi la force de rejeter les fins prévisibles et calculées que la science nous impose. Lebrun trouve dans leurs épistémologies respectives la raison de leur antagonisme et il en tire, chez Pascal, une herméneutique et une théorie du sacré. Là où Goldmann ne voit dans les fragments impliquant la réunion de vérités contraires qu’une opposition qui concerne « le domaine biologique et humain » (« il serait difficile d’imaginer Pascal exigeant cette réunion sur le plan des axiomes géométriques ou des lois générales de la physique », Le Dieu caché, Gallimard, 1956, p. 278), Lebrun montre au contraire comment, contre le principe du tiers exclu et la « tyrannie » des idées claires et distinctes, le modèle du pari se déplie dans la fonction nouvelle dévolue à l’imagination et aux figures. À l’opposé de l’ambition rationaliste, Pascal donne ainsi un nouveau statut à l’absurde et à l’équivoque. En un sens, l’interprétation de Lebrun « dédramatise » la vision tragique de Pascal. Il rappelle, à la suite de saint Thomas, que la révélation ne se fait jamais sans voile ni dissimulation [3]. L’originalité de Lebrun est de mettre en rapport le fondement épistémique (la preuve par l’absurde, ou « apagogique ») et la fonction apologétique a contrario du raisonnement qui sous-tend la thèse du Dieu caché – soulignée par Pascal lui-même dans le fragment Fondements 5 (Laf. 228, Sel. 260). En montrant que la doctrine du Dieu caché est associée aux équivoques présentes dans les textes sacrés et à la doctrine des figuratifs (voir la liasse 19, « Loi figurative »), Lebrun ne contredit pas la lecture historique de Goldmann, mais la déplace et l’étaye sur d’autres fondements. Pour Goldmann, le système pascalien est d’abord un système historique, expression d’une vision (tragique) du monde à partir d’un sujet transindividuel. Pour sa part, Lebrun insiste sur le fait que cette historisation doit davantage prendre en compte les ruptures proprement épistémologiques.

5Il convient de dire aussi un mot au sujet de la traduction. François Zourabichvili, alors directeur de programme au Collège international de philosophie, et Diogo Sardinha y ont travaillé ensemble pendant le premier semestre 2004. Ils ont pris cette tâche comme un exercice préparatoire pour relever un autre défi, plus ambitieux : traduire, à deux, un livre de Lebrun publié au Brésil, et dont il avait été impossible de retrouver (comme pour la présente conférence) un original en langue française. Le titre de cet ouvrage est Blaise Pascal : Voltas, desvios e reviravoltas (São Paulo, Brasiliense, 1983), en français : Blaise Pascal : Tours, détours et retours[4]. Hélas, cette tâche ne fut jamais menée à bien.

6Trois facteurs ont contribué à rendre moins périlleux (et plus rigoureux) l’exercice de rétrotraduction de Pascal : la doctrine des figures. D’abord, ayant été proche de Lebrun, Zourabichvili connaissait bien sa langue, ce qui lui permettait de rétablir certaines tournures que la transition préalable vers le portugais avait nécessairement défigurées (ajoutons que, dans la brochure originale brésilienne, aucun nom de traducteur n’est indiqué). Ensuite, il était l’un des trois amis de Lebrun qui avaient accepté de prendre en charge sa bibliothèque personnelle et ses manuscrits (les deux autres étant Paul Clavier et Francis Wolff), ce qui souvent a permis à Zourabichvili de comparer les ouvrages que Lebrun avait lus, avec ce qu’il avait écrit dans sa conférence, réduisant par là la marge d’erreur, notamment en ce qui concerne les citations. Enfin, ayant travaillé sur l’époque classique (Zourabichvili a notamment publié deux ouvrages sur Spinoza, au-delà de ses textes célèbres sur Deleuze), il possédait les compétences requises pour bien saisir les enjeux du discours de Lebrun sur Descartes, Pascal et d’autres. D’ailleurs, si cette traduction est restée dans un tiroir pendant huit ans, c’est qu’il n’était pas possible de le remplacer dans son intention d’écrire une introduction à ce texte, pour en restituer le contexte théorique et historique. Sans prétendre aucunement vouloir se substituer à ce projet, la présente note vise à en dessiner quelques contours possibles.

7Six ans après la mort de Zourabichvili, survenue le 19 avril 2006, la publication de ce travail en français par le Collège international de philosophie est donc, à la fois, hommage rendu à sa mémoire et à celle de Gérard Lebrun. Ce n’est pas un hasard si elle a lieu dans un numéro de Rue Descartes consacré au Brésil, où Lebrun avait trouvé – surtout à São Paulo, et comme il aimait à le dire – son « lieu naturel [5] ».

8Diogo Sardinha et Stéphane Pujol

9I. À une époque où les grandes philosophies rationalistes ne mettent pas en question la certitude de pouvoir démontrer l’existence de Dieu et de connaître sa nature, le « concept de Dieu caché [6] » est l’un de ceux qui marquent le mieux l’originalité de Pascal [7]. Selon Descartes, par exemple, l’Écriture nous avertit que « tout ce qui se peut savoir de Dieu peut être montré par des raisons qu’il n’est pas besoin de chercher ailleurs que dans nous-mêmes, et que notre esprit seul est capable de nous fournir. C’est pourquoi j’ai pensé qu’il ne serait point hors de propos, que je fisse voir ici […] quelle voie il faut tenir, pour arriver à la connaissance de Dieu avec plus de facilité et de certitude que nous connaissons les choses de ce monde [8] ». Pascal réplique : « Ce n’est pas de cette sorte que l’Écriture, qui connaît mieux les choses qui sont de Dieu, en parle. Elle dit au contraire que Dieu est un Dieu caché [9]. » – Or, on peut trouver aisément dans la pensée scientifique de Pascal les motifs qui le poussent à admettre la preuve de Dieu seulement par l’absurde. Outre le fait que la preuve par l’absurde, ou apagogique, est liée au calcul des indivisibles [10], elle est la seule admissible en physique expérimentale. Par exemple, après avoir montré, dans le traité De la pesanteur de l’air, que l’eau dans un siphon ne s’élève pas à la même hauteur au sommet ou au pied d’une montagne, Pascal ajoute : « Qu’on rende raison maintenant, s’il est possible, autrement que par la pesanteur de l’air, pourquoi les pompes aspirantes élèvent l’eau plus bas d’un quart sur le Puy de Dôme en Auvergne, qu’à Dieppe [11]. » Il énumère alors tous les effets qui, sans cette hypothèse et seulement sans elle, seraient incompréhensibles. Il y a donc moins nécessité d’admettre qu’impossibilité de ne pas admettre, ainsi que l’expose Pascal au révérend père Noël : une hypothèse ne peut être tenue pour vraie que si « on conclut un absurde [manifeste] de sa négation [12] ». L’évidence cartésienne n’est plus la mesure de la certitude.

10Il y a ainsi un rapport entre la valeur accordée à la preuve apagogique – la seule preuve admissible selon Pascal [13], preuve condamnable selon Descartes car elle enfreint la règle de la clarté et de la distinction [14] – et l’impossibilité de prouver directement l’existence de Dieu par la « lumière naturelle ». Mais, en même temps que la théologie rationnelle est condamnée comme instrument de preuve, l’intérêt apologétique est déplacé de la nature – en tant que domaine par excellence de la « lumière naturelle » – vers l’histoire. On écarte non seulement l’argument ontologique, purement rationnel [15], mais aussi toutes les preuves rationnelles dès lors qu’elles s’appuient sur l’observation de la nature [16]. « Depuis la corruption de la nature » (entendons : puisqu’on n’obtient le vrai que par la négation du contradictoire), l’homme est doublement incapable de trouver Dieu : a) au niveau de la « lumière naturelle » ; b) dans la recherche de la nature. « Il les a laissés dans un aveuglement dont ils ne peuvent sortir que par Jésus-Christ », c’est-à-dire, par l’examen de l’Écriture (connaissance historique).

11II. L’Écriture acquiert par là une fonction apologétique essentielle. Mais sous la condition, non moins essentielle, de pouvoir convaincre l’incrédule que le Messie est venu en Jésus-Christ, et que l’ambiguïté de l’Ancien Testament ne le pousse pas vers l’interprétation judaïque. « Nous ne connaissons Dieu que par Jésus-Christ. […] Mais pour prouver Jésus-Christ, nous avons les prophéties, qui sont des preuves solides et palpables [17]. » En même temps, « pour examiner les prophéties, il faut les entendre. Car, si on croit qu’elles n’ont qu’un sens, il est sûr que le Messie ne sera point venu ; mais si elles ont deux sens, il est sûr qu’il sera venu en Jésus-Christ [18]. » D’où l’importance de la doctrine du double sens ou des « figures » : elle permet une lecture sans équivoque des équivoques de la Bible. À supposer qu’il y ait, dans l’Ancien Testament, un sens littéral et un sens caché [19], il annoncera donc le Nouveau Testament à ceux que la lettre ne frappe pas d’aveuglement. Ainsi, les « figures » constituent apparemment une méthode propre à rendre l’Écriture utilisable pour l’apologie chrétienne. – En réalité, elles sont beaucoup plus que cela, car il s’agit non seulement de légitimer l’interprétation chrétienne (par une échappatoire), mais aussi de montrer que l’équivoque de l’Écriture atteste déjà son caractère divin – que le double sens, loin d’être une ruse, est par lui-même un indice.

12« C’est pour cela que les prophéties ont un sens caché, le spirituel, dont ce peuple était ennemi, sous le charnel, dont il était ami. Si le sens spirituel eût été découvert, ils n’étaient pas capables de l’aimer ; et, ne pouvant le porter, ils n’eussent pas eu le zèle pour la conservation de leurs livres et de leurs cérémonies ; et s’ils [avaient] aimé ces promesses spirituelles, et qu’ils les eussent conservées incorrompues jusqu’au Messie, leur témoignage n’eût pas eu de force, puisqu’ils en eussent été amis [20]. » Si Dieu ne s’était pas exprimé par des « figures », ou bien les Juifs, incapables de s’intéresser à l’« esprit », auraient cessé d’être « les dépositaires de l’attente du Messie [21] », ou bien ils auraient annoncé sa venue, et ensuite reconnu Jésus-Christ ; mais, dans ces conditions, qui nous garantirait que son apparition ne serait pas un coup monté » ? Ainsi, la divinité de Christ est validée deux fois : a) dans la mesure où il est annoncé par les prophètes ; b) dans la mesure où nous ne pouvons pas soupçonner qu’il ait été une création des Juifs, écartant, donc, l’argument du témoin complaisant [22]. Cet argument montre que, pour Pascal, le double sens doit avoir par lui-même une signification. Or, pourquoi en serait-il ainsi ?

13III. La question a d’autant plus de raison d’être que la doctrine des « figures » pourrait bien n’avoir été qu’un artifice de méthode. On peut le voir très nettement dans les Provinciales, lorsque l’auteur évoque la critique qu’on peut faire de la Bible : nombre de ses textes contiennent des affirmations absurdes ou en contradiction manifeste avec le savoir scientifique [23]. Par conséquent, il ne s’agit pas de soutenir fanatiquement les thèses de l’Écriture contre la raison [24] ; on doit chercher plutôt un sens latent, grâce auquel on puisse conserver le sens littéral à titre d’image ou de figure. Au lieu de s’en tenir à la lettre de l’Écriture comme à un discours théorique, il convient de la considérer comme métaphorique.

14Cette méthode, formulée dans les Provinciales, peut sembler très proche de celle de Spinoza dans le Traité théologico-politique. Les prophètes, dit à peu près Spinoza, étaient des imaginatifs qui, puisqu’ils ne pouvaient pas faire usage de la « connaissance naturelle », exprimaient la vérité de façon anthropomorphique. Leur langage plein d’extravagances fut une approximation du vrai Dieu, de même que la religion est l’approximation populaire de la philosophie [25].

15Il existe, cependant, une différence profonde entre les deux interprétations. Le fait que les prophètes hébreux n’aient pu annoncer le vrai que de façon poétique demeure contingent, selon Spinoza : on peut l’attribuer à l’état de superstition et d’ignorance du peuple hébreu, toutes ces choses étant explicables historiquement et socialement. Il n’y a donc d’équivoque dans l’Écriture qu’en raison de la distance où se trouvaient les prophètes de la pensée claire et distincte – thèse qu’on lisait déjà chez Descartes [26]. Le contenu exprimé – la toute-puissance de Dieu – était une idée claire en soi (c’est-à-dire, pour nous qui lisons l’Éthique). Seulement, le mode d’expression était faux. Mais, ici comme ailleurs, l’erreur est strictement superficielle : elle concerne exclusivement les mots, et non le concept [27]. Ici comme ailleurs, l’erreur n’est qu’un lapsus linguae[28], toujours corrigible.

16Pour Pascal, une telle interprétation est insoutenable, au moins pour deux raisons :

  1. l’explication spinoziste suppose qu’on mette en perspective la connaissance anthropomorphique et grossière à partir d’un savoir rationnel qui le dénonce comme apparence, comme si le philosophe du XVIIe siècle était à même de connaître rationnellement la vérité à peine entrevue par les hommes d’une civilisation archaïque. – Cependant, Pascal dénonce à son tour le Savoir absolu comme une illusion [29]. Il ne peut y avoir de théologie rationnelle, mais seulement une nécessité qui nous mène à poser de manière aveugle l’existence de Dieu. Or, l’explication spinoziste est le corollaire d’une connaissance rationnelle de Dieu ;
  2. si Dieu était connaissable sans équivoque par la « lumière naturelle », la doctrine du péché originel n’aurait plus de sens. C’était presque le cas chez Descartes et c’est le cas chez Spinoza. En revanche, si notre connaissance imaginative de Dieu est le signe de notre condition déchue, et pas seulement le signe d’une aliénation qu’on peut surmonter, il convient d’y voir la contre-épreuve du fait que les hommes ne méritent pas avoir d’accès à une connaissance universelle de Dieu [30], l’impossibilité du Savoir absolu et le caractère essentiel du péché originel étant, par ailleurs, deux concepts inséparables.
Par conséquent, si les prophètes hébreux ont eu besoin de recourir à des images contradictoires ou extravagantes, cela ne vient pas de leur « grossièreté », mais du fait que nous ne pouvons connaître Dieu autrement que par des images et dans l’équivoque.

17IV. Toutefois, cette coupure entre l’homme déchu et Dieu, si elle ne permet qu’un rapport imaginatif à l’Absolu [31], peut en tout cas être l’objet d’une prise de conscience au niveau de l’imagination et par les images mêmes. Si les textes sacrés ne contenaient pas tant de contradictions flagrantes, nous aurions toutes chances de demeurer « charnels [32] » ; si son sens était cohérent d’un bout à l’autre, comment serions-nous orientés vers son sens caché ? Les « contrariétés manifestes [33] » de l’Écriture sont donc salutaires ; sans elles, nous ne songerions pas à constituer un système qui explique toutes les contradictions [34] ; sans elles, la divinité de Jésus-Christ risquerait d’être méconnue, car nous n’aurions pas besoin de Jésus-Christ comme de la clef grâce à laquelle « tous les passages contraires s’accordent [35] ». Les textes imaginatifs nous mènent, ainsi, à dépasser l’imagination [36]. Et nous comprenons non seulement que les prophéties, en tant qu’imaginatives, doivent être prises au sérieux au lieu d’être mises au compte de l’ignorance des prophètes, mais encore qu’elles sont les seules capables de nous convaincre de la divinité du Christ. Si l’imagination est la marque de notre chute, les contradictions de l’imagination, en nous forçant à faire une distinction entre réalité et figures, nous donnent la possibilité d’entrevoir le vrai Dieu.

18Il faut dire que cette solution de conciliation présuppose que « tout auteur a un sens auquel tous les passages contraires s’accordent, ou il n’a point de sens du tout [37] ». En d’autres termes, il est toujours possible de trouver un point de vue à partir duquel la « contrariété » pourra être dissoute, car dans une vraie contradiction il est toujours possible de se décider pour l’un ou l’autre des termes contradictoires –position qui nous mène à accepter dans l’absolu le principe du tiers exclu [38]. Descartes, lui, refusait d’accorder cette validité absolue au tiers exclu. Faute d’une idée claire et distincte tant de l’impossibilité de que de la possibilité du nombre infini, il refuse de décider pour l’existence ou l’absurdité du plus grand de tous les nombres [39]. Pascal, au contraire, puisqu’il ne parle plus le langage des idées claires et distinctes, mais plutôt celui de la simple contrainte géométrique [40], conserve toujours la possibilité de décider : quand bien même je ne puis plus concevoir, je peux toujours décider de la vérité d’un concept ou de l’existence d’un être [41].

19Il est remarquable que cette position anti-« intuitionniste » et cette validation du tiers exclu soient, de toute évidence, communes à Pascal et à Kant. Certes, pour Kant le tiers exclu n’a de force probatoire que dans les mathématiques [42]. Cependant, même en philosophie il peut nous aider à découvrir les fausses contradictions, comme la thèse et l’antithèse des deux premières Antinomies, toutes deux également fausses. De la même manière, selon le fragment 684, quand les deux termes de la contradiction semblent également vrais, on doit les entendre de telle sorte qu’ils ne soient plus contradictoires. Tout comme cette suppression des contradictions apparentes ne peut s’effectuer, selon Kant, que par la distinction entre phénomènes et choses en soi [43], de même les « contrariétés manifestes » de l’Écriture sont résolues par Pascal grâce à la distinction entre « figures » et réalité [44].

20Le principe qui commande la doctrine des « figures » se laisse donc énoncer de la manière suivante : 1°) toute la contradiction réelle peut être résolue en vertu du tiers exclu ; 2°) autrement la contradiction n’est qu’apparente (c’est le cas de l’« opposition dialectique » chez Kant) et on doit découvrir un point de vue qui permette de la dissiper. Autant le primat du raisonnement par l’absurde et de la connaissance par la négation conduisait à la liquidation de toute connaissance rationnelle directe de Dieu, autant le primat du tiers exclu et la possibilité de localiser et de supprimer les contradictions apparentes permettent non seulement de sauvegarder la vérité de l’Écriture, mais encore de l’utiliser comme seul instrument de preuve en faveur de la religion chrétienne. Si bien qu’il y a ici, dans la même structure, un jeu de compensation essentiel à la doctrine et qui réapparaît sous différentes formes. Comme exemple de cela, nous ne prendrons que l’attitude ambiguë de Pascal à l’égard de l’art et de la rhétorique.

21V. On sait que la « figure » n’est pas seulement une image symbolique. De manière plus générale, elle désigne la digression, la déviation nécessaire où le discours ne peut plus être directement significatif. « Tout ce qui ne va point à la charité est figure [45]. » Par là on peut comprendre l’attention que prête à la rhétorique cet ennemi de la rhétorique. De même que chez Platon, il y a ici deux rhétoriques : celle qui, abusant à son aise des possibilités du langage, préfère éblouir plutôt que de dire – et celle qui, tenant compte de l’ambiguïté du langage, accepte de le convertir en un art, sans jamais oublier que les figures (de la rhétorique) n’ont de sens ni d’excuse que dans la mesure où elles font ressortir le contenu. C’est pourquoi l’Esprit géométrique distingue un langage significatif sans équivoque – celui de la Géométrie – et un langage rhétorique admissible : « manière d’agréer » – qui est en même temps une concession à l’imagination et une réglementation de l’imagination [46]. L’orateur agira de telle manière que les formes d’expression dont il fait usage ne seront jamais admirées pour elles-mêmes. Il représentera les choses de façon « que tous ceux à qui l’on parle les puissent entendre sans peine et avec plaisir [47] », mais cet agrément ou cette beauté (Pascal ne dissocie pas les deux termes [48]) ne devront pas « masquer la nature et la déguiser [49] ». Plus précisément, la « figure » sera à la fois l’indication du sens et l’indication de l’impossibilité d’exprimer ce sens : « Figure porte absence et présence, plaisir et déplaisir », « S’ils sont figures, il faut qu’ils plaisent et déplaisent [50] ».

22La doctrine des « figures », pour autant qu’elle exprime en même temps notre condition imaginative et la possibilité de dépasser l’imagination, porte donc en elle la nécessité de l’art et sa condamnation. Sa condamnation, parce qu’elle nous interdit, dans tous les domaines, de nous arrêter aux images ; parce qu’elle relègue dans l’idolâtrie et dans le fétichisme la contemplation esthétique et la production artistique, au sens où nous les entendons aujourd’hui. Par exemple, lorsque Pascal écrit : « ceux qui, après avoir peint, ajoutent encore, font un tableau au lieu d’un portrait [51] », c’est la pensée moderne de l’art qu’il condamne par avance. En revanche, quand il reconnaît la nécessité de plaire et l’impossibilité, quel que soit le discours, de convaincre more geometrico ; quand il admet, à côté du « style des géomètres », un « style naturel » propre à chacun, il soutient la notion d’un discours nécessairement agréable pour devenir intelligible. Il introduit, en plus de la simple redondance syntactique, suffisante dans la preuve géométrique, une redondance stylistique, une manière singulière de désorganiser la syntaxe [52].

23Sans doute n’y a-t-il pas un système de Pascal. Mais il y a, dans les Pensées, sous-jacente au désordre apparent, une architectonique des concepts qu’il vaudrait la peine de reconstituer avant de tenter l’explication socio-historique (Lefebvre, Goldmann). Tous les philosophes classiques sont formés par les sciences exactes, et c’est également le cas de Pascal : on ne peut réinsérer leur œuvre dans le champ historique sans passer par le champ épistémologique. S’agissant de Pascal, on ne saurait faire l’économie d’une explicitation des structures héritées du raisonnement scientifique, à travers lesquelles se présente le contenu idéologique (religieux), avant de passer à l’analyse sociologique de ce contenu.

24Traduit du portugais (Brésil) par Diogo Sardinha et François Zourabichvili[53]

Notes

  • [1]
    Le texte de sa conférence est maintenant accessible: « Gérard Lebrun et le devenir de la philosophie », http://www.europhilosophie.eu/recherche/IMG/pdf/Bento_Prado_Lebrun.pdf (12/10/2012)
  • [2]
    Gérard Lebrun, A Filosofia e sua história, éd. par Carlos Alberto Ribeiro de Moura, Maria Lùcia M.O. Cacciola et Marta Kawano, São Paulo, Cosac Naify, 2006.
  • [3]
    Voir Tony Gheeraert, Le Chant de grâce. Port Royal et la poésie d’Arnauld d’Andilly à Racine, Paris, Honoré Champion, 2003; et Hélène Michon, L’Ordre du cœur. Philosophie, théologie et mystique dans les Pensées de Pascal, Paris, Honoré Champion, 1996.
  • [4]
    Nous remercions Francis Wolff pour sa précision concernant ce titre, dont on aurait pu croire, à partir du titre en portugais, qu’il serait Blaise Pascal : Tours, détours et retournements.
  • [5]
    Voir Bento Prado Junior, article cité, http://www.europhilosophie.eu/recherche/IMG/pdf/Bento_Prado_Lebrun.pdf (12/10/2012).
  • [6]
    Voir Lucien Goldmann, Le Dieu caché, Gallimard, 1953.
  • [7]
    Gérard Lebrun cite les textes de Pascal dans l’ancienne Pléiade (Œuvres complètes éditées par J. Chevalier, Gallimard, 1954), à l’exception des Pensées, citée dans l’édition Brunschvicg (Pensées et opuscules, Hachette).
  • [8]
    Descartes, dédicace des Méditations, in Œuvres et lettres, Gallimard, Pléiade, 1953, p. 258.
  • [9]
    Pascal, Pensées, frag. 242.
  • [10]
    C’est au XVIIe siècle qu’on appellera « apagogique » (apagogè eis adunaton) la méthode qui consiste à comparer la quantité proposée à une limite supérieure et à une limite inférieure, et à établir que la différence est « d’une quantité moindre qu’aucune donnée ». Cette méthode, qui contient une approximation de la notion moderne de limité, est clairement exposée par Pascal dans une lettre à Carcavi (Pléiade, p. 232-233).
  • [11]
    Pascal, Traités de l’équilibre des liqueurs et de la pesanteur de la masse de l’air, Pléiade, p. 461 (souligné par G. Lebrun).
  • [12]
    Pascal, Réponse au très bon Révérend Père Noël, Pléiade, p. 374 (note des traducteurs).
  • [13]
    « Il [c’est-à-dire l’homme] ne doit prendre pour véritables que les choses dont le contraire lui paraît faux. » De l’esprit géométrique, Pléiade, p. 585.
  • [14]
    Voir Descartes, Œuvres, éd. Adam-Tannery, Vrin, t.I, p. 490; t.II, p. 275.
  • [15]
    Sur la condamnation des preuves métaphysiques, cf. frag. 543.
  • [16]
    Frag. 242.
  • [17]
    Frag. 547.
  • [18]
    Frag. 642 (souligné par G. Lebrun).
  • [19]
    Frag. 571.
  • [20]
    Ibid.
  • [21]
    Frag. 762.
  • [22]
    Il n’est pas difficile, dit Pascal au révérend père Noël, d’expliquer certaines de mes expériences en supposant (arbitrairement) une matière subtile: « Ce n’est pas une chose bien difficile d’expliquer comment un effet peut être produit, en supposant la matière, la nature et les qualités de sa cause: cependant il est difficile que ceux qui se les figurent, se défendent d’une vaine complaisance, et d’un charme secret qu’ils trouvent dans leurs inventions… » (Pléiade, p. 374). La même remarque s’impose ici: si les juifs avaient lu chrétiennement l’Écriture, leur témoignage eût été complaisant.
  • [23]
    La 28e Provinciale se réfère sur ce point à l’autorité de saint Thomas. Voir Pléiade, p. 898-899.
  • [24]
    Ibid., p. 898. Cf. Malebranche, Conversations chrétiennes, Garnier, 1929, entretien VI, p. 170-172.
  • [25]
    Tractatus theologico-politicus, ch. 12, 13 et 15.
  • [26]
    « Car tout le monde connaît assez la distinction qui est entre ces façons de parler de Dieu, dont l’Écriture se sert ordinairement, qui sont accommodées à la capacité du vulgaire et qui contiennent bien quelque vérité, mais seulement en tant qu’elle est rapportée aux hommes, et celles qui expriment une vérité plus simple et plus pure et qui ne change point de nature… » (Descartes, Secondes réponses, Pléiade, p. 377).
  • [27]
    « C’est en paroles seulement qu’ils affirment ou nient quelque chose de contraire à leur sentiment. » Spinoza, Éthique, trad. Caillois, Gallimard, Pléiade, 1954, p. 462 (souligné par G. Lebrun).
  • [28]
    Éthique, II, prop. XLVII, scolie – Pléiade, p. 457-458.
  • [29]
    C’est le sens du mot, très littéralement pré-kantien: « ce qui passe la géométrie nous surpasse » (De l’esprit géométrique, Pléiade, p. 577). Cf. Pensées, frag. 233.
  • [30]
    « Parce que tant d’hommes se rendant indignes de sa clémence, il a voulu les laisser dans la privation du bien qu’ils ne veulent pas. Il n’était donc pas juste qu’il parût d’une manière si manifestement divine, et absolument capable de convaincre tous les hommes… » (frag. 430).
  • [31]
    Assez proche de celui que raille et blâme Descartes dans les Cinquièmes réponses (Pléiade, p. 489).
  • [32]
    Chez Pascal comme chez Malebranche, « charne » désigne l’impossibilité d’envisager la figure comme figure.
  • [33]
    Frag. 678.
  • [34]
    Frag. 684.
  • [35]
    Ibid.
  • [36]
    « Sur l’absurde même l’esprit rebondit, car il n’y peut rester. Cette apparence ne peut tromper, il faut donc voir au-delà. Ces signes nous délivrent des signes. Au contraire, par des signes de raisonnable apparence, nous venons à penser les signes, et la coutume nous tient. Telle est la vieillesse de l’esprit. » Alain, Propos sur la religion, PUF, 1951, p. 35-36.
  • [37]
    Frag. 684.
  • [38]
    Pléiade, p. 585-586.
  • [39]
    « De cela seul que j’aperçois que je ne puis jamais, en nombrant, arriver au plus grand de tous les nombres, et que de là je connais qu’il y a quelque chose, en matière de nombrer, qui surpasse mes forces, je puis conclure nécessairement, non pas à la vérité qu’un nombre infini existe, ni aussi que son existence implique contradiction… » (Secondes réponses, Pléiade, p. 375).
  • [40]
    « Vous voyez, Monsieur, que je suis entré dans le style géométrique ; et pour le continuer, je ne vous parlerai plus que par propositions, corollaires, avertissements, etc. » (Pléiade, p. 226). Au contraire de Descartes, Pascal apprécie tellement la méthode synthétique (Pléiade p. 576) qu’il fait peu de cas de l’analyse et de l’appareil de notation algébrique (Pléiade, p. 1428).
  • [41]
    « Or, j’ai déjà montré qu’on peut bien connaître l’existence d’une chose sans connaître sa nature » (frag. 233). –Inversement, on peut définir une « nature » sans en poser l’existence: « Ainsi Euclide définit d’abord les parallèles, et montre après qu’il y en peut avoir; et la définition du cercle précède le postulat qui en propose la possibilité » (Pléiade, p. 380).
  • [42]
    Critique de la raison pure, trad. Tremesaygues et Pacaud, PUF, 1944, p. 565.
  • [43]
    « Mais si j’écarte cette supposition ou cette apparence transcendantale […], l’opposition contradictoire des deux affirmations se change alors en une opposition simplement dialectique » (Ibid. p. 380). Cf. frag. 685. – Ce passage de la contradiction logique à l’opposition simplement dialectique présuppose non seulement que toute contradiction peut toujours être résolue, mais aussi qu’il ne peut y avoir de contradiction dans l’absolu. En quoi cette méthode se trouve aux antipodes de la « méthode dialectique ».
  • [44]
    Il n’y a de contradiction que dans la mesure où je suppose que la figure seule est réelle (le point de vue des « charnels »), que le monde est chose en soi (métaphysique classique).
  • [45]
    Frag. 670.
  • [46]
    Pléiade, p. 594-595.
  • [47]
    Vie de Pascal, par Gilberte Périer, Pléiade, p. 14 (note des traducteurs).
  • [48]
    « L’agréable et le beau n’est que la même chose, tout le monde en a l’idée. » (Discours sur les passions de l’amour, Pléiade, p. 546) [note des traducteurs].
  • [49]
    Frag. 49 [note des traducteurs].
  • [50]
    Frag. 677 et 685.
  • [51]
    Frag. 26.
  • [52]
    Frag. 22.
  • [53]
    Référence du texte brésilien : G. Lebrun, Pascal: a Doutrina das Figuras. (Tese apresentada ao IV Congresso Nacional de Filosofia – Fortaleza, Novembro de 1962), Fortaleza, Imprensa universitária do Ceará, s.d., 12 p.