Entre continuité et discontinuité du temps, l'espace de la traduction

1Depuis l’Antiquité grecque, « le temps » fait l’objet de discussions philosophiques. Ce concept fondamental est lié à la notion d’espace. Parce qu’ils ne partageaient pas les mêmes points de vue, les philosophes ont soutenu des positions différentes, voire opposées, sur le temps et l’espace. Nous ne saurions comprendre, traduire et expliciter le concept philosophique de temps sans saisir pleinement la pensée et les textes philosophiques dans lesquels baigne ce concept.

2Nombreux sont les philosophes qui spatialisent et mécanisent le temps. Mais, lorsque Bergson soutient la primauté du temps sur l’espace, il corrèle le temps et la conscience, la vie et la liberté, et avance ainsi une théorie du temps spiritualiste et intérieur. « On ne peut pas parler d’une réalité qui dure sans y introduire de la conscience [1]. » Loin de la conception traditionnelle du temps, caractérisée par la discontinuité et la divisibilité, Bergson s’inspire profondément de la théorie évolutionniste et insiste sur la dimension continue du temps. Il souligne ainsi le fait que tout mouvement consiste dans l’indivisibilité et la continuité du temps, s’opposant par là à la spatialité du temps. La raison pour laquelle Bergson considère la continuité et l’indivisibilité comme constitutives du temps tient à ce qu’il prend la continuité pour la forme spécifique de la vie consciente, pour la nature véritable de la conscience de soi. La durée est une donnée immédiate de la conscience. Bergson entend par « durée », précisément, la pénétration mutuelle d’états de conscience hétérogènes, ainsi que leurs apparitions continues sans ordre ni interruption. Si le temps a, « pour la conscience qui y est installée, une valeur et une réalité absolues [2] », c’est qu’il s’y crée sans cesse dans le tout concret imprévisible et nouveau.

3La « durée » désigne la caractéristique continue et créatrice du temps réel. Le mot « durée » signifie en chinois « période » (??), « continuité » (??), « perpétuation » ((??), « durabilité » (??), « maintien » (??), mais aucun de ces termes chinois ne suffit pour exprimer le sens exact de la pensée bergsonienne. Les chercheurs chinois le traduisent par « ?? », afin d’exprimer les caractères essentiels du temps bergsonien : continuité, indivisibilité, devenir. Néanmoins l’expression « ?? » occulte trois autres caractères importants de la « durée » bergsonienne : l’intériorité, la liberté et la différence. En effet, « ?? » désigne en général la continuité des choses extérieures. Par exemple, on dit des montagnes qui se suivent sans interruption que ce sont des « ??????? ». En revanche, le temps chez Bergson est justement la continuité interne et libre de la conscience de soi pure qui ne concerne pas les objets extérieurs. Aussi ne trouvons-nous aucun mot dans la langue chinoise qui contienne les notions de continuité, d’intériorité, de liberté et de différence, pour traduire la « durée ». Personnellement, je propose de conserver le terme français sans le traduire, et d’expliquer l’ensemble de ses connotations lors de sa première apparition dans le texte traduit. Profondément influencé par la théorie de la relativité et la mécanique quantique, Bachelard conçoit quant à lui le temps comme « instant » et critique ce faisant la théorie bergsonienne du temps comme durée. « Le temps n’a qu’une réalité, celle de l’instant [3]. » L’instant déchirant survient et l’idée de la discontinuité essentielle du Temps s’impose sans conteste. Bachelard considère que le temps est une discontinuité composée d’une série d’« instants », et que ces derniers sont les éléments originaires du temps. Les activités créatives n’apparaissent alors que dans le changement subit de l’« instant ». L’« instant » a une réalité décisive, il n’est pas l’effet d’une coupure artificielle, pourtant la « durée » résulte pour lui de l’artifice ou de la fiction d’une continuation. « En effet, si l’instant est une fausse césure, le passé et l’avenir vont être bien difficiles à distinguer puisqu’ils sont toujours artificiellement séparés [4]. » L’idée de la durée dans une unité définitivement indestructible mêle passé et avenir. D’après Bachelard, si la discontinuité prend l’apparence de la continuité, c’est parce que les points temporels sont situés dans un mouvement circulaire et une fluctuation rythmée. Pour Bachelard, on peut construire la durée avec des instants sans durée et positivement faire la preuve du caractère métaphysique primordial de l’instant et conséquemment du caractère indirect et médiat de la durée [5].

4Avec la « durée », Bergson met l’accent sur la dimension du temps « passé » et inclut le présent dans le passé. Avec l’« instant », Bachelard insiste sur sa dimension « présente » et considère l’instant du temps présent comme la totalité du temps. Le temps bergsonien est une conception linéaire et horizontale, alors que le temps de Bachelard est vertical, composé de multiples simultanéités. Bachelard relie étroitement l’atomisme de l’espace et l’atomisme du temps. Quand Bergson spiritualise le temps, Bachelard le poétise. Ce dernier considère en effet que le poète construit un « instant » complexe, et noue sur cet instant des simultanéités nombreuses en détruisant la continuité simple du temps enchaîné. « La poésie est une métaphysique instantanée [6]. » La poésie n’a besoin que de l’instant. Le poète cherche l’instant.

5Comment traduire alors l’« instant » métaphysique ou poétique de Bachelard ? Le sens littéraire du mot comprend : soudain, tout à coup, en un clin d’œil, dans l’immédiat, à présent, etc. Actuellement les chercheurs chinois le traduisent couramment par « ?? ». Je trouve personnellement cette traduction excellente. « ? » met en relief le caractère éphémère et présent du temps, « ? » son caractère discontinu, interrompu. De cette manière, le mot maintient le sens essentiel de l’« instant » chez Bachelard.

6Le temps est-il comme la « durée » de Bergson, ou bien comme l’« instant » de Bachelard ? Quel est le rapport entre le temps et l’espace ? Ce dont on peut être sûr, c’est que même si ni l’un ni l’autre ne parlent plus du temps au sens physique ou cosmologique, ils ne situent pas la discussion au sein du rapport mutuel entre le temps et l’espace.

7Reprenant la pensée heideggerienne sur la différence, Derrida introduit l’historicité et la temporalité dans la structure avec la notion de « différance », et exprime par là « le devenir temps de l’espace et le devenir espace du temps [7]. » Le verbe « différer », pour Derrida, a le sens d’une temporisation qui est aussi temporalisation et espacement. L’autre sens de différer est : ne pas être identique, être autre. Derrida conjoint la différance comme temporisation et la différance comme espacement par le signe différant la présence, et par l’intervalle se constituant, se divisant dynamiquement. La différance « est » « à la fois » espacement « et » temporisation [8]. Évidement, la polysémie de la « différance » derridienne est difficile à traduire en chinois, parce qu’elle n’est ni un mot ni un concept, et cependant, ce que nous sommes et ce que pourraient être les limites d’une « époque » partent de la différance et de son histoire.

8Compte tenu des connotations de « différer », le sens de « temporalisation » « ??? », d’« espacement » « ?? » et de « être autre » « ?? » dans ce néologisme qu’est la « différance » derridienne, sa traduction chinoise par « ?? » paraît relativement pertinente. « ?? » (la durée), « ?? » (l’instant), comme les mots ordinaires en chinois, ont ici donné un nouveau sens philosophique, alors que « ?? » est le néologisme, en chinois comme en français, marqué par l’empreinte unique de la pensée derridienne de déconstruction.

9Derrida avait discuté la traduction du terme même de temps dans la phrase « The time is out of joint ». « Et comment traduire “The time is out of joint” ? Une saisissante diversité disperse dans les siècles la traduction d’un chef-d’œuvre, d’une œuvre de génie, d’une chose de l’esprit qui semble justement s’ingénier [9]. » D’après Derrida, Time, c’est aussi l’histoire, le monde tels que le temps et les traductions diverses elles-mêmes s’en trouvent « out of joint », désajustées. « The time is out of joint » : Derrida trouve quatre traductions en français qui sont les plus remarquables, les plus irréprochables et les plus intéressantes : « Le temps est hors de ses gonds », « Le temps est détraqué », « Le monde est à l’envers », « Cette époque est déshonorée [10] ». Toutes les virtualités de l’original conduisent nécessairement à l’équivoque du sens. Généralement, la traduction du temps en anglais et en français n’est pas excellente, sans même parler de la traduction du temps entre le français et le chinois. Aussi devons-nous nous demander si l’espace de la traduction est grand ou petit.

10Si Derrida parlait de la « différance » du sujet, Foucault [11] évoquait quant à lui sa dispersion ainsi que la discontinuité des niveaux concernés. La « différance » derridienne accentue le devenir temps de l’espace et le devenir espace du temps, alors que l’« épistémè » de Foucault nous montre le temps dans l’espace et l’espace dans le temps. L’« épistémè » foucaldienne est un espace du savoir dans lequel les connaissances empiriques « enfoncent leur positivité et manifestent ainsi une histoire…» de leurs conditions de possibilité. L’épistémè constitue un ensemble de rapports ouverts, fluides et indéterminés entre les sciences, la configuration épistémologique, la positivité et la pratique discursive d’une époque donnée. Ce n’est pas une structure immobile de la pensée rationnelle générale à laquelle tout savoir d’une époque donnée doit être conforme. Le changement dans l’ordre des choses et dans leur mode d’être peut mettre fin à une épistémè et en faire naître une autre.

11L’histoire de la culture occidentale a connu deux grandes ruptures, d’abord entre l’épistémè de l’époque classique du milieu du XVIIe siècle et l’épistémè de la Renaissance, ensuite entre l’épistémè moderne de la fin du XVIIIe siècle et l’épistémè classique. Ici, le temps de l’épistémè ne ressemble ni à la durée de Bergson qui procède linéairement, ni à l’instant de Bachelard qui est éphémère, mais se situe dans un espace spécifique du savoir, où le sujet déploie le jeu de vérité. En même temps, l’espace de l’épistémè contient les configurations épistémologiques d’une longue période, composées des rapports multiples entre le sujet, l’objet et l’ordre du savoir.

12Comment traduire l’épistémè foucaldienne en chinois ? « Savoir » (??), « science » (??), « champ de savoir » (???), « paradigme de savoir » (????), « paradigme de pensée » (????) : aucune de ces expressions, à l’évidence, ne convient. Seul « ??? » semble adéquat, car la théorie foucaldienne de l’épistémè ne vise pas essentiellement le problème épistémologique traditionnel, qui porte sur le rapport entre le sujet et l’objet. Elle tâche d’éclairer la façon dont les sujets épistémiques de différentes époques s’introduisent dans le jeu de vérité grâce à l’espace (configuration) du savoir. Le mot «??? » montre avec justesse les deux caractères clé du concept d’« épistémè », à savoir le savoir et la configuration, en même temps qu’il contient l’idée foucaldienne que le temps est dans l’espace et que l’espace est dans le temps.

13Probablement, la traduction ne saurait être que relativement fidèle au texte d’origine. Derrida fait remarquer que la traduction produit des lacunes, du surcroît et de l’erreur par rapport au sens premier. Quant à Foucault, il montre que la traduction est entravée en quelque sorte dans des rapports de force et produit une défiguration du texte original. En somme, que le temps soit continu ou discontinu, le traducteur doit chercher à en traduire le concept de la manière la plus précise possible dans le contexte philosophique qui lui est propre. La traduction est une tâche difficile ou même impossible, mais on continue encore de s’y efforcer pour instituer l’échange, le dialogue et le débat entre une langue et une autre.

14Ainsi, le texte du passé fait appel à la traduction au présent ; le traducteur du présent doit introduire le lecteur du futur au texte d’origine, certes du passé, mais qui attend toujours d’être achevé. Le texte d’origine reste ainsi à jamais ouvert, inachevé. L’espace de la traduction est toujours ouvert : on voit, on verra…

Notes

  • [1]
    Henri Bergson, Durée et simultanéité, Presses Universitaires de France, Paris, 1968, p. 45.
  • [2]
    Henri Bergson, L’Évolution créatrice, Presses Universitaires de France, Paris, 1957, p. 339.
  • [3]
    Gaston Bachelard, L’Intuition de l’instant, Éditions Denoël, 1965, p. 5.
  • [4]
    Ibid., p. 18.
  • [5]
    Ibid., p. 20.
  • [6]
    Ibid., p. 103.
  • [7]
    Jacques Derrida, Marges de la philosophie, Les Éditions de Minuit, Paris, 1972, p. 8.
  • [8]
    Ibid., p. 14.
  • [9]
    Jacques Derrida, Spectres de Marx, L’État de la dette, le travail du deuil et la nouvelle Internationale, Éditions Galilée, 1993, Paris, p. 42.
  • [10]
    Ibid., p. 43-44.
  • [11]
    Michel Foucault, Les Mots et les choses, Éditions Gallimard, Paris, 1966,p. 13.