Le voyage du film documentaire. Le Droit à la philosophie

La déconstruction est une pratique institutionnelle pour laquelle le concept de l’institution reste un problème.
Jacques Derrida

1En octobre 1983, le Collège international de philosophie (CIPh), organisme de recherche et d’enseignement ouvert au public, a été fondé rue Descartes à Paris, à l’initiative de François Châtelet, Jacques Derrida, Jean-Pierre Faye et Dominique Lecourt. Le Collège est juridiquement une association, mais avec le financement concurrentiel des ministères de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, de l’Éducation nationale et de la Culture. Ses activités sont organisées par une équipe de cinquante directeurs de programme (dont une quinzaine d’étrangers) élus par un concours ouvert pour une durée de six ans non renouvelable. On sélectionne les directeurs de programme non pas en fonction de leur statut ou de leur diplôme, mais de l’originalité de leur projet de recherche. Ainsi les professeurs de l’enseignement secondaire, les écrivains, les artistes, les psychanalystes et d’autres peuvent postuler pour devenir directeurs au Collège afin d’y donner un séminaire et conduire leurs recherches. Le Collège a pour but de créer un nouveau type de philosophie, impliquant dans une collaboration sans hiérarchie ni centre, la littérature, l’art, la psychanalyse, la politique, la science et la technologie. En somme, le Collège international de philosophie est une association bénéficiant à un certain degré d’un financement public, constituée par le mélange d’universitaires, d’autres professeurs et de non-professeurs, dont l’un des objectifs est de questionner les relations entre la philosophie et son dehors. L’idée et la pratique du Collège se situant d’emblée sur ces différentes frontières, Jacques Derrida, l’un de ses fondateurs, a inséré en elles la logique de la déconstruction.

2Lors de mes études de philosophie à Paris au début des années 2000, j’assistai à certains séminaires du Collège. À cette époque, cet organisme de recherche ouvert au public me semblait très singulier. Je n’avais rien vu de tel dans ma vie. Même après mon retour au Japon, le Collège restait pour moi une énigme. Je me demandais pourquoi les fondateurs, y compris Derrida, avaient installé cette association en marge des universités. Je trouvais nécessaire de réfléchir sur l’idée et la pratique du Collège, son arrière-plan historique. Après avoir traduit en japonais L’Université sans condition de Derrida, la question de l’éducation chez ce philosophe m’a sensiblement fasciné, ce qui m’a fait finalement décider d’organiser des interviews sur le Collège.

3En été 2008 à Paris, j’ai passé deux semaines à tourner des entretiens avec sept personnes directement concernées par le Collège : anciens présidents (Michel Deguy, François Noudelmann et Bruno Clément), vice-président en exercice (Boyan Manchev) et directeurs de programme, anciens ou actuels (Catherine Malabou, Francisco Naishtat et Gisèle Berkman). Ces interviews importantes font la matière d’un film documentaire, Le Droit à la philosophie, que j’ai réalisé en 2009.

4Ce premier film sur le Collège consiste en huit scènes. Dans la scène introductive, « Profil », chaque interviewé décrit sa relation avec le Collège. La scène suivante, « La définition du Collège », souligne le caractère très singulier de ses activités de recherche et d’enseignement. Dans la troisième scène, « Le Collège et les universités », les interviewés expliquent la nature originale du Collège en comparaison avec d’autres institutions académiques, le principe de gratuité, l’égalité entre les directeurs et la conception des curriculums et des programmes. La quatrième scène, « L’idée du Collège », accentue le contraste entre la notion d’« intersection » élaborée au Collège et celle d’interdisciplinarité dans les départements tels que ceux de Cultural Studies ou de Comparative Studies, principalement dans les paysages académiques anglo-saxons. La cinquième scène, « Le Collège et les valeurs économiques », montre les problèmes critiques qu’affrontent les Humanités et que provoque l’exigence de profit, d’efficacité et d’excellence du capitalisme mondialisé. La sixième scène, « La question du lieu », se demande dans quel lieu les activités de recherche et d’enseignement peuvent trouver place, sachant que le Collège n’a pas de campus. La septième scène, « Problèmes », montre ceux auxquels le Collège fait face à présent. Enfin, dans la dernière scène, « Jacques Derrida et le Collège », les interviewés se rappellent la contribution de ce philosophe.

5Depuis septembre 2009, le documentaire a été projeté dans de nombreux lieux (universités, librairies, cinémas, cafés, etc.) non seulement au Japon, mais aussi aux États-Unis, en France, Allemagne, Angleterre, Bulgarie, Serbie, Israël, Chine, Corée et Taiwan : plus de soixante projections dans onze pays jusqu’à présent. Le plus important pour moi reste l’organisation, à la suite de chaque projection, d’une table ronde avec les professeurs universitaires dans la plupart des cas, mais aussi les artistes, les écrivains, les militants, pour discuter des problèmes et des possibilités de la philosophie dans le contexte de chaque pays.

6D’ailleurs, je voudrais signaler que si je fais le tour du monde avec ce film documentaire sur Derrida et le Collège, ce n’est pas comme un missionnaire de sa philosophie. J’essaie plutôt de partager avec des gens différents les questions actuelles qu’affronte la philosophie, à partir de cet exemple qu’est la pratique institutionnelle de l’éducation chez Derrida. Le film a pour but, dans ce contexte, de considérer les possibilités qui s’ouvrent pour les Humanités en général, notamment pour la philosophie, dans notre époque de capitalisme mondial. L’un des sujets principaux proposés est la question de l’institution, notamment dans ses relations avec la philosophie, thème central pour la déconstruction élaborée et pratiquée par Derrida. Dans cet essai, nous abordons notamment la question de la situation de la philosophie, de l’institution et de l’interdisciplinarité, à travers le voyage du film, de mon itinéraire avec lui et des activités qui l’ont également accompagné.

7J’emprunte l’expression peu commune, « le droit à la philosophie », au livre de Derrida, Du droit à la philosophie (Galilée, 1990). Très sensible à la question de l’institution, le philosophe se demande selon quelle institution ou condition (recherche et enseignement, diplôme, formation, publication, archive, examen, etc.) la philosophie peut exister dans la société. Le droit à la philosophie, à savoir le droit à penser radicalement la réalité, dépend des situations politiques et historiques. Comme Franscisco Naishtat en témoigne dans le film, « l’existence de la philosophie n’est pas donnée d’avance dans une société. C’est-à-dire qu’on pourrait très bien imaginer un monde très performant et très expert, dans lequel nous n’aurions pas de critique philosophique. Nous pourrions très bien imaginer un monde sans philosophie. Ce monde-là, après tout, a déjà existé ».

8Pour citer des exemples, en 2010, l’Université de Middlesex à Londres a décidé de supprimer tous les programmes offerts dans le département de la philosophie. Même si ce dernier était reconnu pour l’excellence de ses recherches, l’équipe de gestion a choisi arbitrairement cette suppression pour une raison financière. Autre exemple : depuis 2010, en Hongrie, les philosophes sont sous la pression croissante du gouvernement conservateur de Fides. Ce dernier filtre les informations des médias ; contre cette loi absurde, des philosophes tels que Agnes Heller ont adressé des critiques publiques au nom de la liberté d’expression. En représailles le comité d’enquête les a dénoncés à la police pour détournement de subvention publique (la police a arrêté l’enquête un an après, aucune preuve d’acte criminel n’ayant été trouvée). Avec ces exemples actuels, comme l’a dit Naishtat, le droit à la philosophie n’est jamais un fait acquis dans une société et à une époque. Lors des projections, j’ai reçu de temps en temps des remarques selon lesquelles l’expression « le droit à la philosophie » paraissait plutôt exagérée. On me demandait parfois : « Avec ce slogan, que veut-on protéger, sinon les philosophes professionnels ou l’institution philosophique ? » Ce qu’il s’agit de sauvegarder avec un tel « droit à la philosophie », ce n’est pas quelque chose de substantiel, mais plutôt le sens du droit à penser, dans les contextes des sociétés actuelles, dans la situation concrète d’une époque.

9Le film Le Droit à la philosophie souligne l’originalité de la recherche et de l’enseignement au Collège en comparaison avec les autres institutions académiques, en particulier les universités. Le Collège, qui depuis sa fondation a le statut d’une association de loi 1901, permet à tout groupe de citoyens d’organiser son activité librement, même s’il est financé par l’État. On pourrait dire que le Collège est principalement une activité privée, mais greffée sur le secteur public. Historiquement, les activités privées ont été bien développées en dehors des institutions académiques, assez souvent strictes et fermées. Bien entendu, il serait naïf de réclamer la création d’une nouvelle activité intellectuelle, au motif que les universités ne gardent plus leur liberté académique sous la pression des pouvoirs politiques et économiques. Mais il est plutôt important de mettre en question les frontières entre le privé et le public dans les activités de la recherche et de l’enseignement.

10Dans ce film, quelques interviewés citent l’ouvrage de Derrida, L’Université sans condition. Il s’agit d’un livre fondé sur une conférence à l’Université de Stanford en 1988, où Derrida a discuté de l’avenir des Humanités à l’âge de la mondialisation. Selon lui, « l’Université exige et devrait se voir reconnaître en principe, outre ce qu’on appelle la liberté académique, une liberté inconditionnelle de questionnement et de proposition, voire, plus encore, le droit de dire publiquement tout ce qu’exigent une recherche, un savoir et une pensée de la vérité[1]. » Alors que la liberté académique est protégée dans et pour l’Université, le droit principal de tout dire impliquerait la possibilité de déconstruire l’Université elle-même. Bien entendu, l’Université sans condition n’existe pas dans les faits. La liberté inconditionnelle de tout dire serait ce qu’on doit poursuivre dans de multiples conditions. Comme Catherine Malabou le remarque dans son entretien, l’important est de tenter de trouver « différentes relations entre le conditionnel et l’inconditionnel ».

11Dans le film, François Noudelmann qualifie le Collège de « contre-institution » proposée par Derrida. Comme il a une préférence pour le préfixe « contre » qui signifie le mouvement déconstructif, Derrida utilise souvent les mots « contrepartie », « contre-exemple », « contre-allée », etc. Dans son interview de 1996, il a confessé le malaise qu’il éprouvait par rapport à la critique sévère que les étudiants de Mai 68 faisaient, à l’époque, de l’institution. Il a émis des doutes sur l’assertion politique de cette époque-là : la libération des partis politiques établis, des institutions scolaires et du régime capitaliste, au profit de communications spontanées et immédiates. Dans la même période il a lu Que faire ?, de Lénine, où il a retrouvé un passage sur la critique du spontanéisme. Il déclare, à propos de la question de savoir s’il faut délibérer au sujet de l’institution, la chose suivante : « En termes abstraits et généraux, ce qui reste constamment dans ma pensée sur cette question, c’est sans doute la critique des institutions. Mais cela ne vient pas de l’utopie d’une pré-ou non-institution sauvage et spontanée, mais plutôt d’une contre-institution. Je ne crois pas qu’il y ait, ou qu’il doive y avoir, du “non-institutionnel”. Je suis toujours ballotté entre la critique de l’institution et le rêve d’une autre institution, qui, dans un processus interminable, viendra remplacer les institutions oppressives, violentes et inopérantes. L’idée d’une contre-institution (qui n’est pas spontanée, ni sauvage, ni immédiate) est le motif le plus permanent qui m’a guidé en un sens dans mon travail [2]. »

12Le préfixe « contre » signifie ici, à la fois, « opposition » et « proximité ». Il serait naïf de penser retourner à l’état de nature en niant l’institution comme telle, même si l’on n’est pas satisfait des institutions actuelles. Derrida, lui, tente de renouveler l’institution en suivant la logique et les conditions des institutions établies. Il ne s’agit pas de démolir les institutions au nom d’une utopie de l’anti-institution, mais de chercher une transformation interne et externe des institutions établies. L’idée de la « contre-institution » montre que l’institution a la force de résister à l’institution elle-même, la force de se recommencer elle-même, sans accomplir son fondement ou sa fondation.

13Il reconnaît l’importance de la vocation du CIPh et parle d’« accorder la priorité au non-légitimé, légitimer ainsi par privilège ce qui à un moment donné paraît illégitime [3] ». En effet, en se donnant pour tâche de « faire droit à ce qui est privé de droit » et d’« instaurer le droit à la philosophie là où celui-ci paraît nul, dénié, interdit ou invisible », la philosophie se trouve « en acte, et à son origine recommencée ».

14Derrida a eu le courage de prêter attention à ceux qui sont en marge, exclus des institutions philosophiques, car les institutions académiques avaient alors une authentique structure traditionnelle en France. Depuis la notification officielle de 1925, il est obligatoire de suivre le cours de philosophie en classe Terminale de lycée. Mais ce « devoir de la philosophie » ne signifie pas nécessairement l’autonomie ou la liberté totale dans l’enseignement de la philosophie. En effet, les pouvoirs publics restent susceptibles de déterminer et de maîtriser cet enseignement – le contenu et la direction de l’éducation, l’administration des examens et concours nationaux tels que le baccalauréat ou l’agrégation, la disposition et le nombre limite d’enseignants, etc. L’expression derridienne, « le droit à la philosophie », pourrait alors sembler exagérée, et il faudrait par conséquent tenir compte des conditions particulières d’exercice qui sont celles de la France. Sa pensée déconstructrice n’est pas reconnue dans les institutions académiques traditionnelles françaises ; Derrida a enseigné dans des institutions parallèles (ens, ehess) et dans des universités étrangères, par exemple aux États-Unis et en Allemagne. Il était très sensible au conservatisme des institutions philosophiques en France et considérait qu’il fallait ouvrir davantage « le droit à la philosophie ». « La philosophie n’a pas d’horizon, si l’horizon est, comme son nom l’indique, une limite, si ‘horizon’ signifie une ligne qui encercle ou délimite une perspective [4] ». « Accorder la priorité au non-légitimé » est une opération à double tranchant pour la philosophie. On ne peut pas dire que les nouveaux sujets et les recherches interdisciplinaires doivent nécessairement avoir la priorité, tandis que les thématiques et le style traditionnels seraient par définition obsolètes. Les sujets de recherche non légitimés par l’institution exigent nécessairement un niveau assez élevé, sans quoi la pratique philosophique ne peut que se dégrader.

15D’une part, il est nécessaire d’avoir une expérience professionnelle et une technique de la recherche et de l’enseignement de la philosophie, comme de conserver des lieux professionnels (par exemple, la faculté de philosophie à l’Université) pour cet exercice. Mais d’autre part, afin d’étendre « le droit à la philosophie », on doit remonter à partir de lui et essayer de se transformer en posant la question réflexive « Qu’est-ce que la philosophie ? » Aux yeux de Derrida, la forme de questionnement en « Qu’est-ce que X ? » est un privilège que s’accorde la philosophie : plus précisément, celui de poser cette question, au présent et à la troisième personne du singulier, au sujet de toutes choses. La philosophie se demande ainsi, à propos des autres disciplines, « Qu’est-ce que la physique ? », « Qu’est-ce que la musique ? », « Qu’est-ce que la politique ? » La forme de questionnement « Qu’est-ce que X ? » reste le style de ce que Derrida nommait dans ses premiers textes « la métaphysique du présent », et le privilège qu’elle induit reste, selon lui, à déconstruire. L’important est d’avoir « une certaine expérience de la question “Qu’est-ce que la philosophie [5]” ».

16Même si « la philosophie n’a pas d’horizon », « l’interdisciplinarité » qui est à la mode partout apparaît à Derrida comme une collaboration fondée sur des disciplines établies, qui synthétisent ainsi leurs horizons. Dans cette optique, on ne met pas en doute l’horizon, ou encore l’identité de chaque discipline ; par là, chaque spécificité s’en trouve encore renforcée. Derrida, lui, accorde de l’importance à « l’intersection » qui provient de la philosophie. Il s’agit d’une expérience déconstructrice de la philosophie qui interroge son propre fondement dans ses rapports avec les autres disciplines. En suspendant toute réponse définitive à la question « Qu’est-ce que la philosophie ? », la philosophie elle-même ne cesse de s’ouvrir aux autres, de toucher à ses propres limites. « Ce qu’on a appelé la “déconstruction”, c’est aussi l’exposition de cette identité institutionnelle de la discipline philosophique [6] ». Pour réfléchir au cas de l’Université traditionnelle, comme le signale John Caputo, l’intersection déconstructive se place « dans la distance entre les disciplines classiques telles que la philosophie, la littérature ou la religion, etc., et quelque chose d’absolument nouveau, d’absolument singulier et sans précédent [7] ». Les possibilités institutionnelles de l’éducation et de la recherche sont mises à l’épreuve « entre toutes les déterminations du philosophique et une pensée déconstructrice qui est engagée par la philosophie sans lui appartenir [8] ».

17Afin de rendre mieux compte de la notion d’intersection, Derrida choisit un mot, « limitrophe », composé d’un mot latin, limes (borne), et d’un mot grec, trophos (ce qui offre des nourritures). Par le biais de cette expression, il ne décrit pas seulement un seul horizon fermé, mais les confins qui produisent eux-mêmes des nourritures. La question de la proximité se pose à la fois d’une façon interne et externe : elle engage celle des relations entre la philosophie et les autres disciplines, voire la transformation de la philosophie elle-même.

18La quatrième scène du film, « L’Idée du CIPh », qui montre une comparaison entre les Cultural Studies et la philosophie, a causé une polémique notamment après les projections aux États-Unis. À l’Université de New York, Mikhail Iampolski a remarqué : « Ce film nous incite à penser qu’aux États-Unis, la philosophie continentale est incorporée dans les Cultural Studies ou la Comparative Literature et qu’elle est considérée comme une quasi-discipline ». À Cornell University, Bruno Bosteels a demandé un peu ironiquement : « Pourquoi encore la philosophie ? Même si les interviewés répètent ‘Au Collège, la philosophie n’est plus dominante, mais se met à l’écoute des autres disciplines”, je me demande si leur conviction est fondée sur la tradition nationale de la philosophie en France. Je ne sais pas pourquoi, mais un certain prestige de la philosophie pénètre dans le concept même du Collège. » S’opposant à des discussions stimulantes proposées par les interviewés dans le film (par exemple, Catherine Malabou appelle « nouveau dogme » le devenir Cultural Studies de la philosophie), certains ont présenté leur réfutation ironique : « Ce sont les Cultural Studies qui ont accepté la philosophie derridienne aux États-Unis, il faudrait tenir compte de leur générosité ».

19Certes, dans les interviews du film, la notion derridienne d’intersection est clairement opposée à l’interdisciplinarité typique des Cultural Studies ; ce film semblerait ainsi caricaturer les relations conflictuelles entre la philosophie continentale et la philosophie anglo-saxonne. Pourtant, Derrida tend essentiellement à accepter l’interdisciplinarité proposée par les Cultural Studies, afin de la développer dans le contexte de la philosophie. Il fait seulement attention à un type de l’interdisciplinarité, qui, composé par des disciplines bien rangées, fonctionne comme un instrument pour interpréter la réalité. Déjà impliqué dans les universités américaines au cours des années soixante, Derrida lui-même était probablement déjà conscient des mérites et des défauts de l’interdisciplinarité. Il est sans aucun doute naturel qu’il ait développé le type anglo-saxon de l’interdisciplinarité à sa propre manière, afin d’ouvrir de nouvelles approches et s’opposant à certaines rigidités de la philosophie telle qu’elle était pratiquée en France.

20Derrida a co-fondé le CIPh comme cette « contre-institution », où l’on met en question le privilège de la philosophie, où le droit à la philosophie est ouvert ; il confie l’idée et la pratique de la déconstruction à cette institution. Revenons un peu en arrière, et citons pour finir un passage de l’essai que Derrida a rédigé sur Nietzsche en 1979, et dans lequel il imaginait l’institution enseignante à venir. Sous quelle forme est possible une institution enseignante dans laquelle fonctionne la déconstruction, sachant que la pensée affirmative est à jamais non présente ? Dans la mesure où la déconstruction n’est jamais une pédagogie s’appuyant sur le nom de Jacques Derrida, on ne peut hériter de la déconstruction que par de nouvelles pratiques institutionnelles. Pourtant, paradoxalement, s’il existe de la déconstruction, on ne peut l’entrevoir qu’au moment où se déconstruit l’institution qui hérite de la déconstruction même. Superposant l’éternel retour de Zarathoustra à sa pensée déconstructive, Derrida semble essayer d’entendre, par l’oreille de Nietzsche, les appels de tous ces autres qui sont à la recherche du droit à la philosophie. « La bonne nouvelle de l’éternel retour est un message et un enseignement, l’adresse ou la destination d’une doctrine. Par définition, elle ne peut se laisser entendre au présent. Elle est intempestive, différente et anachronique. Mais comme cette nouvelle répète une affirmation (oui, oui), comme elle affirme le retour, le recommencement et une certaine reproduction qui garde ce qui revient, sa logique même doit donner lieu à une institution magistrale. Zarathoustra est un maître, il dispense une doctrine et entend fonder de nouvelles institutions. / Institutions de “oui”. Elles ont besoin d’oreilles, mais comment cela [9] ? »

21Après les projections, en 2011, j’ai publié un livre avec le dvd du film, Le Droit à la philosophie, édité par Keisô-shobô. J’ai l’impression d’avoir fait plusieurs détours avec ce film. Normalement les chercheurs lisent les textes et écrivent leurs propres articles. On m’a donc demandé très souvent : « Pourquoi vous, qui êtes chercheur, avez-vous réalisé un film, sans rédiger d’articles universitaires ? » Or, tout d’abord, l’objet de mes recherches était (et reste) l’institution de la recherche et de l’enseignement, le Collège international de philosophie, la participation de Jacques Derrida à sa fondation et sa pratique institutionnelle. Ensuite, j’ai tourné ces interviews avec sept intéressés, tels que Michel Deguy, pour réaliser ce film documentaire. Puis j’ai organisé les projections et les tables rondes dans différents pays. Alors et finalement j’ai pu rédiger, d’après ces discussions, mon propre texte pour publier un livre avec le dvd.

22À propos de mon voyage accompagnant les projections, Hisashi Fujita a remarqué que si le mouvement du Collège n’était pas seulement le fait de Derrida, et supposait que la force de la pensée le traverse lui et les autres, mon film Le Droit à la philosophie et les activités autour de ses projections ne pouvaient non plus, toutes proportions gardées, être de mon fait ; il faut qu’une force sans auteur traverse et relie les gens. Autrefois, dans son essai Traveling Theory[10], Edward W. Said a défini à sa manière la circulation des pensées et des théories comme « le voyage d’une personne à une autre, d’une situation à une autre, d’une époque à un autre ». En outre, pour faire voyager les pensées et les théories existantes, il faut aussi mettre les institutions établies en route. Le voyage du film documentaire Le Droit à la philosophie m’a fait ainsi réfléchir à l’importance de mettre à l’épreuve de la déconstruction la discipline ou l’institution de la philosophie.

Notes

  • [*]
    Yuji Nishiyama est professeur au Centre de philosophie de l’Université de Tokyo et directeur de programme au CIPh.
  • [1]
    Jacques Derrida, L’Université sans condition, Éditions Galilée, 2001, p. 11-12.
  • [2]
    Jacques Derrida et Maurizio Ferraris, A Taste for the Secret, Polity, 2001, p. 50.
  • [3]
    Jacques Derrida, Du droit à la philosophie, Éditions Galilée, 1990, p. 26.
  • [4]
    Ibid., p. 32.
  • [5]
    Ibid., p. 26-27.
  • [6]
    Ibid., p. 22.
  • [7]
    John D. Caputo (ed.), Deconstruction in a Nutshell, p. 69.
  • [8]
    Jacques Derrida, Du droit à la philosophie, op. cit., p. 28.
  • [9]
    Jacques Derrida, Otobiographies, Éditions Galilée, 1984, p. 74.
  • [10]
    Edward W. Said, The World, the Text, and the Critic, Harvard University Press, 1983.