La philosophie du langage en Italie aujourd’hui

Entre histoire et théorie

1La réflexion sur le langage et les langues a, en Italie, une longue tradition qui se mêle à son histoire littéraire et politique. Il ne faut pas oublier que l’un des fils rouges de cette réflexion a toujours été la « questione della lingua » qui marque très profondément notre tradition de Dante à Pasolini [1]. Et c’est avec Vico et les philosophes italiens des Lumières que l’évolution de la faculté de langage et une typologie théorique de la structure des langues, ainsi qu’une perspective comparative de ces mêmes langues, prennent une place importante dans la pensée linguistique italienne. Toutefois, comme c’est le cas pour la linguistique qui démarra assez tard dans les universités italiennes, la philosophie du langage en tant que discipline institutionnalisée en Italie a une histoire assez récente. Elle débute à la Faculté des Lettres de Rome en 1956, lorsque l’enseignement de la « Philosophie du langage » est attribué à Antonino Pagliaro (1898-1973), iraniste, professeur depuis 1927 d’« Histoire des langues classiques » (discipline nommée ensuite « Glottologie »), qui enseigna jusqu’en 1961, date à laquelle il céda la place à son jeune élève Tullio De Mauro (1932). Après l’institution de cet enseignement à Rome, d’autres virent le jour dans les Universités de Padoue et de Milan.

2Pendant la seconde moitié du XXe siècle, l’évolution de la philosophie du langage, ainsi que de la linguistique, coïncide en Italie avec la coupure par rapport à la pensée linguistique et à l’idéalisme philosophique de Benedetto Croce [2] et avec l’assimilation de la nouvelle tradition des grandes traductions des ouvrages majeurs de la linguistique théorique et générale (Saussure, Jakobson, Vygotskij, Benveniste, Hjelmslev, Chomsky, etc.), ainsi que des philosophes du langage tels que Frege et Wittgenstein.

3À partir de son institutionnalisation, la philosophie du langage se développe en Italie en suivant surtout trois directions théoriques différentes. Un premier courant est très proche des études linguistiques au sens plus technique du mot, de la linguistique générale et des dimensions historiques et institutionnelles des langues ; un deuxième courant rattache plus généralement la philosophie du langage à la sémiotique ; le troisième courant est naturellement celui qui introduit dans notre pays les thèmes, la méthode et le style de la philosophie analytique [3]. À ces trois courants, il faut ajouter tous ces philosophes qui se sont occupés du langage en s’appuyant sur l’esthétique, la phénoménologie, la pensée française (celle de Ricœur ou de Derrida surtout), la pensée allemande, celle de Heidegger, Habermas, Apel, et de l’herméneutique de Gadamer qui a obscurci la pensée du juriste italien Emilio Betti [4]. Moins nombreux sont les philosophes du langage qui se réclament de la tradition rhétorique et de la théorie de l’argumentation [5].

4Il faut ajouter que la naissance du paradigme de l’AI (Intelligence Artificielle) d’abord, la diffusion de la linguistique chomskyenne ensuite, qui a un volet théorique et philosophique déclaré, et finalement le tournant des sciences cognitives ont contribué en Italie à détailler un domaine de recherche marqué par une irréductible pluralité. Il ne sera ici question que du travail des « pères fondateurs » et des orientations théoriques générales auxquelles on peut, en gros, reconduire le travail que de nombreux chercheurs (plus de 100 professeurs, maîtres de conférences, etc.) mènent dans les universités italiennes et auquel il sera impossible ici de faire justice dans toute sa nuance.

De Vico à Saussure : l’École de Rome

5Le premier courant s’est formé principalement dans la tradition de l’École linguistique de Rome où Antonino Pagliaro reprend certaines intuitions formulées par son prédécesseur, Luigi Ceci, au cours de son enseignement, tels que les liens entre le travail philologique et le travail linguistique sur les textes et leur mise en place dans le cadre d’un horizon à la fois historique et théorique [6]. Pagliaro, élève entre autres de Giovanni Gentile, attiré dans ses premiers travaux par les positions de Croce, conduit son travail linguistique avec un volet théorique qui emprunte à de grands philosophes tels qu’Aristote, Leibniz, Humboldt, Hegel et Cassirer, mais il lit et cite aussi Morris, Russell, Wittgenstein, sans jamais oublier la leçon de Vico qu’il faudrait, selon lui, redécouvrir.

6Comme on l’a déjà dit, Tullio De Mauro est le premier successeur de Pagliaro. C’est dès la première édition de son Introduzione alla semantica, en 1965, que De Mauro s’oppose à Croce et à Guido Calogero [7] pour détacher sa conception du langage de ce contexte et replacer sa recherche sur la sémantique dans le sillage des travaux de Pagliaro, mais aussi dans un horizon plus vaste du point de vue philosophique et linguistique. Le pivot de son travail est la connaissance profonde de la pensée linguistique de Ferdinand de Saussure qu’il analyse dans tous ses aspects et dont il prépare en 1967 une traduction qui est aussi une interprétation et une édition traduite en plusieurs langues, devenue incontournable pour tous ceux qui étudient Saussure en linguistes ou en philosophes. À cette édition, revue et augmentée, s’est ajoutée l’édition traduite et commentée des écrits inédits de Saussure [8].

7À Saussure, De Mauro doit la possibilité de dépasser tout individualisme sémantique, de faire appel à une théorie rigoureuse et formelle des systèmes linguistiques, sans négliger le sens de leur histoire et la dimension vague et changeante, voire contradictoire de leur vie [9].

8C’est De Mauro lui-même qui remarque la spécificité de la recherche linguistique en Italie entre le XIXe et le XXe siècle [10] puisqu’il met en évidence le poids qu’y possède l’histoire sociale et culturelle, la conscience du rôle de la langue pour l’identité nationale et l’éducation publique. Ces caractéristiques rendent évidentes l’idée de la langue considérée en tant qu’institution (De Mauro pense notamment à Devoto et Nencioni, mais aussi à Piovani et Lucidi) et l’attention conséquente vers la sémantique, un domaine où s’expriment la nature ouverte et mobile de la langue (que Saussure tient pour une institution qui n’a pas sa pareille), ainsi que son lien avec l’ensemble de la culture.

9Aux travaux de De Mauro qui n’a jamais négligé ni la dimension linguistique applicative dans toutes ses formes, de l’éducation linguistique à la réalisation du Grande Dizionario italiano dell’uso[11], ni la dimension théorique (Minisemantica delle lingue e dei linguaggi non verbali ; Capire le parole ; Saggio di linguistica teorica[12]) peut être rapporté un vaste courant de recherches sur l’histoire et la philosophie des langues qui se réclame de son enseignement et de son influence.

10Parmi les membres de celle que De Mauro lui-même a appelé l’École linguistique romaine, je voudrais ici citer Giorgio Raimondo Cardona. Ce dernier a toujours travaillé en épousant les résultats des analyses linguistiques formelles, en étant attentif aux conditions historiques et culturelles dont les textes sont les témoins privilégiés. Il a su détailler sur le terrain de l’ethnolinguistique ses intuitions épistémologiques rassemblées dans l’un de ses derniers ouvrages, I sei lati del mondo[13].

11Et il me semble important de rappeler ici tout le travail, historique et théorique à la fois, fait par Lia Formigari, qui l’a conduite à proposer une vision fertile des rapports entre philosophie et linguistique. Formigari pense que la philosophie, face aux sciences pratiques et sociales, peut jouer un rôle en renonçant à son propre objet pour remplir une fonction épistémologique et s’occuper « de l’inventaire critique des objets, des concepts et des méthodes de ces sciences et de ces pratiques ; pour se proposer, en tant qu’historiographie philosophique, comme mémoire historique de ces mêmes sciences [14] ». Formigari propose une « philosophie des langues », en utilisant un terme issu des Lumières, pour désigner l’étude des pratiques langagières et des structures abstraites qui s’y réalisent. Cette philosophie rallie l’étude du langage à celle des conditions psychiques et de l’anthropogenèse, sans l’écraser sous la psycholinguistique comme cela est arrivé pour l’epistemology of language dans les pays anglophones du fait de l’influence de Chomsky. Il s’agit d’une philosophie qui peut accompagner la linguistique, ce d’autant que « la liberté spécifique de la philosophie lui permet d’envisager le futur lointain des phénomènes langagiers [15] » et elle peut le faire en proposant des thèses que la linguistique ne peut pas formuler pour rester fidèle aux données empiriques. Ces thèses visent surtout les nœuds théoriques persistant dans l’histoire (Cartesian linguistics docet), dont la nature sémiotique de la perception ou la renaissance de la question de l’origine sont des exemples.

La voie italienne vers la sémiotique à partir d’Umberto Eco

12Le deuxième courant des études philosophiques sur le langage dont il sera ici question est la sémiotique qui possède en Italie certains caractères originaux.

13En 1975 la publication, en même temps en Italie et aux États-Unis, du Traité de sémiotique générale d’Umberto Eco ouvre une nouvelle saison pour les études sur le langage et la communication qui, à partir de ce moment, aura comme centre l’enseignement de « Sémiotique » qu’Eco, élève de Luigi Pareyson et jusque là professeur d’Esthétique, dispense à l’Université de Bologne dès cette époque.

14La sémiotique générale qu’Eco propose dans son Traité est d’un côté issue de la sémiologie générale indiquée par Saussure et, de l’autre côté, est axée, plutôt que sur la typologie des signes, sur une classification des modalités avec lesquelles ces signes sont produits. Eco place sa sémiotique dans une lignée « philosophique » qui trouve ses pivots chez Peirce et Morris mais qui relit toute la tradition philosophique à la lumière de l’identité entre la sémiotique et la philosophie du langage.

15Bien qu’au début du Traité il pose l’équivalence entre la sémiologie générale dérivée de la linguistique saussurienne et la sémiotique philosophique, Eco choisit le plus souvent de se rallier à la deuxième lignée. Par conséquent, les rapports de la sémiotique avec les théories et les philosophies de la perception, de la connaissance et de l’interprétation sont certainement les lieux privilégiés de sa pensée face à l’autonomie de la linguistique issue de la réception de l’enseignement de Saussure.

16Le projet d’Eco est d’explorer les possibilités théoriques et les fonctions sociales d’une étude unifiée de tout phénomène de signification et/ou de communication, son but étant d’édifier une théorie générale capable d’expliquer chaque occurrence de fonction sémiotique ayant recours à des systèmes sous-jacents et relatifs à un ou à plusieurs codes.

17La thèse novatrice du Traité est en effet la déclaration que le domaine des phénomènes sémiotiques et celui des phénomènes culturels sont co-extensifs. Dès son essor, la sémiotique d’Umberto Eco se place consciemment à l’intérieur du domaine des sciences humaines mais en s’interrogeant toujours sur ses rapports avec d’autres disciplines, ayant toujours conscience de la nécessité d’échapper à une vocation « impérialiste » de la sémiotique. La sémiose est un fait du monde parmi les autres et c’est ce qui fait sortir les codes d’expression de leur rigidité, en les ouvrant à ce qui est sémantiquement imprévu.

18La sémiotique d’Eco est donc articulée à un degré inférieur où elle n’est une discipline théorique qu’afin d’étaler la praxis sémiotique. Tandis qu’à un degré supérieur, la sémiotique peut être appliquée partout où l’on rencontre des phénomènes de communication et de signification là où on a des codes, c’est-à-dire partout où la possibilité d’engendrer des fonctions sémiotiques est soumise à des conventions sociales.

19La théorie de la production des signes dessinée par Umberto Eco embrasse des phénomènes divers qui vont de l’usage naturel des différents langages jusqu’à la transformation des codes, de la communication esthétique aux interactions communicatives, à l’utilisation référentielle. Dans les toutes premières pages de son Traité Eco déclare, avec son ironie habituelle, qu’il aurait voulu l’intituler « Pour une critique de la sémiotique pure et de la sémiotique pratique », devant laquelle nous pourrions considérer son ouvrage de 1997, Kant e l’ornitorinco, comme une sorte de « critique du jugement sémiotique ». L’importance qu’Eco accorde au processus d’interprétation lui permet de poser au niveau sémantique des problèmes qui relèvent d’habitude du domaine pragmatique. L’idée de l’arrière-fond cognitif qui se transforme et se détaille en permanence lui permet de dépasser le modèle du dictionnaire pour s’appuyer sur une encyclopédie, une notion qui acquiert une importance croissante dans les ouvrages qui suivent le Traité. Comme il l’a été remarqué [16], dès l’époque du Traité, Eco réfléchit sur les liens entre la perception et la sémiose et c’est en parcourant cette voie qu’il s’approche du réalisme et de certains thèmes des sciences cognitives. Dans Kant e l’ornitorinco, en effet, il manifeste un réalisme qu’il appelle « contractuel » et il nuance donc les bornes naturelles de la sémiotique générale telles qu’il les avait indiquées dans le Traité pour concentrer son travail d’analyse sur ce même terrain de la sémiose primaire, située aux frontières de toute activité sémiotique qui se déroule dans un cadre institutionnalisé et dont elle est une pré-condition. Les types cognitifs, et les contenus dont ils sont issus, sont les aperçus de ce qui devient, grâce au langage, une dimension intersubjective et publique de la connaissance avant même d’être une dimension de la communication. Selon Eco, une sémiotique philosophique doit réfléchir sur ce qu’il appelle « le mystère de l’acte indical », mais elle doit, en même temps, décider que son devoir spécifique est celui d’étudier de quelle manière, à partir du phénomène d’origine, peut naître la pratique intentionnelle et l’articulation des systèmes d’indices. Eco a donc fondé ce qu’on a appelé une approche syncrétique de la sémiotique [17] qui a su intégrer la tradition philosophique et logique, l’héritage de Hjelmslev, à la tradition structuraliste et qui reste ouverte à toute révision.

20La sémiotique générale, c’est donc, dans la version d’Eco, une philosophie du langage qui utilise ses propres catégories non seulement pour les langues naturelles et les langages formalisés, mais elle les applique aussi à toutes les formes expressives indépendamment de leur grammaticalité, jusqu’à chercher, comme on l’a dit, l’origine de la possibilité de la grammaticalisation.

21Cette « généralité » pénible et détaillée est la marque de l’épistémologie difficilior des sciences humaines. Toutes les fois que l’adjectif « général » s’attache à l’étude des phénomènes du langage, de la signification, de la communication, on est confronté à ce qu’Eco appelle, au sujet de sa sémiotique générale, « un geste philosophique [18] ».

22Si pour Eco l’attitude philosophique est, tout simplement, constitutive pour la sémiotique générale [19], en Italie le travail philosophique a pris chez les sémioticiens des directions différentes voire opposées. De plus, puisque la sémiotique générale se veut une science, les problèmes du rapport avec la philosophie du langage sont encore une fois ceux du rapport entre la philosophie et les sciences.

23Augusto Ponzio et son école regardent la philosophie du langage comme une sorte de métasémiotique destinée à discuter tout ce qui se trouve à la limite du territoire du sémiotique [20].

24D’autres philosophes ont travaillé suivant les lectures de la sémiotique de Louis Prieto et de Hjelmslev, tandis que de plus en plus d’élèves d’Eco ont travaillé suivant la leçon de Greimas et en posant les problèmes de distinction entre la sémiotique générale et les sémiotiques spéciales.

25Dans ce panorama, une place singulière est occupée par Emilio Garroni qui est un exemple frappant des liens entre l’esthétique et la sémiotique dans la pensée italienne [21]. Garroni dépasse la notion analytique de « langage ordinaire » pour penser ce langage comme le fond même où se rencontrent et se superposent les différents usages linguistiques socialement et culturellement déterminés – un fond qui devient la source de la pensée réfléchie, le témoin de la créativité et de sa puissance formative. C’est sur ce terrain que Garroni rejoint Tullio De Mauro avec qui a existé un dialogue théorique fertile [22].

Le courant analytique : du logicisme au naturalisme et à l’ontologie

26La philosophie du langage entre dans l’organisation universitaire italienne presque au même moment que la linguistique théorique et générale et presque avec le même retard que l’enseignement de la philosophie des sciences et de la logique – les intérêts pour la logique ayant vécu très longtemps en marge de la vie académique, ce qui est paradoxal pour la patrie de Giuseppe Peano.

27Parmi les universités les plus disposées à accueillir les nouveautés, même avant Rome et Bologne, il y a l’Université de Milan comme Savina Raynaud l’a récemment montré [23].

28Raynaud rappelle notamment comment l’orientation philosophique générale de « l’École de Milan » est marquée par l’attention portée à la phénoménologie et à l’existentialisme, grâce à l’enseignement d’Enzo Paci, mais aussi par les études de logique et de philosophie des sciences, discipline dont Ludovico Geymonat sera le premier titulaire en Italie, à l’Université de Milan.

29La diffusion des thèmes, de la méthode et du style de la philosophie analytique dans les universités italiennes est également favorisée par les traductions des ouvrages de Wittgenstein (par Mario Trinchero) et de Frege (par Ludovico Geymonat) ; en 1973, Andrea Bonomi publie pour l’éditeur Bompiani un recueil important de textes de philosophie du langage : La Struttura logica del linguaggio, qui fera connaître à un public plus vaste les articles qui ont été les véritables piliers du tournant linguistique désormais très influent à l’étranger.

30Toutefois le premier domaine philosophique où se développe en Italie l’influence de la philosophie linguistique anglo-saxonne n’est pas celui de la philosophie du langage mais celui de la philosophie du droit où, dès les années cinquante, l’analyse du langage s’impose comme fondamentale pour l’épistémologie et pour la sémantique du droit grâce à l’enseignement de Norbert Bobbio (à Turin) et d’Umberto Scarpelli (à Pérouse, à Pavie et à Milan).

31Le rôle joué par la diffusion de la philosophie analytique encourage un modèle philosophique qui se réclame de la rigueur dans l’argumentation et d’un voisinage étroit avec la pensée scientifique et qui prescrit d’abandonner la perspective historique et herméneutique dans la recherche philosophique. Dans ce socle se place une étude du langage qui a pour base la théorie logique du langage et qui se rapproche souvent des études sur l’AI [24].

32Bientôt, en Italie aussi, ce courant a épousé un projet de réduction naturaliste du langage fondé sur le modèle physicaliste qui a longtemps dominé la discussion et qui s’est appuyé dans la plupart des cas sur la grammaire générative de Chomsky et sur l’idée de fondement biologique du langage.

33Ce projet de naturalisation du langage n’a pas donné de résultats définitifs, probablement à cause de la raideur du paradigme physicaliste et de sa distance du côté historique et social des langues dans lequel s’articule la faculté de langage elle-même. Une deuxième étape de cette naturalisation est donc à présent ouverte et plusieurs chercheurs italiens s’en réclament en s’appuyant sur un paradigme des sciences cognitives plus sensible aux instances de la biologie darwiniste [25].

34Pour compléter ce panorama, il faut rappeler le travail des neurophysiologistes du groupe de recherche de l’Université de Parme où Giacomo Rizzolatti, Vittorio Gallese, etc. avec leur découverte des neurones-miroir ont offert un support à la fondation biologique des attitudes sociales et du langage dont on n’a pas encore tiré toutes les conséquences.

35Au tournant du XXIe siècle, le courant analytique stricto sensu s’est installé dans beaucoup d’universités italiennes et a élargi son domaine de recherche en travaillant non seulement sur le langage mais aussi sur l’éthique, l’esthétique et, de plus en plus, sur l’ontologie.

Tradition nationale et objets scientifiques

36Les ouvrages récents de Roberto Esposito ont souligné la spécificité de la pensée italienne enracinée dans la vie et dans l’histoire [26] ; peut-on penser à une philosophie du langage qui travaille dans cette direction, en replaçant le langage dans un contexte plus ample, marqué à la fois par la nature biologique et par les caractères historiques, culturels et sociaux ? Peut-on parler en ce cas d’une voie originale et typiquement italienne pour la philosophie du langage ? Ce défi nous semble tenter plus d’un philosophe, mais un travail philosophique de ce genre risque toujours l’éclectisme sans viser réellement le caractère à multiples plans qui est propre au langage et aux langues. Cette attitude pourrait nous conduire à oublier la nature scientifique des objets tels que les langues et le langage, une nature qui a été établie et détaillée au prix d’un travail difficile, un travail que j’appellerai, avec Bachelard, d’« ontologie fine [27] », lorsque, à mon avis, une philosophie spéciale, telle que la philosophie du langage, doit se confronter, en première instance, avec ce qu’on appelle les sciences du langage.

37En 1945, dans sa dernière conférence, Structuralism and Modern Philosophy, Cassirer établit une telle spécificité du langage en tant qu’objet de la pensée et de la science qui fait éclater toute distinction entre les sciences de la nature et celle de l’esprit [28]. Les sciences du langage aujourd’hui témoignent encore une fois de la nature sans équivalent de l’objet « langage », comme l’écrit Tullio De Mauro. Il ne s’agit pas de mettre en question la validité « des classifications des sciences, au contraire, en les prenant très au sérieux, il s’agit de faire mieux comprendre la nature intimement composite que la matière langagière impose, si l’on peut s’exprimer ainsi, à qui veut l’aborder de n’importe quel point de vue, plus ou moins spirituel ou naturaliste, idiographique ou nomothétique. Cette nature intimement composite c’est le réflexe sur le plan de la recherche scientifique, de la complexité qui appartient à la réalité qu’on doit étudier : celle du langage, des langues, et de leurs usages. C’est à cause de ces considérations qu’à différentes époques on a cherché à faire valoir des perspectives qui intégraient toutes les contributions et tous les résultats des différents domaines de la recherche linguistique [29] ».

38La cognition, le rapport du physique et du mental, de l’homme et de l’animal, le rapport de la nature et de la culture, les conditions de la socialité et de la communication, le rôle de la symbolisation sont autant de terrains ou d’objets communs aux sciences, les sciences du langage, y compris la linguistique dans toutes ses déclinaisons, et la philosophie. Ainsi donc, il faut le répéter, les sciences du langage sont au cœur de toutes les questions majeures des sciences et beaucoup de ces questions sont encore des objets philosophiques, au sens plein du mot, et au-delà de toute tradition et de toute spécificité nationale.

Notes

  • [*]
    Professeur de Philosophie du langage, département d’Études humanistes, Université de la Calabre. Ses principaux intérêts sont l’épistémologie et l’histoire des sciences du langage, le langage et la cognition ; le langage des sciences et l’ontologie des objets scientifiques. Dans ces domaines, elle a publié : Il Potere delle finzioni. Linguaggio, conoscenza e mente da Descartes a Bréal, Soveria Mannelli (CZ), Rubbettino, 1999 ; Cartesio. Segno e linguaggio, Roma, Editori Riuniti, 2000 ; Dissertation sur la formation du monde. Dissertation sur la résurrection de la chair. Édition critique des manuscrits du recueil 1168 de la Bibliothèque Mazarine, Paris, Éditions Champion, 2001 ; « Linguistique et sociologie : un nouveau regard en relisant Saussure », in M. Arrivé (éd.), Du côté de chez Saussure, Limoges, Éditions Lambert Lucas, 2008, p. 243-264 ; « Bergson et Bachelard : les sciences, la métaphysique et le langage », in F. Worms, J.-J. Wunenburger (éds.), Bachelard et Bergson : continuité et discontinuité, Paris, Éditions des Presses Universitaires de France, 2008, p. 100-127.
  • [1]
    Parmi les nombreux ouvrages sur ces thèmes, on renverra ici à : Oronzo Parlangeli éd., La Nuova Questione della lingua, Brescia, Paideia, 1971 ; Tullio De Mauro Idee e ricerche linguistiche nella cultura italiana, Bologna, il Mulino, 1980 ; Stefano Gensini Volgar favella. Percorsi del pensiero linguistico italiano da Robortello a Manzoni, Firenze, La Nuova Italia,1993.
  • [2]
    De cette pensée si riche, Tullio De Mauro a montré les enjeux et les contradictions : Tullio de Mauro, Introduzione alla semantica, Roma-Bari, Laterza, nouv. édit., 1989.
  • [3]
    Mais il faudrait peut-être dire « réintroduit », puisque Giuseppe Peano et Giovanni Vailati avaient déjà travaillé dans une perspective qu’on peut qualifier d’analytique.
  • [4]
    Sur l’opposition entre Gadamer et Betti voir : Tonino Griffero, Interpretare. La Teoria di Emilio Betti e il suo contesto, Torino, Rosenberg & Sellier, 1988.
  • [5]
    Mauro Serra, « Sulle ragioni di un dialogo (mancato) : retorica e filosofia del linguaggio in Italia », in Rivista Italiana di Filosofia del Linguaggio (RIFL), n. 9, vol. 1, 2015, p. 281-293, DOI 10.4396/201506ITA19.
  • [6]
    Claudia Stancati, « Philologie et linguistique : le cas italien », in Philologie et Linguistique aux XIXe et XXe siècles dans les pays d’Europe, Actes du Colloque SHESL, sous presse.
  • [7]
    Voir ici l’article de S. Timpanaro, note 2 [n.d.e.].
  • [8]
    Ferdinand de Saussure, Scritti inediti di linguistica generale, traduzione, introduzione e commento di Tullio De Mauro, Roma-Bari, Laterza, 2005. Les études saussuriennes sont toujours en Italie un champ de recherche fertile jusqu’aux travaux actuels de Daniele Gambarara qui coordonne, avec une vaste « coalition » de chercheurs, l’édition des manuscrits saussuriens.
  • [9]
    Tullio De Mauro, Introduzione alla semantica, op. cit., p. 238.
  • [10]
    Tullio De Mauro, Idee e ricerche linguistiche nella cultura italiana, Bologna, Il Mulino, 1980, p. 11-12.
  • [11]
    Tullio De Mauro, Idee. Grande Dizionario italiano dell’uso, GRADIT, Torino, UTET, 1999-2000.
  • [12]
    Tullio De Mauro, Minisemantica delle lingue e dei linguaggi non verbali, Roma-Bari, Laterza, 1982 ; Id., Capire le parole, Roma-Bari, Laterza, 1994 ; Id., Saggio di linguistica teorica, Roma-Bari, Laterza, 2008.
  • [13]
    Giorgio Raimondo Cardona, I sei lati del mondo. Linguaggio ed esperienza, Roma-Bari : Laterza, 1985.
  • [14]
    Lia Formigari, Filosofia e linguistica, in La Filosofia, 4 vol. a c. Paolo Rossi, Torino, UTET, 1995, vol. II, La Filosofia e le scienze, p. 183-218, p. 2, c’est nous qui traduisons.
  • [15]
    Lia Formigari, « Pour une philosophie de la linguistique », HEL, t. XXVIII, fsc. 1, 2006, p. 117-125, op. cit. p. 123.
  • [16]
    Patrizia Violi, « Eco e il suo referente » et Jean Pétitot, « Le nervature del marmo. Osservazioni sullo “zoccolo duro dell’essere” in Umberto Eco », in Jean Petitot, Paolo Fabbri (sous la direction de), Nel nome del senso. Intorno all’opera di Umberto Eco, (éd. it. par Annamaria Lorusso, Milano, Sansoni, 2001, p. 5-26 et p. 71-92.
  • [17]
    Oswald Ducrot-Jean-Marie Schaeffer, Nouveau dictionnaire encyclopédique des sciences du langage, Paris, Éditions du Seuil, 1995, 1re éd. 1972, p. 222.
  • [18]
    Umberto Eco, « Segni, pesci e bottoni. Appunti su semiotica filosofia e scienze umane », in Id., Sugli specchi e altri saggi, Milano, Bompiani, 1985.
  • [19]
    Umbero Eco, Semiotica e filosofia del linguaggio, Milano, Bompiani, 1984, p. XII et Id., I limiti dell’interpretazione, Milano, Bompiani, 1990, p. 241.
  • [20]
    Augusto Ponzio, Patrizia Calefato, Susan Petrilli, Fondamenti di filosofia del linguaggio, Roma-Bari, Laterza, 1994, p.9.
  • [21]
    Parmi les nombreux ouvrages d’Emilio Garroni, on cite ici : Progetto di semiotica Progetto di semiotica. Messaggi artistici e linguaggi non-verbali, Roma-Bari, Laterza, 1973 et Ricognizione della semiotica Roma, Officina, 1977.
  • [22]
    Giusy Gallo, « Linguaggio e creatività da De Mauro a Garroni e ritorno », in Rivista Italiana di Filosofia del Linguaggio (RIFL), n. 9, vol. 1, 2015, p. 106-121, DOI 10.4396/201506ITA08. Comme nous le rappelle Gallo, Tullio De Mauro a fait la première leçon magistrale de la « Cattedra Internazionale Emilio Garroni » le 14 décembre 2005 intitulée : Emilio Garroni : un orizzonte di senso. Le texte est disponible à l’adresse : http://www.cieg.info/wp-content/uploads/2013/12/Testo-Lezione_DeMauro_Ass_Garroni.pdf.
  • [23]
    Savina Raynaud, « La philosophie du langage en Italie face aux sciences du langage et aux études textuelles », in Dossiers de l’Histoire Épistémologie Langage, 2012, SHESL, p. 1-10, « Più di vent’anni di filosofia del linguaggio a Milano. Tra fonetica sperimentale linguistica computazionale », in Rivista Italiana di Filosofia del Linguaggio (RIFL), n. 9, vol. 1 2015, p. 251-267, DOI 10.4396/201506ITA17.
  • [24]
    Sistemi intelligenti est une revue que l’éditeur il Mulino, de Bologne, publie depuis 25 ans.
  • [25]
    Voir ci-dessus, l’article de F. Ferretti [n.d.e.].
  • [26]
    Roberto Esposito, Pensiero vivente. Origine e attualità della filosofia italiana, Torino, Einaudi, 2010 ; voir ci-dessus son article : « Vie biologique et vie politique » [n.d.e.].
  • [27]
    Gaston Bachelard, La Poétique de la rêverie, Paris, Éditions des Presses Universitaires de France, 1960, p. 58.
  • [28]
    E. Cassirer, « Structuralism and Modern Philosophy », in Journal of the Linguistic Circle of New York, I, 11, 1946, p. 99-120.
  • [29]
    Tullio De Mauro, Lezioni di linguistica teorica, Roma-Bari, Laterza, 2008, p. 20, c’est nous qui traduisons.