Wittgenstein, règles et épistémologie

1Il est possible que les récentes recherches en sociologie de la connaissance se caractérisent par leur volonté de transformer les préoccupations classiques de l’épistémologie en objets d’enquête empirique. Même si la nouvelle sociologie de la connaissance scientifique ne poursuit pas un unique programme de recherche, nombre de ses chercheurs s’intéressent à la philosophie des sciences. En paraphrasant Wittgenstein, David Bloor affirme que la sociologie de la connaissance scientifique est « héritière du domaine que l’on a coutume d’appeler la philosophie », et, avec Barry Barnes, il propose de traiter les « contenus » de la connaissance scientifique comme des objets adaptés à l’enquête sociologique.

2Des sociologues de la connaissance utilisent certaines postures philosophiques établies comme tremplins pour leur recherche. C’est le cas, par exemple, de Harry Collins qui s’engage dans ce qu’il appelle un « programme relativiste empirique » [1], et de Karin Knorr-Cetina qui propose une sociologie empirique à l’appui d’une philosophie des sciences constructiviste [2]. À partir de l’approche d’Anselm Strauss en termes de « mondes sociaux », des chercheurs comme Elihu Gerson, Susan Leigh Star, Adele Clark et Joan Fujimura se servent de la recherche ethnographique et historique pour développer quelques-unes des idées épistémologiques ébauchées par les pragmatistes américains [3]. Avec la notion d’« acteur-réseau », Bruno Latour et Michel Callon vont encore plus loin : ils déconstruisent de nombreuses distinctions conceptuelles de la sociologie et de la philosophie pour les replacer dans une même ontologie où les dispositifs humains et non humains émergent d’un limon sémiotique primordia [4]. D’autres chercheurs, comme Michael Mulkay, s’inspirent de la phénoménologie et de l’analyse littéraire et recommandent de traiter les questions épistémologiques et ontologiques comme des registres discursifs dans les domaines scientifiques étudiés par les sociologues de la connaissance [5].

3En sociologie des sciences, des approches plus radicales ne se contentent pas de recourir à la philosophie comme à un squelette d’hypothèses et de thèmes conceptuels que l’étude empirique devrait garnir de chair ; elles essayent au contraire de réécrire une philosophie des sciences conforme aux études historiques et ethnographiques des situations concrètes [6]. Ce qui a conduit à des tensions constantes et parfois vives avec la philosophie des sciences. Même si Bloor, Barnes et Collins modèrent leurs propositions relativistes par un solide engagement dans une sociologie empirique, les philosophes des sciences considèrent souvent leurs études comme des attaques relativistes contre les fondements naturalistes et logiques de l’enquête scientifique.

4De nombreuses critiques considèrent que l’argument habituel selon lequel le relativisme épistémologique est absurde, dès qu’il est retourné contre lui-même, s’applique également au relativisme culturel et historique des sociologues de la connaissance scientifique [7]. Ces critiques peuvent se justifier dans une certaine mesure, si on se réfère au mouvement immanent à la sociologie des sciences elle-même qu’illustrent Steve Woolgar et Malcolm Ashmore, lorsqu’ils appliquent un questionnement « réflexif » à la rhétorique littéraire et aux prétentions empiristes de la sociologie des sciences elle-même [8]. Leurs études montrent que les propositions en faveur d’une sociologie et d’une histoire naturalistes des sciences ne relèvent pas moins d’un traitement sceptique que les prétentions objectivistes des naturalistes qu’ils étudient. Étant donné l’absence de consensus parmi les sociologues sur les questions théoriques et méthodologiques les plus fondamentales, les programmes et les prétentions explicatives de la sociologie de la connaissance scientifique offrent des cibles toutes désignées pour la critique sceptique.

5Ces critiques rappellent une question récurrente qui n’a cessé de se poser à la sociologie de la connaissance depuis ses débuts : comment un programme explicatif qui s’autorise à saper la rationalité « interne » et les bases naturalistes dans d’autres systèmes de connaissance peut-il empêcher que l’on procède de même à son égard? Mannheim aborde cette question en affirmant que c’est la situation historique et institutionnelle spécifique de la sociologie de la connaissance qui lui confère une indépendance pragmatique par rapport aux positions idéologiques que l’on rencontre plus familièrement dans la religion, la politique et les sciences humaines.

6Avec le « programme fort », Bloor et Barnes adoptent une perspective sensiblement différente ; ils cherchent à renforcer la démonstration de Mannheim par des stratégies explicatives qui n’ignorent pas nécessairement les engagements « internes » des théories scientifiques particulières et des résultats expérimentaux vis-à-vis de la vérité et de la justifiabilité. Suivant leur raisonnement, le fait que la sociologie de la connaissance puisse même expliquer les propositions arithmétiques les plus élémentaires n’implique pas que ces propositions soient en quelque manière fausses ou arbitraires. Il en découle que l’application réflexive de la sociologie de la connaissance ne démontrerait pas nécessairement l’absence de fondement de ses propres modes d’explication, et pourrait même être utilisée pour suggérer des analogies entre la sociologie des sciences et d’autres modes de raisonnement « forts » dans les sciences et les mathématiques. La question se réduit à savoir si la « réflexivité » implique le scepticisme ou, plus généralement, si les explications en termes de sociologie de la connaissance impliquent, nécessairement un regard sceptique sur les « croyances » expliquées [9].

Wittgenstein et le scepticisme de la règle

7Bloor utilise les écrits de Wittgenstein sur les mathématiques pour renforcer le programme de Mannheim. Wittgenstein est également cité par Barnes, Collins, Trevor Pinch, Woolgar et d’autres sociologues de la connaissance scientifique comme une figure clé de la philosophie, qui a initié un « tournant sociologique » en montrant que la force coercitive des règles logiques et mathématiques est indissociable du consensus de la communauté sur la façon dont ces règles doivent être appliquées dans des circonstances d’action particulières [10]. Conformément à leur interprétation de la thèse de Duhem-Quine sur la sous-détermination, ces sociologues considèrent que les écrits de Wittgenstein sur les règles en mathématique visent, au-delà de la philosophie, ce que Bloor appelle une « théorie sociale de la connaissance », un exposé essentiellement sociologique de ce qui rend possible la stabilité des connaissances [11].

8Dans ce texte, j’examine la lecture que Bloor et d’autres sociologues de la connaissance font de Wittgenstein, et je montre que, à l’instar de Saul Kripke, ils soutiennent que Wittgenstein lance un défi sceptique et propose une solution sceptique au problème du « comment les règles déterminent l’action » [12]. L’interprétation que donne Kripke de Wittgenstein est contestée par les cercles wittgensteiniens, et certaines des réfutations opposées à Kripke s’appliquent à ce raisonnement sceptique de Bloor. Contrairement à beaucoup de sociologues de la connaissance scientifique, je soutiens que l’analyse de Wittgenstein sur les actions conformes à des règles peut être comprise comme un rejet du scepticisme épistémologique.

9J’irai encore plus loin en soutenant qu’une lecture non sceptique de Wittgenstein est compatible avec un programme ethnométhodologique alternatif d’étude des relations réflexives entre règles et actions pratiques, une version de la réflexivité qui diffère de manière significative du thème de l’autoréflexion inscrite dans le programme de recherche adopté par Woolgar et Ashmore. Les ethnométhodologues, comme les sociologues de la connaissance scientifique, cherchent à transformer les thèmes classiques de l’épistémologie en objets de recherche empirique. Mais au lieu de prôner un « tournant sociologique » où l’on donne des explications sociologiques aux problèmes de la philosophie, ils amorcent un « tournant praxéologique » par lequel ils transforment l’objectif sociologique — expliquer les faits sociaux — en un phénomène situé qu’il faut décrire. Ce que perd la sociologie devient un accomplissement de la société.

10L’ethnométhodologie et la sociologie de la connaissance scientifique étudient des thèmes épistémologiques classiques comme la représentation, l’observation, l’expérimentation, la mesure ou la détermination logique ; selon les partisans de ces deux approches, la philosophie de Wittgenstein valide la manière dont ils s’approprient les objets de l’épistémologie. Comme le fait observer Barnes, « on peut faire des parallèles intéressants entre l’ethnométhodologie et le programme fort, car tous deux s’autorisent du dernier Wittgenstein » [13]. En fait, les tenants de l’ethnométhodologie et de la sociologie des sciences sont peu soucieux de restituer une lecture « fidèle » des textes de Wittgenstein, dans la mesure où ce qui les intéresse, c’est d’exploiter le corpus wittgensteinien à l’instar de tout autre matériau pouvant inspirer, stimuler et guider la recherche empirique [14].

11En dépit de cet intérêt commun pour Wittgenstein, les sociologues des sciences et les ethnométhodologues développent très rapidement des lectures différentes de ses derniers écrits [15], et leurs divergences rappellent le débat, familier en philosophie, à propos du raisonnement de Wittgenstein sur règles et conduite. Selon certains, Wittgenstein affirmerait que les actions ordonnées ne sont pas déterminées par des règles mais par des conventions sociales et des dispositions apprises qui mettent en échec toute possibilité de régression interprétative. D’autres soutiennent qu’il ne traite pas séparément règles et conduite pratique, et que ses écrits n’apportent qu’un faible soutien aux formes d’explication sociologiques, conventionnalistes ou assimilées. Lorsqu’on lit les divers programmes empiriques en sociologie des sciences à la lumière de ces raisonnements philosophiques, on constate qu’ils impliquent des conceptions complètement différentes de ce qui est « empirique » et de la manière de l’étudier. Tandis que les sociologues de la connaissance font une lecture sceptique de Wittgenstein, les ethnométhodologues — contrairement à ce que l’on dit souvent de leur programme — développent une extension non sceptique, mais ni réaliste ni rationaliste, de ses travaux. Même si les deux courants mobilisent les écrits de Wittgenstein pour étayer leurs positions, la sociologie de la connaissance scientifique ne se pose pas la question de savoir si ceux-ci suggèrent un passage de la philosophie à la sociologie. Comme le dit Peter Winch, Wittgenstein problématise la possibilité même de donner des explications sociologiques générales à des objets épistémologiquement pertinents [16].

12Wittgenstein n’est certes pas le seul philosophe important pour la sociologie des sciences, mais il est considéré en général comme la figure décisive du « tournant sociologique » en épistémologie. L’analyse du dernier Wittgenstein que fait Bloor dans Wittgenstein : A Social Theory of Knowledge a joué un rôle majeur en sociologie des sciences et des mathématiques [17]. L’influence de Wittgenstein passe également par de nombreux thèmes « kuhniens » tels que le « voir comme », l’« incommensurabilité » et les « paradigmes » si souvent débattus en sociologie des sciences. Enfin, l’usage désormais fréquent des concepts de « formes de vie », de « jeux de langage » ou d’« air de famille », témoigne de l’importance prise par Wittgenstein dans la sociologie des sciences, même si on n’a guère accordé d’attention à l’usage qu’il en fait.

13La proposition centrale de Bloor est que Wittgenstein a joué un rôle décisif dans la transformation des thèmes de l’épistémologie en un ensemble de questions empiriques pour la recherche en sciences sociales. Bien que Wittgenstein ne fasse pas référence à la sociologie durkheimienne et se démarque explicitement du behaviorisme [18], Bloor soutient que, sous certains aspects, l’analyse de Wittgenstein est compatible avec les programmes de la science sociale empirique. Lorsqu’il est confronté à des contradictions flagrantes entre Wittgenstein et Durkheim, Bloor les résout en renonçant à certaines propositions essentielles du premier [19].

14Bloor énonce clairement qu’il cherche à compléter les travaux de Wittgenstein par un programme empirique, et qu’il veut, pour ce faire, lire cet auteur de manière incorrecte mais innovante. Je n’ai rien à objecter à cette démarche, car il n’y a aucune raison d’infléchir des projets de recherche sociologique originaux sous prétexte de rester fidèle à une tradition philosophique particulière [20]. Comme l’affirme Richard Rorty [21], les tentatives pour interpréter correctement la « pensée » d’un corpus de textes aussi complexe que celui de Wittgenstein peuvent être innombrables. Une lecture incorrecte mais innovante peut faciliter l’approfondissement de la discussion des questions soulevées par Wittgenstein. Malheureusement, Bloor va bien au-delà puisqu’il affirme aussi la nécessité de la recherche sociologique pour remplacer « l’histoire naturelle fictive » de Wittgenstein « par une histoire naturelle réelle, et une ethnographie imaginaire par une ethnographie réelle » [22]. Cette proposition réaliste considère les écrits de Wittgenstein comme des spéculations dépourvues de fondement et de vérification empiriques, et elle ignore le fait que Wittgenstein a renoncé à la théorie et à l’empirisme en faveur de recherches « grammaticales » [23]. Les écrits de Wittgenstein ont sans aucun doute inspiré Bloor même s’ils ne légitiment pas son projet ; mais on peut également les retourner contre nombre de ses prétentions programmatiques.

15Les quatre points du programme fort de Bloor en sociologie de la connaissance ont inspiré bon nombre de recherches en histoire sociale des sciences, mais ils ont suscité aussi de nombreuses critiques [24]. Les hypothèses causalistes de Bloor ne sont pas largement acceptées en sociologie des sciences, mais de nombreux sociologues qui ne sont pas d’accord avec ces hypothèses partagent sa posture sceptique à l’égard des prétentions des scientifiques et des mathématiciens à dire le vrai. En parlant de « posture sceptique », je ne veux pas dire que Bloor recommande de mettre en doute les théories scientifiques et les preuves mathématiques. En accord avec la « conception totale, générale et non évaluatrice de l’idéologie » de Mannheim, les postulats de « symétrie » et d’« impartialité » de Bloor requièrent seulement que toutes les théories, preuves ou faits soient traités comme des croyances qu’il faut expliquer par des causes sociales. Le scepticisme de Bloor est d’abord méthodologique, son but étant de relativiser la rationalité immanente de ce qu’il nomme les « croyances scientifiques » de manière à fournir une explication sociale ou conventionnaliste des sciences et des mathématiques. Mais si cette stratégie de recherche sociologique s’est révélée féconde, une telle posture sceptique a suscité un grand nombre de critiques de la part des philosophes wittgensteiniens.

Règles, actions, et scepticisme

16Saul Kripke, dans son essai Wittgenstein on Rules and Private Language, examine en quoi consiste suivre des règles. Il considère que Wittgenstein propose une solution nouvelle au problème sceptique classique de savoir comment les règles déterminent les actions. Selon Kripke, Wittgenstein admet dans un premier temps la thèse sceptique selon laquelle les actions sont sous-déterminées par les règles mais il fournit ensuite une solution sociale constructiviste au problème de savoir comment une conduite ordonnée est possible. Kripke n’est pas le seul philosophe à attribuer à Wittgenstein un point de vue sceptique et conventionnaliste [25], mais, dans les cercles wittgensteiniens, son essai a provoqué des critiques particulièrement virulentes [26]. Wittgenstein traite de la règle dans plusieurs autres manuscrits et recueils de notes [27], mais la controverse entre Kripke et ses contradicteurs concerne principalement les sections 143 à 242 des Investigations philosophiques (IP) qui présentent l’exemple célèbre de la continuation des séries de nombres (2, 4, 6, 8…).

17Procédé typique des derniers écrits de Wittgenstein, de nombreuses chaînes argumentatives s’entrelacent dans le texte, se mêlant à une série d’exemples analogiques qui se chevauchent partiellement. Des questions sont posées et laissées apparemment en suspens, et il est parfois difficile d’établir la distinction entre les moments où Wittgenstein expose les vues qui lui sont propres et les moments où les vues exposées sont celles de Wittgenstein parlant à travers l’un de ses interlocuteurs. Malgré cette difficulté, et peut-être à cause d’elle, il faut reconstruire le raisonnement à partir de multiples sources secondaires ou tertiaires.

18Tel que je le comprends, ce raisonnement se déroule ainsi : Wittgenstein (IP, sec. 143) conçoit un « jeu de langage » dans lequel un professeur demande à un élève de continuer une série de nombres cardinaux selon une certaine règle de formation. Il ressort clairement de la discussion que ce jeu de langage, avec ses pièges imaginaires, doit être compris comme un paradigme pour les actions menées selon des règles, et ce, non seulement en arithmétique, mais aussi dans d’autres activités régies par des règles, comme jouer aux échecs ou parler dans un langage naturel. Dans la partie principale de son argumentation, Wittgenstein (IP, sec. 185) nous demande de supposer que l’étudiant maîtrise la série des nombres naturels et que nous lui avons donné des exercices et des tests sur la série « n + 2 » pour les nombres inférieurs à mille.

19

« Maintenant nous amenons l’élève à continuer une série (par exemple + 2) au-delà de 1 000 — et il écrit 1 000, 1 004, 1 008, 1 012.
Nous lui disons : “Regardez ce que vous avez fait !” — Il ne comprend pas. Nous disons : Vous deviez ajouter deux ; regardez comment vous avez commencé la série ! » Il répond : « Oui, ce n’est pas juste? Je pensais que c’était comme ça que je devais le faire. » [28]

20Pour un lecteur sceptique, l’« erreur » de l’élève révèle que son action est logiquement cohérente avec la série imaginable « ajouter 2 jusqu’à 1 000, 4 jusqu’à 2 000, 6 jusqu’à 3 000 ». Parce qu’on n’a pas fourni à l’élève d’exemples au-delà de 1 000, sa compréhension de la règle est cohérente avec son expérience antérieure. Avec suffisamment d’imagination, on peut produire de nombreuses variantes. Par exemple, Collins dit que la règle : « ajouter un 2 puis un 2, et encore un 2 et ainsi de suite… ne spécifie pas complètement ce qu’il faut faire… car l’instruction peut conduire à noter : « 82, 822, 8 222, 82 222 » ou « 28, 282, 2 282, 22 822 » ou « 82 », etc. Chacun de ces exemples revient à « ajouter un 2 » dans un sens particulier » [29]. Puisque l’on peut : penser à une variété indéfinie d’interprétations de la formule n + 2 fondée sur la série finie d’exemples préalablement calculés par l’élève, il semble que nous ayons atteint une position radicalement relativiste :

21

« C’était là notre paradoxe : aucune manière d’agir ne pourrait être déterminée par une règle, puisque chaque manière d’agir pourrait se conformer à la règle. La réponse était : si toute manière d’agir peut toujours se conformer à la règle, elle peut alors également la contredire. Et de la sorte il ne pourrait y avoir ici ni conformité ni contradiction ».
(IP, sec. 201)

22Mais, poursuit Wittgenstein, ce paradoxe repose sur l’hypothèse que nous appréhendons la règle à partir d’une « interprétation », d’un jugement privé sur la signification de la règle, indépendant de toute pratique régulière d’une communauté. Il conteste la possibilité d’une telle interprétation en ajoutant que les régularités de notre comportement commun produisent le contexte dans lequel la règle est exprimée et comprise en premier lieu. Les variations imaginables des manières de compter s’imposent rarement, sinon jamais, à nos pratiques. Par ailleurs, il n’y a pas non plus de violentes disputes entre les mathématiciens à propos des règles de leur pratique (IP, sec. 212). Ils suivent simplement la règle « comme allant de soi » (sec. 238).

23Mais la question est à présent de savoir pourquoi. Ou plutôt de savoir comment nous parvenons, sans aucun problème majeur, à étendre une règle à des cas auxquels nous ne l’avons pas encore appliquée. La réponse semble faire appel à la sociologie. Wittgenstein (IP, sec. 206 ff.) assimile le fait de suivre une règle à celui d’obéir à un ordre, et il note qu’une règle, un ordre ou une régularité ne peuvent relever que d’un comportement commun. Comment une action ordonnée s’établit-elle? Par l’exemple, le conseil, l’approbation, l’exercice, voire l’intimidation : « Si quelqu’un que je crains m’ordonnait de continuer la série, j’agirais rapidement, avec une sûreté parfaite et le manque de raisons ne me troublerait point » (IP, sec. 212).

24Si nous agissons effectivement selon les règles du calcul, ce n’est pas pour une raison intrinsèque aux mathématiques formelles mais à cause de notre « forme de vie » (IP, sec. 241). Ce qui circonscrit notre pratique, et partant celle de l’élève qui l’apprend, ce n’est pas la règle seule mais les conventions sociales relatives à la manière de la suivre. Si l’on peut dire que la logique nous « contraint », ce n’est qu’au sens où nous sommes, comme le dit Bloor, « contraints de reconnaître que certains comportements sont justes et d’autres faux. Il en est ainsi parce que nous considérons une forme de vie donnée comme allant de soi » [30].

25Ainsi, un calcul ordonné dépend de nos inclinations naturelles aussi bien que des conventions sociales que l’exercice nous enseigne, conventions qui sont inculquées et renforcées par des pratiques normatives dans le monde social qui nous entoure [31]. Si on pense que des expressions comme « le comportement commun à l’ensemble de l’humanité » et la « forme de vie » renvoient à un domaine plus large que celui des normes d’un groupe social particulier, on peut aussi invoquer nos capacités biologiques et psychologiques communes. Le raisonnement de Wittgenstein semble un argument puissant pour se tourner de la philosophie vers la sociologie et d’autres sciences empiriques afin d’expliquer l’ordre en mathématiques, si l’on reconnaît que celles-ci (l’arithmétique élémentaire dans le cas présent) sont parmi les activités les plus rigoureusement gouvernées par des règles [32].

26Ce qui vaut pour les règles vaut également pour les théories en sciences de la nature : elles sont sous-déterminées par les faits puisqu’aucune théorie ne peut être justifiée de manière univoque par un ensemble fini de résultats expérimentaux. Par conséquent, si une théorie fait l’objet d’un consensus, cela ne s’explique pas uniquement par les faits mais également par les conventions sociales et les institutions partagées par les membres de la communauté scientifique. Ces traits communautaires restreignent grandement le champ des explications théoriques possibles à quelques versions approuvées et reconnues socialement, voire à une seule. L’usage collectif et, lors de périodes plus agitées, la persuasion vigoureuse et même la coercition, limitent le champ des alternatives théoriques raisonnables.

27En appeler à la sociologie des sciences doit paraître évident à cet endroit. La lecture sceptique de Wittgenstein semble mettre le contenu des mathématiques et des sciences de la nature à la portée du sociologue, puisqu’on peut considérer les algorithmes des mathématiques et les lois théoriques de la physique comme l’expression « du comportement commun de l’humanité » et non comme les lois transcendantes de la raison ou comme les relations intrinsèques de formes mathématiques pures dans un espace platonicien.

28Le raisonnement de Bloor n’essaie pas nécessairement d’expliquer le comportement des scientifiques ou des mathématiciens en référence aux normes ou aux influences idéologiques émanant de « l’extérieur » de la communauté disciplinaire. Bien que de telles influences « externes » puissent être retenues chaque fois qu’elles sont pertinentes, ce raisonnement permet également de tenir des communautés disciplinaires relativement petites et fermées (« core sets » dans la terminologie de Collins) pour responsables des pratiques conventionnelles de leurs membres [33]. Les controverses dans les champs scientifiques revêtent une signification particulière parce qu’elles exhibent des clivages au sein des communautés scientifiques à propos des relations « internes » entre théories, faits et procédures expérimentales.

29Une procédure classique en sociologie des sciences consiste à utiliser des archives historiques (et, chaque fois que c’est possible, des entretiens et des observations ethnographiques) pour donner à voir comment des possibilités interprétatives qui restent ouvertes pendant une controverse scientifique ou technique se referment lorsqu’une innovation concurrente obtient l’adhésion de la communauté. Selon ces arguments, seule la meilleure performance de l’innovation aux tests expérimentaux semble expliquer sa victoire sur ses rivales ; sa supériorité technique ne s’impose qu’après coup, lorsque les possibilités alternatives, qui n’avaient jamais été définitivement éliminées, ont été écartées et enterrées dans une boîte noire d’affirmations « allant de soi » [34]. Dès lors, d’après ce raisonnement, l’innovation victorieuse est justifiée rétrospectivement, et la justification peut invoquer selon le cas un ensemble de faits expérimentaux correspondant à la « nature », une théorie congruente avec les diktats de la « raison », ou une invention plus « efficiente » que celle de ses rivales [35]. La différence entre la science normale et la science révolutionnaire se réduit alors à savoir si les perspectives de développement des sciences, des mathématiques ou de la technologie sont explicitement débattues ou restent étouffées par l’habitus « allant de soi » de la « science toute faite » [36].

La critique wittgensteinienne du scepticisme

30Bien qu’elle pourrait être compatible avec les programmes explicatifs de Bloor et d’autres sociologues, la thèse « sceptique » de Kripke sur ce en quoi consiste « suivre une règle » [rule-following] a été accusée de reposer sur une lecture fondamentalement erronée de Wittgenstein. Stuart Shanker, par exemple, soutient que Kripke interprète mal le passage clé de la section 201 des Investigations philosophiques, cité plus haut :

31

« Loin de raisonner en sceptique, l’un des premiers objectifs de Wittgenstein, et des plus récurrents, fut… de saper la position des sceptiques en en démontrant l’inintelligibilité. “Car le doute ne peut exister que là où se pose une question, il ne peut y avoir une question que là où il y a une réponse, et il ne peut y avoir une réponse que là où quelque chose peut être dit.” » [37]

32Pour Shanker, Kripke ignore que ce passage de Wittgenstein est « le point central d’une reductio ad absurdum » bien étayée [38]. Alors que Kripke interprète Wittgenstein dans le cadre du débat classique entre réalisme et anti-réalisme en épistémologie, Shanker soutient que Wittgenstein ne prend pas parti dans ce débat, et que toute tentative pour enrôler ses arguments en faveur de l’un ou l’autre camp engendre un profond malentendu :

33

« Mais si la prémisse est fausse, si Wittgenstein n’appartient à aucune de ces écoles de pensée — dans la mesure où il s’est embarqué dans une direction qui sape le fondement même de la distinction réalisme/antiréalisme — l’interprétation “sceptique” des Remarques sur les fondements des mathématiques est, du coup, elle-même compromise. » [39]

34Tel que Shanker le reconstruit, le raisonnement de Wittgenstein sur la série de nombres vise à démontrer l’absurdité d’une représentation « quasi causale » du fait de suivre une règle, traitement métaphysique qui construit la règle en « un objet abstrait qui enclenche un mécanisme mental ». Selon sa lecture, Wittgenstein substitue à cette interprétation déterministe une autre interprétation qui souligne que suivre une règle a un fondement pratique. L’« impression » que la règle guide notre comportement traduit « le fait que nous l’appliquons inexorablement » [40].

35Jusqu’ici le raisonnement est totalement compatible avec les enseignements que Bloor, Barnes, Collins, et d’autres sociologues de la connaissance scientifique tirent de cet exemple. Cependant leurs raisonnements divergent rapidement. Le sceptique suit la reductio ad absurdum de Wittgenstein jusqu’à l’abandon de la représentation quasi causale ; mais il conclut alors que les règles ne rendent pas suffisamment compte des actions. Dans le champ de la sociologie de la connaissance, cette conclusion pousse à rechercher d’autres explications de la possibilité d’actions ordonnées. Les conventions et les intérêts sociaux remplissent le vide laissé par la compulsion rationnelle.

36Dans la stratégie sceptique, le moment critique consiste à séparer la formulation de la règle et la pratique que cette dernière formule (son extension). Une fois que l’énoncé de la règle est dégagé des pratiques qui l’étendent à de nouveaux cas, la relation entre règles et pratiques devient problématique : il n’y a pas qu’une seule règle déterminée par les pratiques antérieures réputées lui être conformes ; par ailleurs, aucun niveau d’élaboration de la règle ne peut exclure les interprétations erronées cohérentes avec son énoncé littéral. Une solution sceptique pour remédier à cette indétermination consiste à invoquer le jeu d’influences extrinsèques sur la relation entre les règles et leur interprétation. Parmi ces sources exogènes : les conventions sociales, le consensus de la communauté, les dispositions psychologiques et la socialisation — un ensemble d’habitudes de pensée et d’action qui limite les possibilités d’interprétations alternatives. On peut alors poser une série de questions pour la suite de la recherche : Comment de telles conventions sont-elles établies et entretenues? Comment un consensus se forme-t-il face à l’incertitude et à la controverse? Quelles sont les contributions respectives de notre constitution biologique, de notre structure cognitive et de nos affiliations sociales?

37Contrairement à la proposition sceptique, Shanker soutient que « l’objectif de la reductio n’est certainement pas de contester le fait que suivre une règle est une pratique intelligible et obligée » (p. 25). Le chemin pour sortir du paradoxe sceptique ne passe pas par une position épistémologique anti-réaliste mais par l’examen de la « grammaire ». La « crise des fondements » en épistémologie (le débat réalisme-antiréalisme) émerge de questions qui n’ont pas de réponse, et Wittgenstein propose une manière de dissoudre ces questions. L’objet de la démonstration n’est pas par conséquent de nier l’objectivité, mais de clarifier « dans quel sens la connaissance mathématique peut être dite objective », ce qui n’est pas la même chose que de dire qu’une telle connaissance a un fondement objectif et transcendental [41]. Pour Shanker, la relation « interne » entre la règle « compter par deux » et les actions qui lui correspondent n’est nullement une base insuffisante pour l’étendre à de nouveaux cas, et il est inutile d’en rechercher une autre dans des dispositions psychologiques, des mécanismes biologiques, ou dans des conventions sociales extrinsèques.

38Dans leur exégèse approfondie des Investigations philosophiques, G. P. Baker et P. M. S. Hacker rejettent également la lecture sceptique de l’exemple de la série numérique que propose Kripke [42]. Ils s’attaquent principalement à ce qu’ils appellent le « point de vue de la communauté », selon lequel suivre une règle est déterminé par des schèmes de raisonnement sanctionnés par le comportement de la communauté. Ils contestent ce point de vue de façon parfois excessive [43], mais leurs arguments les plus convaincants méritent d’être repris. Selon eux, le problème apparaît dès que le sceptique énonce la question. Lorsqu’on se demande « comment un objet tel qu’une règle peut déterminer l’éventail infini des actes qui lui sont conformes » — il y a maldonne. Comme Wittgenstein le dit à propos d’une question similaire (IP, sec. 189) « “Les étapes ne sont-elles donc pas déterminées par la formule algébrique?” — La question contient une erreur ». Elle présuppose l’indépendance de la règle et de son extension, comme si la règle était extérieure aux actions réalisées en accord avec elle.

39L’interprétation sceptique retient la conception quasi causale de « suivre une règle », puisqu’elle n’abandonne jamais la recherche de facteurs explicatifs au-delà ou en-deçà de cette pratique. Le sceptique admet l’idée que la formule « n + 2 » n’est pas contraignante et s’obstine à chercher une cause ailleurs : l’esprit, une interprétation, une disposition sociale [44]. Mais si l’on admet une relation interne entre la règle et son extension — il n’y aurait même pas de sens à parler de la règle « compter par deux » indépendamment des pratiques organisées qui l’« étendent » à de nouveaux cas — alors le mystère épistémologique se dissipe. « “Comment la règle détermine-t-elle que ceci est son application?” n’a pas plus de sens que : “Comment une face de la pièce de monnaie détermine-t-elle l’autre face en tant que son envers?” » [45]

40L’analogie peut laisser perplexe étant donné que la formulation d’une règle est généralement écrite et placardée, et qu’elle est souvent énoncée indépendamment des actes qui la suivent ou ne la suivent pas. Pour rendre les choses plus claires, considérons le passage suivant tiré d’un manuscrit non publié de Wittgenstein :

41

« Une règle ne peut me conduire à une action que de la même façon que toute autre instruction verbale, un ordre par exemple. Et si les gens n’acceptaient pas d’agir selon des règles, et ne pouvaient pas s’entendre, cela reviendrait à ce que le sens des ordres et des descriptions ne puisse être partagé. Ce serait une “confusion de langues” et, bien que ces gens aient proféré des sons au cours de leur action, il n’y a pas eu langage. » [46]

42Comme l’entend Norman Malcolm, « une règle ne détermine rien sauf dans le cadre d’un accord de fait ». En l’absence d’une telle action coordonnée, la règle est isolée, comme si elle était « nue » et les « mots qui l’expriment seraient sans poids, sans vie » [47]. Mais cela va plus loin : les règles du code de la route, par exemple, ont peu de poids à Boston, puisque les conducteurs ont l’habitude de les ignorer. Cela réfère a contrario à l’adhésion pratique sur laquelle repose l’intelligibilité des règles, c’est-à-dire à l’ordre des activités concertées déjà en place quand la règle est formulée, franchement violée, négligée ou manifestement suivie. Poser une règle ou un ordre est une partie constitutive de ces activités, et il n’est pas possible de maîtriser ou de déterminer ces activités dans la version même la plus élaborée de son énoncé « tout nu ».

43Lorsque nous suivons une règle, nous ne l’« interprétons » pas, comme si sa signification était, d’une certaine façon, entièrement contenue dans une formulation abstraite. Nous agissons « aveuglément », et nous manifestons notre compréhension en agissant en accord avec elle et non en en formulant une interprétation décousue. Bien sûr, il est possible de mal interpréter une règle et nous nous interrogeons parfois sur ce que sont les règles et comment nous pouvons les appliquer dans une situation particulière. Mais ces situations ne justifient pas un scepticisme généralisé à l’égard de la règle, pas plus qu’elles ne suggèrent que dans un cas normal nous interprétons les règles pour pouvoir les utiliser dans nos actions [48].

44Il est important de comprendre que le raisonnement non sceptique ne se réduit pas à une perspective « internaliste » ou rationaliste plus familière. Il ne faudrait pas confondre la distinction que Baker et Hacker établissent entre interne et externe avec la distinction entre internalisme et externalisme dans les explications du progrès scientifique. En un sens, ils se rapprochent d’une position « internaliste », en ce qu’ils soutiennent qu’une pratique organisée (par exemple calculer) démontre son organisation rationnelle (c’est-à-dire qu’elle est ordonnée selon des règles pertinentes). Cependant, ceci ne signifie pas que la rationalité gouverne les pratiques, ou que l’on peut expliquer la pratique en invoquant un ensemble de règles. À nouveau, une citation de Wittgenstein peut aider à clarifier le genre de relation « interne » entre la règle et la pratique dont il est question ici :

45

« Supposons que nous posions une multiplication gigantesque — des nombres de mille chiffres. Supposons qu’à partir d’un certain moment les résultats obtenus par les gens diffèrent. Il n’y a aucun moyen d’éviter cet écart : même lorsque nous vérifions leurs résultats, ceux-ci divergent encore. Quel serait le bon résultat? Quelqu’un l’aurait-il trouvé? Y aurait-il une bonne réponse? — Je devrais dire, “ceci ne relève plus du calcul". » [49]

46Ce raisonnement n’avalise pas le réalisme épistémologique, malgré quelques affirmations réalistes de Baker et Hacker. À l’inverse, il rejette les deux variantes de l’externalisme : (1) la position platonicienne selon laquelle les objets transcendantaux des mathématiques déterminent les pratiques des mathématiciens, et (2) la position sceptique selon laquelle quelque chose d’autre (normes de la communauté ou dispositions individuelles) rend compte de la relation entre les règles et le comportement. J’insiste sur ce point, car la réponse de Bloor à une version antérieure de ce raisonnement montre clairement que celui-ci peut facilement être mal compris. Il peut être instructif d’examiner comment Bloor formule la leçon tirée de l’exemple de la série de nombres, car cela exemplifie certains des problèmes dont j’ai parlé [50].

47

« Dans les Investigations philosophiques, Section 185, Wittgenstein imagine ce qui se passerait si un enseignant, cherchant à transmettre une règle en arithmétique, devait affronter un élève qui interprète systématiquement la tâche de manière erronée. Toutes les tentatives de correction échouent parce qu’elles aussi sont systématiquement mal comprises. Ceci est un exemple de la possibilité d’une régression sans fin des règles pour suivre une règle. Il montre les limites de l’“interprétation” et l’interminabilité du travail de réparation de l’indexicalité. Il utilise également cet exemple pour montrer que les applications déviantes d’une règle se situent elles-mêmes dans une relation interne à la règle telle que le déviant la comprend. Ici, l’enseignant et l’élève échouent à établir un contact de type habituel parce que l’élève construit son propre cercle de définitions et son propre ensemble de relations internes entre signes et pratiques. Ainsi, qu’il y ait des relations internes entre une règle et ses applications — stricto sensu — ne sert pas à définir ce qu’est réellement “suivre une règle” en tant que caractéristique d’une pratique partagée. Tout au plus cela nous met-il au défi de définir la différence entre les règles effectives de l’arithmétique et leurs alternatives idiosyncrasiques. Cela nous montre, comme l’ont fait les précédents conflits d’interprétation, que l’on a besoin de quelque chose de plus et de différent pour définir l’institution reconnue de l’arithmétique. Ce qui est clairement requis dans l’exemple de Wittgenstein, c’est quelque chose qui fasse sauter le blocage entre les relations internes qui sont en concurrence. Ce facteur pourrait être le consensus, cette chose même que rejettent Baker et Hacker. En fin de compte, c’est le soutien collectif accordé à une relation interne plutôt qu’à une autre qui fait que la règle de l’enseignant est correcte et que l’autre est déviante et incorrecte. »

48La présentation que fait Bloor du raisonnement sur la série de nombres manifeste une confusion grave quant à la question centrale de savoir ce qu’est « comprendre » une règle, confusion qui fait ressortir, dans sa théorie « sociale » de la connaissance, une composante de psychologisme absolument non wittgensteinienne. Dans ce passage, Bloor commence par dire que l’élève « interprète systématiquement la tâche de manière erronée ». Peu après, il caractérise ceci comme une application de la règle « telle que le déviant la comprend ». À partir de là, il met l’« alternative idiosyncrasique » de l’élève en relation symétrique avec le traitement conventionnel de la règle par l’enseignant, et il affirme que tous deux présentent « des relations internes en concurrence » entre la règle et une pratique possible, le consensus permettant de sortir de l’impasse.

49L’interprétation de Bloor est plausible dans une certaine mesure. Considérons l’exemple suivant d’un enfant qui apprend à compter selon les instructions données par un adulte [51] : l’enfant compte sur ses doigts : « un, deux, trois, quatre, cinq ». L’adulte lui demande : « Peux-tu compter en arrière? » L’enfant se retourne et, tournant le dos à son interrogateur, il compte : « un, deux, trois, quatre, cinq » [52]. En suivant les recommandations de Bloor, nous pourrions dire que cet exemple illustre comment l’injonction « compter en arrière » est une expression indexicale dont le sens est lié à la pratique dans laquelle elle est utilisée. L’enfant « comprend de façon erronnée » l’injonction de l’adulte, et pourtant l’application du terme en arrière implique une certaine compréhension qui établit un lien entre la question de l’adulte et d’autres questions du type : « Peux-tu regarder en arrière? » Rien d’intrinsèque dans la forme de l’énoncé ne signale son application « correcte ». Selon les termes de Bloor, l’enfant « construit son propre cercle de définitions et son propre ensemble de relations internes » pour appliquer les mots compter en arrière à une technique de comptage. L’impasse entre les relations internes en concurrence est levé lorsqu’on se moque de l’enfant, le corrige et lui montre des exemples, et il en arrive éventuellement à apprendre la signification de compter en arrière comme expression constitutive d’une pratique conventionnelle.

50Dans cette description, le problème est que si l’enfant « comprend systématiquement mal » l’injonction de compter en arrière, il n’a pas manifesté de compréhension de son usage pertinent. Lorsqu’il se retourne et compte « un, deux, trois, quatre, cinq », il produit par inadvertance un jeu de mots sur les termes compter en arrière, mais ce qu’il produit n’est pas la technique que nous appelons compter en arrière qui aurait été décrite en disant « cinq, quatre, trois, deux, un ». Il a montré une compréhension « amusante » de l’injonction en ce sens que ses actions étalent son ignorance des techniques de comptage. Il n’y a pas de symétrie ou d’impasse « entre des relations internes en concurrence », à moins de présumer que les actions de l’enfant constituent une alternative viable à la technique invoquée par l’injonction de l’adulte. Mais si une pratique ou une technique n’est pas totalement une affaire privée, cela n’a pas de sens de dire que l’enfant comprend les mots compter en arrière dans les termes de « sa propre » technique [53].

51Lorsque Baker et Hacker parlent d’une relation « interne » entre une règle et une pratique en arithmétique, ils décrivent une relation grammaticale entre l’expression d’une règle et les techniques de l’arithmétique. Ceci n’a rien à voir avec les « relations internes » que mentionne Bloor lorsqu’il parle de « l’ensemble des relations internes propre (à un élève) entre ses signes et ses pratiques », ou de « son propre cercle de définitions » [54]. Bloor semble utiliser ici le mot interne comme s’il se rapportait à la conception personnelle que l’élève a de la signification de la règle. Mais l’élève de l’exemple de Wittgenstein réalise des actions qui démontrent qu’il pense seulement qu’il est en train de suivre la règle. En traitant la relation interne entre la règle et la pratique comme une affaire individuelle, Bloor crée le besoin de rechercher « quelque chose de plus et de différent » permettant de définir l’« institution reconnue de l’arithmétique ». La caractérisation initiale de l’action comme une « compréhension erronée » de la règle ne prend sens que d’un point de vue déjà situé dans (c’est-à-dire interne à) l’« institution reconnue de l’arithmétique », si bien qu’il n’y a pas de point de vue comparable à partir duquel caractériser ce que l’élève fait comme une « compréhension concurrente ».

52Rien, dans l’exemple de Wittgenstein, ne suggère que la compréhension erronée de l’élève doive être placée sur un même pied théorique que la manière correcte de continuer la série de nombres. Dire ceci n’est pas manifester un manque de sympathie pour la situation fâcheuse de l’élève, mais c’est montrer qu’il n’y a pas de place dans le monde pour mettre une « erreur systématique de compréhension » sur un tel pied sans réviser les termes initiaux de la description. Les pratiques et techniques établies de l’arithmétique sont inséparables des termes dans lesquels une action est caractérisée comme compréhension, compréhension concurrente ou compréhension erronée. Cependant, même si la pratique de l’étudiant révèle une « compréhension erronée », cela ne « relativise » pas la règle. Il est exclu qu’il y ait des « relations internes concurrentes », puisque la pratique de l’étudiant est définie négativement par rapport à la pratique établie pour compter par deux.

53Je ne dis pas qu’il ne peut pas exister d’alternatives idiosyncrasiques à la manière habituelle d’exercer une pratique ou une technique. Différentes relations internes peuvent certainement entrer en concurrence, et parfois des usages « déviants » deviennent ensuite acceptables (telles que des expressions familières « grammaticalement incorrectes » ou, dans un jeu, des variantes initialement prohibées par les règles officielles). La question est qu’aucune de ces caractérisations ne s’applique à l’ensemble des relations internes entre « signes et pratiques » propre à l’agent « déviant » (ou « excentrique » ou « fourvoyé » ou « innovateur »). L’agent ne possède pas les relations internes qui identifient ses actions comme des erreurs, des alternatives légitimes ou des exemples idiosyncrasiques d’une pratique. En fait, toutes ces caractérisations supposent que les actions de l’agent sont déjà en relation avec une pratique concertée.

54Il serait fallacieux de faire l’analogie entre l’élève de l’exemple de Wittgenstein et un scientifique dont la théorie non conventionnelle est rejetée lors d’une controverse (comme dans l’étude de cas de Collins sur les expériences d’ondes de gravité de Joseph Weber) [55]. Malgré la tendance autrefois commune de réduire l’histoire des sciences à une chronologie des idées des « grands hommes », aucune controverse n’est générée par « l’ensemble des relations internes entre « signes et pratiques » propres à un individu ». L’identité même d’une théorie controversée — en tant que théorie à propos de laquelle il y a controverse — est reliée de façon interne à l’équipement, aux techniques, aux pratiques littéraires, au langage de l’observation, aux concepts acceptés, etc., dans un champ, même lorsque les historiens — voire les scientifiques qui sont à l’origine de cette théorie — la qualifient ultérieurement de « compréhension erronée » ou d’« erreur ». En conséquence, toute alternative imaginable à une théorie reconnue dans une discipline n’est pas pour autant une théorie controversable, pas plus qu’un analyste extérieur ne peut appliquer le principe de symétrie à n’importe quelle prétention non conventionnelle avancée sur une question fondamentale. Il n’y a pas de place dans le monde pour un tel point de vue sans discernement.

55Bien que Bloor revendique avec assurance une lecture « sociologique » de Wittgenstein, dans l’exemple de la série de nombres, il décrit les relations internes de manière radicalement individualiste, comme si l’élève pouvait avoir sa propre compréhension de l’arithmétique, différente de celle du maître mais tout aussi valide. Le « consensus » devient alors un facteur autonome ajouté à l’équation, qui fait sortir de l’impasse entre la « compréhension » personnelle de l’élève et celle du maître. Bien que Wittgenstein évoque une sorte de consensus à propos de l’accord, cet « accord de fait » est si fortement omniprésent dans la production de l’ordre social qu’il compte peu comme facteur explicatif isolé.

56Wittgenstein (IP, sec. 241) distingue l’accord « d’opinion » et l’accord « de forme de vie ». L’accord de forme de vie apparaît dans et par la cohérence de nos activités. C’est un accord évident des activités et de leurs résultats, une orchestration d’actions et d’expressions qui permet que les erreurs, les ruptures et les compréhensions systématiquement erronées soient perçues et expliquées. On ne peut pas se soustraire à un tel accord, même pour un étudiant dont les actions manifestent une compréhension erronée ou pour un sociologue qui décrit cette incompréhension. Décrire le consensus et spécifier son rôle dans l’activité ne consiste pas à isoler un facteur causal.

57Le même raisonnement s’applique à la manière dont les sociologues des sciences emploient généralement la thèse de la sous-détermination de Duhem-Quine. Le problème de la sous-détermination découle du fait que l’on sépare « preuve » et « théorie » et que l’on soutient alors qu’aucun ensemble fini de données ne peut impliquer l’acceptation d’une théorie unique, parce qu’on peut toujours imaginer des théories alternatives (même invraisemblables) qui rendraient compte de ces données. Les utilisations sociologiques de ce raisonnement classique posent problème : elles ignorent que le « point de vue logique » dont il est issu est incompatible, à de nombreux égards, avec l’empirisme invoqué par la sociologie des sciences.

58Les descriptions sociologiques des pratiques expérimentales dépeignent habituellement une situation initiale où les données ne sont pas (ou pas encore) isolées, où entrent en jeu tout à la fois des a priori théoriques, des concepts linguistiques courants ainsi que la confiance dans l’équipement et dans l’équipe du laboratoire. Bien que dans de telles situations les scientifiques puissent rencontrer beaucoup de problèmes d’interprétation, ces derniers ne se réduisent pas à l’ajustement de données isolées à des énoncés théoriques tout aussi isolés. Beaucoup de problèmes intéressants peuvent évidemment émerger d’une division du travail entre techniciens, expérimentalistes, administrateurs de laboratoire et théoriciens, qui sont autant d’occasions de déployer des efforts variés pour standardiser les instruments, coordonner l’équipe et ajuster diverses exigences d’enregistrements et de preuves [56].

59Ces solutions ne sont pas conçues pour satisfaire aux normes rigoureuses de la preuve logique qui répondraient aux préoccupations philosophiques concernant la sous-détermination ; en effet, si on suit les interprétations de Wittgenstein données par Shanker et par Baker et Hacker, on peut se demander si le problème philosophique est vraiment pertinent pour la pratique qu’il prétend décrire [57]. Comme les traitements sceptiques du raisonnement de Wittgenstein sur la série de nombres, la manière dont la thèse de la sous-détermination est formulée suggère de façon trompeuse une détermination encore-à-expliquer ; c’est-à-dire que nous sommes conduits à supposer que lorsque les scientifiques comblent le fossé entre données et théorie, ils doivent y impliquer une sorte de détermination quasi causale. Une détermination logique insuffisante semble alors appeler un autre mode de détermination. Mais si au départ il n’y a pas de « fossé », Inutile d’avoir une telle explication déterminative.

Une sociologie des sciences et des mathématiques estelle possible?

60La conséquence la plus embarrassante du raisonnement non sceptique est que les « contenus » des connaissances que le Wittgenstein de Bloor livre à la sociologie sont désormais rapatriés fermement dans les pratiques des mathématiciens et des scientifiques (sans que ce soit pour autant en termes de réalité ou de rationalité surplombantes). Après la reductio de Wittgenstein, la règle « compter par deux » est considérée comme la description adéquate de l’action réalisée par les membres. Dans cet exemple, l’étudiant ne produit pas une interprétation possible de la règle ; simplement, ses actions n’obéissent pas à la règle. Pour les membres, elles révèlent une erreur de compréhension et non la nature relativiste du sens ou de l’application de la règle.

61De même, l’extension non problématique de la règle ne requiert aucune justification indépendante en dehors des pratiques organisées de comptage. « Compter par deux » est à la fois une action, une règle d’action et une règle qui anime l’action. La formulation de la règle n’est pas la cause de son extension, pas plus que sa signification ne voile les actions réalisées en accord avec elle. La série indéfinie des actions soutient « aveuglément » l’intelligibilité de la règle sans pause pour interpréter, délibérer ou négocier. Bien que ce ne soit rien d’autre qu’un phénomène social, il ne requiert pas d’explication par des concepts propres à une science sociale particulière.

62Le problème pour la sociologie est que la règle « compter par deux » est enchâssée dans la pratique même du comptage. Compter est un phénomène social ordonné, mais cela n’en fait pas un objet pour une sociologie générale, causale, explicative et scientifique. De la même manière, pour des pratiques madiématiques plus complexes, la culture consensuelle des mathématiques s’exprime et se décrit mathématiquement ; elle est disponible pour faire des mathématiques intelligibles. Dire cela n’implique pas que les pratiques des mathématiciens soient représentées de manière complète et déterminée par des formules mathématiques, mais qu’une telle représentation ne peut être élaborée et que ce n’est pas nécessaire de le faire. Dire que les contenus des mathématiques et des sciences sont des phénomènes sociaux se réduit dès lors à une victoire dérisoire pour la sociologie [58].

63Il semble que la sociologie des sciences en arrive à une position fâcheuse. Le néo-internalisme développé par Shanker, Baker et Hacker semble n’offrir à la sociologie qu’une base fragile pour prolonger le projet de Wittgenstein. Les mathématiques et les sciences (sans parler des innombrables autres activités gouvernées par une théorie ou soumises à des règles) ne semblent pas avoir besoin aujourd’hui des sociologues pour leur montrer ce que leur cacheraient leurs préoccupations réalistes. Bruno Latour (qui sympathise dans une certaine mesure avec la sociologie constructiviste des sciences) en convient parfaitement :

64

« Mais où pouvons-nous trouver les concepts, les mots, les outils qui rendront nos explications indépendantes de la science étudiée? Je dois admettre qu’il n’existe pas de réserve constituée de tels concepts, en particulier dans les soi-disant sciences humaines, et spécialement en sociologie. Inventée à la même période et par les mêmes personnes que le scientisme, la sociologie est impuissante à comprendre les compétences dont elle a été si longtemps coupée. Je peux par conséquent dire de la sociologie des sciences, “protégez-moi de mes amis, je me chargerai de mes ennemis", car si nous nous lançons dans l’explication des sciences, il se pourrait bien que ce soit les sciences sociales qui en souffrent en premier. » [59]

65Ce passage identifie succinctement ce qui constitue un dilemme pour tout programme d’explication « sociale » qui veut montrer que les « contenus » des autres pratiques disciplinaires sont déterminés par une configuration spécifique de facteurs sociologiques. Comme le suggère Latour, si expliquer une pratique c’est mobiliser des concepts indépendants des discours et des compétences techniques qui constituent cette pratique, de tels concepts explicatifs devraient être hébergés dans une forme de vie indépendante. Mais, puisque le langage analytique de la sociologie n’a pas rompu avec les termes vernaculaires avec lesquels les scientifiques (et les autres utilisateurs compétents du langage) développent des relations opératoires avec le monde dans lequel ils agissent, la sociologie semble mal adaptée pour imaginer le type d’explication auquel Latour pense.

66Latour identifie clairement le problème et rejette toute possibilité d’une sociologie causale ou explicative des sciences, mais il essaie de le résoudre en empruntant un ensemble de concepts à la sémiotique de A. J. Greimas qu’il considère analytiquement indépendante à la fois de la sociologie générale (c’est-à-dire académique) et des sociologies situées dans les autres disciplines étudiées. À la fin, il pousse, encore plus loin que ne le font les sociologues qu’il critique, le programme de « recul critique » par rapport au champ de recherche.

67En revanche, Wittgenstein tente d’élucider l’utilisation du langage, mais sans introduire de distance entre un « observateur » (ou, en termes habermassiens, un « participant virtuel ») et les concepts utilisés dans le champ d’action étudié [60]. Il attire explicitement l’attention sur les propriétés (situées, occasionnelles, indexicales) des expression familières et sur « l’accord de fait » qui soutient leur perception. Dans ses exemples « anthropologiques » imaginaires, Wittgenstein suggère parfois que l’intelligibilité repose sur un fondement commun fourni par des jeux de langage fondamentaux comme les salutations, les commandements et les réponses, et l’émission et la réception d’ordres [61]. Ces conditions sociales de l’intelligibilité des actions pratiques ne sont pas une propriété conceptuelle d’une discipline académique mais un héritage commun :

68

« Si quelqu’un arrive dans un pays étranger dont il ne comprend pas la langue, il ne lui est en général pas difficile de reconnaître quand un ordre est donné. On peut aussi se donner un ordre à soi-même. Cependant, si nous observons un Robinson qui se donne un ordre dans un langage qui nous est étranger, nous aurons beaucoup plus de difficulté à le reconnaître. » [62]

69Dans les études ethnographiques des sciences et celles d’autres pratiques spécialisées, les activités « familières » telles que donner des ordres, poser des questions et donner des instructions, fournissent un point de départ, même s’il est insuffisant, pour saisir l’intelligibilité des actions techniques. Examiner des jeux de langage plus ésotériques nécessite de situer l’analyse dans les cadres étudiés. Les efforts pour prendre du recul par rapport aux champs étudiés — que ce soit pour la sociologie analytique ou la sémiotique — dégagent l’« observateur » des « contenus » épistémiques du champ qui sont incorporés dans le discours situé. Par conséquent, bien que la nouvelle sociologie des sciences se donne comme objectif majeur d’expliquer le contenu des sciences, les pratiques mêmes par lesquelles ses partisans visent ces contenus garantissent que ces derniers ne pourront pas être reconnus, ou au mieux ne seront reconnus qu’en étant contestés, dans les idiomes locaux du champ étudié [63].

70Soutenir que la sociologie n’a pas d’accès privilégié aux pratiques des autres champs disciplinaires, ne signifie pas que l’on considère que ces pratiques sont asociales. Même si le raisonnement non sceptique nous persuade de l’absurdité des démarches régressives pour expliquer en quoi consiste suivre une règle, les références wittgensteiniennes très claires à l’éducation, à l’exercice, à l’habitude, aux pratiques communes et à l’accord de fait, incluent l’image d’un domaine public (c’est-à-dire social) d’activités au sein duquel un consensus est établi sur la manière de suivre l’une ou l’autre règle. Le problème avec le compte rendu de Bloor, c’est qu’il traite la « théorie sociale de la connaissance » de Wittgenstein comme si elle autorisait une extension des concepts et des méthodes actuels de la sociologie aux champs de la logique, des mathématiques et des sciences de la nature.

71

« Les mathématiques et la logique sont des collections de normes. Le statut ontologique de la logique et des mathématiques est le même que celui d’une institution. Elles sont sociales par nature. Une conséquence immédiate de cette idée est que les activités de calcul et d’inférence sont justiciables des mêmes processus d’investigation et sont éclairées par les mêmes théories, que tout autre ensemble de normes. » [64]

72Ce que Bloor oublie est que les arguments de Wittgenstein s’appliquent de manière aussi appropriée à la sociologie réaliste et rationaliste qu’au réalisme et au logicisme mathématiques. Winch ainsi que Sharrock et Anderson montrent que loin de faire des sciences et des mathématiques un objet fiable pour la sociologie, Wittgenstein a rendu les choses extrêmement périlleuses pour les sciences sociales analytiques [65], Si la sociologie doit suivre la voie de Wittgenstein, il est nécessaire de développer une conception radicalement différente de ses tâches. Lorsqu’il tente de greffer les systèmes de Durkheim ou de Mary Douglas sur les raisonnements de Wittgenstein, Bloor ne va tout simplement pas assez loin.

73C’est ici que l’ethnométhodologie intervient. Avant de la présenter comme un programme prolongeant les initiatives de Wittgenstein, il est nécessaire de lever des confusions, certaines qui lui sont propres, d’autres relatives aux commentaires qui en sont faits [66]. L’ethnométhodologie est devenue une discipline de plus en plus incohérente, malgré les efforts incessants des critiques et des auteurs de manuels pour définir son programme théorique et méthodologique. D’un côté, la recherche courante en analyse de conversation a nettement divergé du programme radical annoncé dans les principaux écrits de Garfinkel. De l’autre, la philosophie des sciences sociales et la sociologie de la connaissance continuent de s’intéresser à la « première » ethnométhodologie, mais souvent de manière confuse.

74Steeve Woolgar, par exemple, met certains des « concepts clés » de Garfinkel au service d’un traitement sceptique de la science. Il inscrit l’indexicalité et la réflexivité parmi les « horreurs méthodologiques » qui hantent toutes les tentatives de représentation scientifique [67]. Ce faisant, il traite les écrits de Garfinkel à peu près de la même manière que Bloor interprète Wittgenstein lorsqu’il prétend que celui-ci autorise un programme théorique pour questionner les hypothèses considérées comme allant de soi dans un quelconque domaine de l’action pratique. C’est une manière assez courante de traiter l’ethnométhodologie, et qui est, en fait, parfois encouragée par des personnes jouissant d’une position indiscutable dans le champ [68]. Il serait incorrect (autant que prétentieux) de ma part d’affirmer que l’ethnométhodologie ne peut être comprise de cette façon, mais ce que je veux souligner c’est qu’une telle interprétation manque ce que 1’ « invention » de Garfinkel a de plus original.

75Lire Wittgenstein de façon non sceptique permet d’entrevoir ce que je conçois comme le traitement ethnométhodologique spécifique du langage et de l’action pratique, un traitement qui évite le double piège du scientisme sociologique et du scepticisme épistémologique. Pour clarifier ce point, j’expliquerai dans la section suivante le raisonnement de Garfinkel et Sacks à propos des relations entre « formulations » et actions pratiques, raisonnement que je crois compatible avec une interprétation non sceptique de Wittgenstein. J’esquisserai ensuite quelques-unes des différences entre les approches empiriques de l’ethnométhodologie et du programme fort, en réexaminant une étude ethnométhodologique des mathématiques.

Formulations et actions pratiques

76Dans leur article intitulé « On formal structures of practical actions » — article difficile et souvent mal compris —, Garfinkel et Sacks examinent l’intérêt pour l’ethnométhodologie de travailler sur le langage naturel [69]. Ils ne mentionnent Wittgenstein que très brièvement. Mais, dans une conférence retranscrite qui aborde certains des thèmes présentés dans cet article, Sacks analyse plus finement la contribution décisive de Wittgenstein [70].

77Dans cette conférence, Sacks montre que Wittgenstein a dissous la question de la signification référentielle des « indicateurs » (notion proche de celle d’« expression indexicale » chez Garfinkel). Les logiciens sont toujours irrités par ces termes parce que leur référence change à chaque usage. On considère souvent que le langage ordinaire est défectueux parce qu’il ne facilite pas de strictes inférences logiques. Avant Wittgenstein, la philosophie du langage « remédiait » classiquement à ce problème en traduisant les expressions indexicales en formulations qui « capturent » plus précisément leur signification référentielle. De telles traductions réparatrices ressemblaient aux pratiques de codage en sciences sociales, en ce sens qu’elles tentaient de substituer un assortiment limité d’opérateurs analytiques à un ensemble polysémique d’expressions linguistiques naturelles.

78Garfinkel et Sacks contestent l’adéquation d’une telle pratique de traduction, d’abord en interrogeant ce qu’elle implique pour les « actions de formuler » ordinaires, et ensuite en suggérant qu’essayer de remédier aux expressions indexicales fait nécessairement manquer les « propriétés rationnelles » inhérentes à leur usage ordinaire [71]. Pour Garfinkel et Sacks, l’action de formuler ne se résume pas simplement à une procédure professionnelle d’analyse ; elle comprend également un large éventail d’actions linguistiques ordinaires : nommer, identifier, définir, décrire, expliquer et, bien sûr, citer une règle. Ils signalent que dans les discours, tant professionnels que profanes, ces expressions sont utilisées pour donner à voir le sens non équivoque des activités, bien qu’elles fassent aussi beaucoup d’autres choses [72].

79Les formulations sont souvent utilisées pour essayer de réparer les propriétés indexicales du langage, en substituant des « expressions objectives » aux « expressions indexicales ». Pour montrer que les formulations font plus que donner à voir ou corriger un usage antérieur, considérons l’extrait d’interrogatoire suivant :

80

Mr. Nields : Avez-vous suggéré au procureur général que le mémorandum de détournement, et le fait que c’était un détournement, n’avaient peut-être même pas besoin d’être évoqués?
Lt. Col. North : Encore une fois, je ne me rappelle pas du tout cette conversation particulière, mais je ne dis pas qu’elle n’a pas eu lieu.
Mr. Nields : Vous ne le niez pas?
Lt. Col. North : Non.
Mr. Nields : Vous ne niez pas avoir suggéré au procureur général des États-Unis de trouver un moyen de garder secret ce document?
Lt. Col. North : Je ne nie pas que je l’ai dit. Je ne dis pas non plus que je m’en souviens [73].

81Dans cet échange, bref mais tortueux, on peut voir à l’œuvre de nombreuses « formulations » entremêlées : formulations à propos de conversations antérieures (avec le procureur général), formulations sur les implications pragmatiques de « ne pas se rappeler » cette conversation, formulations de ce que « j’ai dit » ou pourrais avoir « dit » et ce que « je ne suis pas en train de dire » maintenant ; formulations qui suggèrent l’ironie, etc. Sans aller plus loin, il est évident que ces formulations ne font pas que se référer à quelque chose ; elles agissent comme des attaques, des parades, des feintes, des écarts dans le jeu de l’interrogatoire.

82Une espèce particulièrement intéressante de formulations est produite dans des conversations ordinaires. Elle prend la forme d’une enquête réflexive sur « ce que nous sommes en train de faire » dans la conversation elle-même : « Était-ce une question? », « M’invitez-vous à poursuivre avec vous? », « J’ai déjà répondu à votre question, non? » « Pourriez-vous, s’il vous plaît, en venir au fait ! » Ce qui est frappant, c’est que, bien que ces formulations se réfèrent en apparence à « ce que nous sommes en train de faire » dans la conversation, elles ont une intelligibilité différente en tant qu’actes conversationnels, selon la manière dont elles sont positionnées dans le dialogue. Cette propriété des formulations est bien visible dans la réponse suivante à une demande plutôt démoniaque (les crochets ont été ajoutés par Garfinkel et Sacks (p. 350), cette notation indiquant que la formulation est un faire dans la conversation aussi bien qu’une expression référentielle) :

83

HG : J’ai besoin de quelques exemples de personnes qui éludent les questions. Voulez-vous me faire une faveur et éluder quelques questions pour moi?
NW : [Oh, mon cher, Je ne suis pas très bonne pour éluder les questions.]

84En tant que « faire » reconnaissable, la réponse de NW opère la véritable esquive qu’elle renie, si bien que les aspects performatif et référentiel de l’expression se trouvent dans une relation paradoxale. La formulation ne se trouve pas en dehors de la temporalité du dialogue, comme pour faire un « métacommentaire » sur la relation ; elle fait sens plutôt par le fait qu’elle peut être entendue comme un vrai tour dans le dialogue.

85Après avoir expliqué une série d’exemples, Garfinkel et Sacks font deux remarques majeures à propos des formulations : (1) le « travail » de production « d’activités dont la rationalité est manifeste » peut être accompli et reconnu comme tel par les participants à une activité sans qu’il soit nécessaire de formuler « ce fait », et (2) « il n’y a pas de place dans le monde pour formuler de manière définitive les activités, les identifications et les contextes » (p. 359).

86Pour relier ceci à notre précédente discussion sur les règles, considérons l’analyse que font Backer et Hacker de l’action de formuler une règle :

87

« Le propre de l’explication à l’aide d’exemples est d’utiliser ces derniers comme une formulation de la règle Les exemples, vus ainsi, ne sont pas plus des applications de la règle expliquée qu’une définition ostensive de “rouge” (en montrant une tomate) n’est une application (prédication) de “rouge". […] La formulation d’une règle doit elle-même être utilisée d’une certaine manière, comme un canon du bon usage. » [74]

88La série d’exemples agit pour énoncer la règle (c’est-à-dire la rendre évidente, claire, pertinente) sans en nécessiter l’exposé explicite. L’à-propos, le sens, l’intelligibilité, la reconnaissabilité de la règle s’exposent dans et par des exemples sans qu’il soit besoin d’ajouter un commentaire. Garfinkel et Sacks distinguent « formuler » (dire explicitement ce que nous sommes en train de faire) et « faire » (ce que nous sommes en train de faire) qui sont de fait indissociables : les formulations ne gouvernent pas arbitrairement les activités qu’elles expriment, pas plus que les activités ne sont chaotiques ou dépourvues de sens. Au contraire, le sens et l’adéquation de toute formulation sont inséparables des activités formulées. Elle n’agit pas comme un substitut, une description transparente, ou comme une « métadescription » de ce qui arrive par ailleurs.

89L’analyse de l’action de formuler que font Garfinkel et Sacks, comme celle que Wittgenstein fait des règles, peut être mal comprise et conduire à l’une des deux positions antithétiques suivantes : (1) une interprétation sceptique selon laquelle toute tentative de formuler des activités est d’emblée confrontée au « problème » de l’indexicalité, si bien que toute description, toute explication, etc., est fondamentalement indéterminée ; et (2) une interprétation réaliste qui recommande une étude empirique des formulations pour que les sociologues puissent atteindre une compréhension objective des activités des membres. Une lecture attentive de leur argumentation devrait nous montrer qu’on ne peut retenir aucun de ces deux points de vue.

90Le raisonnement de Garfinkel et Sacks réfute l’opposition initiale entre expression « objective » et expression « indexicale » (et, de manière similaire, entre « formulations » et « activités ») [75]. Les formulations elles-mêmes sont utilisées comme des « expressions indexicales », et en les utilisant ainsi, les membres constatent couramment que produire des actions de formuler est en soi essentiellement une source de « griefs, de fautes, de troubles, et de demandes de réparation » [76]. De même, « les formulations ne constituent pas le mécanisme qui permet de produire des conversations sensées, claires et précises » [77]. « Dire explicitement ce que nous sommes en train de faire » peut être « clairement incongru, ou ennuyeux… peut fournir une preuve d’incompétence ou de motivation tortueuse, etc. » [78] Les locuteurs parviennent à maintenir une cohérence thématique, le plus souvent sans nommer le thème [79], et comme les exercices de déstabilisation de Garfïnkel le démontrent, les tentatives pour « réparer » l’indexicalité d’un texte ou d’un ensemble d’instructions augmentent et étendent leurs propriétés indexicales. La conclusion qu’en tirent Garfînkel et Sacks pourrait autoriser dans un premier temps une lecture sceptique (les italiques et les crochets figurent dans le texte original) : « Pour le membre ce n’est pas en produisant des formulations pour la conversation qu’il produit [le fait que nos activités conversationnelles sont manifestement rationnelles]. Les deux activités ne sont ni identiques ni interchangeables. »

91Mais notez soigneusement le passage qui suit (p. 355, les crochets figurent dans le texte original) : « En bref, se livrer à la formulation de la conversation elle-même montre aux locuteurs [que nos activités conversationnelles sont manifestement rationnelles]. » Ceci diffère clairement de la conclusion sceptique selon laquelle le sens est indéterminé ou que l’intelligibilité d’une conversation est une illusion, située en deçà du sens apparent qu’en ont les membres. Notez également qu’il ne recommande pas non plus une posture réaliste ou rationaliste : « La question de savoir ce que fait celui qui produit une formulation — question qui se pose aux membres — n’est pas résolue par ceux-ci en consultant ce que la formulation propose, mais en s’engageant dans des pratiques qui établissent le caractère essentiellement contextualisé de l’action de formuler » (p. 355).

92Pour la règle « ajouter deux », aucune formulation ne peut fournir une description complète ou déterminée de la manière dont elle doit être étendue à de nouveaux cas (comme si la règle « contenait » une représentation d’une série illimitée d’applications). Citer la règle est une activité en tant que telle (une instruction, un avertissement, une correction, un rappel, etc.), mais sa formulation ne dit pas explicitement ce qu’il faut en faire. Le sens de la règle est « essentiellement contextualisé » par l’activité ordonnée au sein de laquelle elle est invoquée, exprimée, appliquée, etc. Mais cela n’implique pas que l’activité n’a pas de base rationnelle, ou que la compréhension que les participants ont de ce qu’ils sont en train de faire soit nécessairement incomplète ou erronée.

93Dans la conclusion de leur article, Garfinkel et Sacks affirment que « lorsque les membres produisent [le fait que nos activités sont manifestement rationnelles]… ils le font sans avoir à produire des formulations » (p. 358). Ils ajoutent plus loin que ce « travail » peut être organisé comme « un mécanisme, au sens où il est spécifiquement utilisé pour produire [des activités dont la rationalité est manifeste] » (les crochets figurent dans le texte original). Ils détaillent ensuite les implications critiques qui en découlent pour les sciences sociales :

94

« Qu’il n’y ait pas de place dans le monde pour des formulations comme solutions sérieuses au problème de l’ordre social renvoie à la proposition qui prévaut dans les sciences sociales selon laquelle les formulations sont produites dans un but pratique pour réaliser les descriptions empiriques, les justifications, les tests d’hypothèse, etc. Les formulations sont ainsi proposées comme des ressources grâce auxquelles les sciences sociales peuvent produire des analyses rigoureuses d’actions pratiques, adéquates à toute fin pratique… dans la mesure où les formulations sont proposées pour décrire des “discours significatifs", quelque chose ne va pas puisque l’expression “discours significatif ne peut avoir ce sens. ».
(p. 359)

95Dans la mesure où les formulations n’ont pas accès aux structures formelles des actions pratiques (c’est-à-dire à « l’accomplissement du fait » que les activités sont manifestement rationnelles), ces structures échappent aux tentatives de l’analyse constructive pour les codifier ou les représenter statistiquement. « Les pratiques de l’analyse constructive produisent l’inaccessibilité des structures formelles, car cette inaccessibilité est constituée par ces pratiques mêmes » (p. 361). Garfinkel et Sacks parlent d’« analyse constructive » de manière assez large, mais on peut préciser le sens du terme en examinant un type particulier d’analyse fonctionnelle qui a prospéré dans la sociologie nord-américaine et en a proposé un sens plus précis il y a quelques décennies.

96Par exemple, Bernard Barber commence son essai « Trust in Science » [80] en notant que le concept de confiance « a très fréquemment été utilisé de manière ambiguë par les auteurs classiques, par l’homme de la rue, par les journalistes, et par les sociologues contemporains ». Il propose ensuite de remédier à ce « bourbier conceptuel » en forgeant une définition : « Pour nous appuyer sur une base analytique et empirique plus solide, nous avons besoin d’examiner la confiance à la lumière de notre compréhension générale des relations sociales et des systèmes sociaux. La construction résultant de cet examen doit évidemment être empiriquement utilisable et validable. Très brièvement, je propose précisément une telle construction. » [81]

97Barber poursuit en formulant « deux significations essentielles » de la confiance dans les sciences, qu’il définit comme des attentes socialement partagées en termes de « compétence technique », de responsabilité et d’« obligations fiduciaires ». Il décrit ensuite ces dernières en se référant aux normes mertoniennes de la science (universalisme, désintéressement, communautarisme, et scepticisme organisé). Sans entrer dans la question de savoir si l’analyse de Barber atteint l’objectif visé, pour l’ethnométhodologie, la pomme de discorde réside dans la construction initiale qu’établit l’analyse. Interrogeant le concept ordinaire de confiance en considérant tous les usages du terme réunis en une seule rubrique, Barber trouve un « bourbier » de différentes significations auquel il espère remédier en prescrivant une définition plus restrictive. La définition et l’appareil théorique qu’il utilise dans son analyse proviennent tous deux d’une source théorique cohérente (le modèle du système social de Talcott Parsons). En subsumant les différents usages de ce concept de confiance sous une définition générale, Barber ne considère jamais que ces usages — bien que divers et générateurs de confusion à les considérer ensemble immédiatement — peuvent être ordonnés et analysables en tant que tels.

98L’ethnométhodologie ne résout pas les problèmes épistémologiques qui émergent lorsqu’on s’efforce classiquement de substituer des formulations théoriques à un « bourbier » inexpliqué d’activités ordinaires. Indifférents aux objectifs et aux productions de l’analyse constructive, les ethnométhodologues cherchent à caractériser les usages organisés des expressions indexicales, y compris les divers usages profanes et professionnels des formulations. Inévitablement, ils se mettent à formuler, ne serait-ce que pour formuler le travail de faire une formulation, mais à la différence de l’analyse constructive, l’ethnométhodologie « thématise » la relation entre formulations et activités en termes autres que véri-conditionnels. C’est-à-dire qu’ils ne traitent pas les formulations exclusivement comme des énoncés vrais ou faux ; ils s’intéressent plutôt à la manière dont ils agissent en tant que mouvements pragmatiques dans un ordre temporel d’actions. Ce programme soulève deux questions principales : (1) Comment se fait-il que, au cours de leur déroulement, des activités exhibent régularité, ordre, standardisation, et indépendance par rapport à une cohorte particulière (c’est-à-dire de la rationalité) en amont de toute formulation? et (2) Comment, dans tous les cas, les membres utilisent-ils l’action de formuler en tant que partie de leurs activités?

99À partir de là, on peut voir ce qui oppose de manière radicale l’ethnométhodologie et la sociologie classique que Bloor invoque lorsqu’il propose une étude scientifique de la science. Alors que Bloor maintient une distinction entre les fondements de la sociologie comme science et les contenus des sciences étudiés et expliqués sociologiquement, Garfinkel et Sacks plongent carrément la sociologie dans la société ordinaire qu’elle étudie.

100Après la rédaction de l’article sur les « structures formelles », le programme de l’ethnométhodologie s’est scindé en deux lignes de recherche. L’une, l’analyse de conversation, a cherché à élucider « les propriétés rationnelles des expressions indexicales » en examinant l’organisation séquentielle des conversations « qui se tiennent naturellement ». Ces études décrivent les procédures régulières de tour de parole, l’organisation des paires adjacentes, le placement référentiel et la correction, l’organisation thématique, la structure narrative, la formulation du lieu, etc. Dans la terminologie wittgensteinienne, ces phénomènes sont les « jeux de langage » au travers desquels ordre, sens, cohérence et accord sont accomplis dans l’interaction [82]. L’autre ligne de recherche est constituée par les études ethnométhodologiques de Garfinkel sur le travail.

101Pour Garfinkel, ce programme est une approche de la production de l’ordre social qui rompt avec les conceptions classiques de l’ordre [83] ; tant les méthodes détaillées de production de l’ordre social que les thèmes conceptuels sous lesquels l’ordre devient analysable sont des accomplissements situés des membres. Il n’y pas de place dans cet univers pour un maître théoricien qui décrirait les thématiques d’une structure sociale « globale ». En regard, le mieux que l’on puisse faire est d’étudier minutieusement les sites particuliers d’investigation pratique où l’action des participants donne à voir les grands thèmes (de la rationalité, de l’agencement, de la structure) comme partie intégrante du travail quotidien. Pour ce qui nous occupe ici, les études des ethnométhodologues sur les pratiques des scientifiques et des mathématiciens présentent un intérêt tout particulier. Dans cet ensemble de recherches, les questions soulevées par Garfinkel et Sacks sur la manière dont les formulations émergent dans les activités pratiques sont plus percutantes que dans l’analyse de conversation.

102Il pourrait sembler que des formulations comme les cartes, les diagrammes, les graphes, les figures textuelles, les preuves mathématiques, les documents photographiques diffèrent significativement des formulations de l’activité qu’analysent Garfinkel et Sacks. Les cartes, après tout, représentent le terrain objectif et le territoire ; quant aux preuves mathématiques, elles représentent les fonctions en mathématiques. Elles ne sont pas utilisées en quelque sens précis que ce soit comme des formulations de « ce que nous sommes en train de faire ». Mais traiter les cartes et les preuves comme des énoncés ou des tableaux isolés revient à ignorer les activités qui les ont produites et qui les utilisent. Analyser l’usage d’un document ne consiste pas à minorer ses fonctions référentielles, mais requiert de réfuter toute différence essentielle supposée entre la formulation des « choses » et celle de nos « activités ».

103Un exemple en est la conversation suivante, enregistrée durant une session où deux assistants (J et B) examinent les données fournies par un microscope électronique tandis que le directeur du laboratoire (H) observe et fait des commentaires :

104

J : Si vous regardez ce truc, il… les choses qui sont en train de dégénérer, on les voit nettement ; ça, ça ne pose pas de vrai problème.
B : Ça, c’est ce qui m’a épaté. Une fois j’ai déjà regardé le truc de trois jours, et les terminaux étaient déjà phagocités par le, euh… par le glia.
J : Ouais, il y en a quelques-uns comme ça maintenant.
(Trois secondes de silence)
H : Ouais, ça, ça ne me tracasse pas. Ce sont les faux positifs qui me tracassent.
J : Ouais, ouais.
H : Comme celui-ci.
J : Oh, ouais, bien celui-ci — Je ne l’ai pas marqué, je ne crois pas — Vous savez, je mets juste un petit x là, parce que c’est marginal, mais celui-ci semble avoir une bonne densité.
H : Ouais, et celui-ci a l’air pas mal [84].

105Décrit sommairement, le fragment commence quand J évalue la clarté des données qu’il vient juste de préparer avec B. B confirme alors cette estimation par comparaison avec d’autres données. H exprime la « crainte » que cela remette en question ce qu’ils viennent de dire, et J désamorce le défi en expliquant simultanément les détails du document et sa méthode pour le préparer. Le fragment se termine au moment où H commence à admettre l’estimation de J. (L’échange se prolonge bien au-delà de ce fragment retranscrit.)

106Sans entrer dans une analyse détaillée du fragment, signalons quelques points utiles pour notre discussion sur la formulation des « choses ». Les participants parlent de « choses » à propos des photos prises au microscope électronique, qu’ils examinent ensemble. Parmi ces références, on trouve au moins les points suivants [85] :

107

1 — J se réfère initialement à « ce truc » et aux organelles du tissu cérébral, « qui dégénèrent » vraisemblablement à la suite d’une lésion expérimentale.
2 — B compare ces matériaux présents au « truc de trois jours », où « trois » désigne le nombre de jours qui séparent la lésion du sacrifice de l’animal.
3 — B se réfère à la « phagocytose », processus par lequel on dit que les cellules gliales « nettoient » le tissu dégénéré à la suite d’une lésion cérébrale.
4 — H s’inquiète des « faux positifs » qui, dans le cas présent, peuvent être interprétés comme des coupes visibles d’organelles qui devraient être en train de dégénérer mais qui paraissent normales sur ces microformes particulières.
5 — J mentionne le « petit x » qu’il dit avoir marqué sur la microforme pour repérer une entité « marginale ».
6 — H estime que « celui-ci » a l’air « pas mal ».

108Chacune de ces références aux choses fait ressortir un aspect des matériaux examinés. Certaines références semblent désigner des traits visiblement discriminants des données — coupes (axon) « en train de dégénérer » (1), un cas « marginal » (5), et un « celui-ci » qui paraît « pas mal » (6) — et ces termes indicateurs peuvent être accompagnés de gestes démonstratifs. D’autres références ont trait aux horizons temporel et conceptuel du cas particulier observé, par exemple les références de B à d’autres cas et à la phagocytose (2, 3) et la possibilité d’un problème méthodologique que mentionne H (4). D’autres encore — par exemple la référence de J à « ce truc », pointé d’un doigt assez lourd et imprécis (1) —, qui, plutôt, pourrait indiquer plusieurs choses. « Ce truc » pourrait désigner l’ensemble du document micrographique, un trait particulier sur ce document, une série de microformes comparables, divers indices ou marquages analytiques, un phénomène caractéristique, etc. Mais les acteurs ne prennent pas le temps de clarifier ces références (sauf lorsqu’ils sont mis au défi de le faire), et ce n’est pas parce qu’un processus occulte fournit au participant instruit une image mentale de ce dont l’indicateur « tient lieu ». En outre, chaque énoncé d’une référence aux choses éclaire le contexte local des énonciations et des activités.

109À partir de cet exemple, on peut voir que les références aux choses agissent simultanément comme références à (et à l’intérieur) des activités. Les participants n’agissent pas comme des machines parlantes qui mettent des noms sur des détails picturaux. Leurs références supposent un ajustement entre le travail de J et de B et la réussite du projet (autrement dit la référence à des traits précis des données implique que tout va bien, qu’un phénomène identifiable semble émerger). Ainsi, le raisonnement général de Garfinkel et Sacks sur la formulation des activités est tout aussi pertinent pour la formulation des choses dans le langage de métier du laboratoire.

110Rappeler encore une fois les divergences entre les deux lectures du raisonnement de Wittgenstein sur les séries de nombres nous permet de mettre en évidence en quoi le programme de l’ethnométhodologie prolonge Wittgenstein en des sens très différents de ceux du programme fort. La lecture sceptique traite la règle comme une représentation d’activité qui échoue à rendre compte de manière univoque des actions menées en accord avec elle. La solution sceptique invoque des dispositions psychologiques et/ou des facteurs sociaux extrinsèques pour expliquer comment un agent peut de manière non problématique étendre la règle à de nouveaux cas. La lecture non sceptique traite la règle comme une expression de, en tant que, et dans l’activité ordonnée dans laquelle elle s’inscrit. La formulation de la règle contribue à une activité ordonnée dans la mesure où l’ordre est déjà inhérent à la production concertée de cette activité.

111Comme cela a été dit plus haut, Garfinkel et Sacks traitent l’« indexicalité » comme un problème chronique pour les logiciens et les sociologues lorsque ceux-ci cherchent à représenter objectivement les activités linguistiques et sociales. Ce problème disparaît pour l’ethnométhodologie, non pas parce qu’il est résolu ou transcendé, mais par un changement complet de conception du langage. Comme Garfinkel et Sacks l’exposent dans leur analyse des « propriétés rationnelles des expressions indexicales », ces expressions sont ce dont sont faites les activités claires, intelligibles et compréhensibles. De leur point de vue, l’indexicalité cesse d’être un problème, sauf dans certaines circonstances précises. La ressentir comme une « horreur méthodologique » omniprésente tient exclusivement au fait que les expressions indexicales sont traitées comme des témoignages séparés de leur signification [86].

112Dans la mesure où les scientifiques et les mathématiciens utilisent de telles expressions comme un nexus d’activités routinières, ils ne cherchent pas à évacuer l’indexicalité par quelque manœuvre rhétorique ou interprétative ; en fait l’« horreur » généralisée ne survient jamais d’emblée. Cela ne veut pas dire que les scientifiques n’ont pas de problèmes épistémiques ou méthodologiques ou que les expressions indexicales ne sont simplement que des ressources utiles, mais seulement que ces problèmes émergent, et sont gérés comme des contingences occasionnelles (et parfois « diaboliques ») au cours du travail spécifique de chaque discipline.

De la sociologie à la praxéologie des mathématiques

113À partir du raisonnement de Garfinkel et Sacks, nous pouvons déduire que loin de perturber ou d’entraver les efforts pour formuler les activités, « les propriétés rationnelles des expressions indexicales » fournissent une base indispensable pour comprendre le sens, la pertinence, le succès ou l’échec de toute formulation. Là où les règles, ou les formulations qui leur sont liées, sont considérées comme rigoureuses, invariantes, ou même comme des descriptions transcendantales d’activités, leur rigueur vient des pratiques dans lesquelles ces formulations sont utilisées. Le contraste entre cette proposition et le programme de la sociologie de la connaissance est évident dès lors que l’on examine les conclusions de la critique que fait Bloor de l’étude ethnométhodologique du travail des mathématiciens réalisée par Eric Livingston [87].

114Livingston introduit ce qu’il appelle la « structure en paire » d’une démonstration mathématique [88]. Ceci implique une distinction entre le « compte rendu de la preuve » (l’énoncé textuel de son « plan ») et « le travail vécu de la démonstration » (en chaque occasion, le cours des activités dont procède la démonstration). Dans son analyse de la démonstration du théorème de Gödel, comme dans celle d’une démonstration plus simple de la géométrie euclidienne, Livingston souligne la relation interne entre le compte rendu de la preuve et le travail vécu de la démonstration, désignant par là les pratiques par lesquelles les mathématiciens « effectuent » la démonstration, par des schémas, en utilisant des systèmes de notations, en faisant des calculs, en discutant de ce qu’il convient de faire ensuite, etc.

115L’exposé de Livingston présume que le compte rendu et le travail vécu sont indissociables. Pour un mathématicien compétent, seul avec un papier et un crayon ou au tableau avec des collègues, le compte rendu de la preuve vient s’articuler sur le vécu de sa production. Une fois la démonstration produite, elle devient une « description précise » et un « compte rendu transcendantal » du travail dont elle est issue.

116

« Ce qui est surprenant à propos de la structure en paire de la démonstration, c’est que d’une part ni le compte rendu ni le travail vécu correspondant ne sont isolés, et que d’autre part ils ne sont jamais utilisables séparément. L’objet social produit — la preuve — et toutes ses propriétés observées et démontrables, y compris sa présence transcendantale indépendante des particularités matérielles de son compte rendu, est accessible dans et sous la forme de cet appariement. Le travail du mathématicien est inséparable de sa matérialité même si, en tant qu’accomplissement d’une preuve, il est perçu comme dissocié de celle-ci. » [89]

117Le lien avec la lecture non sceptique de Wittgenstein devrait être évident. Livingston évacue la « question qui contient une erreur » en affirmant avec insistance que l’intelligibilité de l’énoncé de la preuve n’est pas isolée des pratiques de démonstration. Alors qu’il n’est rien d’autre que le travail du mathématicien, le travail vécu que la preuve formule est aussi un phénomène social.

118

« Une des conséquences de la découverte de la structure en paire, c’est qu’en mathématiques les démonstrations sont des objets dont on peut attester le caractère social. Il en est ainsi, non pas parce qu’il faut ajouter à la démonstration un quelconque élément extérieur, non spécifique à la preuve — une théorie de la socialisation par exemple — mais parce que la descriptibilité naturelle de la démonstration est intégralement liée à sa production et à sa présentation en tant que preuve. » [90]

119Dans l’examen approfondi, et à certains égards incisif, qu’il fait de l’ouvrage de Livingston, Bloor soulève une série d’objections qui montrent clairement les différences entre son approche et celle de l’ethnométhodologie. Il enrôle Wittgenstein, mais, comme je le soutiens, il le fait à grands risques pour sa propre position. Bloor réprimande Livingston pour ne pas avoir mentionné Wittgenstein, puis l’instruit de ce qu’il aurait dû savoir de sa « théorie sociale de la connaissance ». Ce faisant, Bloor ne réussit pas à saisir combien le travail de Livingston est congruent à une lecture non sceptique de Wittgenstein [91]. Bloor caractérise ainsi la position de Livingston :

120

« Créer des vérités mathématiques éternelles et universellement contraignantes — prouesse étonnante — est gouverné entièrement par ce qui se passe, par exemple, au tableau noir. Si nous en examinons les détails, nous voyons comment la transcendance s’accomplit sur-le-champ. Inutile d’enquêter sur l’environnement de l’épisode ou sur la possibilité que cette prouesse dépende de quelque chose qui serait importé dans la situation. Cela reviendrait à inclure des caractéristiques non locales et des circonstances extérieures au “site de travail”. » [92]

121Bien sûr, selon Bloor, Livingston ne peut que se tromper, puisque Bloor exige une explication causale générale, alors que Livingston essaie de sonder l’intelligibilité pratique de démonstrations singulières. Bloor souligne que Livingstone se réfère à des aspects « familiers » de la preuve, impliquant ainsi un horizon plus large de raisonnements acceptés et de tendances partagées par les mathématiciens. Mais retenir ceci contre Livingston, c’est passer à côté du fait qu’il se concentre sur la relation interne entre l’énoncé de la preuve et le travail vécu de la démonstration.

122Livingston cherche à montrer que ce travail (c’est-à-dire la production publique de mathématiques au tableau noir, ou avec un crayon et un papier) génère la « description précise » de la démonstration au sein même de cette activité. Rétrospectivement, il n’y a pas de meilleure formulation que l’énoncé de la preuve lui-même, même si son adéquation ne relève pas d’une fonction référentielle de l’énoncé isolé mais de l’activité vécue de la démonstration. Et si une meilleure formulation doit être proposée, elle émanera de l’historicité des activités des mathématiciens. Ceci, évidemment, implique l’instauration, dans la communauté, d’« accords de fait » et de pratiques ordonnées. Mais pour Bloor, cela ne suffit pas, puisque la démonstration de Livingston ne contient pas d’explication sociologique. Bloor soutient que l’on trouve les germes de ce type d’explication dans la seconde philosophie de Wittgenstein :

123

« En dépit de ce que l’on dit parfois, Wittgenstein a élaboré une théorie. Il soutient que l’on pourrait comprendre la construction des démonstrations mathématiques comme un processus de raisonnement par analogie. Cela implique des modèles d’inférence, fondés à l’origine sur notre expérience du monde, qui en sont venus à fonctionner comme des paradigmes. Ils deviennent l’objet de conventions et finissent par se charger d’une aura particulière. Nous pensons que les mathématiques nous montrent l’essence des choses mais, pour Wittgenstein, ces essences sont des conventions (RFM, I-74). Nous pourrions dire que, chez Wittgenstein, l’empiricisme de Mill se combine avec la théorie du sacré de Durkheim. » [93]

124Au fond, la critique wittgensteinienne de Livingston par Bloor pourrait se lire également comme une critique de Wittgenstein. Si Livingston ne parvient ni à énoncer une théorie sociale de la science ni à expliquer de manière causale la pratique mathématique, alors Wittgenstein « échoue » de même au niveau de sa démarche explicite !

125

« Il était juste de dire que nos considérations ne devaient pas être d’ordre scientifique… Et nous ne devons construire aucune théorie. Il ne doit y avoir rien d’hypothétique dans nos considérations. Toute explication doit disparaître et n’être remplacée que par de la description. Et cette description reçoit sa lumière, c’est-à-dire son but, des problèmes philosophiques. Ceux-ci, il est vrai, ne sont pas des problèmes empiriques, mais ils se résolvent plutôt en examinant le fonctionnement de notre langage, de manière à ce que ce fonctionnement soit reconnu — en dépit de ce qui nous pousse à le méconnaître. Les problèmes sont résolus non par la communication de nouvelles informations, mais par l’agencement de ce que nous savons depuis toujours. La philosophie est un combat contre l’ensorcellement de notre entendement par les moyens du langage. » [94]

126Loin de proposer une « théorie sociale de la connaissance » alignée sur le rêve de la sociologie classique, Wittgenstein nie ici la pertinence de la science, de la théorie et de l’explication pour ses recherches. L’edinométhodologie renonce aussi aux éléments les plus fondamentaux de la sociologie scientifique : ses visées explicatives, son corpus disciplinaire et sa définition de la société [95]. En ce sens, l’ethnométhodologie prolonge Wittgenstein sans avoir à désavouer le défi qu’il lance au scientisme et au fondamentalisme.

127En préconisant la description plutôt que l’explication, Wittgenstein pre-nait en considération le fait qu’une description n’est pas un « tableau verbal des faits » et que les descriptions « sont des instruments destinés à des usages singuliers » (IP, sec. 291). Il ne s’est pas proposé de livrer des descriptions particulièrement correctes de l’usage du langage. Pour sa part, il recommande une sorte de recherche réflexive, où les problèmes philosophiques sont appréhendés « en examinant le fonctionnement de notre langage ».

Pour une extension empirique de Wittgenstein

128Lorsque Wittgenstein recommandait une approche descriptive plutôt qu’explicative du langage, je suppose qu’il ne préconisait ni une sociologie empirique du langage, ni une forme introspective de réflexion. À propos de cette dernière, il estimait inutile de développer une philosophie de second ordre pour comprendre « réflexivement » sa contrepartie « non réflexive ». « On pourrait penser que si la philosophie parle du mot « philosophie » il doit y avoir une philosophie de second ordre. Mais ce n’est pas le cas : il en est plutôt comme pour l’orthographe, qui traite le mot « orthographe » parmi d’autres sans pour autant être de second ordre. » [96]

129Alors comment devons-nous « examiner » le fonctionnement de notre langage? Wittgenstein remarque que « nous n’avons pas à notre disposition une vision claire de l’utilisation de nos mots. Ce type de clarté manque à notre grammaire » (IP, sec. 122). Dans l’attitude réflexive de la philosophie traditionnelle, nous sommes facilement amenés à attribuer des significations essentielles ou centrales à des termes qui résonnent, comme savoir, représenter, raisonner, et vrai, et à développer les concepts hypostasiés de connaissance, représentation, raison et vérité. En citant des exemples reconnaissables intuitivement tirés de l’usage courant et en construisant des « tribus » imaginaires et des « jeux de langage » systématiquement différents de notre usage habituel, Wittgenstein arrive à problématiser l’épistémologie en montrant les variations, les ambiguïtés systématiques, mais aussi la clarté de la perception dans l’usage quotidien des expressions « épistémologiques ».

130Comme Bloor le souligne, Wittgenstein ne développe pas une ethnographie empirique, mais une ethnographie imaginaire du langage. Ce n’est cependant pas nécessairement une faiblesse, puisque Wittgenstein (IP, sec. 122) pense ses cas comme des « représentations claires », des exemples conçus délibérément pour montrer les « connexions » présentes dans notre grammaire. Le projet de Wittgenstein peut attribuer un rôle aux cas empiriques, mais ce n’est pas pour transformer une méthode spéculative en méthode explicative, comme le suggère Bloor. En revanche, comme Garfinkel le préconise, les études empiriques peuvent être conçues d’abord comme « des aides pour une imagination paresseuse » [97]. Les exercices bien connus de déstabilisation de Garfinkel — interventions qui bouleversent des scènes ordinaires de manière à rendre visible leur organisation pratique — peuvent être considérés comme des méthodes de production de représentations claires. Dans ses plus récentes études du travail scientifique, Garfinkel imagine des interventions systématiques pour transformer les termes centraux de l’épistémologie (rationalité, règles, agencement…) en « phénomènes clairs » [98].

131L’idée de représentation claire s’applique aussi aux premières recherches en analyse de conversations. Sacks a commencé par utiliser l’analyse de conversations enregistrées pour produire des exemples d’usage du langage courant qui échappent aux modes d’enquête réflexifs de l’analyse grammaticale utilisés par les philosophes du langage ordinaire et les théoriciens des actes de parole. Nombre des premières conférences de Sacks étaient amorcées par un extrait de sa collection de conversations retranscrites. Au cours de l’une d’entre elles, Sacks fait remarquer : « je cherche à ce que mes transcriptions me donnent à voir quelque chose » [99]. Bien que Sacks exprime également des ambitions scientifiques dans ses premières conférences, son mode de traitement des conversations enregistrées se distingue des modèles de systèmes conversationnels régis par des règles, que lui-même et ses collègues ont développés ultérieurement. Dans ces premières conférences, les problèmes de logique et de philosophie du langage ne sont jamais loin [100]. Sacks utilise des fragments de conversation pour critiquer les investigations logico-grammaticales basées sur des exemples intuitifs.

132L’extension de la philosophie du deuxième Wittgenstein mise en œuvre par l’ethnométhodologie est par conséquent moins un mouvement vers la sociologie empirique qu’une tentative de redécouverte du sens des concepts et des thèmes centraux de l’épistémologie. Le mot redécouverte est utilisé ici dans un sens particulier. Bien qu’en tant qu’utilisateurs d’un langage naturel nous sachions déjà ce que sont les règles et ce que signifient expliquer, approuver, donner raison ou suivre des instructions, cela ne veut pas dire que notre compréhension puisse s’exprimer sous forme de définitions, de formules logiques, ou même d’exemples idéal-typiques. Les descriptions ethnométhodologiques des activités banales et situées que sont « l’observation », « l’explication » ou « la preuve » permettent une sorte de redécouverte et de respécification de la façon dont ces termes centraux acquièrent leur pertinence dans un contexte particulier d’activité. Les descriptions de la production située d’observations, d’explications, de preuves, etc., apportent une image plus différenciée et plus subtile des activités épistémiques que n’en peuvent donner les définitions génériques et les débats courants en épistémologie. Ceci implique moins de substituer des ethnographies « réelles » à des enquêtes « imaginaires » sur l’usage du langage, que de déplacer l’attention — mouvement qui va de la définition de concepts clés à l’analyse de la production d’activités commentées par de tels concepts.

133Traduit par Sylvie Engrand (CLERSÉ- IFRESI)

134Michèle Leclerc-Olive (CEMS-CNRS)

135Cécile Soudan (CRH-CNRS)

Notes

  • [*]
    Ce texte est le chapitre v de l’ouvrage de M. Lynch, Scientific Practice and Ordinary Action, Cambridge University Press, 1993. Louis Quéré a accepté de relire cette traduction. Nous le remercions vivement pour ses conseils très précieux.
  • [1]
    H. M. Collins, « An empirical relativist programme in the sociology of scientific knowledge », p. 83-113, in K. Knorr-Cetina and Mulkay, eds, Science Observed : Perspectives on the Social Study of Science (London : Sage, 1983).
  • [2]
    Karin Knorr-Cetina, « The ethnographie study of scientific work : toward a constructivist interprétation of science », p. 115-40, in Knoor-Cetina and Mulkay, eds, Science Observed.
  • [3]
    Susan Leigh Star, « Simplification in scientific work », Social Studies of Sciences, 13 (1983) : p. 205-228 ; Elihu Gerson et Susan Leigh Star, « Representation and rerepresentation in scientific work », article non publié, Tremont Research Institute, San Francisco, 1987 ; Adele Clark, « Controversy and the development of reproductive science », Social Problems 36 (1990) : p. 18-37 ; Joan Fujimura, « Constructing “do-able” problems in cancer research : articulating alignment », Social Studies of Science 17 (1987) : p. 257-293.
  • [4]
    B. Latour, Science in Action (Cambridge, MA : Harvard University Press, 1987) ; M. Callon, « Some elements of a sociology of translation : domestication or the scallops and the fishermen in St. Brieuc bay », p. 196-223, in John Law, ed., Power, Action and Belief: A New Sociology of Knowledge? (London : Routledge & Kegan Paul, 1986).
  • [5]
    Michael Mulkay, The Word and the World: Explorations in the Form of Sociological Analysis (London : Allen & Unwin, 1985).
  • [6]
    Les sociologues ne furent pas les premiers à proposer un tel virage socio-historique dans le domaine de la philosophie des sciences. La voie a été ouverte par l’ouvrage de Kunn, Structure of Scientific Revolutions. Ce tournant fut même préconisé par certains philosophes des sciences qui, chacun à leur manière, cherchaient à préserver une philosophie des sciences générale et normative (pour ne pas dire fondationaliste). Voir, par exemple, Gerald Doppelt, « Kuhn’s epistemological relativism : an interprétation and défense », Inquiry 21 (1978) : p. 33-86 ; Larry Laudan, Progress and Its Problems : Towards a Theory of Scientific Growth (Berkeley and Los Angeles : University of California Press, 1977) ; David Stump, « Fallibilism, naturalism and the traditional requirements for knowledge », Studies in History and Philosophy of Science 22 (1991) : p. 451-469.
  • [7]
    Voir, par exemple, Allan Franklin, Experiment Right or Wrong (Cambridge University Press, 1990) ; Laudan, Progress and Its Problems, chap. 7, « Rationality and the sociology of knowledge », p. 192-222.
  • [8]
    Steve Woolgar, ed., Knowledge and Reflexivity : New Frontiers in the Sociology of Knowledge (London : Sage, 1988) ; Malcolm Ashmore, A Question of Reflexivity : Wrighting the Sociology of Scientific Knowledge (Chicago : University of Chicago Press, 1989). Dans une critique qu’ils font de Woolgar, Collins et Yearley affirment que le programme « réflexif » de la sociologie des sciences est fondamentalement conservateur car il menace de saper la base empirique d’un remède socio-constructiviste contre les mythologies positivistes dominantes. Voir H. Collins et S. Yearley, « Epistemological chicken », p. 301-326, in Andrew Pickering, ed., Science as Practice and Culture (Chicago : University of Chicago Press, 1992). Même s il n’est pas juste de qualifier les arguments de Woolgar de fondamentalement conservateurs, ceux-ci peuvent être récupérés par des auteurs qui ne partagent pas ses engagements. Franklin (Experiment Right or Wrong, p. 163), par exemple, cite le raisonnement de Woolgar dans « Interests and explanations in the social study of science » (Social Studies of Science 11 [1981] : p. 365-394) dans une défense de la rationalité (ou de la raisonnabilité, pour reprendre la formulation atténuée de Woolgar) des pratiques expérimentales face aux prétentions du programme fort de la sociologie de la connaissance.
  • [9]
    Voir Wes Sharrock et Bob Anderson, « Epistemology : professional scepticism », p. 51-76, in G. Button, ed., Ethnomethodology and the Human Sciences (Cambridge University Press, 1991).
  • [10]
    Barry Barnes, Scientific Knowledge and Sociological Theory (London : Routledge & Kegan Paul, 1974), p. 163-164, n. 17 ; Steve Woolgar, Science : The Very Idea (Chichester : Ellis Horwood ; London : Tavistock, 1988), p. 45 ; Harry M. Collins, Changing Order : Replication and Induction in Scientific Practice (London : Sage, 1985), p. 12 ff.
  • [11]
    David Bloor, Wittgenstein : A Social Theory of Knowledge (New York : Columbia University Press, 1983).
  • [12]
    Saul Kripke, Wittgenstein on Rules and Private Language (Cambridge, MA : Harvard University Press, 1982).
  • [13]
    Barry Barnes, Interests and the Growth of Knowledge (London : Routledge & Kegan Paul, 1977), p. 24.
  • [14]
    Garfinkel renonce explicitement à lier l’ethnométhodologie à des philosophes précurseurs, même s’il en suggère une lecture « ethnométhodologiquement infidèle ». Il opte pour une lecture « déloyale » de Husserl, Merleau-Ponty et Heidegger, et, à la différence de Sharrock, Anderson et Coulter, il est moins explicite à propos de résonances éventuelles avec Wittgenstein. Le but ici n’est pas de montrer que l’ethnométhodologie est un surgeon de la philosophie wittgensteinienne mais d’emprunter quelques arguments forts à cette philosophie pour défendre les orientations de recherche de 1 ethnométhodologie. Pour autant, celles-ci ne cherchent pas à tout prix à « suivre » Wittgenstein.
  • [15]
    Tous les éthnométhodologues ne suivent pas Wittgenstein. Bien que je me propose de parler au nom des études éthnométhodologiques sur le travail, les références à Wittgenstein chez Garfinkel et Livingstone sont peu nombreuses. En outre, je considère aujourd’hui que l’analyse que j’ai moi-même développée sur Wittgenstein dans mon ouvrage Art and Artifact in Laboratory Science : A Study of Shop Work and Shop Talk in a Research Labomtory (London : Routledge & Kegan Paul, 1985), p. 179ff, est inexacte. La perspective que j’adopte aujourd’hui est très clairement détaillée par W.W. Sharrock and R. J. Anderson, « The Wittgenstein connection », Human Studies 7 (1984): p. 375-386; R. J. Anderson, J. A. Hughes and W.W. Sharrock, « Some initial difficultés with die Sociology of knowledge : a preliminary examination of the “strong programme” », Manchester Polytechnic Occasional Papers, n° 1, 1987 ; Jeff Coulter, Mind in Action (Oxford : Polity Press, 1989), p. 30 ff.
  • [16]
    Peter Winch, The Idea of a Social Science and its Relation to Philosophy (London : Routledge & Kegan Paul, 1958 ; deuxième édition, Atlantic Highlands, NJ : Humanities Press, 1990).
  • [17]
    D. Bloor, Wittgenstein : A Social Theory of Knowledge (New York : Columbia University Press, 1983). Parmi les autres analyses, citons Derek Phillips, Wittgenstein and Scientific Knowledge : A Sociological Perspective (London, Macmillan, 1977) ; Coulter, Mind in Action, chap. 2 ; Collins, Changing Order, chap. 1 ; H.M. Collins, Artificial Experts : Social Knowledge and Intelligent Machines (Cambridge, ma : mit Press, 1990), chaps. 2 et 7 ; et Trevor Pinch, Confronting Nature : The Sociology of Solar Neutrino Detection (Dordrecht : Reidel, 1986).
  • [18]
    Wittgenstein, Philosophical Investigations, p. 307-308 ; C. G. Luckhardt, « Wittgenstein and behaviorism », Synthes 56 (1983) : p. 319-338 ; J. F. M. Hunter, Understanding Wittgenstein : Studies of Philosophical Investigations (Edinburgh : University of Edinburgh Press, 1985).
  • [19]
    Bloor rend compte de la façon dont Wittgenstein semblait si peu enclin à adopter le behaviorisme ou la sociologie durkheimienne (ou toute autre science sociale empirique de son temps) en suggérant que les préventions anti-scientifiques de Wittgenstein (peut-être sous l’influence de Spengler) lui occultaient les affinités naturelles entre ses analyses du langage et la recherche dans les sciences du comportement.
  • [20]
    Ian Hacking fait une observation similaire dans son compte rendu de l’ouvrage de Bloor ; voir « Wittgenstein rules », Social Studies of Science 14 (1984) : p. 469-476.
  • [21]
    Richard Rorty, Philosophy and the Mirror of Nature (Princeton, NJ : Princeton University Press, 1979).
  • [22]
    D. Bloor, Wittgenstein : A Social Theory of Knowledge, p. 5.
  • [23]
    Dans « The Wittgenstein connection », Sharrock et Anderson montrent que les propositions de Bloor pour une science empirique prennent immédiatement la forme d’un traité philosophique. Même s’il cite et résume de nombreuses études historiques et suggère en quoi doit consister un traitement empirique, le raisonnement de Bloor est à première vue programmatique. Eric Livingston fait le même constat : « En exigeant que les recherches sociologiques sur la « connaissance scientifique » suivent les canons d’une procédure scientifique, Bloor semble préconiser qu’on adopte une manière de parler conforme aux théories philosophiques courantes actuelles. » Voir Eric Livingston « Answers to field examination questions in the field of sociology, philosophy and history of science », document non publié qui a circulé dans le Département de sociologie, UCLA, 1979, p. 15-16. Il est donc opportun de considérer le raisonnement de Bloor comme un ensemble d’exercices philosophiques plutôt que comme une théorie sociale en soi à évaluer sur des bases empiriques. Je ne dis pas cela pour rabaisser ces arguments mais pour !es remettre à leur juste place.
  • [24]
    Parmi ces critiques, on peut citer Larry Laudan, « The pseudo-science of science? » Philosophy of the Social Sciences 11 (1981) : p. 173-198 ; Stephen Turner, « Interpretative charity, Durkheim, and the “strong programme” in the sociology of knowledge », Philosophy of the Social Sciences 11 (1981) : p. 231-244 ; Steve Woolgar, « Interests and explanations in the social study of science », Social Studies of Science 11 (1981) : p. 365-394 ; Anderson et al, « Some initial difficulties with the sociology of knowledge » ; and Coulter, Mind in Action. Le recueil édité par M. Hollis et S. Lukes, Rationality and Relativism (London : Routledge & Kegan Paul, 1982), contient plusieurs articles discutant les avantages et les inconvénients de cette approche.
  • [25]
    Voir Michael Dummett, « Wittgenstein’s philosophy of mathematics », p. 420-447, dans G. Pitcher, ed., Wittgenstein : The Philosophical Investigations (Notre Dame, IN : University of Notre Dame Press, 1968) ; et de façon plus ambiguë, Stanley Cavell, The Claim of Reason : Wittgenstein, Scepticism, Morality, and Tragedy (Oxford : Oxford University Press, 1979).
  • [26]
    G. P. Baker and P M. S Hacker, Scepticism, Rules and Language (Oxford : Blackwell Publisher, 1984) ; G. P. Baker and P. M. S Hacker, Wittgenstein, Rules, Grammar and Necessity. Vol. 2 of an Analytical Commentary on the Philosophical Investigations (Oxford : Blackwell Publishers, 1985) ; Oswald Hanfling, « Was Wittgenstein a sceptic? » Philosophical Investigations 8 (1985) : 1-16 ; S. G. Shanker, Wittgenstein and the Turning-Point in the Philisophy of Mathematics (Albany, NY : State University of New York Press, 1987).
  • [27]
    Voir tout particulièrement Remarks on the Foundations of Mathematics, édition et traduction par G. E. M. Anscombe (Oxford, Blackwell Publisher, 1956), Zettel, ed. G. E. M. Anscombe et G. H. von Wright (Oxford : Blackwell Publisher, 1967), ainsi que le recueil de notes de cours sur les mathématiques publié sous la direction de Cora Diamond, Wittgenstein’s Lectures on the Foundations of Mathematics (Ithaca NY: Cornell University Press, 1976). Norman Malcolm (« Wittgenstein on language and rules », Philosophy 64 (1989) : p. 5-28) aborde la question à partir d’un manuscrit non publié (Wittgenstein MS 165, ca. 1941-1944).
  • [28]
    Note des traducteurs : les traductions des citations de Wittgenstein que nous proposons, issues de Philosophical Investigations, s’appuient sur celles de Klossowski dans L. Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus, suivi de Investigations philosophiques, Paris, Gallimard, 1961 [sans les reprendre toujours littéralement].
  • [29]
    Collins, Changing Order, p. 13.
  • [30]
    Bloor, Knowledge and Social Imagery, p. 125.
  • [31]
    Bloor, Wittgenstein : A Social Theory of Knowledge, p. 121.
  • [32]
    .Bloor invoque la psychologie expérimentale et la biologie aussi bien que la sociologie lorsqu’il prolonge empiriquement la philosophie wittgensteinienne. Collins (Changing Order, p. 15) invoque l’argument du « langage privé » de Wittgenstein pour écarter la psychologie (et probablement la biologie) de telles investigations. Pour l’examen d’une lecture « organique » — mais pas à proprement parler biologique — des références de Wittgenstein à la notion de « forme de vie », voir J. F. M. Huter, « “Forms of life” in Wittgenstein’s Philosophical Investigations », American Philosophical Quaterly 5 (1968) : p. 233-243.
  • [33]
    Le concept de « core set » est développé dans H. M. Collins, « The seven sexes : a study in the sociology of a phenomenon, or the replication of experiments in physics », Sociology 9 (1975) : p. 205-224.
  • [34]
    Trevor Pinch et Wiebe Bijker proposent un raisonnement semblable à propos de l’innovation technologique (« The social construction of facts and artefacts : or how the sociology of science and the sociology of technology might benefit each other », Social Studies of Science 14 (1984) : p. 399-441). Selon eux, dans la première phase de l’histoire sociale de l’invention, des voies d’innovation alternatives restent très actives. Éventuellement ces alternatives se ferment et ne reste qu’un seul, ou un très petit nombre de modèles, par exemple de bicyclette, de réfrigérateur ou d’ordinateur personnel. Pinch et Bijker attirent l’attention sur le rôle joué par des groupes d’intérêts dans ce processus, et leur point de vue socio-constructiviste se distingue du rationalisme technologique qui suppose que le modèle particulier qui gagne la bataille est le plus efficient. Pour une étude de cas critiquant cette thèse et les raisonnements y afférents, voir Kathleen Jordan et Michael Lynch, « The sociology of a genetic engineering technique : ritual and rationality in the performance of the plasmid prep », p. 77-114, in A. Clarke and J. Fujimura, eds, The Right Tools for the Job : At Work in 20th Century Life Sciences (Princeton NJ : Princeton University Press, 1992).
  • [35]
    Bachelard note que, bien qu’une rupture épistémologique sépare les rationalistes et les réalistes, leurs arguments jouent le même rôle de justification dans le débat sur la science. Tous deux souscrivent à la même dualité : d’un côté la nature, de l’autre les procédures rationnelles pour découvrir ses secrets. Il y a évidemment des différences significatives entre les philosophes qui mettent l’accent sur l’un ou sur l’autre au sein du courant réaliste et certaines positions sont compatibles avec le programme fort. Voir Gaston Bachelard, The New Scientific Spirit, trad. Arthur Goldhammer (Boston : Beacon Press, 1984).
  • [36]
    Latour (Science in Action, p. 4 ff.) oppose la « science toute faite » à « la science en train de se faire ».
  • [37]
    Shanker, Wittgenstein and the Turning-Point in the Philisophy of Mathematics, Albany, N. Y. : SUNY Press, 1987 p. 14.
  • [38]
    Ibid.
  • [39]
    Ibid., p. 4. Les écrits de Wittgenstein sont notoirement difficiles, et bon nombre de travaux académiques se sont attachés à les clarifier. Souvent, en prélude à l’élaboration d’une critique, les auteurs relient les positions de Wittgenstein à l’un ou l’autre camp dans les débats récurrents qui opposent le réalisme à l’antiréalisme, le positivisme à l’idéalisme, l’objectivisme au constructivisme et le déterminisme structural à l’individualisme méthodologique. C’est le sort habituellement réservé aussi aux écrits ethnométhodologiques et phénoménologiques.
  • [40]
    Ibid., p. 17-18.
  • [41]
    Ibid., p. 62.
  • [42]
    Baker et Hacker, Scepticism, Rules and Language, et Wittgenstein, Rules, Grammar and Necessity.
  • [43]
    Par exemple, Baker et Hacker (Scepticism, Rules and Language, p. 74) disent que la thèse communautaire « semble impliquer que c’est “l’accord entre les êtres humains qui décide du vrai et du faux”. Mais c’est, bien sûr, un non-sens. C’est le monde qui détermine la vérité : l’accord entre les hommes détermine la signification ». Apparemment, c’est une paraphrase de Wittgenstein (IP, sec. 241) : « Ainsi vous dites que l’accord entre les ètres humains décide du vrai et du faux? — Est vrai ou faux ce que les gens disent et ils s’accordent dans le langage qu’ils utilisent. L’accord n’est pas de l’ordre de l’opinion mais de l’ordre de la forme de vie. » Wittgenstein ne mentionne pas ici le monde, pas plus qu’il ne dit quoi que cs soit sur ce qui détermine la vérité. Son passage identifie plutôt « ce qui est vrai ou faux » avec ce que les gens « disent ». Mon interprétation est que « ce qui est vrai ou faux » (et non « la vérité ») doit être replacé dans la grammaire située du discours. Peut-être que ce que les gens disent n’est pas une question « d’accord » au sens courant, mais il ne semble y avoir aucune raison d’attribuer la détermination de la vérité au « monde » en tant que tel. Dans le texte anglais, Wittgenstein utilise différents termes pour « accord ». Le sens qu’il donne à « accord dans le langage » est plus proche de l’anglais « consonance » ou « attunement » (consonance ou unisson), comme la métaphore musicale que suggère l’allemand Übereinstimmung. Voir D. Bogen et M. Lynch, « Social critique and the logic of description : a response to McHoul », Journal of Pragmatics 14 (1990) : p. 131-147). L’essentiel de la critique de Baker et Hacker à propos du point de vue de la communauté mérite d’être pris en considération, ainsi que leur analyse de « la conformité à une règle » dans leur ouvrage de 1985. Mais comme le montre Malcolm de façon incisive (« Wittgenstein on language and rules »), leurs attaques acharnées contre le point de vue de la communauté s’égare dans l’individualisme, niant ou ignorant la place que Wittgenstein accorde, dans ses écrits sur les règles, à la pratique concertée des êtres humains. Malcolm clarifie considérablement l’importance que Wittgenstein y attribue à l’« accord de fait » et au « consensus dans l’action ». Il ne s’agit pas d’un accord d’opinions, mais il n’en est pas moins social. « Il me semble clair… que Wittgenstein nous dit que le concept “suivre la règle” est « essentiellement social » — au sens où il ne peut s’enraciner que là où il y a un peuple, avec une vie commune et un langage commun » (p. 23). Notons que nous sommes ici bien loin de la thèse de Kripke et du type de lecture sociologique de Wittgenstein proposé par Bloor. Les points de vue de Hunter et Cavell, sur les règles et le scepticisme, ne sont pas hostiles à toute lecture « sociale » de Wittgenstein, mais ils ne sont guère compatibles avec l’approche adoptée par la sociologie de la connaissance scientifique. Voir J. F. M. Hunter, « Logical compulsion », p. 171-202, in Hunter, Essays After Wittgenstein (Toronto : University of Toronto Press, 1973), p. 171-202, et Understanding Wittgenstein : Studies of Philosophical Investigations (Edinburgh : University of Edinburgh Press, 1985) ; et Cavell, The Claim of Reason.
  • [44]
    Baker and Hacker, Scepticism, Rules and Language, p. 95.
  • [45]
    Ibid., p. 96.
  • [46]
    Wittgenstein, ms 165, ca. 1941-1944, p. 78 ; cité par Malcolm, dans « Wittgenstein on language and rules », p. 8.
  • [47]
    Malcom, « Wittgenstein on language and rules », p. 9.
  • [48]
    Baker and Hacker, Scepticism, Rules and Language, p. 93-94.
  • [49]
    L. Wittgenstein, in Cora Diamond, ed., Wittgenstein’s Lectures on the Foundations of Mathematics. Notes prises par quatre personnes (Ithaca, NY : Cornell University Press, 1976) ; cité par Malcolm, dans « Wittgenstein on language and rules », p. 14.
  • [50]
    David Bloor, « Left- and right-Wittgensteinians », p. 266-282, dans Pickering, éd., Science as Practice and Culture, citation des pages 273-274. Bloor prélude à sa présentation de l’exemple de Wittgenstein en disant qu’il peut être lu comme une « reductio ad absurdum de la position défendue par Lynch, Baker, Hacker, Shanker et par d’autres commentateurs antisociologiques ». Shanker parle du même raisonnement comme d’« une reductio ad absurdum soutenue » du scepticisme de la règle.
  • [51]
    Cet exemple m’a été fourni par Ed. Parsons, qui me l’a décrit après l’avoir vu — ainsi qu’un autre du même genre — lors d’un programme télévisé intitulé « America’s Funniest Home Videos ».
  • [52]
    Dans un autre exemple tiré du même programme, on demande à l’enfant : « Peux-tu compter plus haut? » (« Can you count higher? »), et il répond en levant sa main haut au-dessus de sa tète pendant qu’il compte « un, deux, trois, quatre, cinq ».
  • [53]
    Voir Wittgenstein, IP, sec. 199.
  • [54]
    Dans « Left- and right- Wittgensteinians » (p. 271), Bloor donne des relations « internes » une explication qui esquive 1 implication d’une interprétation personnelle : « Dire que A et B ont des relations internes signifie que la définition de A comprend une mention de B, et que la définition de B comprend une mention de A. En bref, deux choses entretiennent des relations internes si elles sont interdéfinies et décrites de telle façon que vous ne pouvez avoir l’une sans l’autre. » À mon avis, dans l’exemple de Wittgenstein, dire que l’élève met en œuvre sa propre compréhension « interne » de la règle est complètement différent.
  • [55]
    Collins, Changing Order, chap. 4.
  • [56]
    Voir Peter Galison, How Experiments End (Chicago : University of Chicago Press, 1987) pour une discussion sur les implications philosophiques de telles divisions à l’intérieur de la communauté de la physique des hautes énergies.
  • [57]
    Cf. Sharrock et Anderson, « Epistemology : professional scepticism », p. 54 ff.
  • [58]
    Il ne faut pas confondre cette « victoire dérisoire » avec une polémique récente qui prétend montrer que la sociologie de la connaissance se donne des objectifs « creux » à propos des découvertes scientifiques.Voir Peter Slezak, « Scientific discovery by computer as empirical refutation of the strong programme », Social Studies of Science 19 (1989) : p. 563-600. Slezak prétend que les programmes informatiques qui opèrent sur la base des principes généraux de la résolution de problèmes ont réellement conduit à des découvertes scientifiques. Il soutient qu’en raison du fait que les stratégies heuristiques de ces programmes sont déconnectées des circonstances socio-historiques concrètes des découvertes initiales, leur succès fournit une « contre preuve décisive » du raisonnement du programme fort selon lequel les performances des scientifiques sont inextricablement liées à une configuration historique située de circonstances sociales et d’intérêts sociaux. Dans son article, Slezak p. 586) récuse la lecture de Wittgenstein que fait Bloor en s’appuyant sur certains arguments de la littérature philosophique. Il utilise Wittgenstein lorsque cela convient à son raisonnement en faveur des sciences cognitives, mais il manifeste une compréhension limitée de l’attaque appuyée de Wittgenstein contre le mentalisme. Qui plus est, la thèse de Slezak (p. 591) selon laquelle les sociologues de la connaissance n’ont pas pris acte de « l’importance de l’entreprise intellectuelle et du corpus de recherche » en sciences cognitives est simplement fausse, car il ignore la critique du cognitivisme que mène Coulter en s’inspirant de Wittgenstein. Voir Jeff Coulter, Rethinking Cognitive Theory (New York, St. Martin’s Press, 1983). Slezak rapproche Wittgenstein du behaviourisme et il affirme ensuite que les critiques wittgensteinniennes du psychologisme sont à présent une impasse pour la philosophie et la psychologie. Il définit certains des objectifs et résultats de la sociologie des sciences comme « triviaux » ou « vides ». Slezak expose ses engagements cartésiens en soutenant que l’intérêt pour la « grammaire » de la découverte est « trivial », puisqu’il s’attache aux désignations des découvertes et non à leur production. À mon avis, le raisonnement de Slezak résiste beaucoup moins à une critique wittgensteinienne que celui de Bloor.
  • [59]
    Bruno Latour, The Pasteurisation of France, à partir de la traduction de A. Sheridan et J. Law (Cambridge, MA : Harvard University Press, 1988), p. 9.
  • [60]
    Jürgen Habermas, Theory of Communicative Action, vol. 1 : Reason and the Rationalization of Society (Boston : Beacon Press, 1984), p. 118.
  • [61]
    Pour une étude de cas anthropologique qui clarifie ce point, voir Brigitte Jordan et Nancy Fuller, « On the non-fatal nature of trouble : sens-making and trouble-managing in lingua franca talk », Semiotica 13> 1975, p. 11-31.
  • [62]
    Cette citation est extraite d’un manuscrit de Wittgenstein non publié (MS 165, p. 103), cité dans Malcom, « Wittgenstein à propos du langage et des règles », p. 24.
  • [63]
    Jürgen Habermas, Théorie de l’agir communicationnel, vol. I, Fayard, 1987, p. 135 : c Sitôt que nous attribuons aux acteurs les mêmes compétences d’appréciation que celles auxquelles nous prétendons en tant qu’interprètes de leurs expressions, nous nous dessaisissons d’une immunité qui nous était jusque-là méthodologiquement assurée… Ce faisant, nous exposons notre interprétation principiellement à la même critique que celle à laquelle ceux qui agissent communicationnellement exposent mutuellement leurs interprétations. »
  • [64]
    Bloor, Wittgenstein : A Social Theory of Knowledge, p. 189.
  • [65]
    Sharrock and Anderson, « The Wittgenstein connection » ; Winch, The Idea of a Social Science. Ceci s’applique non seulement aux tentatives de la sociologie pour expliquer scientifiquement la science, mais aussi à ses efforts pour expliquer les croyances religieuses, les rituels magiques et les actions ordinaires. Voir Peter Winch, « Understanding a primitive society », p. 78-111, dans B. Wilson, ed., Rationality (Oxford : Blackwell Publisher, 1970) ; et W.W. Sharrock and R. J. Anderson, « Magic, witchcraft and the materialist mentality », Human Studies 8 (1985) : p. 357-375.
  • [66]
    L’importance de Wittgenstein est minimisée par Garfinkel et d’autres ethnométhodologues. Ils attribuent un rôle plus important à Schutz et à la phénoménologie, dans l’ascendance philosophique de l’ethnométhodologie (cf. John Heritage, Garfinkel and Ethnomethodology (Oxford, Polity Press, 1984), chap. 3). Les premiers développements de l’analyse de conversation, et les études de Garfinkel sur les pratiques de compte rendu et l’usage quotidien de la règle, manifestent de fortes résonances wittgensteiniennes. Bien que j’ai soutenu que l’influence de Schutz est ébranlée par une bonne part du travail sur la science de la sociologie de la connaissance scientifique et de l’ethnométhodologie, on ne peut pas en dire autant de Wittgenstein. Pour autant, dire cela ne signifie pas que les ethnométhodologues ont cherché à respecter une quelconque tradition philosophique, wittgensteinienne ou autre.
  • [67]
    Steeve Woolgar, Science : The Very Idea (London : Tavistock, 1988), p. 32ff.
  • [68]
    Par exemple, Melvin Pollner (« Left of Ethnomethodology », American Sociological Review 56, 1991 : p. 374, n. 3) emprunte à Woolgar sa version de la réflexivité pour en faire un argument à l’appui de son projet d’ethnométhodologie « radicale » renouvelée, qui contourne le positivisme et le professionnalisme qui se sont insinués dans le champ.
  • [69]
    H. Garfinkel et H. Sacks, « On formai structures of practica! actions », p. 337-366, dans J. C. McKinney et E. A. Tiryakian, eds, Theoritical Sociology : Perspectives and Development (New York, Appleton-Century-Crofts, 1970).
  • [70]
    Harvey Sacks, « Omnirelevant devices ; settinged activities ; indicators terms », conférence retranscrite (16 février 1967), p. 515-522, dans Lectures on Conversation, vol. 1, G. Jefferson, ed. (Oxford : Blackwell, 1992). Je pense que les thèmes qu’aborde Sacks ont émergé dans le cadre de sa collaboration avec Garfinkel.
  • [71]
    Sacks note que l’expression « Vous aimez rouler vite » — une remarque enregistrée adressée par un amateur de bolide à un autre — perd toute précision si on veut l’exprimer à l’aide d’un compteur de vitesse. Telle quelle, l’expression « vite » se mesure par rapport à un « trafic normal » dans des circonstances différentes ; ainsi elle est « stable » au regard des variations des conditions routières, des limitations de vitesse, de la surveillance policière, etc. « La stabilité des termes, et les conditions dans lesquelles ils sont utilisables, sont telles que le temps, le lieu, la limitation de vitesse ou tout autre chose, ont peu d’importance pour leur usage. Changer les limitations de vitesse, changer les performances des voitures, changer les personnes, de nouvelles générations, de nouveaux lieux, ça marche encore. » Voir Harvey Sacks, « Members’measurement Systems », Research on language and Social Interaction 22, 1988-1989, citation p. 49 ; à l’origine, dans H. Sacks, Université de Californie à Irvine, conférence 24, printemps 1966 ; p. 435-440 dans H. Sacks, Lectures on Conversation… vol. 1, ed. par Gail Jefferson (Oxford : Blackwell Publisher, 1992).
  • [72]
    J. Heritage et D.R. Watson examinent plusieurs usages systématiques de formulations dans la conversation. Voir « Aspects of the properties of formulations in natural conversations : some instances analyzed », Semiotica 30, 1980, p. 245-262.
  • [73]
    Extrait de dialogue de Taking the Stand : The Testimony of Lieutenant Colonel Olivier L. North (New York: Pocket Books, 1987), p. 33. Voir aussi David Bogen et Michael Mynch, « Taking account of the hostile native : plausible deniability and the production of conventional history in the Iran-contra hearings », Social problems 36 (1989), p. 197-224.
  • [74]
    Backer et Hacker, Wittgenstein, Rules, Grammar and Necessity, p. 73.
  • [75]
    Voir Paul Filmer, « Garfinkel’s gloss : a diachronically dialectical, essential reflexivity of accounts », Writing Sociology I, 1976, p. 69-84. Filmer analyse attentivement en particulier l’apparente distinction entre les expressions indexicales et les expressions objectives.
  • [76]
    Garfinkel et Sacks, « On formai structures of practical action », p. 353.
  • [77]
    Ibid., p. 353-354.
  • [78]
    P. 354. La formulation suivante prononcée au cours d’une conférence publique particulièrement désastreuse illustre la manière dont une action de formuler aggrave souvent la souffrance dans laquelle le locuteur est empêtré : « Je vais vous raconter une plaisanterie, mais ce n’est pas très drôle. »
  • [79]
    Sacks démontre que la cohérence thématique est accomplie grâce à l’introduction systématique d’une seconde énonciation en rapport avec la première. L’introduction d’une énonciation répond à une question implicite comme « Pourquoi avez-vous dit cela? Pourquoi avez-vous dit cela maintenant? » Ceci se fait « automatiquement », et non par l’intermédiaire d’une quelconque formulation : « […] que des gens en viennent à considérer que votre remarque est conforme au thème en cours, leur fournit la réponse à la question de savoir comment vous en êtes venu à dire cela maintenant. C’est-à-dire que la question éventuelle se résout automatiquement. En entendant l’énoncé, l’auditeur en vient à voir directement comment vous en êtes venu à dire cela » (Sacks, « Topic : utterance placement ; “activity occupied” phenomena ; formulations ; euphemisms », conférence retranscrite (9 mars 1967), p. 535-548 dans Lectures on Conversation, vol. 1, citation p. 538). L’approche analytique de Sacks, de manière surprenante sinon paradoxale, rejoint l’analyse foucaldienne du discours historique même si elles concernent des échelles temporelles totalement différentes : « Le sens d’un énoncé ne devrait pas être défini à partir de la mine d’intentions qu’il pourrait recéler, le révélant et le masquant simultanément, mais à partir de la différence qui l’articule aux autres énoncés réels ou possibles, qui lui sont contemporains ou auxquels il est opposé sur des suites temporelles » (Foucault, The Order of Things, New York, Vintage, 1975, p. XVII).
  • [80]
    Bernard Barber, Social Studies of Science, New Brunswick, NJ, Transaction Publishers, 3990), chap. 7, p. 133-149.
  • [81]
    Ibid. p. 133.
  • [82]
    L’usage que fait Wittgenstein du terme « jeu de langage » est polyvalent. L’analyse de conversation s’appuie sur le sens de « jeu de langage » que Wittgenstein (IP, sec. 23) désigne lorsqu’il écrit que ce terme « est utilisé pour souligner que parler un langage fait partie d’une activité ou d’une forme de vie ». Il présente ensuite une liste d’exemples : donner et recevoir des ordres, décrire des objets, construire des objets à partir de descriptions, raconter des histoires et des plaisanteries. Wittgenstein (IP, sec. 25) caractérise certaines de ces activités (« commander, mettre en cause, raconter, bavarder ») comme « des formes primitives de langage », et il observe qu’elles « sont autant une part de notre histoire naturelle que marcher, manger, boire, jouer ».
  • [83]
    H. Garfinkel, « Evidence for locally produced, naturally accountable phenomena of order, logic, reason, meaning, method, etc., in and as of the essential quiddity of immortal ordinary society (I of IV) : an announcement of studies », Sociological Theory 6, 1988, p. 103-106.
  • [84]
    Ceci est une version simplifiée d’une retranscription publiée dans M. Lynch, Art and Artifact in Laboratory Science, p. 252-253.
  • [85]
    Mes commentaires sur ce à quoi « réfèrent » ces expressions indexicales ne sont pas déduits de la seule retranscription. Ils proviennent également de mon ethnographie des techniques courantes et de l’utilisation du langage vernaculaire dans le laboratoire. Leur intelligibilité dans cette analyse s’articule sur ma compréhension (plutôt ténue dans ce cas) des pratiques propres à la discipline étudiée. Contrairement aux critiques de B. Latour, faire mention de la ténuité de ma compréhension de la discipline n’est pas tant un aveu de mon ignorance dans le domaine des sciences techniques, qu un rappel du fait que ce que j’ai à dire à propos des pratiques des scientifiques n’est qu’une extension — adéquate, inadéquate ou triviale — de leur compétence. Voir B. Latour : « Will the last person to leave the social studies of science please turn on the tape-recorder? », Social Studies of Science 16, 1986, p. 541-548, qui est une critique de M. Lynch, Art and Artefact in Laboratory Science.
  • [86]
    Pour Woolgar (Science : The very Idea, p. 32 ff), les « horreurs méthodologiques » sont un ensemble de problèmes issus d’un traitement sceptique de la représentation qui suppose l’indétermination des relations entre les règles et leur application, et entre les théories et les données expérimentales. Woolgar justifie méthodologiquement son scepticisme global à l’égard des pratiques de représentations scientifiques. L’approche sceptique sans restriction autorise l’« observateur » sociologue à qualifier d’« horreurs méthodologiques » des pratiques qui autrement apparaîtraient parfaitement sans histoire. Cette approche interprétative requiert que nous acceptions l’image de scientifiques travaillant indéfiniment à écarter ou à contourner les problèmes qu’un philosophe sceptique pourrait soulever. Si cela ressemble à une démarche courante dans le jeu de la critique idéologique, ce n’est pas par hasard. Woolgar (p. 101) affirme que « la science n’est rien de plus qu’une manifestation particu-lièrement visible de l’idéologie de la représentation ». Il définit cette dernière (p. 99) comme « l’ensemble des croyances et des pratiques issues de l’idée que les objets (significations, motifs, choses) sous-tendent les signes superficiels (documents, apparences) qui les révèlent, ou leur préexistent ». Sans nuance, sa critique vise aussi bien la pratique scientifique que toute vision métaphysique particulière de fa science, et on pourrait l’accuser — selon les termes de Hacking (Representing and Intervening, p. 30) — de confondre ce que le scientifique spécialisé fait, avec ce que le philosophe des sciences voudrait qu’il fasse. À la décharge de Woolgar, on peut alléguer que des scientifiques praticiens fournissent souvent des comptes rendus réalistes (naïfs ou autres) de leurs résultats lorsqu’on leur demande de les expliquer (pour de nombreux exemples, voir G. Nigel Gilbert et Michael Mulkay, Opening Pandora’s Box : A Sociological Analysis of Scientists’ Discourse, Cambridge University Press, 1984), et on aurait des raisons de dire que les écrits scientifiques sont un genre littéraire particulièrement réaliste. Mais, alors qu’il peut être pertinent de critiquer l’« idéologie de la représentation », la question reste ouverte pour la « compétence vulgaire » des activités routinières des scientifiques (voir Garfinkel et al. « The work of a discovering science », p. 139). Et l’affirmation de Woolgar selon laquelle la science « n’est rien de plus » que la manifestation d’une idéologie est particulièrement difficile à accepter dès que l’on prend en compte que l’« idéologie de la représentation » est une description des activités des scientifiques plutôt maigre et souvent non pertinente.
  • [87]
    David Bloor, « The living foundations of mathematics », Social Studies of Science 17 (1987) : p. 337-358, qui est une critique de Eric Livingston, The Ethnomethodological Foundations of Mathematics, London : Routledge and Kegan Paul, 1986.
  • [88]
    Livingston (The Ethnomethodological Foundations of Mathematics) développe le thème de la « paite-Lebenswelt » introduit dans l’ouvrage récent de Garfinkel (Harold Garfinkel, Eric Levingston, Michael Lynch, Douglas Macbeth et Albert B. Robillard, « Respecifying the natural sciences as discovering sciences of practical action, I & II : Doing so ethnographically by administering a schedule of contingencies in discussions with laboratory scientists and by hanging around their laboratories », manuscrit non publié, Département de sociologie, UCLA, 1989, p. 123-124). La « paire » se compose d’un « premier segment » (tel que l’énoncé de la preuve dans l’exemple de Livingston) et des pratiques « vécues » en situation — « le travail » — de la démonstration du théorème. Garfinkel et ses collègues, ainsi que Livingston, tiennent à souligner que la « structure en paire » n’est pas seulement un autre exemple de formulations d’activités. Ils suggèrent que la paire du Lebenswelt ne se rencontre que dans les mathématiques et les autres « sciences de la découverte de l’action pratique ». Bien qu’ils ne proposent pas de dispenser les mathématiques et les sciences physiques de l’étude ethnométhodologique, leur approche semble impliquer que ces champs constituent un cas « spécial ».
  • [89]
    E. Livingston, Making Sense of Ethnomethodology, London, Routledge and Kegan Paul, 1987, p. 136-137.
  • [90]
    Ibid. p. 126.
  • [91]
    Il est un fait que Livingston ne l’a pas cité dans son ouvrage (The Ethnomethodological Foundations of Mathematics), et que dans le suivant (Making Sense of Ethnomethodology (London : Roudedge and Kegan Paul, 1987), p. 126 ff.) il ne le mentionne qu’à l’occasion d’un exemple particulier. Néanmoins ces deux textes font usage de ce que j’appellerais des arguments wittgensteiniens, que Livingston a pu tenir de l’enseignement de Garfinkel.
  • [92]
    D. Bloor, « The living foundations of mathematics », p. 341.
  • [93]
    Ibid., p. 353-354.
  • [94]
    Wittgenstein, Investigations philosophiques, sec. 109.
  • [95]
    La reconstruction bloorienne de la « théorie » de Wittgenstein est parallèle à la version que Heritage donne de la « théorie de l’action fondée interprétativement » de Garfinkel [Garfinkel and Ethnomethodology (Oxford : Polity Press, 1984), p. 130]. Comme Bloor, Héritage attribue à Wittgenstein (ainsi qu’à Garfinkel) une conception « finie » de l’ensemble des relations qui lient Tes règles et les actions pratiques. J’ai plaidé ici pour qu’on lise Wittgenstein non comme un théoricien qui analyse ce problème classique mais comme un anti-théoricien (ou un a-théoricien) qui explore de manière systématique le langage naturel pour montrer comment le problème n’émerge qu’en raison d’un traitement contestable des expressions linguistiques. Comme Wittgenstein, Garfinkel évite également de qualifier ses études de théorie systématique.
  • [96]
    Wittgenstein, Investigations philosophiques, sec. 121.
  • [97]
    H. Garfinkel, Studies in Ethnomethodotogy (Englewood Cliffs, N] : Prentice-Hall, 1967), p. 38.
  • [98]
    Par exemple l’étude de la pratique expérimentale menée par Friedrich Schrecker (Schrecker, 1980 ; Lynch et al, 1983), dans laquelle Schrecker (un étudiant diplômé du séminaire de Garfinkel) assiste un étudiant en chimie handicapé, dans son travail de laboratoire. Durant les exercices à la paillasse, Schrecker agissait, en fait, à la place du « corps » de l’étudiant. On a filmé l’interaction entre les deux. L’étudiant en chimie donnait à Schrecker des instructions verbales qui explicitaient le travail de déplacement du matériel et son arrangement en un tableau « raisonné » de l’état de l’expérience. Voir Friedrich Schrecker, « Doing a chemical experiment : the practices of chemistry students in a student laboratory in quantitative analysis, » écrit non publié, Département de sociologie, UCLA, 1980. Ce texte de Schrecker est analysé dans M. Lynch, E. Livingston et H. Garfinkel, « Temporal ordsr in laboratory work », p. 205-238, dans Knorr-Cetina et Mulkay, eds, Science Observed.
  • [99]
    Harvey Sacks, « Omnirelevant devices… », conférence retranscrite (9 mars 1967), p. 515-522, dans Lectures on Conversation, vol. 1.
  • [100]
    Voir G. Jefferson, ed., Harvey SacksLectures 1964-1965, numéro spécial double de Human Studies 12 (1989) ; réédité sous le même titre par les Kluwer Academic Publishers, Dordrecht, 1989.