Musique savante / musique populaire ? Réflexions critiques sur une distinction

1 La distinction entre « musique savante » et « musique populaire » constitue une opposition traditionnelle toujours en usage dans un large champ d’étude, comprenant notamment la philosophie, la sociologie, la musicologie, l’ethnomusicologie… Pourtant, celle-ci témoigne d’un certain malaise chez les chercheurs qui l’emploient, comme le révèlent les nombreuses précautions d’usage qui entourent son expression : on l’encadre toujours de guillemets, sous une forme écrite ou orale (les guillemets sont alors mimés avec les doigts). Ou alors on essaie de la tenir à distance, en utilisant des formulations types telles que la musique « dite » savante ou « dite » populaire – ce qui revient en réalité à transposer « les guillemets en mots sans que l’on sache pour autant qui le dit [2] ».

2 Ce malaise exprime sans doute le fait que l’usage de cette distinction nous distingue : car nous sommes distingués, au sens bourdieusien de la distinction [3], lorsque nous écoutons de la musique en silence dans une salle prestigieuse traditionnellement réservée à la « grande » musique. Mais nous le sommes tout autant lorsque nous avons l’opportunité d’aller découvrir de la musique « authentiquement » populaire, par exemple dans les rues de la Nouvelle-Orléans. Notre positionnement d’un côté ou de l’autre de la distinction nous distingue – et c’est ainsi que pour rassurer notre auditoire sur la clairvoyance de notre position sociale, nous prenons soin de ne jamais oublier les guillemets.

3 Ces tentatives de précaution mettent en évidence la difficulté philosophique dans laquelle nous plonge cette distinction dont les insuffisances sont connues depuis fort longtemps. Or, si le sociologue Antoine Hennion en a déjà révélé les conséquences désastreuses, en montrant qu’elle menait à une « distribution fâcheuse [4] » au sein des études musicales, force est de constater que la philosophie ne s’est guère véritablement saisie de cette insuffisance conceptuelle pour en élaborer la critique. Plus encore, les philosophes français semblent avoir rejoué cette distinction sur leur propre scène, par le biais d’une répartition des rôles entre spécialistes des musiques savantes et spécialiste des musiques populaires. Cette ligne de partage est particulièrement saisissante : on trouve d’un côté un certain nombre de chercheurs ayant consacré leurs travaux à la musique savante (ainsi par exemple Bernard Sève, Danielle Cohen-Levinas…), et de l’autre ceux qui proposent des études exclusivement consacrées aux musiques populaires (Roger Pouivet, Agnès Gayraud…). À ma connaissance, rares sont les philosophes qui ne se revendiquent d’aucune de ces deux traditions, et encore plus rares sont celles et ceux qui proposent une réflexion d’esthétique musicale renonçant explicitement à faire usage de ces catégories distinctives.

4 L’ambition de ce numéro de la Rue Descartes est donc de contribuer à cette réflexion nécessaire, en proposant diverses contributions qui portent un regard différent, mais toujours sensiblement critique, sur une distinction dont le binarisme ne saurait pouvoir rendre compte de la pluralité et de la richesse des pratiques musicales. Pour mieux comprendre les enjeux de ces réflexions critiques, commençons par énoncer quelques traits caractéristiques de cette opposition toujours en usage aujourd’hui.

Musique savante

5 Le syntagme de « musique savante » désigne un type de musique correspondant à une tradition spécifique de l’histoire de la musique occidentale [5], parfois aussi caractérisée comme « musique classique [6] » ou encore comme « musique d’écriture ». Selon l’historien Lawrence W. Levine [7], la notion d’art savant est apparue dans la seconde moitié du xixe siècle, et proviendrait de la distinction anglo-saxonne entre l’art highbrow (« intellectuel ») et lowbrow (« sans prétention intellectuelle ») portée par la phrénologie, en plein essor au xixe siècle. S’il serait incorrect de vouloir faire coïncider l’opposition musique savante / musique populaire avec cette opposition entre musique highbrow / musique lowbrow (rappelons à ce titre que la distinction musique savante / musique populaire se traduit actuellement en anglais par art music / popular music), cet éclairage historique nous permet néanmoins de saisir le contexte particulier dans lequel émerge cette qualification de « musique savante ». Et il permet aussi de comprendre pourquoi la distinction entre musique savante et musique populaire a toujours porté avec elle une dimension hautement hiérarchisante, créant par là même un certain malaise théorique – qui s’exprime aussi à l’intérieur du domaine de l’art savant. Car, si l’on aurait pu penser que la musique savante est largement valorisée par ce critère de distinction culturelle, ses adeptes n’apprécient pas toujours d’être relayés à la sphère d’un savoir morne réservé aux élites dominantes – ainsi en témoignait déjà Rimbaud, lorsqu’il écrivait que « la musique savante manque à notre désir [8]».

Musique populaire

6 Les contours théoriques de la « musique populaire » sont, quant à eux, extrêmement flous, comme en témoignent les différentes utilisations – qui au demeurant ne sont pas toujours bien identifiées et précisées – qui en sont faites. Tentons alors d’en clarifier trois significations distinctes, hélas trop souvent confondues par celles et ceux qui persistent à en faire usage.

7 1/ Le premier sens de « musique populaire » désigne tout simplement la musique du peuple, c’est-à-dire une musique faite par le peuple, avant et indépendamment de toute professionnalisation des musiciens. Ce sens de musique populaire renvoie donc aux musiques « folkloriques » ou « traditionnelles », souvent – mais pas toujours – liées à une identité communautaire, dont les pratiques musicales se transmettent principalement de manière orale, ce qui les oppose sur ce point à la musique savante écrite occidentale. Cette dimension d’oralité se double parfois d’un caractère « fonctionnaliste » de la musique populaire : on considère en effet que sa vocation première consiste à faire danser ou à interagir avec son public – par opposition aux musiques savantes, quant à elles considérées comme émancipées de tout fonctionnalisme au profit d’une écoute silencieuse et purement esthétique de l’œuvre musicale [9]. Dans son ouvrage Studying Popular Music, le musicologue Richard Middleton montre que ce lien profond entre la musique populaire et la notion de « peuple » a longtemps relevé d’une connotation fortement péjorative, puisqu’il s’agissait par là de désigner la musique du « bas-peuple », ou encore des gens ordinaires :

8

Ce terme [de musique populaire] a quelque chose à voir avec le « peuple » […], bien que ce soit souvent au sens de la plèbe, des gens ordinaires. Qualifier quelque chose de « populaire » est donc a priori dépréciatif, puisque cela sous-entend que cette chose est de qualité inférieure ou qu’elle correspond aux goûts les plus vulgaires [10].

9 Néanmoins, Richard Middleton montre également qu’à la fin du xixe siècle, la qualification « populaire » perd sa valeur péjorative alors qu’il s’agira pour elle de désigner la musique folklorique ou traditionnelle (folk music). Dès lors, la terminologie anglo-saxonne va opérer une scission nette entre deux usages de la « musique populaire » : la folk music et la popular music désigneront dès le début du xxe siècle deux catégories musicales distinctes. Hélas, la terminologie française, quant à elle, va maintenir l’usage du syntagme de « musique populaire » dans les deux cas.

10 2/ Ce déplacement de terminologie opéré par la langue anglo-saxonne permet alors de dégager une seconde signification de la « musique populaire », appelée à décrire un phénomène tout à fait nouveau, arrivé avec la société de divertissement du xxe siècle : la popular music. Il s’agit cette fois de qualifier une musique destinée à une audience large, diffusée à grande échelle – un phénomène que l’on décrit souvent aussi par le terme de « musique de masse » et qui rejoint aussi parfois, par extension, la musique de genre « pop [11] ». Contrairement à la folk music, la popular music procède donc d’une origine tout à fait identifiable : son émergence est intimement liée à celle de l’enregistrement et de la phonographie, ainsi qu’aux problématiques soulevées par la société de consommation. Ainsi, on voit à quel point ces deux premiers sens de la musique populaire ne se recoupent pas, puisque nous avons décrit la musique folklorique comme une pratique non professionnelle et à ce titre elle n’est presque jamais diffusée à grande échelle – et d’ailleurs les musiciens concernés ne revendiquent que très rarement leur envie de s’adresser à un public de masse. Or, en dépit des avertissements du musicologue Philip Tagg qui en appelle à ne pas confondre le terme de popular music « avec les termes “musique populaire” ou “musica populár”, qui se traduisent tous deux par folk music[12] », on constate que dans les études francophones sur la musique, ces deux sens du terme de « musique populaire » ne sont que très rarement spécifiés [13], ce qui a donné lieu à de vastes malentendus théoriques et philosophiques, notamment en ce qui concerne la critique adornienne de la popular music[14].

11 3/ Enfin, il semble possible de dégager un troisième sens de la « musique populaire », pouvant désigner cette fois la musique des « classes populaires ». Ce troisième usage recoupe, au moins en partie, la définition précédente, dans la mesure où l’on pourrait être tenté de considérer que « les masses » caractérisent en premier lieu « les classes populaires ». Avec néanmoins une différence : ce troisième usage du populaire ne concentre plus son attention sur le mode de diffusion de la musique spécifique à la modernité, mais sur une description sociologique du public concerné. De telle sorte qu’il témoigne d’un présupposé implicite sur la musique qu’il s’agit ici de décrire : la musique des classes populaires devrait être suffisamment simple pour pouvoir être appréciée par les catégories de la population les moins éduquées. La référence au populaire dépasse donc ici le cadre simplement descriptif des moyens de diffusion d’une musique, mais il implique une caractérisation nécessairement qualitative d’une musique qui, par extension, désigne dans le langage courant l’ensemble de la « mauvaise musique ».

12 Ce dernier usage du syntagme « musique populaire » apparaît comme tellement litigieux qu’on pourrait se laisser aller à la tentation de penser qu’il n’est guère plus utilisé dans les recherches actuelles sur la musique. Néanmoins, n’est-il pas l’une des raisons obscures de la gêne que nous éprouvons lorsque nous faisons référence à la « musique populaire » ? Le motif inavouable de notre emploi systématique des guillemets afin de nous en distancier ? Plus encore que du caractère inconsistant de cette distinction somme toute assez confuse, ne devrions-nous pas nous méfier de la possibilité que ce troisième usage soit encore contenu, de manière implicite, dans nos usages – même les plus sérieux – de la distinction ?

Enjeux politiques et culturels

13 L’opposition « musique savante » / « musique populaire » n’est pas neutre : elle relève toujours d’une hiérarchisation, implicite ou explicite. Or, au-delà des difficultés théoriques dans lesquelles elle nous plonge, celle-ci procède également d’enjeux politiques et culturels forts, qu’il nous faut prendre en considération. De manière tout à fait significative, à la fin des années quatre-vingt-dix, on assiste à l’émergence d’une nouvelle terminologie officielle : suite à une décision orchestrée par le ministère de la Culture, le terme de « musiques actuelles [15]» est appelé à remplacer la catégorie traditionnelle de « musique populaire ».

14 Cette décision de remplacement peut faire sourire : difficile de ne pas interpréter ce geste politique comme une tentative de réparation à l’égard de la musique populaire, lésée depuis fort longtemps par l’opposition traditionnelle. Hélas, cette terminologie de remplacement va faire perdurer les mêmes types de problèmes que ceux posés par sa version d’origine, en inversant le rapport de hiérarchie : nombreux furent alors les compositeurs de musique savante à s’indigner d’être ainsi relégués à n’être que des faiseurs de musique « inactuelle ». On comprend alors que les effets de la distinction n’épargnent guère la musique savante, qui semble vouée à s’éloigner de plus en plus de son public, dès lors que l’on creuse encore davantage sa position d’écart avec la musique dite actuelle ou populaire (dans tous les cas : celle du peuple). Ainsi en témoigne le compositeur et chef d’orchestre Bruno Mantovani, dans un entretien daté de janvier 2001 :

15

Je crois que ce sont des dénominations démagogiques qui nous ont fait énormément de mal puisqu’elles ont contribué à faire penser que la musique savante n’était pas actuelle. La séparation est insultante, car elle fait de nous des objets de musée, qui plus est de musée sans recul historique. Le tri de l’histoire n’a pas été fait : la musique savante contemporaine serait un dépotoir. […] Cette dénomination est tout sauf le fait d’un artiste. C’est quelque chose qui ne nous appartient pas, que nous n’avons pas choisi. Une détermination plus juste serait peut-être « art savant » d’un côté et « art populaire » de l’autre. Mais, de nos jours, avec les nombreuses passerelles qui existent, cette séparation-là n’aurait pas non plus de raison d’être [16].

16 À la lecture de ce type de témoignages, une question vient à l’esprit : à quoi bon… ? À quoi bon faire perdurer une distinction binaire, dont tout le monde s’accorde à dire qu’elle est insultante, pour les uns comme pour les autres – au gré des changements de directeur des différentes politiques de la culture ? Le temps n’est-il pas venu de proposer une critique d’une distinction qui n’a cessé de montrer ses insuffisances philosophiques, esthétiques, culturelles et politiques ?

17 On perçoit alors l’ampleur de la tâche qui est la nôtre : critiquer cette distinction, ne consiste pas seulement à la remplacer par une nouvelle, qui risque d’être tout aussi insatisfaisante que la première. Ce numéro de Rue Descartes n’entend donc pas présenter une nouvelle typologie des genres musicaux, mais il lance un appel à s’engager dans un examen critique des soubassements d’une opposition dualiste et conservatrice que la philosophie contribue, hélas, à faire perdurer. La perspective critique, historiquement attachée à la généalogie des implicites véhiculés par les concepts traditionnels, devrait donc trouver dans l’opposition musique savante / musique populaire l’occasion pour elle d’interroger certains vestiges conceptuels que les études esthétiques ont laissés verdoyer sans y prêter une réelle attention. Par les différentes réflexions critiques déployées dans les articles de ce numéro, il s’agit donc de tracer un chemin pour reconfigurer notre approche de la musique, qui renoncerait enfin à se laisser prendre dans les filets d’une conceptualité binaire et hiérarchisante.

Le jazz : le grand oublié de la distinction

18 Dans le sillage de mon travail philosophique sur le jazz [17], qui consistait à montrer que le jazz est une musique ni savante ni populaire, Christophe David revient sur la question du jazz au sein de la philosophie de Günther Anders dans un article intitulé « Quand le jazz est là, le blues s’en va et il ne reste plus que le bruit des machines. Quelle musique populaire est le jazz ? ». Cet article présente une analyse approfondie du paragraphe 14 de L’Obsolescence de l’homme[18] qu’Anders a consacré au jazz, à la lumière d’un manuscrit inédit intitulé Jazz-Analyse (1955-1960, Literaturarchiv de l’Österreichische Nationalbibliothek, cote 237/W 15). En nous permettant d’accéder à ce document d’archive, l’article de Christophe David donne un éclairage précieux sur les fondements de la critique du jazz des intellectuels allemands des années vingt-trente de la république de Weimar. La critique andersienne du jazz, bien moins popularisée que celle d’Adorno, nous permet de comprendre comment le jazz, aujourd’hui affilié aux codes de la musique savante, a été rejeté par les penseurs de la Théorie critique aux motifs de son appartenance au champ « populaire » – non pas en tant qu’expression de la souffrance du peuple, mais en tant que symptôme de la soumission du peuple à l’industrie culturelle.

19 À Günther Anders, Christophe David adresse la question suivante : de quel peuple le jazz est-il la musique ? Du peuple du blues, a-t-on envie de répondre. Certes, mais pas seulement : le peuple du jazz est le peuple des laissés-pour-compte de l’Amérique (les esclaves, les migrants, les citoyens de seconde classe, et enfin et surtout : les masses abreuvées de la civilisation technique). Mais ce peuple du jazz, selon Anders, a été détourné par une musique des machines. La dimension populaire du jazz voit donc se recouper, dans la philosophie d’Anders, les deux premiers sens du terme de « populaire », qui se rejoignent et s’annulent l’un l’autre : le jazz exprime le peuple prisonnier du popular produit de toutes pièces par l’industrie culturelle. Ainsi, le jazz, apparaît-il une nouvelle fois encore comme le grand délaissé de la distinction musique savante / musique populaire : expression du peuple des laissés-pour-compte, il n’est pas assez digne pour être considéré comme « savant ». Mais en tant que rouage de la mégamachine, il n’est pas non plus assez « populaire » – dans le seul sens du terme qui pourrait sembler moralement acceptable, à savoir l’expression du peuple opprimé.

Bipartition, tripartition ?

20 Le cas du jazz apparaît donc comme un cas d’école, qui nous invite à nous défaire du binarisme de l’opposition entre musique savante et musique populaire. C’est la proposition esquissée par Emmanuel Parent dans son article intitulé « Musiques africaines et musiques techno : une parenté inattendue ? Quelques réflexions sur le “triangle axiomatique” savant-traditionnel-populaire ». L’auteur propose de remplacer l’opposition savant / populaire par une tripartition : savant, traditionnel, populaire.

21 Cette proposition s’inscrit dans les recherches musicologiques et philosophiques actuelles qui interrogent le statut de la musique enregistrée [19]. En prenant en compte la spécificité ontologique de l’œuvre phonographique, ces études permettent de nous extraire d’une conception binaire traditionnelle opposant la musique savante (en tant que musique écrite) et la musique populaire (en tant que musique orale). Mais Emmanuel Parent va plus loin, en montrant que le principe d’unité ontologique sur lequel repose l’œuvre phonographique ne permet pas de rendre compte de la diversité des musiques enregistrées. Dans un article composé de réflexions philosophiques et d’analyses musicologiques, l’auteur propose une nouvelle grille d’analyse permettant de complexifier la cartographie des objets musicaux, et d’opérer un rapprochement pour le moins inattendu, entre les musiques traditionnelles africaines et la musique techno émergée à Detroit dans les années quatre-vingt.

22 Dans son article, Emmanuel Parent évoque, discrètement, la raison probable pour laquelle ce type de rapprochement, quoique parfaitement justifié par l’analyse musicologique, reste rare : c’est que, dit-il, « le paradigme savant continue donc d’opérer secrètement dans l’étude de musiques qui, bien que complexes, ne relèvent pas de cette catégorie ». Pour pouvoir contourner ce paradigme savant implicite à l’œuvre dans l’étude des musiques en général, l’auteur en appelle à une approche empirique de la musique, qui ne saurait pouvoir se déployer au sein d’une conceptualité bipartite ou tripartite.

Musique savante, musique populaire : les tentatives d’hybridation

23 À toute tentative de critique de la distinction, se trouvent objectées les nombreuses tentatives de mélanges et d’hybridations entre musique savante et musique populaire. Cette porosité revendiquée entre les genres musicaux n’est pas nouvelle, mais elle connaît aujourd’hui un réel essor – et elle a d’ailleurs trouvé un nom pour se décrire : le crossover[20]. Dans son article intitulé « Excès savant, excès populaire : le saturationnisme à l’écoute du rock ? », Pierre Arnoux engage une réflexion sur les emprunts aux musiques rock revendiqués par un récent courant de la musique contemporaine, le saturationnisme. Il s’agit pour le saturationnisme de revendiquer une reprise du thème de prédilection du rock : l’excès. L’auteur montre alors l’ambiguïté de cet emprunt, dont on aurait pu aisément penser qu’il conduirait à une remise en question de la distinction savant / populaire, alors qu’au contraire il conduit à un renforcement de l’opposition. La fonction de ces emprunts consiste en réalité à différencier l’usage de la saturation dans la musique contemporaine de la saturation à l’œuvre dans le rock, que l’auteur décrit en termes d’« énergétique » et de « plateaux d’intensité ».

24 Dès lors, la notion d’« excès », lorsqu’elle constitue chez les saturationnistes un principe d’écriture musicale, ne permet pas une réelle remise en question des normes esthético-historiques définissant le savant. Tout au contraire, elle conduit à un renforcement de la hiérarchie entre savant et populaire – en laissant penser que seules les musiques savantes seraient à même de hisser à leur juste hauteur les apports de la musique populaire.

L’opéra selon le point de vue de l’esthétique savante

25 Tout porte à croire que le principe de cette distinction consiste justement à maintenir un principe de hiérarchie entre les deux – y compris quand il s’agit de créer de l’hybridité. Mais que cache cette hiérarchie ? Pourquoi semble-t-il si important de maintenir les productions savantes à l’écart du populaire ?

26 Dans son article intitulé « Opéra populaire et esthétique savante », Alain Patrick Olivier interroge les conditions de possibilité d’un opéra populaire. Que peut bien signifier le syntagme de « populaire » pour l’opéra, ce genre musical consacré par l’ensemble des études philosophiques et sociologiques comme un art bourgeois ? Pour retrouver la dimension populaire de l’opéra, ne faudrait-il pas alors que nous examinions avec plus d’acuité le profil des publics de l’opéra, qui, comme l’auteur le rappelle, a considérablement évolué au cours de l’histoire ? Ou bien, ne devrions-nous pas relever les éléments populaires contenus dans cette musique décrite comme savante – en réalité déjà présents, sous la forme de « grains de sable [21] », dans la philosophie de Theodor W. Adorno ? Ou enfin, ne pourrait-on pas regarder du côté du projet politique et institutionnel d’un opéra populaire porté par Jean Vilar ?

27 Ce que met en évidence Alain Patrick Olivier dans son article, c’est que la question du « populaire », lorsqu’il s’agit de penser l’opéra, se trouve en réalité déchirée entre une conception politique portée par un projet gouvernemental – laquelle n’interdit en rien la possibilité de penser que l’opéra puisse (re)devenir populaire un jour, puisque par définition il s’agit d’une décision politique – et l’ensemble des considérations philosophico-esthétiques, qui apparaissent quant à elles comme empêtrées dans un schéma conceptuel issu de l’esthétique savante. Le fait que l’opéra nous semble désigner un champ musical contradictoire avec la question du populaire apparaît alors comme le produit d’une construction philosophique – laquelle est décrite très justement par l’auteur comme un certain « point de vue de l’esthétique savante ».

Enjeux politiques de la musique du peuple (brésilien)

28 Pour nous défaire du point de vue de l’esthétique savante, il est peut-être nécessaire de nous décentrer des schèmes esthétiques issus de la philosophie occidentale. L’article écrit à quatre mains, Cecília Maria Gomes Pires (musicologue) et Frederico Lyra de Carvalho (philosophe), nous en donne l’occasion. Il s’agit pour les auteurs d’explorer les liens profonds entre la musique brésilienne et l’histoire politique du Brésil dans un article intitulé « La musique populaire brésilienne : entre idéologie et utopie ». Or, comme témoigne d’emblée le titre de l’article, ce n’est pas vers la musique savante, mais vers la musique populaire (au sens premier de « musique du peuple ») qu’il faut tourner notre regard pour comprendre la situation politique et culturelle du Brésil, et ses fluctuations au cours de son histoire récente. L’originalité de l’article consiste à montrer que la particularité de la musique brésilienne ne doit pas être comprise à la lumière de l’opposition musique savante / musique populaire (ce qui tend à confirmer ce que nous pressentions déjà, à savoir que cette distinction n’a rien d’universel, mais qu’elle s’est construite au prisme d’une hégémonie de la musique savante occidentale), mais à partir d’une tension entre deux pôles : idéologie et utopie.

29 La contribution de Cecília Maria Gomes Pires et Frederico Lyra de Carvalho opère donc un déplacement du centre de gravité de la question du savant et du populaire, pour nous placer au cœur de son enjeu politique. À l’ère de la mondialisation, la musique populaire brésilienne (la samba, la bossa nova, le choro…) est largement écoutée en France, mais force est de constater qu’elle nous arrive sous une forme quelque peu déconnectée (peut-être même pourrait-on dire : épurée ?) de ses rapports complexes et tumultueux avec la vie politique d’un peuple dont l’histoire, à la fois riche et violente, semble avoir beaucoup à nous apprendre (rappelons que le Brésil se remet tout juste de quatre années du régime d’extrême droite de Bolsonaro).

30 L’auteur et l’autrice de cet article nous invitent dès lors à prêter une oreille attentive à l’histoire politique du Brésil à partir de l’histoire de sa musique : cette histoire ne pourra se laisser entendre qu’à la condition que nous acceptions de renoncer à l’opposition musique savante / musique populaire pour enfin écouter ce que la musique peut avoir à dire du peuple qui la fait naître et qui l’a vu naître.

Représenter l’indistinction

31 Ce numéro comporte également un cahier iconographique, composé par l’artiste plasticien et musicien Julien Debyser, avec la collaboration de Lucinda Groueff. Les images sont extraites de Presomnal confinement, une œuvre numérique (https://presomn.al) dans laquelle se mêlent composition musicale originale et création interactive, composée de dessins à l’encre et de représentations visuelles du son en temps réel. La rencontre de ces éléments plastiques et sonores célèbre un commun à l’écoute de toute musique : un phénomène physique (sur)interprété.

32 Julien Debyser, qui nous fait l’honneur de contribuer à ce numéro de la Rue Descartes, permet dès lors d’achever cette réflexion critique sur une représentation non distinguée de la musique. La musique à laquelle il donne vie par son œuvre n’est représentée ni par des violons, des clés de sol ou des partitions ; ni par des guitaristes rock cassant leur guitare sur la scène. La musique nous y est présentée par-delà la distinction, à travers une expérience à la fois visuelle et sonore – là encore, sans distinction.

Musiciennes et musiciens : savants et populaires ?

33 Si la proposition artistique de Julien Debyser nous permet de déjouer la distinction, faut-il en conclure que cette opposition est une pure production intellectuelle ? Dans quelle mesure les musiciens et musiciennes se reconnaissent-ils dans une telle conceptualité ? La rubrique « Paroles » m’a donné l’occasion d’échanger sur cette question avec une musicienne éclectique (Julia Robert) et un musicien de jazz (Raphaël Imbert).

34 Bien que leurs pratiques musicales respectives témoignent de l’impossibilité formelle de les classer d’un côté ou de l’autre de la ligne de partage, j’ai néanmoins été frappée, au cours de notre échange, par leur insistance à inscrire leur pratique musicale dans le champ du savant. À ma proposition de départ, qui consistait à présenter leur musique comme ni savante, ni populaire, il et elle ont préféré l’hypothèse selon laquelle leur musique relèverait à la fois du savant et du populaire. On mesure alors, à la lecture de cet échange, le besoin pour les musiciennes et les musiciens d’être rendus légitimes par une intégration au moins partielle de leur pratique dans le champ du savant – une terminologie qui semble indiquer, on le comprend bien, que, lui seul, relève du domaine du « savoir ». Or, si ne pas jouer de la musique savante veut dire ne pas savoir, comment demander à celles et ceux qui pratiquent la musique et qui ont un savoir musical de s’exclure volontairement de son champ ?


35 Nous le disions dès le début : la distinction musique savante / musique populaire n’est pas neutre – et à cet égard je suis convaincue qu’elle ne le sera jamais. Ce numéro de Rue Descartes présente une série de regards critiques sur nos usages persistants d’une distinction ruineuse, qu’il s’agit de travailler à déconstruire – une tâche difficile, qui est loin d’être achevée avec la parution du numéro.

Notes

  • [1]
    Ce dossier thématique de la Rue Descartes a été conçu dans le cadre de ma direction de programme au Collège international de philosophie intitulée « Musiques savantes versus musiques populaires : et après ? » (2019-2025). La plupart des contributions de ce dossier émanent des communications des intervenantes et intervenants lors de mon séminaire de recherche au ciph, qui s’est tenu en 2021 et en 2022 en partenariat avec la Médiathèque Musicale de Paris. Je remercie l’ensemble des contributrices et contributeurs, ainsi que les relectrices et relecteurs (en particulier Cédric Molino-Machetto, Élisabeth Lemirre et Thibault Daraignes) pour leur aide précieuse.
  • [2]
    Esteban Buch, « Le duo de la musique savante et la musique populaire : genres, hypergenres et sens commun », in Emmanuel Pedler et Jacques Cheyronnaud (dir.), Théories ordinaires, Paris, Éditions de l’ehess 2013, p. 47.
  • [3]
    Pierre Bourdieu, La Distinction. Critique sociale du jugement, Paris, Minuit, 1979.
  • [4]
    Antoine Hennion, « D’une distribution fâcheuse : analyse sociale pour les musiques populaires, analyse musicale pour les musiques savantes », in Musurgia. Analyse et pratique musicales, vol. 5, no 2, 1998, p. 14.
  • [5]
    Précisons que bien que l’ensemble des chercheurs s’accorde à reconnaître que certaines traditions musicales non occidentales relèvent aussi du champ du « savant » (on pense, par exemple, à la musique indienne), néanmoins celles-ci sont systématiquement classées dans les rayons « musiques traditionnelles » ou « musiques du monde » des disquaires et des bibliothèques musicales. On remarque donc qu’à la classification par genre musical on substitue une classification par pays lorsqu’il s’agit d’identifier le champ de la musique savante non occidentale.
  • [6]
    Une qualification qui, rappelons-le, ne se réduit pas à la période « classique » de la musique savante, puisqu’elle intègre aussi la période contemporaine.
  • [7]
    Lawrence W. Levine, Culture d’en haut, culture d’en bas. L’émergence des hiérarchies culturelles aux États-Unis (1988), trad. fr. de Marianne Woollven et Olivier Vanhée, Paris, La Découverte, 2010.
  • [8]
    Arthur Rimbaud, « Conte », Illuminations, in Œuvre, Paris, Garnier, 1960, p. 260.
  • [9]
    Sur ce point, voir le livre de Lydia Goehr, Le Musée imaginaire des œuvres musicales (2007), trad. fr. Christophe Jaquet et Claire Martinet, Cité de la musique/Philharmonie de Paris, 2018.
  • [10]
    Richard Middleton, Studying Popular Music, Buckingham, Open University Press, 1990, p. 3 (ma traduction).
  • [11]
    Dans son ouvrage Dialectique de la pop, Agnès Gayraud propose une distinction entre la « pop » (en romain et entre guillemets) qui correspond à un « art musical distinct qui comprend et transcende plusieurs genres en tant que forme », et la pop (en italique, sans guillemet) qui désigne la pop comme genre musical spécifique. Voir Agnès Gayraud, Dialectique de la pop, La Découverte / Cité de la musique-Philharmonie de Paris, 2018, p. 11.
  • [12]
    Philip Tagg, Kojak – 50 Seconds of Television Music. Towards the Analysis of Affekt in Popular Music, Göteborg, Göteborg Universitet, 1979, p. 23 (ma traduction).
  • [13]
    La manière dont certains intellectuels abordent le cas du jazz apparait, à cet égard, comme très symptomatique de cet usage non spécifié des catégories conceptuelles de « musique savante » et de « musique populaire ». En effet, on constate que le jazz est presque systématiquement renvoyé du côté de la musique populaire par les intellectuels qui s’intéressent à la musique savante, et du côté de la musique savante par celles et ceux qui travaillent sur la musique populaire. Voir par exemple l’ouvrage de Laurent Denave, Un Siècle de création musicale aux États-Unis (Genève, Contrechamps, 2012), intégralement consacré à la musique états-unienne du xxe siècle, dans lequel seulement deux pages sont réservées au jazz, en vertu du principe selon lequel le jazz appartiendrait à la sphère de la musique « populaire ». À l’inverse, dans son article « Le rock, au-delà du savant et du populaire », Claude Chastagner assimile le jazz à la « musique classique » en tant qu’il serait une musique « communément considérée comme savante » (https://doi.org/10.4000/amerika.3027, consulté le 19/02/2020).
  • [14]
    Sur ce point, voir mon ouvrage Le Jazz en respect. Essai sur une déroute philosophique, Paris, Musica Falsa, 2022, p. 187 sq.
  • [15]
    « L’expression “musiques actuelles” a connu une forme d’officialisation avec le dispositif Scènes de musiques actuelles et la Commission nationale des musiques actuelles, ainsi qu’avec la création de l’i.r.m.a. (centre d’information et de ressources pour les musiques actuelles) en 1994. Elle semble être devenue le nom d’une catégorie administrative à part entière. » Flavie Van Colen, Éducation populaire et musiques amplifiées : analyse de projets de onze lieux de musique amplifiée, Marly-le-Roi, Institut national de jeunesse et de l’éducation populaire, 2003, p. 7.
  • [16]
    Bruno Mantovani, in Musiques actuelles, musique savante. Quelles interactions ?, Éric Denut (dir.), Paris, L’Harmattan, 2001, p. 45-46.
  • [17]
    Joana Desplat-Roger, Le Jazz en respect, op. cit. Voir en particulier le chapitre « Le jazz, cette musique ni savante ni populaire », p. 47 sq.
  • [18]
    Günther Anders, L’Obsolescence de l’homme, tome 1, Paris, Éditions de l’Encyclopédie des nuisances/Éditions Ivrea, Paris, 2002.
  • [19]
    Quelques exemples : Alessandro Arbo et Pierre-Emmanuel Lephay (dir.), Quand l’enregistrement change la musique, Paris, Éditions Hermann, 2017 ; Alessandro Arbo et Marcello Ruta (dir.), Ontologie musicale. Perspectives et débats, Paris, Hermann, 2014 ; Roger Pouivet, Philosophie du rock, Paris, puf, 2010 ; Laurent Cugny, Recentrer la musique. I. Audiotactilité et ontologie de l’œuvre musicale : musique d’écriture, jazz, pop, rock, Lyon, Symétrie, 2021.
  • [20]
    Sur ce point, voir le récent ouvrage de Danick Trottier, Le Classique fait pop ! Pluralité musicale et décloisonnement des genres, Montréal, Éditions xyz, 2021.
  • [21]
    « Les emprunts faits par Mahler à la chanson et aux formes populaires [volkstümlichen Musikformen], transportés dans le langage noble, se voient pourvus de guillemets invisibles et restent comme des grains de sable dans les rouages de la pure construction musicale. » Theodor W. Adorno, Mahler. Une physionomie musicale (1960), trad. fr. de Jean-Louis Leleu et Theo Leyden-bach, Paris, Minuit, 1976, p. 53.