Quand le jazz est là, le blues s’en va et il ne reste plus que le bruit des machines. Quelle musique populaire est le jazz ?

Pour Angélique et Jean

1 Je me propose de revenir ici sur « Le culte industriel de Dionysos », texte d’abord publié par Anders sous forme d’article dans la revue Merkur (n° 100/juin 1956) puis repris dans le premier tome de L’Obsolescence de l’homme (§ 14) et de commenter cet article/paragraphe en m’appuyant sur les abondantes notes prises par Anders pendant qu’il travaillait à ce texte ainsi que sur d’autres documents. Ces notes, inédites même en allemand, dorment dans une chemise intitulée « Jazz-Analyse » et portant la cote 237/W15 au Literaturarchiv de la Bibliothèque Nationale d’Autriche [1]. L’article publié dans Merkur est directement lié à la problématique de « l’obsolescence de l’homme » : au début de ses notes, Anders se demande comment mettre le jazz en lien avec « la thèse exprimée dans le titre », celle de l’obsolescence de l’homme.

2 Pour circuler dans ces notes, je prendrai comme fil directeur la question de la « transformation » du blues – qu’Anders, comme tant d’autres, regarde comme une lamentation apolitique (« Aucun blues n’accuse. […] Le blues, ce sont des pleurs* ») – en jazz et sa conservation à l’intérieur d’une musique qu’il ne regarde plus vraiment comme telle mais comme une technique de dressage des corps de la civilisation technique articulant musique et danse [2]. De quel peuple le jazz est-il la musique ? D’un peuple plus vaste que celui du blues, d’un peuple enrichi des immigrants, du peuple des « citoyens de seconde classe », de la masse qu’ils constituent tous et qu’il s’agit de conformer au rythme de la civilisation technique. Pour Anders, le jazz est une « musique » dans laquelle le blues, musique des esclaves, devient « populaire » au moment où il est détourné de son sens premier et utilisé comme une sorte d’excipient par une musique des machines qui aide à faire des hommes les esclaves de la mégamachine. « Qu’est-ce que le rapport entre l’homme et la machine […] peut bien avoir à voir avec le jazz ? Avec le blues* ? » Le blues dans le jazz, c’est « comme des pleurs dans une salle des machines* ». Quand les breaks sont remplis par des soli de batterie, on n’entend plus que le bruit de la salle des machines, on entend « la machine qui fonctionne seule* ». Si le blues est une musique qui exprime la souffrance, le jazz n’est plus qu’une technique de dressage grâce à laquelle le « ça mécanique » gagne du terrain en l’homme et assure son empire sur lui [3]. Musique au service de l’industrie, le jazz mime la vie en conservant quelque chose de l’humanité du blues et en dissimulant son caractère mécanique derrière la vitalité que lui confèrent ses moments d’improvisation. L’industrie veille sur sa musique. Elle la conserve, l’enregistre, l’arrache au présent de l’improvisation pour la faire entrer dans une histoire. Le jazz est « la première musique non écrite qui reste puisqu’elle est enregistrée* ». Le jazz est une musique de l’ère de la reproductibilité technique, la musique qui apparaît avec le disque : « Comme le jazz est contemporain des techniques de reproduction, [ses] musiques ne tiennent pas leur réalité des partitions, mais des disques » ; « La véritable existence de la musique est aujourd’hui dans le disque ». Ce qui entraîne « [une véritable] destruction de la fonction sociale de la musique, puisque celle-ci est jouée (sans auditeurs) dans les salles d’enregistrement et à la radio et écoutée en solo* ».

Anders critique de la civilisation technique

3 Anders se pense dans le sillage de ce qu’il appelle la « véritable critique de la culture » : Platon, Rousseau, Nietzsche, Tolstoï [4]… Il inscrit son anthropologie dans cette tradition et s’y insère à partir d’un questionnement rousseauien et nietzschéen sur la culture et la civilisation. Au début – on est dans l’anthropologie philosophique – l’homme transforme la nature en culture : c’est la Kultivierung, la culture au sens d’un colere. Il crée ainsi un monde, le monde qui va être transformé en Kultur. La classe dominante s’occupera de diriger cette transformation, puis les cultures se multiplieront et celle de la classe dominante imposera aux autres de se tolérer et les transformera ainsi en valeurs culturelles. Là, l’anthropologie philosophique s’efface derrière la Kulturphilosophie et laisse celle-ci appréhender le monde des valeurs culturelles. Anders fait dépendre la différence entre culture et civilisation d’une intuition de la faculté de juger, en s’appuyant sur une sorte de sens commun pour discriminer ce qui relève de l’une et de l’autre : « Un chant sur les enfants affamés passe pour un bien culturel ; une organisation pour la nutrition des enfants, pour un acquis de la civilisation [5] ». Si l’on suit le cours d’Anders intitulé Kulturphilosophie : Philosophische Anthropologie – cours fascinant dans lequel il compare l’anthropologie philosophique de Rousseau à… sa propre anthropologie philosophique (« Maintenant, essayons de comparer son “anthropologie philosophique” avec la nôtre ») – qu’il a donné en 1949 à la New School for Social Research [6], la civilisation semble toujours liée au pouvoir : « Nous devons […] admettre […] que, quelle que soit la laideur de la situation dans laquelle [le pouvoir] a commencé à se développer, l’ordre de la société, la civilisation, voit maintenant le jour. Sans la brutalité du début, la finesse et l’humanisme n’existeraient pas* ». Dans le tome 1 de la Kulturphilosophie, tapuscrit sur lequel s’appuie ce cours de 1949, Anders se décide à qualifier la technique de civilisation : « Il est évident que le risque de barbarie augmente avec la croissance de la civilisation technique. Non pas parce que l’homme y est plus mauvais en soi, ou parce qu’il y devient plus mauvais à cause de ses produits, mais parce que la distance entre l’homme et ses objets y augmente [7] ». L’Obsolescence de l’homme est une critique de la civilisation technique et le jazz un facteur de barbarie.

Jazz et civilisation technique

4 C’est sur fond de cette Kulturphilosophie, comme un problème moral, pas même comme l’objet d’une sociologie de la musique, que le jazz apparaît sous la plume d’Anders. Et c’est bien plus violent. Dans le tome 2 de la Kulturphilosophie, on peut lire :

Interdire la musique pornographique par exemple – et 99% de la musique actuelle en Amérique est pornographique – serait considéré comme une violation de la liberté, car il est « moral » de tolérer, c’est-à-dire de laisser à lui-même, tout domaine de valeur (ici le domaine « artistique ») aussi longtemps que les principes (c’est-à-dire les principes de propriété et de production) ne sont pas dérangés par ce domaine. Si une telle musique est bien une industrie (comme c’est le cas), une ingérence dans sa production et sa liberté serait une lutte du principe économique contre lui-même. Pour Platon, par exemple, il n’y avait pas le moindre doute sur le fait que le mode mixolydien devait être interdit car immoral. Il savait que la moralité ne se joue pas dans un cercle restreint […] mais que chaque partie de la vie influence, éduque, renforce ou ramollit – ce que l’État libéral feint d’ignorer. L’idée d’interdire des produits indirectement nuisibles […] serait considérée comme une violation de la liberté (de la production) et donc regardée comme immorale [8].
Le jugement d’Anders vise bien sûr le jazz, « pornographique » et « immoral » mais respecté, du moins toléré, dans le monde capitaliste, parce qu’il est le produit d’une industrie (la culturelle) et l’auxiliaire d’une autre (celle dite « de fabrication »). On n’est ni dans la philosophie ni dans la sociologie de la musique. Pour Anders, le jazz est la musique de la « civilisation technique » ou, si l’on tient à garder le mot « culture », de la culture « dans sa déformation commerciale », c’est-à-dire de la sous-culture qu’a engendrée la civilisation technique et à laquelle le véritable Kulturkriker se doit de s’opposer « par souci pour la culture* ». La mégamachine, véritable Sujet de la « civilisation technique », étant une totalité, on peut entreprendre de la critiquer à partir de n’importe laquelle de ses parties. Le jazz est un front possible au même titre que la critique du rapport de l’homme à ses produits, celle de la bombe atomique, celle de la télévision, etc. Il n’est présent dans L’Obsolescence de l’homme qu’en tant que « musique de machines [9] » pas en tant que musique humaine. Cette dernière y est présente à travers les symphonies sublimes de Bruckner. Elles parlent à notre « âme » et l’« élargi[ssen]t ». Ce sont des « chose[s] qui [ont] été faites par un homme », des « instrument[s] que nous avons fabriqués pour élargir la capacité de notre âme [10] ». Les symphonies de Bruckner émeuvent l’âme et une philosophie de la musique d’inspiration hégélienne peut en rendre compte ; le jazz, c’est de la musique de machines, elle relève d’une critique de la civilisation technique. Quel est le lien entre le jazz et la civilisation technique ? « La “honte prométhéenne”. De quoi s’agit-il ? [L’homme] veut rappeler la perfection des instruments, comment faire un avec le monde des instruments. Mais il n’y parvient pas. C’est pourquoi il s’est créé, sous la forme du jazz, une machine à laquelle il peut s’assimiler totalement, avec laquelle il peut faire un. » Avancer cela, c’est dire que le jazz est une sorte de « human engineering » servant à dresser les corps afin qu’ils intègrent, tels de nouveaux rouages, la mégamachine en devenir [11].

Le refus d’une approche primitiviste du jazz et la question de l’origine historique du jazz

5 « On jazze [12] » – quand, en 1927, rendant compte de la vie musicale parisienne pour le mensuel Musikwelt, un étudiant de Heidegger fait du « on » le « sujet » du jazz, difficile de ne pas y voir un jugement de valeur… Trente ans plus tard, devenu philosophe à son tour, refusant de rattacher le jazz à l’Afrique et présentant ce geste comme un stéréotype naïf, voire raciste [13], Anders fera du jazz une machine, visant à « broyer » le sujet [14]. Outre le jazz, ses chroniques écrites à Paris commencent par écarter « le folklore et les musiques nationales », les emprunts aux « vieilles mélodies juives » et les arrangements de « chants collectés […] chez les pêcheurs [des Hébrides] […] qui ont été apprêtés pour le public mondain » pour « commencer par l’essentiel », à savoir… le Freischütz. La musique, pour Anders, c’est d’abord la musique classique et romantique. La musique savante des années vingt peut bien « faire ses courses un peu partout : au marché pour les chants populaires, à l’église pour les chorals », « exploite[r] des thèmes transcrits par des ethnologues », « puiser dans le jazz une nouvelle vigueur », tout cela, c’est la façon dont la musique savante se nourrit – comme elle l’a toujours fait – de la musique populaire. Si le « primitivisme » semble suspect à Anders [15] –, il distingue néanmoins dans son habilitation, conformément à son anthropologie philosophique, (1) une musique « appartenant au monde dans un sens beaucoup plus authentique que ce n’est le cas chez nous aujourd’hui », « [participant] fondamentalement à l’ensemble de l’existence humaine et à son monde […], s’inscrivant dans l’ensemble des actions humaines et […] efficace au sein de la totalité du monde [16] » et (2) la « musique savante » qui « doit s’installer a posteriori dans le monde et s’y insérer, instaurant ainsi une situation libre et insulaire parmi les manifestations du quotidien [17] ». Quand Anders se mettra à écrire sur le jazz, dans les années cinquante, toujours antiprimitiviste, il refusera d’y voir, comme la doxa raciste de l’époque, une « musique de nègres [18] ». Le jazz est une musique d’Amérique et, plus précisément, une musique du xixe siècle étasunien.

6 Comme tout le monde, Anders fait remonter le jazz au blues et naître ce dernier dans le Sud des États-Unis après la Guerre de Sécession, mais il a aussi recopié un texte qui semble rendre le jazz contemporain de la musique romantique. Dans la chemise 237/W 15, on trouve ainsi un extrait du roman Der Amerikamüde [L’homme fatigué par l’Amérique] (1855) du quarante-huitard autrichien Ferdinand Kürnberger. Il s’agit d’une description des néo-arrivants européens au parc de la Battery à New York :

7

Le concert commence. Un rythme étrangement haché, dont le type de mesure flotte dans une certaine obscurité, et est, en outre, battu de manière assez indépendante par chacun des musiciens. Mais, que devient notre auditeur lorsque la mélodie, sans aucune médiation, passe soudainement du majeur au mineur ? […] “Laisse-t-on partout ici l’exercice de la musique à ces nègres ?” demande l’amateur d’art inquiet ? “En général, Monsieur, on répond que les nègres ont plus de talent pour cela que les natifs blancs… Dans le pavillon d’en face, un deuxième orchestre commença à jouer selon une autre mesure et selon un autre rythme. Les deux orchestres s’entendaient parfaitement, mais cela ne semblait pas affecter le moins du monde leur bien-être ou celui de leurs auditeurs. Quelques enfants accouraient même avidement et se plaçaient entre les orchestres en train de jouer, au juste milieu, pour avoir “deux musiques”. L’Européen prit alors la fuite sans attendre*.

8 Ce qui est intéressant ici, c’est que l’origine du jazz n’est pas directement renvoyée au blues mais à une sorte de proto-jazz intermédiaire qui préfigure les duels d’orchestres du Savoy. Juste en dessous, Anders précise : « Écrit en [18]55, donc en même temps que la mort de Schumann, deux ans avant Orphée, trois ans avant Tristan et avant le 1er concerto pour piano n° 1 en ré mineur de Brahms* ». Avec cette remarque, il fait remonter l’origine du jazz à l’époque romantique et présente un point de vue européen sur une musique identifiée comme spécifiquement américaine.

9 Cette différence américaine du jazz, Anders va la creuser. À la différence des musiques européennes classique et romantique qui présupposent l’idée d’une « harmonie fondamentale », le jazz, lui, « ne veut absolument pas exprimer l’harmonie », déclare-t-il. À l’origine du jazz, qui considère l’harmonie comme « non originaire », il y a une « disharmonie », un « dés-accord » : « Le jazz […] présuppose la dualité, et plus précisément une dualité irréconciliable, celle de deux partenaires qui ne peuvent pas s’entendre ». Cette dualité, ce sont d’abord les affects retenus des esclaves envers leurs « maîtres » qu’exprime le blues, puis ce seront les affects retenus de la « créature impuissante contre le monde surpuissant des appareils* ». Du blues, musique des esclaves, le jazz a conservé la présupposition d’une dualité originaire et irréconciliable.

Le jazz entre philosophie de la musique, sociologie de la musique et Kulturkritik

10 Dans ses notes, Anders, tout en se voulant « philosophe », pré-juge le jazz. Au tout début, comme pour donner le ton et se persuader lui-même qu’il est contre le jazz, il l’écrit noir sur blanc : « contre ». Puis, il précise : « Pas en tant que musicien, pas en tant que musicologue, pas en tant que jazzologue, pas en tant que fan de jazz […], mais en tant que philosophe », et explicite « ce qui concerne le contre » en disant que « ce n’est pas parce qu’il est conservateur » mais que c’est à cause des « fans » qui lui rappellent les fanatiques religieux et nazis*.

11 À le lire, on a le sentiment qu’il a décidé de faire entrer le jazz en philosophie mais se demande comment s’y prendre. « Qu’est-ce que la philosophie a à faire avec le jazz ? Tout et rien ». Mais, à peine posées, les questions philosophiques : « Qu’est-ce que le jazz ? Qu’est-ce que cela signifie pour l’homme qu’il y ait du jazz ? », celles-ci cèdent la place aux questions sociologiques : « Quelle relation homme-homme est incarnée dans le jazz ? […] Quel type de société y est incarné* ? »

12 Cette question, Anders n’y répond pas en sociologue. Ses analyses reposent sur le souvenir d’une soirée passée dans une ballroom de Harlem que l’on peut dater du 10 septembre 1949 puisqu’il la raconte dans une page de son journal [19] et sur les impressions que lui ont laissées des disques écoutés à Vienne entre 1953 et 1956 (Original Dixieland Jass Band, Charlie Parker, Artie Shaw, Art Tatum, Louis Armstrong, Count Basie, Duke Ellington, Dizzy Gillespie, Lennie Tristano, Bix Beiderbecke, Benny Goodmann ainsi qu’un disque consacré au vibraphone), dont la liste manuscrite tient sur deux feuilles format carnet. Dans la chemise « Jazz-Analyse », on trouve encore l’échange Berendt/Adorno arraché au numéro de Merkur dans lequel il a paru, ainsi qu’une discographie intitulée « Les disques du jazz » arrachée, elle aussi, à un volume probablement antérieur à 1953, des plaquettes promotionnelles de Columbia présentant des discographies d’Armstrong et Basie et un article du Spiegel de 1956 portant sur Elvis Presley.

13 Ce moment pseudo-sociologique de la pensée d’Anders a sa place entre une philosophie de la musique impossible (parce que le jazz n’est pas un objet pour elle) et une critique philosophique de la civilisation technique (sous laquelle le jazz tombe en tant que machine).

Le jazz comme musique populaire : qui est le peuple du jazz ?

14 En Molussie, il y a des chanteuses de rues – on y chante des chansons réalistes ou des airs d’opéras de quat’sous – mais on y parle aussi du chant des Noirs qui résonne dans les plantations d’Usalie [20]. Si le jazz « a commencé comme la musique des esclaves », « ce n’est pas par hasard » que « des immigrants (allemands, italiens, juifs) sont devenus [par la suite] de grands jazzmen* ». Le blues a commencé par exprimer la douleur puis les nostalgies ([a] de l’Afrique, des États du Sud, « où, bien qu’esclaves, [les Noirs} étaient eux-mêmes », [b] « des restes d’humanité chez ceux réduits en esclavage par l’entreprise », puis [c], sur un autre plan, « la nostalgie du Ciel (Spirituals)* ». Le blues devenant jazz, le peuple du jazz est devenu le peuple du blues plus les immigrés venus d’Europe. Il est devenu la musique des « second class citizens » d’Amérique*. Le peuple qu’Anders désigne comme le peuple du jazz est constitué des laissés-pour-compte de l’Amérique. Le jazz, musique de descendants d’esclaves et d’immigrés, c’est contre cette réalité qu’Henry Ford a œuvré avec tant de haine dans les années vingt en opposant de façon délirante la country music, musique authentiquement américaine (qui n’est pas moins une musique de laissés-pour-compte…), au jazz. Qu’il y ait un moment d’appropriation dans l’histoire du jazz, Anders en est conscient : « Les Blancs 1. se sont appropriés la musique [« Le premier orchestre [de jazz] célèbre en Amérique […] était blanc »], puis 2., peu à peu, sont devenus musiciens dans des groupes mixtes (d’abord uniquement des Juifs avec des Noirs) 3. et sont liés à elle en tant que consommateurs* ». Pour lui, le jazz en tant que musique populaire intègre le blues mais n’est plus du blues, il n’est plus la musique des esclaves mais celle des laissés-pour-compte de la société industrielle [21]. Le jazz suscite un « attrait […], un attrait général, un attrait bien plus que général » auprès de cette population. Le jazz est ici envisagé en tant que musique de danse, la musique de danse comme un rituel de séduction et les ballrooms de Harlem comme des lieux de rencontre. Les danseuses et danseurs repartiront peut-être avec un ou une partenaire mais leurs corps auront à coup sûr été traversés par le « rythme de la machine [22] ». La mégamachine étend son réseau jusque dans les ballrooms pour y proposer aux danseurs un marché de dupes : elle les interpelle à travers le jazz – « Vous, Monsieur le fan ou vous Mademoiselle la fan » – et leur demande de se sacrifier sans contrepartie : « Faites don de vous-même, sacrifiez-vous en tant qu’être humain* ». C’est à une pure opération de dressage des corps et de captation de la « violence » de la sexualité (pour en décharger les ouvrières et ouvriers) que se livre la mégamachine dans les ballrooms :

15

Si la machine est entrée en contact avec la sexualité, ce n’est pas pour collaborer avec elle mais pour puiser dans la violence que celle-ci accumule l’énergie dont elle a besoin ; pour faire de la danse un processus de transformation et, des danseurs eux-mêmes, des transformateurs dont la fonction et le devoir ne consistent qu’à transformer l’énergie animale en énergie mécanique [23].

16 Elle vient y dresser les corps et décharger les esprits des danseurs tout comme elle viendra, quelques années plus tard, via des programmes débiles, dresser les corps et décharger les esprits des téléspectateurs assis devant leurs postes de télévision. C’est en dupant les danseurs que le jazz est devenu populaire. Dans la chemise 237/W 15, on trouve l’échange Berendt-Adorno, où il est question du caractère masochiste du rapport des masses au jazz… Anders énonce sa thèse en ces termes : « La musique des esclaves est devenue populaire parce qu’elle est devenue la musique des machines. Bien sûr, il ne s’agit pas d’une pure musique de machines, car il s’agit en même temps d’une plainte contre l’esclavage et d’une improvisation* ». Comme la plupart des punchlines auxquelles les lecteurs naïfs d’Anders réagissent en lâchant un « Il exagère ! », celle qui dit que « le jazz est une musique de machines [24] » est « une exagération philosophique, une déformation allant dans le sens de la vérité [25] ». Même dans les moments les plus anonymes de l’histoire de la techno [26], il reste des humains derrière la musique. L’« en même temps » est important ici. C’est lui qui articule la complexité de ce qui se passe quand il y a jazz. La vie, qui est d’abord présente à travers les souffrances qu’exprime le blues (moment schopenhauerien), est chassée au second plan par le rythme des machines mais elle revient, combattive, dans l’improvisation qui entreprend de lutter contre le rythme des machines (moment bergsonien). Ce combat du vivant contre le machinique, Anders le décrit comme le combat de la section mélodique contre la section rythmique. Qu’est-ce que le rythme ? « L’obstination de la section rythmique, tandis que la section mélodique cherche à s’en libérer. Il s’agit bien d’un combat* ». D’un combat des hommes (trompette, saxophone, etc.) contre la machine-jazz (contrebasse, batterie) pour affirmer un rythme humain face à celui des machines. Si les ballrooms sont un des fronts sur lesquels la mégamachine travaille les humains pour les conformer à ses besoins, elles sont aussi l’un des lieux à partir desquels les humains peuvent tenter de lui résister. La section rythmique relaie le rythme des machines : « En raison de la tendance à accentuer les mauvais temps de la mesure, la régularité finit par perdre toute mesure : cela arrive quand tous les coups ont la même force – un, un, un, un –comme ceux que donne une machine. Car une machine qui produit toujours le même son à intervalles réguliers ne suit pas une mesure déterminée* ». Tous les temps se valent, la répétition a remplacé le tempo. Du coup, la musique a « quelque chose […] de l’ordre de la machine à coudre, de la machine à écrire [27] », à poinçonner [28]. Pendant les breaks, quand la mélodie se tait et que commence le solo de batterie, on n’entend plus que la répétition identique et infinie des « coups » de la machine-jazz et les corps continuent à danser à cette cadence. Dans les ballrooms, les danseurs retrouvent, à la faveur des breaks, les bruits des machines de leurs ateliers et, dans leurs ateliers, ils baignent « dans une doucereuse musique radiodiffusée [29] ». Chiasme. Puis le morceau s’arrête :

17

Quand la musique et la danse sont mécaniquement freinées ou brusquement stoppées, quand l’orgie est suspendue, le danseur semble alors complètement « assommé ». On dirait qu’il a été victime d’un meurtre ou d’un accident du travail. Bref, dans ce culte, l’interruption représente la mort soudaine et violente. Si elle fait partie intégrante du culte, c’est précisément parce que rien n’est plus mécanique qu’un arrêt immotivé. Rien ne peut mieux prouver la réussite de la transformation de l’homme en machine que cet arrêt. « Si j’ai été mis hors circuit », […] se dit le danseur qui a été brusquement interrompu, « c’est que je suis une pièce de la machine » [30].

18 Si les breaks ont bien fonctionné, les humains, devenus des pièces de la machine-jazz, s’arrêtent avec elle. Comment les hommes peuvent-ils lutter contre la machine-jazz ? En lui substituant un autre rythme. « La polyrythmie, c’est l’homme contre la machine », elle lui permet d’« esquiver la machine avec insouciance* ». À propos de la version de « Caravan » figurant sur le disque Afro (Columbia, n° de catalogue : 33 cx 10002, 1955), Anders écrit de Gillespie : « Souvent, dans ses disques, omission totale du principe européen de l’harmonie en général. Donc batterie et mélodie. Ceci pour la première fois depuis des siècles. Cela signifie qu’il n’y a pas de communauté, mais seulement la machine et l’homme qu’elle a mis au pas* ». Il est impossible que la section mélodique sorte victorieuse d’un morceau de jazz : elle peut esquiver la section rythmique, pas mieux, et c’est elle-même qui met fin au morceau comme un joueur reconnaît qu’il a perdu la partie. Impossible de vaincre la machine-jazz qui « ressemble beaucoup à un État totalitaire ». Le jazz « est une musique totalitaire », comme la mégamachine dont il fait partie, « même si cette musique a été interdite par les pouvoirs totalitaires* ». Il collabore activement à la mise au pas des hommes.

Une oreille sur le swing et l’autre sur le be-bop

19 L’analyse de 1956 regarde vers deux moments de l’histoire du jazz et essaie de les articuler. Elle parle à la fois de l’époque où les New-Yorkais allaient danser dans les ballrooms de Harlem à partir du souvenir d’une soirée de 1949, et de ce qu’est devenu le jazz avec l’avènement du be-bop, en se fondant sur l’écoute d’une série de compilations achetées en Autriche à partir de 1953. Au moment où Anders va à Harlem et passe une soirée dans une ballroom, il vit un événement dans lequel le jazz est encore le swing alors qu’à quelques kilomètres de là, le jazz est déjà, depuis quelques années, le be-bop.

20 La danse est présente dans l’article-paragraphe et dans la notation d’Aimer hier, qui parlent essentiellement du swing. Elle est quasiment absente des notes de « Jazz-Analyse » qui ne portent que sur la musique et s’intéressent aussi au be-bop. On y trouve néanmoins la phrase suivante qui présente le jazz comme l’explosion de cette convention qu’est le couple de danseurs : « Danseurs : pas vraiment des couples à Harlem. Ce n’est qu’une convention* ». Dans l’article-paragraphe, Anders parle de la façon dont les habitus de la musique entrent dans les corps des danseurs et scindent ce début de socialité qu’est le couple de danseurs de telle sorte qu’il ne reste plus qu’une masse d’individus. Il ne faut pas oublier, comme le fait remarquer Nikki Santilli dans « The History of Authentic Jazz Dance », que « la danse jazz […] est un duo […], la danse en solo est rarement une expérience isolée : elle peut se produire au moment où l’on se sépare d’un partenaire, au centre d’un jam circle ou tout simplement dans une danse en couple qui n’implique pas une “prise” de salon [31] ». Le couple se scinde le temps d’un break, puis redevient couple. Rien de cet « [anéantissement de] l’individualité dans une sentiment mystique d’unité » dont parle Nietzsche dans La Naissance de la tragédie (§ 2) et des « danses sacrificielles extatiques » dont parle Anders [32]. Cette expérience appartient à l’époque du swing, où la danse était l’entéléchie du jazz et semblait scinder le corps en deux : le bas en mouvement et le haut immobile, d’une immobilité qui annonce une perte du visage [33]. Si « le poisson pourrit toujours par le tête », le corps humain se désindividualise, lui, par le haut. La chemise « Jazz-Analyse » contient un article sur Presley intitulé « Elvis, the Pelvis ». Anders devait voir, dans le déhanchement de l’interprète de « That’s all right », une confirmation de sa description des effets sur les corps de la mécanisation de la musique dans le jazz. Le corps scindé en deux comme si, avec la machine-jazz, la mégamachine arrivait à occuper le bas des corps, à les distraire « sexuellement », pendant qu’elle en désindividualisait le haut et les privait de visage. Si la mégamachine peut entreprendre de désindividualiser les humains, c’est parce qu’elle sait qu’elle les tient par le sexe.

21 Que dit Anders du be-bop ? À ses yeux, le be-bop incarne un autre rapport aux machines :

22

Les débuts ou l’invention du be-bop, c’est quelque chose de complètement différent. On n’est plus dans le vieil antagonisme entre le blues et l’implacable batterie, la machinerie. On ne se plaint plus de cet appareil ; au contraire, tout le monde a été mis au pas de l’appareil ; et ce, de manière tumultueuse, voire jubilatoire : la forêt vierge est heureuse de pouvoir co-sentir en tant que machine. Le tambour nègre vit de nouveau, dans un tourbillon qui est vraiment à la fois dionysiaque et mécanique. Les mots qui sont chantés […] sont criés avec enthousiasme de-ci delà. Des hurlements disant la joie de marcher au [même] pas [que l’appareil] […]. Une machine de la jungle, une machine conçue par des gorilles. – Très rapide, interrompue par des cris*.

23 Le be-bop est une musique de musiciens mis au pas. Ils ont pris acte du fait que le jazz était une musique de machines et partent de là : ils jouent vite sur fond de bruit de machines, pas forcément pour les rattraper ou les dépasser, mais pour essayer de faire réapparaître de l’humain, non plus à travers une mélodie mais à travers une forme de discours : « La mélodie est “parlante”, largement dépendante de la langue […]. Sur le chemin de la musique, mais encore proche de la langue* ». Pour Anders, le be-bop est « un parler qui devient un chant ». Voici ce qu’il écrit de Parker :

24

Inventeur du be-bop. Avant-gardiste dans son approche. Son jeu ressemble beaucoup à une langue, mais c’est comme s’il parlait en passant, comme s’il marmonnait de côté. Il raconte. Comme un homme qui ne maîtrise pas la langue et qui, du coup, doit s’aider de la musique pour parler. Des gestes linguistiques allant des pleurs à des paroles rapidement téléphonées. Tout cela contre le fond de rythme. Avec lequel ce qui est chanté n’a souvent délibérément aucun rapport (pas même antagoniste). Le monde du pouvoir, qui réside dans la section rythmique, ne se soucie en quelque sorte plus de ceux qui parlent. […] (comme le bruit des milliers de personnes et de machines sur Broadway sur le fond duquel on parle ou on fredonne). La non-intégration de l’un dans l’autre*.

25 Dans le swing, la polyrythmie n’affrontait pas la machine-jazz, elle l’esquivait, essayait de ne pas s’en soucier, puis finissait par accepter son inéluctable mise au pas. L’insouciance change de camp dans la genèse du be-bop qui répond à l’insouciance du « monde du pouvoir » par la désinvolture. Anders décrit Parker comme un flâneur qui marche sur Broadway, « désinvolte » – au milieu des bruits de moteurs et de klaxons, des gens qui se précipitent pour aller y voir et entendre les comédies musicales que leur propose l’industrie culturelle –, indifférent, parlant seul et tenant des propos « difficiles à comprendre* ».

Jazz sans temps

26 On a vu que, pour Anders, le jazz est la musique des descendants d’esclaves et des immigrants, elle est faite de douleur et de nostalgie. En tant que musicien de la nostalgie, Ellington a parfaitement incarné cette idée du jazz « comme tentative pour évoquer le passé* ». Il joue « la nostalgie contre le présent », ce qui en fait un héritier singulier du blues et conduit Anders à lui prêter une intériorité et à le regarder comme un musicien aux accents debussiens et stravinskiens*. Avec Ellington, « les gouttes de sang qui s’échappent de la machine sont mélangées à du Debussy et du Respighi et servies comme un drink* ». Cette idée chic et romantique du jazz diffère de celle qui ne voit dans le jazz que le support d’une technique de dressage du corps par la machine-jazz, « le jazz comme le combat du présent mécanique – qui anéantit le souvenir – contre le souvenir* ».

27 En tant que musique faisant place à l’improvisation, le jazz est une musique au présent, une « musique en train de se faire », mais son caractère mécanique a un effet majeur : le jazz peut empêcher le temps d’avancer. Le swing ne posait pas la question du rapport du jazz au temps ; le be-bop le fait. D’une façon surprenante. « La question de savoir si le jazz (si ce morceau de jazz) progresse dans le temps. C’est étrange. Qu’est-ce que cela signifie ? Le mouvement fait du surplace. Le temps n’avance pas* ».

28 En qualifiant le jazz de « mode intemporelle », Adorno visait la non-historicité de celui-ci, une non-historicité due à son caractère de marchandise devant toujours rester identique à elle-même et ne se renouvelant que pour rester à la mode. La problématique d’Anders est plus phénoménologique – elle vise le rapport de « ce morceau de jazz » au temps. Il précise ce qu’il veut dire par « le temps n’avance pas » lorsqu’il consigne les impressions que lui ont faites certains disques qu’il a écoutés à Vienne. À propos de Big Band de Charlie Parker (Columbia, n° de catalogue : 33 cx 10004, 1955), il note : « Le temps avance, mais pas en avant. C’est pour cette raison qu’il n’y a pas de construction. Le mouvement ne parcourt pas plus de chemin qu’une machine* ». À propos de Constellation d’André Previn, musicien d’origine allemande, nourri de musique classique mais néanmoins fasciné par le jazz et ayant enregistré avec Shorty Rogers (rca Victor, n° de catalogue : ljm 1018, 1955), il note : « Le fait que la musique n’avance pas en avant mais seulement, bien entendu, de façon inexorable, lui donne souvent, en plus de son caractère sauvage, quelque chose de besogneux, qui n’est pas sans rappeler le bruit d’une machine à coudre, d’une machine à écrire* ».

29 Drôle d’idée que celle d’un temps qui avance mais pas en avant. Le be-bop tel que le décrit Anders est comme le moteur puissant d’une voiture de sport roulant déjà à une vitesse raisonnable (celle de de la section rythmique) mais que l’on voudrait voir rouler plus vite encore : on peut accélérer tant qu’on veut, pied au plancher, le bolide n’avance pas plus vite. Les solistes n’y peuvent-ils rien ? Anders définit le drive comme « la tension qui naît lorsque le rythme de la mélodie entreprend de contredire le rythme de base ». Le drive a beau être énorme, rien n’y fait, le soliste ne peut que constater que, malgré son accélération, il n’a pas avancé plus vite.

30 Les solistes du be-bop sont dans une situation analogue à celle de Vladimir et Estragon tels qu’ils sont décrits dans « Être sans temps [34] » : le temps n’avance plus… Aux personnages de Beckett, il restait un petit espoir : un « rudiment d’activité » leur permettait de remettre et « maintenir » « la bouillie du temps en mouvement [35] », ils pouvaient mener un « misérable combat » pour empêcher le temps de « stagner » en ayant recours à de misérables « passe-temps [36] ». En même temps, dans leur monde pauvre en tout, ils étaient loin de toute machine. Ils voyaient le néant approcher et s’agitaient pour l’éloigner. Les solistes du be-bop, eux, sont proches des machines : ils partagent la scène avec la section rythmique – et quelle section rythmique ! – qui représente les machines, ils ont été mis au pas par les machines et tournent – sans pouvoir aller plus vite qu’elles – au rythme des machines. Dans leur monde pauvre, Vladimir et Estragon avec leurs misérables « passe-temps » sont bien mieux partis que les solistes du be-bop. Malgré sa puissance, Gillespie finit par se conformer au rythme de la machine-jazz. À propos de son disque Ol’ Man Rebop (His Master’s Voice, n° de catalogue, dlp 1047, 1954), Anders note : « Les cris U-badba (Oop-pop-a-da) avec des interjections joyeusement indécentes, un recours conscient aux puissances pré-linguistiques […] de la voix, […] à l’animalité directement exubérante. Cela n’est plus réprimé, mais coordonné avec le rythme de la machine ». « Be-bop, tempo énorme, mais le trompettiste suit, se conforme, ne [s’y] oppose pas, ne [l’] accuse pas. Donc non dialectique*. » Parker est une figure plus tragique, comme la conscience malheureuse du be-bop. Il sait que le temps n’avance plus mais refuse d’admettre qu’il est impossible de s’opposer à la machine-jazz. Sa langue est « comme une mélodie détruite* ». « Le chant déchiré = l’homme déchiré*. » C’est un personnage de Beckett qui erre, insouciant, parlant seul au milieu du bruit de Broadway – « N’a jamais su où habiter, nuits dans des parkings* » – mais il a beaucoup plus de mal que Vladimir et Estragon à empêcher le temps de stagner. Le Parker de Julio Cortázar a un rapport au temps très proche de celui du Parker d’Anders : « Je crois que la musique aide à comprendre un peu mieux [le temps]. Enfin, pas vraiment à comprendre, car au fond je n’y comprends rien. Tout ce que peux faire, c’est m’apercevoir qu’il y a quelque chose », déclare-t-il. Quelque chose qui n’avance pas, ce dont il fait l’expérience douloureuse à chaque fois qu’il affronte la machine-jazz : « Ça, je suis en train de le jouer demain », déclare-t-il à Miles Davis. « Ça, je l’ai déjà joué demain, c’est horrible, Miles, ça, je l’ai déjà joué demain [37]. » Il n’y a plus de demain, plus d’avenir, le temps n’avance plus, il n’y a plus que l’éternel présent dans lequel veut nous faire vivre la mégamachine.

31 Deux remarques en guise de conclusion. Ces analyses d’Anders sont intéressantes mais elles font tellement violence à leur objet que l’on peut plus sûrement les regarder comme une méditation sur ce que peut être une possible musique populaire dans une société industrielle que comme une étude sur le jazz historique. Sans qu’il y ait là la moindre trace de prophétisme, Anders imagine une musique qui n’est pas le jazz, une musique qui n’existait pas à son époque et dont des approximations – la musique de Kraftwerk, le rock industriel (Throbbing Gristle, Cabaret Voltaire, en Angleterre et Père Ubu et Devo, aux États-Unis) et la techno (Detroit, Sheffield, Berlin) – ont existé depuis, à un moment du développement de la mégamachine qui n’est pas celui dans lequel le jazz est apparu mais celui du déclin des grandes régions industrielles du monde occidental. Quoi qu’il en soit, ces analyses sont intéressantes également parce qu’elles avancent à l’aide d’une exagération – « le jazz est une musique de machines » – et permettent de voir ce que c’est que penser en exagérant en direction de la vérité.

Notes

  • [1]
    Günther Anders, Jazz-Analyse, 1955-1960, Literaturarchiv de l’Österreichische Nationalbibliothek, cote 237/W 15. Pour alléger les notes, les nombreuses citations renvoyant à ces notes inédites seront signalées par un astérisque (*).
  • [2]
    Günther Anders, L’Obsolescence de l’homme, tome 1, Paris, Éditions de l’Encyclopédie des nuisances/Éditions Ivrea, Paris, 2002, p. 103.
  • [3]
    Ibid., p. 102.
  • [4]
    Günther Anders, Kulturphilosophie, Bd. 1, 1947, Literaturarchiv de l’Österreichische Nationalbibliothek, cote 237/W 52.
  • [5]
    Günther Anders, Sténogrammes philosophiques, Paris, Fario, 2015, p. 72.
  • [6]
    Günther Anders, Kulturphilosophie : Philosophische Anthropologie. Vorlesungen, 1949, Literaturarchiv de l’Österreichische Nationalbibliothek, cote 237/W 51.
  • [7]
    Ibid.
  • [8]
    Günther Anders, Kulturphilosophie, Bd. 2, 1947, Literaturarchiv de l’Österreichische Nationalbibliothek, cote 237/W 53.
  • [9]
    Günther Anders, L’Obsolescence de l’homme, tome 1, op. cit., p. 103.
  • [10]
    Ibid., p. 348.
  • [11]
    Ibid., p. 104.
  • [12]
    Günther Anders, Phénoménologie de l’écoute, Philharmonie de Paris Éditions, Paris, 2020, p. 343.
  • [13]
    Günther Anders, L’Obsolescence de l’homme, tome 1, op. cit., p. 103.
  • [14]
    Ibid., p. 102.
  • [15]
    Günther Anders, Phénoménologie de l’écoute, op. cit., p. 350 et L’Obsolescence de l’homme, tome 1, op. cit., p. 103.
  • [16]
    Ibid., p. 43.
  • [17]
    Ibid., p. 44 sq.
  • [18]
    Günther Anders, L’Obsolescence de l’homme, tome 1, op. cit., p. 103.
  • [19]
    Günther Anders, Aimer hier, Fage, Lyon, 2012, p. 132.
  • [20]
    Günther Anders, La Catacombe de Molussie, L’Échappée, Paris, 2021, dans l’ordre p. 98, p. 107, p. 80, p. 158 et p. 162.
  • [21]
    Dire que le capitalisme réduit en esclavage ceux qu’il exploite et inscrire cet « esclavage » dans la suite de l’esclavage résultant de la traite des Noirs mériterait un commentaire. Dans le tome 2 de L’Obsolescence de l’homme, plus particulièrement, Anders pense le salariat à partir de l’esclavage antique et le présente comme un « esclavage post-contractuel » (op. cit., p. 163 sq. et p. 168 sq.) : les hommes actuels sont les esclaves du monde technique (op. cit., p. 64, p. 108 et p. 285). Le Spartacus d’Anders est spartakiste (op. cit., p. 270). Là où les choses deviennent problématiques, c’est quand, soucieux de penser l’histoire du travail à partir de l’histoire de l’esclavage et soucieux de montrer que l’esclavage est pire à l’époque du salariat qu’il ne l’a été dans l’Antiquité, au Moyen-Âge ou à l’époque de la traite des Noirs, il finit par qualifier cette pré-histoire de l’esclavage salarié comme « le bon temps de l’esclavage » (op. cit, p. 250). Il arrive aussi à Anders de penser les déportés comme des esclaves (C’est le cas dans toute La Catacombe de Molussie et à la p. 300 du tome 2 de L’Obsolescence de l’homme, op. cit.).
  • [22]
    Günther Anders, L’Obsolescence de l’homme, tome 1, op. cit., p. 104.
  • [23]
    Ibid., p. 103 – James Brown se fera le porte-parole de la mégamachine une quinzaine d’années plus tard lorsqu’il chantera, en 1970, sur l’album Sex Machine la chanson éponyme : « Get up/ Get up/ Stay on scene/ Like a sex machine » (King Records, n° de catalogue : KS-7-1115).
  • [24]
    Ibid., p. 103.
  • [25]
    Ibid., p. 106.
  • [26]
    En 1972, dans une note de « L’Obsolescence du sens », texte figurant dans le tome 2 de L’Obsolescence de l’homme, Anders actualise sa thèse sur le jazz de 1956 et l’étend au rock : « Dans la musique rock (et avant déjà dans le jazz), ils imitent le vacarme et le rythme chosal des machines, qui, avec ses syncopes, ne respecte pas le rythme humain, dans le but de s’identifier de façon orgiaque avec elles » (op. cit., p. 374). Anders écrase sous un même concept jazz et rock. Il y a probablement dans la musique de Kraftwerk, le rock industriel et la techno des choses plus aisées à mettre en lien avec la réflexion d’Anders que dans le jazz et le rock. Sur Kraftwerk, voir Pascal Bussy, Kraftwerk : le mystère des hommes-machines, Paris, Le Camion blanc, 2000 ; sur le rock industriel, voir Simon Reynolds, Rip it up and start again, Allia, 2014 ; et, sur la techno, voir Jon Savage, Machine soul, Allia, 2021.
  • [27]
    Günther Anders, Aimer hier, op. cit., p. 139.
  • [28]
    Günther Anders, L’Obsolescence de l’homme, tome 1, op. cit., p. 103.
  • [29]
    Günther Anders, L’Obsolescence de l’homme, tome 2, op. cit., p. 96.
  • [30]
    Günther Anders, L’Obsolescence de l’homme, tome 1, op. cit., p. 105.
  • [31]
    Nikki Santilli, « The History of Authentic Jazz Dance », Part 1, 2021. https://nationaljazzarchive.org.uk/posts/articles/2021/08/the-history-of-authentic-jazz-dance-part-1 (site consulté en octobre 2023).
  • [32]
    Günther Anders, L’Obsolescence de l’homme, tome 1, op. cit., p. 104.
  • [33]
    Ibid., p. 105.
  • [34]
    Ibid., p. 252.
  • [35]
    Ibid., p. 253.
  • [36]
    Ibid., p. 254.
  • [37]
    Julio Cortazar, Les Armes secrètes, Paris, Gallimard, 1963, p. 237 et p. 236.