La mesure de l’agitation

« Quand je danse, je danse ; quand je dors, je dors. »
Montaigne, Essais, III, 13

1 L’agitation est une activité qui produit des mouvements qui échappent à l’ordre ou au contrôle, au sens et à la sérénité. Permettant de décrire des phénomènes physiques ou corporels, ce terme renvoie également à des états psychologiques variant de la nervosité à la démence.

2 Pourtant, loin d’être exceptionnelle, l’attribution du terme « agitation » semble largement répandue, qu’il s’agisse du comportement des enfants trop remuants qu’on essaye de contenir à l’école, des personnes âgées en proie à une agressivité démente, d’un état de trouble intérieur ou d’une passion, des mouvements naissants d’une foule mécontente, ou tout simplement du tumulte de la rue. L’agitation serait-elle un mal ordinaire ou une exception à l’attitude « normale » qu’on serait bien en peine de décrire ?

3 Selon l’article « agiter » du Dictionnaire historique de la langue française[1], le latin « agitare », agiter, est le fréquentatif et intensif de agere, agir, et signifie « agir beaucoup et souvent ». Existe-t-il alors une norme au-delà de laquelle l’activité humaine devrait être limitée par sa fréquence ? À partir de quel moment l’agitation désigne-elle un excès condamnable ? Comment savoir qu’une activité devient démesurée au point d’être caractérisée d’agitation ? Comment mesurer la démesure ?

4 La mesure consiste à déterminer une valeur par rapport à une grandeur constante, de même espèce, prise comme référence. La mesure introduit un étalon quantitatif pour donner une valeur à qui elle peut apporter une détermination qualitative. La mesure signifie à la fois l’évaluation (quantification, test, voire diagnostic), la règle qui en découle (étalon pour juger de la vie bonne, norme) et la réaction qu’on oppose à tout écart à cette norme établie (ensemble des mesures à prendre, choix de vie, traitement). Mesurer l’agitation introduit alors une norme comportementale : évaluer l’agitation pour tempérer l’agitation. Mais qu’est-ce qui se joue derrière cette volonté de mesurer l’agitation : rationaliser, normer, ordonner, contenir, discipliner, sécuriser, contrôler, calmer, pacifier, soigner, inclure, nier, économiser, voire spéculer… ?

5 L’agitation est particulièrement sensible dans une salle de classe. L’enfant agité fut longtemps considéré comme un « bon petit diable », turbulent et indiscipliné. Le comportement agité s’est progressivement apparenté au symptôme d’hyperactivité, pouvant appartenir lui-même au syndrome du tdah, trouble du déficit de l’attention avec ou sans hyperactivité. Un déplacement s’est donc opéré d’une carence éducative vers une pathologie qualifiée aujourd’hui dans le dsmv (Manuel Diagnostique et Statistique des troubles mentaux) de « trouble neurodéveloppemental », repéré par des « tests », et qui se trouve être une des premières causes de consultation en pédopsychiatrie. L’agitation de l’enfant dit « hyperactif » se présente comme le symptôme de la médicalisation de notre existence.

6 Loin des querelles d’experts sur les critères médicaux de cette pathologie, l’agitation, considérée péjorativement dans la tradition philosophique, fait l’objet d’une réflexion morale davantage axée sur les affres de l’excès, hybris, sorte de démesure contre laquelle la sagesse prône la tempérance, mais aussi d’une préoccupation existentielle puisqu’elle peut être rattachée à l’inquiétude, notamment face à la mort, autrement dit à l’impossibilité de trouver la quiétude, le repos. Dès lors l’agitation ne serait pas tant une donnée biologique que l’état d’un comportement soumis à une norme sociale et morale. L’approche philosophique peut venir à la rencontre de sa caractérisation strictement médicale dans la mesure où il en va du soin que l’on réserve aux jeunes agités : soigner n’est pas qu’apporter un traitement thérapeutique et médicamenteux mais c’est aussi prendre soin, dispenser un accompagnement bienveillant au cœur de l’éducation.

7 Ainsi l’agitation désigne-t-elle un excès d’activité qu’il faudrait condamner ou réduire, mais au nom de quoi ? D’un point de vue existentiel, n’est-elle pas à considérer comme une sorte de divertissement pour fuir un repos insupportable ? Mais d’un point de vue social, n’est-elle pas aussi le résultat d’une exigence d’une société elle-même toujours plus pressée et agitée, exigeant la performance ? L’agitation de l’enfant particulièrement vulnérable, qu’on tente, avec sa mesure diagnostique, de ramener à une donnée biologique, n’est-elle pas aussi l’expression de cette agitation extérieure ? Penser philosophiquement l’agitation permettrait ainsi de prendre la mesure de la « gêne » de l’élève agité qui n’est pas seulement celle qu’il inflige aux autres mais celle qu’il ressent. Finalement, cette agitation qui paradoxalement est autant suscitée que réprimée, ne pourrait-elle pas être pensée de manière non péjorative, à savoir comme une émulation ou une puissance créatrice ?

L’agitation ou l’inévitable mouvement

Le divertissement comme fuite devant sa solitude

8 L’agitation semble inscrite dans la condition humaine. Lorsque Pascal s’est mis dans ses Pensées[2] (fragment 168), « à considérer les diverses agitations des hommes », il affirme dans cette phrase célèbre, remise au goût du jour lors du confinement lié au covid en 2020 que « tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos dans une chambre ». L’explication s’en trouve dans notre « condition faible et mortelle » qui fait de cette agitation « un malheur naturel » : nous ne pouvons supporter la perspective de la mort et du vieillissement qui y conduit. Même dotés des plus grandes richesses et puissances tel le plus prestigieux des rois, nous sombrons dans l’affliction. Nous cherchons alors à nous détourner de la conscience de notre finitude par le divertissement (du latin divertere, se détourner). L’agitation comme divertissement n’est pas un amusement joyeux pour Pascal mais une fuite vaine devant ce que pourrait nous révéler notre propre solitude, le moment où l’on est seul face à soi-même, sans présence extérieure, qu’elle soit réelle ou virtuelle.

L’impossible repos : un cas emblématique, l’insomnie

9 Le moment de se coucher pourrait être l’occasion d’être seul avec soi-même, notamment pendant l’endormissement plutôt que dans la phase du sommeil lui-même (qui est d’avantage une sorte d’absence à soi-même, du moins sur le plan conscient). Le temps du sommeil n’est pas seulement l’arrêt d’une activité, loin de toute agitation, mais l’activité elle-même récupératrice pour l’ensemble de nos fonctions vitales. L’impossibilité de se reposer semble trouver son expression la plus concrète dans l’insomnie. Dans Pas dormir[3], Marie Darrieussecq, qui se décrit volontiers comme « rêveuse agitée », rend compte de cette agitation qui anime l’insomniaque sollicité par des pensées, qui, elles aussi, détournent d’un repos, d’un moment où l’on pourrait se poser enfin, après l’agitation diurne. Toutes les tentatives pour déjouer ses pensées parasites qui l’empêchent de dormir (comme c’est le cas d’un grand nombre d’écrivains), témoignent de ce lien entre l’arrêt impossible de l’activité et la pensée dans ce qu’on pourrait appeler l’agitation insomniaque.

10 Mais si une agitation nocturne se substitue à une agitation diurne (engagée physiquement dans la réalité), c’est peut-être aussi pour mieux mettre cette dernière à distance. En effet, l’immobilité du corps dégage une disponibilité pour la pensée et rend propice à la méditation au sens cartésien. L’insomnie, si effrayante comme figure de privation de sommeil, pourrait aussi avoir ses vertus et, de ce fait, on ne pourrait lui donner pour seule réponse, comme seule « mesure », les somnifères.

11 On retrouve dans le Dictionnaire historique de la langue française[4] cette proximité entre l’agitation et la pensée au niveau lexical : le verbe cogiter, co-agitare, est un composé du latin agiter, agitare, et signifie littéralement remuer des pensées.

L’enfance, un moment de transition sujet à l’agitation

12 Dès lors, il n’est pas étonnant de retrouver chez l’adolescent un trouble de l’agitation dans la mesure où cet âge est celui d’une transition, d’une métamorphose qui perturbe la possibilité de rester tranquille, en paix avec un moi identifiable. Jérôme Laurent montre en ce sens dans un article des Archives de Philosophie[5] intitulé « Les troubles de la petite enfance selon Proclus », que l’enfance est « le moment où l’âme retrouve un corps humain, de garçon ou de fille – Proclus est particulièrement attentif à la question de la sexuation ». L’analyse de Jérôme Laurent s’inscrit d’ailleurs dans l’actualité puisque les troubles associés à la dysphorie de genre sont particulièrement préoccupants chez les adolescents. Il explique que ce « moment de trouble extrême où les sensations nous assaillent », est une « transition analogue à nos nuits de sommeil entre deux journées d’activité » : la nuit où l’on ne trouve pas le repos est encore assimilée à un lieu de confrontation aigue à l’agitation. Loin d’un état paradisiaque baigné d’innocence, l’enfance se voit agitée par ce corps grandissant, et son âme est plutôt « le théâtre de la démesure au sens où le sensible s’impose hors du cadre normant du langage et de l’expérience ». Ce qui se traduit par sa capacité à s’étonner de tout mais aussi à être pris de trouble et de terreur. L’enfance pour Proclus est donc décrite, selon Jérôme Laurent, comme « une période de troubles et d’agitations et de cris que le sage est heureux d’avoir quittée ». Ainsi l’agitation particulièrement sensible pendant cet âge de transition proviendrait-elle des sensations d’un corps qui ne se laissent pas rationaliser. Comme dans une insomnie, c’est un repos, une fixité qu’on peine à trouver tant les éléments stimulants sont épars. Si Proclus explique l’agitation issue de différentes sensations par une disposition métaphysique et psychologique d’une âme s’accommodant mal de son corps, en déséquilibre avec lui, la sociologie, elle, la renvoie à une trop grande stimulation extérieure.

L’individu agité par une société en pleine accélération

13 Dans Aliénation et accélération. Vers une théorie critique de la modernité tardive[6], Hartmut Rosa fait de l’agitation l’effet d’une spécificité de la modernité : son accélération. Le sociologue et philosophe part du constat paradoxal : le développement des nouvelles technologies, des moyens de communication et de déplacement, engendre à la fois une accélération des rythmes de vie et une impression douloureuse de manquer de temps. Les activités accélérées, qui font de l’homme un être multitâche, sont aliénantes. En effet, derrière cette volonté obéissant aux diktats de la performance et de la productivité, derrière cette augmentation de moyens pour aller plus vite, se trouve la promesse de tout posséder et contrôler, et peut-être même la promesse d’un homme augmenté. Face à l’angoisse de la mort, il s’agit de jouir au maximum de ses possibilités en en augmentant le rendement. Mais cette optimisation place les hommes dans une compétition infinie qui les renvoie à un double échec : la perte de cette compétition et la conscience de leur finitude, la mort de la mort restant fantasmatique. L’homme a beau s’agiter, il reste extérieur à un monde plus rapide que lui, qui lui échappe, confondant consommation effrénée et disponibilité d’une réalité capable de résonner authentiquement en lui. Dans ce rapport superficiel au monde, il s’en éloigne et reste extérieur à lui-même.

L’exactitude de la mesure de l’agitation en question

La tentative de mesurer objectivement l’agitation au service de la pharmacie

14 En 2018, le musée d’Histoire de la Médecine de Paris a organisé une exposition intitulée « la mesure de la vie mentale ». On pouvait y voir les premiers instruments emblématiques de la psychologie de laboratoire. En effet, à la fin du xixe siècle, la psychologie, pour assoir sa valeur scientifique, ouvre des laboratoires et se dote de nouveaux instruments qui vont permettre par différentes mesures de calculer le degré de certains troubles du comportement. Par exemple, le chronoscope de Hipp permet de savoir si un sujet est très ou peu distrait en mesurant son temps de réaction. À la pointe de cette psychométrie, Alfred Binet invente des tests d’intelligence. Aujourd’hui les tests de qi (quotient intellectuel) continuent de faire autorité. Les instruments utilisés pour certains existaient déjà en physiologie : il s’agit de transférer les méthodes scientifiques de la médecine classique sur la psychologie, répondant ainsi à un désir scientiste d’exactitude.

15 Cette tendance à vouloir quantifier un comportement pour mieux le mesurer, le juger et donc le contenir, témoignent d’une certaine évolution de la médecine : d’abord le nombre de maladies définies par rapport aux préfixes « hyper » ou « hypo », qui permettent de calculer leur intensité, s’est considérablement développé. L’hyperactivité en est un bon exemple. Ensuite, on cherche à repérer des comportements jugés excessifs, hors norme. Les tests tels que les questionnaires de Conners, créés dans les années soixante-dix aux États-Unis, sont de plus en plus employés, même parfois par les enseignants pour détecter puis faciliter, voire encourager le diagnostic psychiatrique des élèves hyperactifs. Ainsi l’hyperactivité est repérée et diagnostiquée [7] par rapport à la fréquence de ses différents symptômes (agitation, manque d’attention, impulsivité) et sa description varie selon les classifications. Si l’agitation peut être considérée dans son « noyau dur » comme étant pathologique, il existe en revanche tout un « halo » de situations où demeure l’incertitude, comme l’ont montré les pédopsychiatres et psychanalystes Golse et Lazaratou dans De l’inhibition à l’hyperactivité[8]. Il y a ici une brèche dans laquelle s’engouffreraient les surdiagnostics. Les diagnostics du tdah s’appuient sur un ensemble de caractéristiques comportementales qui ne doivent leur qualification de pathologiques qu’à leur fréquence, mais leur seuil d’acceptation est identifié en première ligne par les parents et les enseignants, souvent déjà à un haut niveau d’exaspération. Ce seuil se rapproche davantage d’une mesure subjective et variable de la patience ou de l’endurance des collectifs et des individus à l’égard du comportement d’un enfant ou d’un adolescent.

16 À quelle fin mesure-t-on alors cette agitation que l’on croit pouvoir évaluer avec des instruments conçus sur le modèle des sciences exactes ? Il s’agit de diminuer la gêne occasionnée dans la classe, le diagnostic s’appuyant sur ces tests insistant davantage sur la gêne créée par l’élève hyperactif que sur la gêne ressentie.

17 La réponse est souvent médicamenteuse : la prescription de Ritaline est en hausse, un médicament qui agit comme un psychostimulant et qui, à ce titre, est considéré comme un stupéfiant dans de nombreux pays, mais ce médicament est ironiquement surnommé « pilule de la sagesse » en raison de sa prescription réservée au temps scolaire !

18 Il en résulte pour les psychanalystes Del Volgo et Gori dans La Santé totalitaire : essai sur la médicalisation de l’existence[9] (p.19) que « nos moyens de sanction ont changé, les récompenses et les punitions qui venaient valider positivement ou invalider négativement nos comportements se sont médicalisés ». Le « fichage pédopsychiatrique et ses drogues illicites » seraient les nouvelles réponses apportées à l’enfant turbulent.

19 Dès lors, le diagnostic de l’agitation comme hyperactivité apparaît comme une hyper-réaction : « le diagnostic de tdah nous semble symptomatique des “effets secondaires’’ de l’usage étendu et exclusif de la méthode diagnostique du dsm, c’est-à-dire une surmédicalisation, des surdiagnostics et des surprescriptions » selon un article du psychiatre Patrick Landman paru dans la revue Études, « La fausse épidémie de tdah[10] ».

Une réduction de l’anormal au pathologique

20 Mesurer l’agitation serait en ce sens établir une limite stricte quantitative et non qualitative parce que chiffrée (répondant au fantasme scientiste de contrôle) entre le normal et le pathologique. Or, ce serait nier le continuum qu’il pourrait exister entre activité (normale) et agitation comme excès (hyper) d’activité (pathologique). Selon Canguilhem, dans Le Normal et le pathologique[11], p. 130, « l’état pathologique ne peut être dit anormal absolument, mais anormal dans une situation déterminée ». En effet, être en bonne santé et être normal ne sont pas tout à fait équivalents dans la mesure où, être sain, c’est être capable de faire face à des situations anormales : « la santé est une marge de tolérance des infidélités du milieu […] Être en bonne santé, c’est pouvoir tomber malade et s’en relever » (ibid). Il n’y aurait donc pas d’état en soi prédéterminé qui permettrait de tracer une frontière chiffrable par des tests standards entre l’état normal d’activité et l’agitation pathologique. Si l’on venait à généraliser ces tests (notamment les tests de Conners), cela s’apparenterait alors à une tentative de normalisation par ce que Foucault dénonçait comme biopouvoir.

21 Quelle est donc cette agitation que l’on croit pouvoir mesurer simplement avec des instruments conçus sur le modèle des sciences exactes ? Merleau-Ponty affirme (p. 409 de la Phénoménologie de la perception[12]) : « je perçois autrui comme comportement […]. Mais enfin le comportement d’autrui n’est pas autrui ». En outre, le comportement ne se laisse pas réduire au déterminisme biologique. L’évaluation du degré d’agitation d’une personne dans un certain contexte ne saurait la réduire à être un cas définitivement pathologique. L’agitation ne saurait être essentialisée. Il s’agit de prendre en compte le fait que les états psychologiques qui peuvent conduire à une agitation psychique ou physique sont toujours liés à une conscience incarnée, inscrite dans un corps qui se trouve dans un monde avec lequel elle est en perpétuelle interaction, et à un sujet qui tâche en permanence de s’adapter aux nouvelles situations.

22 Dès lors, la médecine se présente d’abord comme une expérience qui doit prolonger l’effort qui fait la vie d’un individu : « C’est la vie elle-même et non le jugement médical qui fait du normal biologique un concept de valeur et non un concept de réalité statistique. La vie, pour le médecin, ce n’est pas un objet, c’est une activité polarisée dont la médecine prolonge […] l’effort spontané de défense et de lutte contre tout ce qui est de valeur négative », Canguilhem [13]. La mesure de l’agitation ne saurait être au service exclusif des sciences exactes en recherche d’une norme mais elle doit être au service de la qualité de vie de l’individu.

La reconnaissance de la subjectivité

23 L’agitation serait donc à comprendre, et pas seulement à expliquer, au regard de la société dans laquelle elle s’exprime. Cette agitation est particulièrement retentissante dans une salle de classe. Mais les causes d’un comportement sont aussi bien endogènes qu’exogènes. Si un enfant évolue au sein d’une société agitée, il y a fort à parier qu’il sera lui-même pris dans cette dynamique. Les motifs de compétition continuelle ne manquent pas : un baccalauréat en contrôle continu adossé à un dossier Parcoursup décidant de son avenir à partir de la classe de Première, par exemple.

24 Les psychiatres Golse et Lazaratou dans L’Hyperactivité, entre biologie et culture[14], se demandent si l’hyperactivité n’est pas aussi un choix de société, tant son diagnostic et son traitement varient selon les lieux et les époques. Prendre la mesure de l’agitation présuppose de faire une place à cette subjectivité débordante pour l’interpréter. En ce sens, l’article sur « l’instabilité psychomotrice » (que l’on peut assimiler à l’agitation) du Nouveau traité de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent[15], de Lebovici, Diatkine et Soulé, (volume 2, p. 1574), la ramène à une « problématique du désir » qui engage évidemment le rapport avec autrui et son environnement.

25 Que l’agitation d’un individu fasse écho à l’agitation sociale est aussi une idée relayée par la psychanalyse. Mais la psychanalyse, par le temps et la patience qu’elle exige pour laisser la parole se libérer, peut sembler inadaptée à ceux qui, pris dans cette agitation ambiante, trouvent qu’elle ne donne pas de résultats assez rapides. Une société de l’efficacité risque de menacer la patiente découverte du sens qu’exige la souffrance même de l’être agité. Considérer l’enfant agité comme inadapté serait interroger autant les causes endogènes de son inadaptation que les causes exogènes. Autrement dit, interroger son trouble c’est aussi le ramener aux carences de l’institution elle-même et appeler les politiques éducatives à prendre toute la mesure de la dimension vitale du sujet, sans abandonner à leur désarroi les individus que sont les élèves ou les enseignants.

La mesure donnée par l’agitation

L’agitation comme désir

26 La philosophie peut apporter un éclairage sur le sens que l’on donne à cette agitation, sur sa valeur, ses raisons et de ce fait sur la manière de la considérer. Une agitation permettrait de fuir le repos ou une paix qui semble terrifiante, dit Pascal. Pourtant profiter de la vie, explorer le monde, développer toute une série de talents, n’est-ce pas aussi simplement échapper à une immobilité tranquille sinon morbide ? L’agitation est-elle toujours synonyme de démesure, d’hybris ? À partir de quand notre activité, notre capacité à agir, faisant de nous des êtres vivants, désirants, devient-elle, en se répétant, excessive au point de menacer notre bonheur et d’exprimer un trouble, un trouble moral voire un trouble psychiatrique ?

27 Face à cette dévalorisation de l’agitation comme démesure, nous pourrions considérer qu’il existe une bonne agitation, signe d’une bonne santé de l’âme qui, tel Éros décrit dans le Banquet[16] de Platon, ne se satisfait pas de ce qu’il trouve, de ce qui « ne cesse de lui filer entre les doigts » (203e). En ce sens l’agitation ne serait-elle pas une sorte de force motrice se traduisant par un appétit toujours renaissant ? Dans le Dictionnaire historique de la langue française[17], agiter signifie aussi « pousser avec force ». Au-delà de son sens matériel de mise en mouvement, agiter prend le double sens abstrait de « troubler » et « d’exciter ». Il renvoie même au xvie siècle au fait de « débattre, discuter (un problème) » (ibidem). Certes dans le fameux discours de Diotime, on oscille entre une interprétation d’Éros comme désir érotique et comme désir intellectuel. Désir du corps et désir de l’âme se rencontrent sous la forme d’un mouvement infini qui permet d’aller sans cesse vers le monde, toujours « sur le pas des portes ». L’amoureux et le philosophe seraient des éternels insatisfaits, des éternels agités. L’agitation comme désir exacerbé (sorte d’émulation, de créativité, d’excitation que l’on retrouve chez Freud avec l’idée de sexualité infantile tant décriée et incomprise parce que confondue avec la sexualité de l’adulte) est aussi la condition du philosophe qui cherche à ne pas tomber dans l’immobilité intellectuelle, le dogmatisme. Sorte d’effervescence (terme qui rappelle son origine chimique), l’agitation apparaît comme une force vivifiante. Pourrait-elle être une démesure nécessaire ? Mais alors comment faire la distinction entre une agitation qui fait sombrer l’homme qui se perd, se dilue à travers elle, et celle qui le stimule ?

Pour une pédagogie de la résonance

28 L’agitation aliénante comme fuite devant l’angoisse ou course à la performance doit être distinguée d’une agitation qui serait une mise en mouvement enthousiaste vers quelque chose de nouveau, une connaissance, une nouvelle expérience, une rencontre, ou encore un éblouissement devant une œuvre. Ce qui meut, n’est pas seulement l’angoisse de la finitude. Cela peut être la conscience d’une incomplétude, autrement dit d’un désir devant quelque chose qui n’est pas disponible. C’est ainsi qu’Hartmut Rosa conçoit la résonance. Il s’agit de parvenir à être touché par un élément du réel qui parle à l’homme qui l’expérimente en le renvoyant à lui-même par l’efficacité de l’action qu’il y mène. Rosa parle d’« emmétamorphose » pour désigner les processus d’appropriation d’une matière extérieure afin de se transformer soi-même. Cette résonance appelle à se laisser toucher par cette nouveauté et à improviser une réaction, une réponse, ce qui n’est pas compatible avec la logique d’un contrôle total. Ce qui implique également que le monde ne soit pas dans une disponibilité permanente, condition sine qua non de l’éveil du désir, comme la conscience de son ignorance était nécessaire à Socrate pour se mettre en quête d’un savoir. Vouloir absolument maîtriser le monde en s’agitant toujours plus, c’est comme vouloir absolument maîtriser son sommeil : plus on veut lutter contre l’insomnie, moins on y arrive. Comme l’agitation de l’enfant reflète l’agitation de la société dans laquelle il évolue, Hartmut Rosa propose une « pédagogie de la résonance » dans son ouvrage éponyme [18]. Il s’agit de créer un triangle de la résonance entre l’enseignant, l’élève et la matière enseignée. L’enseignant enthousiaste doit être sûr d’avoir quelque chose à transmettre et l’élève de recevoir une écoute bienveillante pour que la matière puisse se transmettre. Évidemment il ne s’agit pas seulement de « vœux pieux », les conditions étant fondamentales pour éviter l’échec de cette relation qui doit être faite d’écoute réciproque. La réponse à apporter à l’enfant agité incapable d’écouter le cours n’est alors peut-être pas toujours une réponse médicamenteuse. Elle engage un questionnement plus long sur l’échec de cette relation. Mais cette nécessité se heurte à une volonté d’aller toujours plus vite. Au-delà des raisons budgétaires et socio-pédagogiques, on peut s’interroger sur le lien d’une telle volonté avec le fait que les élèves ne redoublent presque plus en France…

L’acceptation d’un impossible repos

29 Accepter l’indisponibilité du monde, notre incomplétude, ou notre vulnérabilité dirait Rosa, c’est reconnaître aussi l’impossible immortalité. C’est accepter alors de ne pas atteindre cette quiétude que Pascal trouvait dans la foi. C’est transformer l’in-quiétude en incertitude et y trouver une forme de sérénité par le fait même que l’on reconnaît ne pas pouvoir décider de la mort (quiétude absolue), ne pas pouvoir toujours distinguer les choses importantes et graves de celles qui ne le sont pas. Le scepticisme de Montaigne (qui œuvre ici contre le dogmatisme), permet alors, par la suspension du jugement, de profiter du moment présent dans un mouvement de dédramatisation, et de trouver une forme de jouissance réelle, et non un simple divertissement dans le rapport aux choses du quotidien. Se rendre attentif aux multiples variations du monde par son expérience personnelle, c’est accepter qu’il soit « cette branloire pérenne [19] ». Son inconstance nous amène à nous redéfinir, par rapport à lui, comme par rapport au regard renouvelé d’autrui. Il s’agirait pour Montaigne de prendre toute la mesure (davantage existentielle que sociologique ici) de l’agitation. Apprendre à mourir ne serait pas brandir une mort angoissante, impossible à saisir mais comprendre qu’elle fait partie de la vie. La bonne agitation se distinguerait de la mauvaise par le fait qu’acceptant son ignorance sur cette fin angoissante, il est possible de se concentrer sur le présent qui n’est lui-même que passage. À titre d’expérience personnelle, Montaigne parle dans ses Essais, III, 9, de la paix que lui procure le voyage à cheval tout en lui faisant connaître la diversité du monde lors duquel « le corps n’est ni oisif, ni travaillé et cette modérée agitation le met en haleine [20] ».

30 Mais il constate que l’oisiveté est pour beaucoup un malentendu. Travailler à la connaissance de soi, répondre à l’adage socratique de se connaître soi-même est souvent considéré comme une manière complaisante de soigner son orgueil, ce qui en réalité n’est qu’une manière superficielle de se considérer. Dans les Essais II, 6, il explique que ceux qui trop se chérissent croient que ce n’est que « rêverie et oisiveté » que de « s’entretenir de soi », pour « s’étoffer et se bâtir » et font comme « s’ils estimaient qu’ils fussent une chose tierce et étrangère à eux-mêmes [21] ». Tel est ce risque d’aliénation d’une société qui préfère un affairement au service d’un culte de la performance conçue comme accumulation de compétences chiffrables plutôt qu’une lente tentative toute subjective pour « se peindre » dans le passage lui-même. La bonne agitation serait celle qui est capable de s’arrêter pour prendre le temps d’en trouver son sens, tourné vers la diversité complexe du monde et de soi-même.

La société de la fatigue

31 Le constat d’une modernité agitée se traduit par la conséquence logique de son manque de repos : la fatigue. Byung-Chul Han, dans La Société de la fatigue[22], affirme que la société de la performance a succédé à la société de la surveillance décrite par Foucault, pour faire de l’aliénation un processus autogénéré. L’individu victime de cette mauvaise agitation, incapable d’ennui, s’autoexploite en se donnant lui-même des injonctions à une plus grande productivité, ce qui produit dépression et hyperactivité. L’agitation empêche de s’ennuyer, or l’ennui demeure important pour être créatif. L’agitation ne produit rien de neuf mais reproduit ce qui existe déjà. Celui qui s’ennuie en marchant ne fera rien de mieux en courant qu’une marche accélérée. En revanche, introduire une pause, un « flottement dans le mouvement », permet d’introduire des mouvements nouveaux. Ainsi « seul l’homme sait danser » (ibid, p. 62) car il ne peut se réduire à n’être qu’un animal laborans. La bonne agitation serait alors celle qui est capable de s’interrompre pour mieux s’interpréter. L’auteur fait référence à Walter Benjamin pour évoquer ce « don de prêter l’oreille », sorte d’écoute au monde qui rejoint peut-être l’idée de résonance de Rosa. Pour Han, « le ‘‘don de prêter l’oreille’’ repose justement sur la capacité à avoir une attention profonde et contemplative qui n’offre pas d’accès à notre ego hyperactif ». De même que Rosa propose une pédagogie de l’écoute, Han propose une pédagogie du voir (ibid, p. 75) faisant référence cette fois-ci à Nietzsche pour montrer qu’habituer l’œil au repos permet de l’habituer à laisser venir les choses, non pas par un regard passif mais par un regard résistant aux différents stimuli trop insistants. L’hyperactivité ou mauvaise agitation ne serait alors que le symptôme d’une cécité, d’une impuissance et donc paradoxalement une sorte « d’hyper-passivité ».

32 Ainsi quand l’agitation devient l’objet d’une mesure exacte au service d’un idéal scientiste de performance, elle s’autogénère et suscite l’aliénation de l’individu normalisé. Une approche multidisciplinaire plus complexe (médicale, philosophique, sociologique, psychologique voire psychanalytique, pédagogique, éthique et politique…) aiderait à comprendre l’agitation de l’individu, et plus particulièrement de l’élève, en un sens qui ne serait ni une simple disposition neurologique, ni le seul effet miroir d’une société en pleine accélération, ni le reliquat exclusif d’une institution déshumanisée. Penser la mesure de l’agitation, c’est aussi penser la possibilité et la nécessité d’un repos qui ne soit pas morbide, voire mortifère. Celui-ci permettrait un retour régénérateur à une subjectivité capable d’un désir authentique d’agir dans un geste dynamique, distinct d’un mouvement mécanique, aveugle et épuisé. Ce serait penser la possibilité de substituer une bonne à une mauvaise agitation au lieu de l’endormir artificiellement.

Notes

  • [1]
    Rey Alain (sous la direction de), Dictionnaire historique de la langue française, Paris, Le Robert, 2019.
  • [2]
    Pascal Blaise, Pensées, Paris, Le Livre de Poche, 2019.
  • [3]
    Darrieussecq Marie. Pas dormir, Paris, pol, 2021.
  • [4]
    Rey Alain (sous la direction de), Dictionnaire historique de la langue française, op. cit.
  • [5]
    Laurent Jérôme, article « Les troubles de la petite enfance selon Proclus », in Archives de Philosophie, 80, 2017, p. 699-709.
  • [6]
    Rosa Hartmut, Aliénation et accélération : vers une théorie critique de la modernité tardive, Paris, La Découverte, 2012.
  • [7]
    Tout le problème est là : on demande aux enseignants de faire du « repérage » mais c’est ce même repérage qui est repris et a valeur de diagnostic et fait de l’enseignant un auxiliaire paramédical… Voir l’enquête que j’ai menée auprès de psychiatres et de professeurs d’écoles primaires : Ronchewski Degorre Stéphanie, article « Le partenariat entre l’école et la pédopsychiatrie au service de l’enfant dit “hyperactif” ou comment un élève indiscipliné devient un élève handicapé. Quelques questions éthiques », in La psychiatrie de l’enfant, puf, 2019/2 (vol.62), p. 369 à 393.
  • [8]
    Golse Bernard et Lazaratou Hélène. De l’inhibition à l’hyperactivité, Paris, puf, 2013.
  • [9]
    Del Vogo Marie-José et Gori Roland, La Santé totalitaire : essai sur la médicalisation de l’existence, Paris, Garnier Flammarion, 2009
  • [10]
    Landman Patrick. Article « La fausse épidémie de tdah » in Études, 2018/11 (Novembre), 53-64.
  • [11]
    Canguilhem Georges, Le Normal et le pathologique, Paris, puf, 2011.
  • [12]
    Merleau-Ponty Maurice. Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1945.
  • [13]
    Ibid., p. 81.
  • [14]
    Golse Bernard et Lazaratou Hélène. « L’hyperactivité, entre biologie et culture » in La Psychiatrie de l’enfant, 2018/1 (vol. 61).
  • [15]
    Lebovici Serge, Diaktine René, Soule Michel. Nouveau traité de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent, Paris, puf/Quadrige, 2004.
  • [16]
    Platon, Le Banquet, Paris, Nathan, 2002, (201d, 204d).
  • [17]
    Rey Alain (sous la direction de), Dictionnaire historique de la langue française, op. cit.
  • [18]
    Rosa Hartmut, Pédagogie de la résonance : Entretiens avec Wolfgang Endres, Paris, Le Pommier, 2022.
  • [19]
    Montaigne Michel de., Essais, Paris, Bouquin, 2019, p.1194.
  • [20]
    Ibid., p. 1426.
  • [21]
    Ibid., p. 599.
  • [22]
    Han Byung-Chul, La Société de la fatigue, Paris, Circé, 2014.