Herméneutique et rationalité de l'Objet

1On connaît bien la configuration qui place l’objet, la science et l’herméneutique les uns par rapport aux autres, et qui contribue à fixer une idée englobante de la rationalité.

2La science est, juge-t-on, par excellence le discours d’objets. C’est la physique qui passe pour le plus indubitablement science à cet égard, son privilège résultant du lien organique qu’elle noue avec la mathématique – laquelle, pourtant, n’est pas certainement un discours d’objets. Ce dernier point motive d’ailleurs une interminable discussion fondationnelle, dite discussion du « platonisme mathématique », mais ceci est une autre histoire. L’au-delà implicitement désigné par ce modèle de la science, c’est celui des disciplines interprétatives. Si Dilthey a pu penser que la démarche herméneutique distinguait positivement comme telles les sciences de l’esprit, la modernité a plutôt retenu que l’herméneutique était l’autre de la science, et donc que la validation des sciences de l’homme comme sciences exigeait qu’elles se conformassent au paradigme du « discours d’objets » mathématiquement fondé : c’est ce qui explique pourquoi l’on a désiré et orchestré l’accès de ces disciplines au moment dit de la « modélisation ». Dans cette perspective contemporaine, le terme herméneutique nomme donc un faisceau de disciplines et une attitude non objectivantes, et à ce titre non scientifiques: il repère la frontière de la science à la fois du point de vue géographique, en inspirant et en autorisant le tracé de cette limite sur une carte des savoirs, et du point de vue des essences, parce que la compréhension requise par l’herméneutique est typiquement l’œuvre de l’esprit non objectivant, partant non scientifique.

3Reste évidemment à dire ce qu’est le statut de la rationalité dans ce dualisme science/herméneutique, articulé à la faveur de la notion de discours d’objet. Il semble clair que la rationalité au sens vrai, universel, est nécessairement ce qu’exemplifie le discours capable de départager science et herméneutique : en l’occurrence, le discours de la philosophie. Nous n’avons pas ici affaire à une perspective fondationnelle, ce n’est pas en tant que la philosophie dit ce sur quoi la prétention scientifique au vrai repose qu’elle se laisse identifier comme la rationalité universelle, mais plutôt pour cette simple raison qu’elle sait penser la limite de la science, nommer l’autre de la science et sa qualité. Elle est privilégiée au nom de son ouverture réflexive à la diversité épistémique, et pas de sa compétence dans l’ordre de la légitimation ; au nom de son intérêt pour la signification distinctive de la science, et pas de sa détention de clefs logico-métaphysiques pour en garantir l’exercice.

4L’alternative est alors la suivante : ou bien on dit que c’est la philosophie comme herméneutique qui pense le partage herméneutique/science autour de la notion d’objet et de celle de compréhension, ou bien on dit que c’est la philosophie comme connaissance, voire comme science, que c’est l’étude des savoirs, une épistémologie peut-être scientifique, qui prononce ce verdict. Et, de la sorte, l’égalisation de la philosophie avec la rationalité universelle peut prendre à la limite le visage d’un positivisme aussi bien que d’un « anti-scientisme » de principe. À première vue, la pensée de la démarcation chez Popper relève d’un rationalisme philosophico-épistémologique, alors que la pensée de la démarcation qu’on trouve chez Heidegger soustrait plutôt l’universel de la rationalité à la normativité de la science pour le confier à une discursivité philosophico-littéraire.

5Telle est l’économie d’interdéfinition des termes rationalité, objet, herméneutique, science qu’on trouve pour ainsi dire déjà là lorsqu’on réfléchit sur la limite de la science à la fin de ce siècle. Mais elle est très évidemment non satisfaisante à maints égards. On a suffisamment vieilli dans l’habitation de ce référentiel pour savoir qu’il est injuste à l’égard de chaque terme qu’il inclut : ce n’est pas rendre justice à la science que la décrire comme non coinpréhensive, ce n’est pas rendre justice à l’herméneutique que la situer hors science, voire en faire la mesure du hors-science.

6Il y aurait donc lieu de déconstruire ce dispositif. L’hypothèse suivie dans cet article est que, pour y parvenir, il faut d’abord reconsidérer le concept de discours d’objets, et remettre en question, notamment, l’idée d’une orthogonalité de l’herméneutique à la dimension de l’objectivation. Pour ce faire, on envisagera ici successivement deux paradigmes de l’objet, le transcendantal et l’analytique respectivement.

L’objet transcendantal

7En principe, l’image de la science comme objectivante, comme ayant son essence dans l’objectivation, peut se réclamer de la philosophie transcendantale. L’examen des termes dans lesquels celle-ci définit la fonction objectivante semble de prime abord confirmer l’idée d’une différence de régime insurmontable entre la rationalité de l’objet et tout usage interprétatif des savoirs.

8Reprenons pour mémoire à partir de la Critique de la raison pure la conception canonique d’une connaissance comme connaissance de l’objet.

Schéma transcendantal de l’objet

9Premièrement, l’objet y est défini conjointement comme l’indéterminé et le transcendant. Ainsi que le dit la déduction transcendantale:

10

Qu’est-ce donc qu’on entend, quand on parle d’un objet correspondant à la connaissance et aussi, par suite, distinct d’elle? Il est aisé de voir que cet objet ne doit être conçu que comme quelque chose en général = X, puisqu’en dehors de notre connaissance nous n’avons rien que nous puissions opposer à cette connaissance comme y correspondant [1].

11En d’autres termes, l’objet devant correspondre à la connaissance, il doit lui être autre ; mais comme elle est immanente aux représentations, en lesquelles réside toute déterminité et qui forment le cercle de l’intériorité, l’objet est nécessairement un X transcendant. En même temps, cet objet, comme connu, est le pôle d’une visée, et c’est par là qu’intervient le thème de la synthèse représentative. Cette dernière donne le contenu de l’objet, et le donne comme l’unité qu’elle fait, comme le dit le même passage :

12

Mais, comme nous n’avons affaire qu’au divers de nos représentations, comme cet X qui leur correspond (l’objet) n’est rien pour nous, puisqu’il doit être quelque chose de distinct de toutes nos représentations, il est clair que l’unité que constitue nécessairement l’objet ne peut être autre chose que l’unité formelle de la conscience dans la synthèse du divers des représentations [2].

13Mais cet apport du contenu qui passe par la synthèse unifiante du représentationnel traverse nécessairement un jeu interne des représentations et de leur « intentionnalité » :

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Maintenant nous pourrons déterminer d’une manière plus exacte nos concepts d’un objet en général. Toutes les représentations ont, en qualité de représentations, leur objet et peuvent être elles-mêmes, à leur tour, des objets d’autres représentations. Les phénomènes sont les seuls objets qui puissent nous être donnés immédiatement et ce qui en eux se rapporte immédiatement à l’objet s’appelle intuition. Or ces phénomènes ne sont pas des choses en soi, mais seulement des représentations qui, à leur tour, ont leur objet, lequel, par conséquent, ne peut plus être intuitionné par nous et doit, par suite, être appelé l’objet non empirique, c’est-à-dire transcendantal = X [3].

15La complexité qui est mise en place par cette citation n’est pas loin d’exiger un langage husserlien pour la dire : la distinction est faite entre l’intentionnalité des représentations (« Toutes les représentations ont, en qualité de représentations, leur objet ») et l’intentionnalité objectivante de la connaissance (« Or ces phénomènes ne sont pas des choses en soi, mais seulement des représentations qui, à leur tour, ont leur objet, lequel, par conséquent, ne peut plus être intuitionné par nous et doit, par suite, être appelé l’objet non empirique, c’est-à-dire transcendantal = X »), qui est comme l’intentionnalité de toutes ces intentionnalités. La question transcendantale de l’objet est ainsi d’emblée et nécessairement une question phénoménologique de l’objet : celle de savoir sur quel mode l’unification du « divers intentionnel » dans l’intentionnalité de l’objet peut avoir lieu.

16Mais ce que nous retenons en tout état de cause, c’est ce qui apparaît comme le double trait caractéristique de l’objet : qu’il s’ob-jette au-delà des représentations (sa transcendance, en termes husserliens), et qu’il se détermine en tant que visé comme l’unité résultante des représentations.

17La conclusion kantienne, on le sait, est que l’unité de la visée renvoie nécessairement à la ponctualité du Je pense comme exigence de synthèse « logique », et qu’une telle unité se sanctionne par la mise en œuvre de la prédication catégoriale. Ainsi donc, l’objet est le transcendant corrélat de la règle catégoriale-discursive de la représentation. Ce qui veut dire encore que le divers intentionnel s’agrège à un intentionnel logique qui le surplombe.

18Husserl modifiera au fond peu ce dispositif, à ceci près que, chez lui, deux dimensions d’infinité sous-jacente sont soulignées : les pôles de catégorisation s’affectant à l’objet à partir de l’animation unitaire des représentations, les noèmes, corrélats des noèses, sont certes dit avoir leur individuation dans les règles apportées par les noèses, mais le fait que les noèses font émerger un discret noématique à partir du continu des vécus est simultanément marqué ; d’autre part, l’ouverture sur l’avenir de la synthèse objectivante est exprimée par Husserl, non sans une référence à la thématique kantienne de l’idée, lorsqu’il pense la chose et la téléologie de sa constitution à la fin de Ideen I. L’intentionnalité de l’objet est toujours logique, elle prend toujours en charge un divers intentionnel, mais le problème de la possibilité de l’unification de ce divers dans la forme logique est déplacé, de l’hétérogénéité des formes de présentation des phénomènes à l’égard de la forme catégoriale à l’hétérogénéité de la fluence et l’ouverture des intentions élémentaires à l’égard de la stabilité et la clôture de l’énonciation logique. Tout cela pour dire que la description philosophique de la fonction objectivante est tout de même essentiellement la même entre Kant et Husserl, c’est-à-dire chez les deux philosophes qui ont par excellence assumé le propos transcendantal en liaison avec l’aventure scientifique.

19Le problème de la confrontation de ce premier modèle philosophique de l’objet avec les doctrines ou attitudes herméneutiques, on voit bien comment il se pose : le fait de lier la stature objective de l’objet à son engagement dans la forme « logique-transcendantale », soit chez Kant – pour nous en tenir au prototype – dans les relations catégoriales, par excellence dans la causalité, et le fait de lui accorder principiellement une transcendance radicale sur les représentations semblent creuser une incompatibilité absolue entre objet et herméneutique.

20Dans une perspective par exemple diltheyienne, l’opération fondamentale des « sciences de l’esprit », le comprendre, s’oppose à l’acte clef des sciences de la nature, l’expliquer : le comprendre a pour modèle la projection en la vie psychique d’autrui, soit quelque chose comme une relation d’intériorité au compris, alors que l’explication naturaliste est explication de l’extérieur comme tel ; l’expliquer désigne quelque chose comme la cause de quelque chose d’autre, il explique ceci par cela, alors que le comprendre reçoit, agence et intériorise le sens sans établir de dépendance causale. Il semble donc bien que les paramètres fondamentaux du rapport à l’objet, ceux-là mêmes que souligne l’analyse transcendantale kantienne, et que confirme pour l’essentiel la reprise husserlienne, le statut de transcendance de l’objet et sa légalisation catégoriale, notamment causale, soient ce dont la pensée herméneutique choisit de se séparer. On a d’ailleurs envie de dire que si l’explication naturaliste est concernée par l’objet, c’est parce qu’elle commence dans le rapport perceptif du sujet au monde, et que si la pensée herméneutique lui tourne le dos, c’est parce qu’elle s’origine dans la relation au texte. Tout serait donc simple et tranché.

Marges interprétatives des sciences

21Notre tâche est maintenant d’expliquer pourquoi il n’en va pas aussi simplement. Les sciences ne sont pas contraintes par cette conception transcendantale de l’objet, à supposer qu’elles y soient conformes, à l’étrangeté vis-à-vis de tout mode interprétatif. L’élément herméneutique revient concerner les sciences sur deux marges de l’objectivation :

  1. l’élaboration de la connaissance a priori de l’objet : la structure transcendantale de l’objet étant donnée, sa détermination scientifique passe par une détermination transcendantale a priori de cet objet ; mais dans le discours responsable de cette détermination a priori, l’élément herméneutique opère, et joue à vrai dire un rôle décisif. Il y a en d’autres termes du comprendre en amont de l’expliquer. La marginalité est ici celle de la présupposition, de la dimension de sens portante.
  2. plus gravement, peut-être, la relation primitive au monde qui s’appelle sensibilité, perception, la fonction même par laquelle nous affecte une matière étrangère inspirant notre fabrication de l’objet, présente la structure fondamentale de l’herméneutique, telle que Heidegger l’a caractérisée audelà du rapport au texte. L’herméneutique aurait donc son mode de présence au niveau de la phénoménalisation elle-même, au niveau de la donation de ce divers représentationnel invoqué dans la structure transcendantale de l’objet.
Donnons quelques précisions sur le point a). Ce dont il s’agit ici n’est pas quelque chose d’universellement reconnu, mais que commencent à confirmer plusieurs voix convergentes. Qu’on ne m’en veuille pas de signaler d’abord celle de J. Petitot et la mienne : depuis plusieurs années, J. Petitot demande au public philosophique de se rendre enfin sensible à ce qu’il appelle volontiers « génialité » de la science, dont il prend pour symptôme l’ensemble des constructions théoriques réalisant en elle la fonction du synthétique a priori kantien. Il insiste notamment sur l’interprétation mathématique du contenu de l’exposition métaphysique kantienne, par la grâce de laquelle la physique est globalement soumise à une géométrisation qui conditionne tout ce qu’elle pense de la matière et du mouvement. Il insiste encore sur la « construction des catégories » dans les théories régionales de la science [4], permettant le développement de modèles et la formulation de prédictions, en manquant rarement de dire que cette construction est une interprétation du sens des termes catégoriaux de la langue naturelle dans un certain contexte mathématique.

22Pour ma part, dans un article consacré à ces problèmes [5], j’ai en quelque sorte systématisé cet enracinement de l’explication physicaliste dans le comprendre, en décrivant la stratification de la physique comme ontologie en quatre couches, à chacune desquelles correspond une expérience de pensée et une lignée herméneutique de la pensée humaine :

  1. l’expérience de pensée métaphysique, lieu de l’herméneutique philosophique;
  2. l’expérience de pensée intuitive, lieu de l’herméneutique mathématique;
  3. l’expérience de pensée configurationnelle, premier lieu de l’herméneutique physique ;
  4. l’expérience de pensée de la légalisation catégorielle dans le modèle proprement dit, second lieu de l’herméneutique physique.
Il y a beaucoup à dire, à ajouter et à élaborer à ces tentatives. Notamment, il faudrait mieux cerner le caractère herméneutique de la relation aux catégories, partiellement mis en lumière par Kant déjà dans sa déclaration tranchante de la contingence des formes du jugement et de la table des catégories.

23Mais il me semble assez facile de comprendre l’idée générale, et impossible de résister à sa force : la physique n’est pas, n’a jamais été un discours expérimental, elle est un discours qui met en scène l’étant avant et indépendamment de sa rencontre, c’est pourquoi elle relève d’une analyse transcendantale. Cette mise en scène est une imagination, qui délivre des versions bien théorisées de ce qui vaut pour nous comme bien propre de la pensée, à partir de quoi la notion de monde de phénomènes où situer des objets prend sens pour nous. Mais chacun de ces biens propres de la pensée insiste pour nous dans une tradition textuelle qui s’interroge sur ce qu’il en est exactement de lui, qu’il s’agisse de l’espace ou de la substance et la cause.

24Sous d’autres formes, dans un langage moins attentif à l’élément esthétique et au rôle de la mathématique du continu, d’autres auteurs ont semble-t-il reconnu le caractère transcendantal-herméneutique du cœur stratégique des sciences. Ainsi Popper, Baas van Frassen, Putnam, Rorty, pour en citer quelques-uns, soulignent le fait que le contenu d’expérience n’est accessible qu’à travers une médiation théorique, la théorie, généralement pensée comme cohérence discursive, jouant ici le rôle de la donation de perspective, ce qui est tout de même manière de reconnaître une situation herméneutique à la base de la science. La plupart du temps, ces auteurs sont aussi amenés à décrire les mutations théoriques de la science comme des actes interprétatifs ou réinterprétatifs à l’égard de ces théories perspectivantes. C’est P. Heelan qui va le plus loin, à ma connaissance, dans ce sens [6]. La distance entre ces travaux et les conceptions défendues ici, sans doute même dans le cas de Heelan, reste à mes yeux la suivante : dominés par une ambiance idéologique positiviste, ceux-ci se refusent à concevoir les réinterprétations comme sollicitées par les interprétations elles-mêmes, à reconnaître que si les théories distribuent des perspectives, c’est parce qu’elles font sens pour les sujets : parce qu’on en dispose à la faveur d’une expérience de pensée préalable autonome, au sein de laquelle les contenus dont les théories explicitent des versions ne cessent de motiver de nouvelles versions. Ils tendent généralement à décrire le processus d’autocorrection de la science comme un dialogue entre la théorie et les faits, comme c’est exemplairement le cas de Popper dans l’exposé de sa conception rationaliste. Mais si les faits sont inexorablement médiés par la théorie, le dialogue de la théorie et des faits, nécessairement, est d’abord un dialogue de la théorie avec la théorie ; et c’est précisément ce niveau ou cette strate que j’identifie comme niveau ou strate de l’herméneutique transcendantale.

25Reste à prendre en compte aussi, dans cette discussion, le point b). La science objectivante, en fait, n’est pas seulement habitée par une herméneutique transcendantale active en elle comme son cœur ou sa conscience, l’âme de son opération secondaire-organisatrice en quelque sorte, elle est aussi redevable à l’égard de l’herméneutique à l’étage inférieur, celui de la perception. Cela, ce sont en fait les recherches cognitives modernes dans leur ensemble qui l’ont mis en évidence, bien que la philosophie de la connaissance et l’épistémologie s’en soient toujours souciées. Il importe aujourd’hui de bien comprendre ce second point dans sa distinction d’avec le premier.

26Ce que j’ai dans l’esprit, c’est exactement ce dont parle Merleau-Ponty dans la Phénoménologie de la perception. Le problème qu’il se pose dans ce livre, on le sait, est simplement le suivant : comment, à partir de la sensation, émerge-t-il un sens objectif? comment peut-on saisir, en s’astreignant à un regard authentique sur le champ phénoménal, la thèse valide de l’objet? Ce problème serait celui auquel s’attache le projet husserlien, si Merleau-Ponty ne le compliquait pas d’un paramètre plutôt de type heideggérien : il demande que l’on n’oublie jamais que le champ phénoménal est toujours polarisé comme situation-pour-un-sujet ; il demande qu’on ne fasse jamais comme si le sujet habitait un champ phénoménal infiniment transparent à soi-même, récapitulé, totalisé, mais qu’on se souvienne toujours que la phénoménalisation du sensible se produit comme situation du corps, où il faut voir ipso facto une situation de la pensée et du Dasein. Par conséquent l’universalité de l’objet, dans la description merleau-pontienne, ne sera jamais évidente, il n’y aura pas cette clef transcendantale qu’est la méthode des variations imaginaires chez Husserl : celle-ci suppose que l’ensemble des variantes pertinentes est disponible, et donc méconnaît ou récuse la finitude de la situation phénoménologique.

27S’étant ainsi fixé une tâche exigeante, Merleau-Ponty entreprend, dans son maître ouvrage, de retracer l’émergence de l’objet et du monde objectif en dévoilant dans toute sa profondeur l’Être-au-monde dont procède cette émergence. Reprenant dans une discussion critique un ensemble d’observations psychologiques et cliniques auxquelles il accède en partie à travers les systématisations des théoriciens de la Gestalt, il tente de montrer que le sens d’objet n’anime jamais le vécu perceptif que dans la mesure où l’engagement fondamental du présujet charnel apporte l’orientation, la synthèse et, oserait-on dire, la non-indifférence crucialement nécessaire à toute signification objective. Le sens objectif ne renvoie ni à une mécanique physiologique de la sensation ni à la fonction logique ou conscientielle de la catégorie, mais à l’Être-au-monde. C’est notamment à propos de la pathologie du membre-fantôme, ce vécu de bras qui subsiste alors même que le sujet est mutilé, que Merleau-Ponty arrive à la thèse de la dépendance de l’objet sur l’Être-au-monde comme la seule possible. Mais c’est au prix de conclure que le canal qui transmet l’influx au et du cerveau central est une incarnation de cet Être-au-monde. La grande conclusion de Merleau-Ponty est bien celle-là : le corps n’est pas le corps, il est l’Être-au-monde, stabiliséincarné dans un ensemble de fonctions et de faits physiologiques solidaires. L’Être-au-monde menace sans cesse de s’endormir dans son incarnation, laissant le Dasein revenir à la purefusis, mais il se réveille et se relance dans les fonctions supérieures de l’existence, notamment la parole et la relation à autrui.

28Il se trouve que cette conception a été puissamment confirmée par les recherches cognitives récentes. Passé le premier temps où le paradigme symbolique semblait ouvrir la voie à une simulation et une compréhension toujours plus satisfaisante de l’activité cognitive de l’homme, on n’a pas tardé à comprendre que le modèle du traitement de data stockés bien individués au format représentationnel n’était pas pertinent, ou bien, en tant que voie simulatrice, présentait des limitations irréductibles. Que ce soit pour décrire la vision ou la compréhension du langage naturel, on redécouvre partout la nécessité de reconstruire les choses à partir de la situation de l’homme et de son engagement. L’application des règles en contexte se désambiguïse en termes de l’Être-au-monde (Dreyfus, Winograd-Florès), la perception est à chaque fois une recréation et un engagement (Rosenfield), les fonctions de base de la conscience sont émergentes sur fond d’une aventure située des neurones (Edelmann). Edelmann, et bien d’autres chercheurs, citent à nouveau les exemples cliniques ou psychologiques de Merleau-Ponty en 1945, ou d’autres de la même eau, pour les exploiter de manière similaire.

29Un résumé de ce que tout ce courant tend à dire est que l’homme est une naturalisation de l’herméneutique. Il est une ouverture sur un dehors qui ne cesse de se réinterroger et se réélaborer elle-même, Le corps, le langage, sont les grands moments de cette naturalisation réussie. Par conséquent, l’objet ne nous est jamais donné, en profondeur, que comme un sens que nous sommes, par lequel nous nous engageons ; et ce, bien que, comme le remarque Descombes [7] dans Grammaire d’objets en tout genre, la dichotomie sens/objet soit, en bonne logique philosophique, radicale, en sorte que le thème phénoménologique du sens intentionnel puisse apparaître littéralement comme un non-sens (!). C’est que le sens tient l’objet de plus loin et de plus profond, au niveau de la fusis humaine elle-même.

Discussion du partage entre herméneutique et discours d’objet dans le cadre transcendantal

30La conclusion de cette première section est donc la relativité essentielle de l’autonomie de la science objectivante par rapport à l’herméneutique. La description générique de la thèse scientifique de l’objet par Kant, réactivée plus tard par Husserl, est correcte au double sens où elle spécifie bien ce qu’est le discours d’objets de la science d’une part, où elle permet une démarcation idéale et tranchée de ce discours d’avec la rumination interprétative des textes d’autre part, si nous acceptons par exemple la caractérisation diltheyienne de celle-ci. Mais il est impossible à l’examen philosophique de s’en tenir à un tel niveau de l’analyse.

311) Il faut, comme la perspective transcendantale nous y invite d’ailleurs, prendre en considération l’étagement d’opérations constituant la connaissance comme discours organisé-systématique, et reconnaître qu’à chacun des niveaux où ce qu’on peut appeler « la méthode » se déploie, une situation herméneutique induit la responsabilité permanente d’expliciter le régulatif du connaître. L’herméneutique envahit donc le discours d’objets par la face méthodique : elle est l’arrière-plan de l’objectivation, cette dernière ne cesse de présupposer une articulation d’herméneutiques, l’agencement complexe d’une métaphysique, d’une mathématisation de la présentation, d’une décision configurationnelle, et d’une interprétation par des dispositifs théoriques précis de la signification relativisée des catégories.

322) La sensation elle-même, qui est le socle sur lequel repose le déploiement herméneutique de la méthode, est profondément herméneutique, à tel point que le discours d’objets, sans doute, doit l’oublier pour être. Aucune sensation, en dernière analyse, n’est exempte de l’herméneuticité profonde de l’existence, et la tâche prochaine des sciences cognitives sera de décrire les nombreuses voies, physiologiques, psychologiques et linguistiques, par lesquelles s’exprime cette herméneuticité. Mais aucun discours d’objets, qu’il soit ordinaire ou scientifique, ne peut rester englué dans ce vacillement généralisé qui est au fond de notre « rapport à » dans sa généralité existentielle absolue. Il est nécessaire d’oublier la relativité de tout datum à notre bouger existentiel pour commencer une construction du monde, conformément à une méthode. Donc l’herméneuticité première de l’homme se tient « sous » le discours d’objet, mais reste à son égard dans une séparation nécessaire, le discours d’objets se définit comme un discours qui l’a primitivement conjurée.

333) de là résulte, quant à la question de l’exclusion entre herméneutique et objet, la quadruple conclusion suivante :

  1. l’exlusion est valide au niveau des stratégies discursives. D’une certaine manière, c’est peut-être ce qu’a voulu dire Descombes, dans le passage cité tout à l’heure. Lorsque je pose l’objet et que je vise sa détermination, je ne suis pas en train de me rendre attentif à l’adresse et de chercher à dire le sens.
  2. mais le discours d’objets ne va pas sans une méthode, et cette méthode, elle, ne peut s’établir que dans l’élément herméneutique. Or, la méthode est un problème explicitement présent à toute démarche de connaissance, la perspective sur l’objet, la saisie de l’objet, la façon d’avoir l’objet sont gouvernés par la méthode, tel est bien l’enseignement du transcendantalisme. On a donc là une proximité essentielle de l’élément herméneutique à l’égard du discours de l’objet, proximité que nomme vulgairement le terme épistémologie, bien que ce soit très souvent à travers des confusions considérables sur les enjeux. Il faut au moins, pour bien entendre le sens que doit prendre ici le mot, voir que l’épistémologie est pour une part une fonction intérieure à la science, et cesser de croire qu’il y a une compétence administrative-policière de la validation méthodologique des sciences par l’épistémologie, qui serait l’âme de cette dernière.
  3. par ailleurs, le discours d’objet puise l’effet de transcendance objective à la source de l’ouverture herméneutique fondamentale de l’existence, tout en lui tournant le dos. La relation d’exclusion au niveau des genres de discours décrite par Dilthey se redouble d’une exclusion première qui la précède et l’éclaire dans une certaine mesure « en dessous ». Je veux parler de l’exclusion en dernière analyse temporelle entre l’habitation de la variation permanente du réel au gré de notre projection qui le donne comme réel – habitation dont la modalité ultime, sans doute, est la relation du peintre au monde, tout entière vouée à l’intervalle temporel infinitésimal où la scène bascule herméneutiquement – et la construction d’une structure de ce qui est à théoriser en même temps que de la parole qui le théorise à partir d’une stabilisation provisoire de l’éprouvé (stabilisation qui est toujours segmentation, filtrage par la répétition, production de critères, qui en tout cas suppose absolument que l’on échappe aux intervalles du temps-qui-remet-en-cause où vit le peintre) [8].

L’objet dans la perspective analytique

34Je voudrais maintenant regarder ce qu’il en est du rapport de la rationalité scientifique de l’objet et du champ herméneutique à partir d’un autre référentiel philosophique, celui de la pensée analytique moderne. Je choisis à cet effet de commenter les articles « Parler d’objets » [9]et « Relativité de l’ontologie » [10] de Quine.

35Dans ces textes, ainsi que dans l’ensemble de son œuvre, Quine explore le problème de l’objet du point de vue essentiellement logique qui est le sien : le but est d’expliquer philosophiquement « comment les mots « crochent dans » le monde », ainsi que le formule Putnam [11] pour situer le problème de toute la tradition empirico-analytique.

Le cadrage modèle-théorique de l’objet et sa relativité

36Comme on le sait, une thèse cardinale de la pensée de Quine, vis-à-vis de ce problème, est la thèse de l’inscrutabilité de la référence. Quine la soutient d’abord en se référant à la situation dite de la « traduction radicale » (situation où un anthropologue-linguiste est confronté à la tâche de décrypter la langue d’une population avec laquelle aucune tradition de contact n’est donnée). Il s’agit de savoir si l’on peut construire la traduction d’une langue à partir de ce qui est désigné sous le nom de signification-stimulus dans Quine :

37

Nous pouvons commencer par définir la signification-stimulus affirmative d’une phrase comme « Gavagai », pour un locuteur donné, comme étant la classe de toutes les stimulations (c’est-à-dire des structures évoluantes d’irradiation oculaire entre des phases d’occultation rythmée convenable) qui lui dicterait son acquiescement à cette phrase. (…) Nous pouvons définir la signification-stimulus-négative de la même façon, mais en permutant les adverbes « affirmativement » et « négativement » [12].

38L’idée est que cette information stimulaire est essentiellement insuffisante à garantir la traduction. Dans l’exemple de base de la traduction radicale de Gavagai, Quine fait remarquer que, si Gavagai a été identifié comme corrélé à la stimulation « passage d’un lapin dans le champ visuel », il est possible de le traduire par « lapin », « partie non détachée de lapin », ou « segment temporel de lapin » avec la même légitimité [13]. La difficulté est donc que l’individuation n’est pas donnée avec ou dans la signification-stimulus. Ce problème, pour Quine, est immédiatement le même que celui de la nécessité, pour pouvoir traduire quelque terme que ce soit, de savoir déjà traduire l’idiome de la quantification et de l’identité : le linguiste-anthropologue, dit Quine, se lie à des hypothèses analytiques sur ce dictionnaire du parler quantificatoire et identitaire, qui équivalent immanquablement, juge-t-il, à une projection de notre ontologie sur celle de la tribu protégée.

39Dans Relativité de l’ontologie, Quine donne un exemple instructif de cette dépendance de la traduction sur la traduction de l’idiome ontologique : il s’agit d’un syntagme japonais, composé de trois mots, le premier signifiant quelque chose comme « 5 », le second étant une particule classificatrice, et le troisième signifiant quelque chose comme « bœuf ». Les deux hypothèses analytiques possibles sont alors les suivantes :

  • ou bien le classificateur se coalise avec 5 pour former un terme signifiant « 5 dans le genre animal », et le troisième mot est le nom commun vrai de chaque bœuf.
  • ou bien le classificateur se coalise avec le terme pour bœuf, qui n’est plus pris comme disant « bœuf » mais comme disant « bétail bovin », soit comme le terme nommant dans leur masse les bœufs, et le dassificateur se coalise avec ce terme pour produire la signification « tête de bétail bovin ».
Dans les deux cas, le signifié résultant est « cinq bœufs » en français. L’exemple montre comment le langage catégoriel, identitaire-logique, quantificationnel, peut varier de façon compensatoire avec l’interprétation des termes, sans porter atteinte à la stimulus-signification. En substance, Quine montre la dépendance réciproque des termes catégorématiques et syncatégorématiques, pour revenir à la terminologie médiévale, conceptuellement parlante et familière.

40Bien entendu, de la thèse de l’inscrutabilité de la référence résulte selon Quine une relativité fondamentale de tout discours d’objet, qu’il nomme encore relativité de l’ontologie.

41Il me semble que cette façon de comprendre le problème de la référence, et de relativiser la position de l’objet, rejoint les conceptions herméneutiques.

42On peut le voir comme ceci : Quine, implicitement, et à vrai dire tout ce que j’ai lu de lui en témoigne, prend la forme de la logique des prédicats du premier ordre, en tant que forme immanente à la langue ordinaire [14]comme ce qui garantit le concept d’objet. Il n’y a individuation d’objets qu’autant qu’il y a un parler suivant cette logique : cet énoncé serait l’énoncé transcendantal quinien [15]. Mais l’individuation, pour relative qu’elle soit au langage du LPC (je désigne au moyen de ce sigle la logique des prédicats du premier ordre [16]), ne peut jamais être critériellement restituée à l’intérieur de ce langage. Cette impossibilité, aux yeux de Quine, me semble avoir essentiellement deux sources :

  1. l’une est en vedette dans l’exemple de Gavagai, mais aussi dans la généalogie de l’accès au discours d’objets qu’il retrace dans « Parler d’objets », à partir de la saisie primitive de « maman », ou « eau », saisie dans laquelle ces termes sont pris comme « récits de rencontres sporadiques », se réfèrent à une « portion éparpillée de ce qui se produit ». Le terme d’objet doit s’imposer en assignant une « convexité » spatiotemporelle à ce qui est d’abord dispersion du divers dans un continuum présentatif spatio-temporel, les termes dits de masse apparaissant à cet égard comme l’origine du langage référentiel. Tout commence par une discrétisation, ou plutôt une segmentation, qui fait elle-même fond sur l’acquisition d’un patron de la chose comme région bornée d’un domaine, où nous pouvons reconnaître comme une anticipation de la définition donnée par Ronald Langacker dans sa grammaire cognitive [17]. Or, il est clair que le langage du LPC ne peut que présupposer la corrélation objectivante des termes avec des régions, pas en rendre compte. On pourrait donc voir dans cet aspect de l’argumentation de Quine une façon pour lui de reconnaître dans la configuration de la scène par le sujet (dans l’interaction avec ses interlocuteurs parentaux en l’occurrence) un engagement originaire dans le monde à la Merleau-Ponty, dont il concéderait ainsi qu’il est premier par rapport à toute élaboration cohérente de la notion d’objet. Donc Quine dirait, dans ses termes propres, ce que nous avons appelé plus haut l’enracinement primitif de l’objectivation dans l’herméneuticité de l’homme.
  2. Mais si on lit un peu mieux Quine, on voit que cet aspect est seulement esquissé comme une possibilité à laquelle il ne s’intéresse pas. En fin de compte, la relativité de l’ontologie, pour lui, nous est enseignée par le théorème de Lowenheim-Skolem [18]. Ce qu’il veut dire, c’est qu’il y a des modèles inattendus. Dans « Relativité de l’ontologie », Quine discute effectivement Lowenheim-Skolem, et s’approche en fin de compte d’une évocation convaincante du problème du théorème d’incomplétude de Gödel dans le même esprit. Voici une citation du passage le plus radical à cet égard :
Les expressions ne sont connues que par leurs lois, les lois de la théorie de la concaténation, en sorte que des constructions quelconques, pourvu qu’elles obéissent à ces lois – des nombres de Gödel par exemple – sont ipso facto éligibles comme explications d’expression. Les nombres à leur tour ne sont connus que par leurs lois, les lois de l’arithmétique, en sorte que des constructions quelconques, pourvu qu’elles obéissent à ces lois – certains ensembles par exemple – sont à leur tour éligibles comme explications de nombre. Et les ensembles à leur tour ne sont connus que par leurs lois, les lois de la théorie des ensembles [19].

43En fait, ce que semble vouloir dire ce passage, c’est que l’objet – entendez l’objet en général, mais ayez au fond présent à l’esprit que c’est de l’objet logique ou logico-mathématique qu’il s’agit, toujours déjà assimilé pour le philosophe analytique à l’objet quelconque de la fourniture du monde, à la forme de cet objet au moins – n’est jamais que l’objet de l’ objectivité corrélative, à savoir l’objet indéterminé perdu dans une collection putative supposée satisfaire une liste d’axiomes : je traduis cette fois la pensée de Quine dans mon idiome [20]. Cette thèse a de nouveau quelque chose à voir avec les concepts herméneutiques : elle énonce que l’objet logique est essentiellement un projet, le projet d’une théorie. Elle dit le perspectivisme fondamental de toute construction logique du monde. Par-dessus le marché, Quine infère correctement de cette thèse que les contestations, pluralisations ou rectifications du cadrage objectif d’une théorie ne peuvent se faire que par le truchement d’une théorie d’arrière-plan et d’une interprétation de la théorie critiquée dans cette théorie :

44

Il est dénué de sens de se demander si, en général, nos termes « lapin », « partie de lapin », « nombre », etc., réfèrent bien respectivement à des lapins, à des parties de lapin, à des nombres, etc., plutôt qu’à des dénotations permutées ingénieusement. Il est dénué de sens de demander cela en se plaçant dans l’absolu ; poser cette question n’a de sens que relativement à quelque langage d’arrière-plan [21].
La thèse relativiste à quoi nous avons abouti est celle-ci, répétons-la : il n’y a pas de sens à dire ce que sont les objets d’une théorie, on peut tout juste dire comment interpréter ou réinterpréter cette théorie dans une autre [22].

45À nouveau, l’infléchissement de sa philosophie logique vers une conception perspectiviste-herméneutique est net.

46Une troisième conséquence de la même sorte tombe, qui nous amène très près d’un motif bien connu de l’herméneutique européenne cette fois : Quine est conduit à énoncer le provincialisme de toute ontologie logique. Citons cette fois in extenso la conclusion de « Parler d’objets » :

47

La vérité complète sur le comportement linguistique le plus étranger au nôtre est aussi accessible à nous, dans notre schème conceptuel occidental courant, que le sont les autres chapitres de zoologie. L’empêchement vient uniquement de ce que n’importe quelle correspondance de mots et de locutions, donc de théories, qu’elle soit suggérée par des gradations historiques ou par une analogie sans point d’appui, ne sera qu’une parmi diverses correspondances empiriquement admissibles ; il n’y a rien sur quoi une pareille correspondance serait univoquement correcte ou erronée. En tenant ce propos, je philosophe du seul point de vue de notre propre schème conceptuel provincial et de notre époque scientifique ; mais je ne sais pas mieux faire [23].

48On retrouve bien l’idée, disons gadamérienne, selon laquelle toute réception d’un message, qu’il vienne de notre passé ou d’un ailleurs culturel, n’est possible que par le truchement de la projection de notre référentiel : toute compréhension repose sur le pré-jugé.

49En même temps, on sait bien que cette conception n’est pas réellement relativiste. Quelqu’un comme Seung s’est employé [24] à expliciter ce point de pure logique dont l’évidence saute aux yeux : l’énoncé « toute compréhension est fondée sur l’appartenance à une tradition, est médiatisée par un horizon que le sujet projette depuis cette appartenance » est lui-même supposé universellement valide au moment où il affirme un apparent relativisme. La remarque est juste, mais n’a pas la portée critique qui lui est prêtée : de fait, quelqu’un comme Gadamer essaie de faire entendre qu’il y a dans chaque culture ou même chaque époque une accommodation singulière de la structure ontologique universellement valide de l’homme, qui est grosso modo celle qu’expose l’anthropologie ontologico-méditative de Heidegger ; mais pourquoi n’y aurait-il pas une situation de la pensée, une modalité du préjugement et de son élaboration qui donneraient accès à un tel universel? Le relativisme est plus une imputation régulièrement faite à la « pensée de la précompréhension » qu’une nécessité de celle-ci. D’ailleurs, on peut observer que Gadamer nous donne aussi les moyens de penser que les questions qui gouvernent les textes séparés de notre présent horizonal peuvent nous atteindre et nous concerner, par exemple et tout simplement revenir par et dans le texte que nous affrontons, c’est-à-dire posséder une certaine universalité « au-dessus » de la disparité traditionale de l’avant et de l’après. Il va même jusqu’à présenter dans les termes de la raison herméneutique la constance donnant sa signification au concept de classicisme esthétique [25].

50Quine, en raison de l’engagement positiviste de sa pensée, ne peut pas assumer au même degré la synthèse de l’hétérogène : il reconnaît certes, immédiatement après avoir énoncé son relativisme, que ce relativisme est lui-même relatif à un énoncé transcendantal universel que nous avons déjà exhibé comme le sien, à savoir l’énoncé comme quoi le parler d’objets de l’humanité est essentiellement médiatisé par l’emploi de la logique des prédicats du premier ordre. Mais il ne peut assumer cet énoncé comme énoncé transcendantal justement, c’est pourquoi il préfère le présenter comme « provincialisme logique » de l’Occident, de la Science, de l’Époque, pour relever les trois mots employés dans le passage. Et ce en laissant planer le doute, en ajoutant crédit à la possibilité que nous projetions parfois notre schème de façon indue.

Discussion critique

51À mon avis, la position de Quine doit à la fois être célébrée comme expression particulièrement lucide de ce qu’implique une certaine attitude philosophique, et critiquée pour ce qu’elle néglige ou ce devant quoi elle recule.

521) Commençons par le point que nous venons de rencontrer : le provincialisme dont parle Quine ne peut même pas être énoncé comme tel. Pourquoi, en effet, parler de « notre schème conceptuel occidental », de « notre époque », ou de « la science »? Chacun de ces termes nomme une coappartenance herméneutique, dénuée de consistance et de fondement, à suivre l’évaluation de Quine : il y a beaucoup de langues et de nations dans l’Occident ou dans la Science, et « notre époque » devrait être définie dans le contexte par une unité dans l’appréhension ontologique dont Quine affirme justement que nous ne saurions pas tracer la frontière temporelle ou logique.

53En fait, si Quine devait s’en tenir à son critère logico-empiriste, il manquerait absolument du moindre point d’appui pour énoncer son problème. Il faut assumer philosophiquement la revendication d’une universalité qui n’est jamais donnée que sur le mode herméneutique, et pas sous la garantie d’une théorie ou d’une expérience, pour affirmer quoi que ce soit de philosophique, notamment sur la connaissance et sa relativité : Putnam est singulier dans l’espace anglo-américain pour avoir compris et formulé avec une totale radicalité ce point [26]. L’herméneuticité de cette revendication consiste notamment en ceci qu’elle se soutient de ce qui a déjà été reçu et partagé, sans être en état d’en critiquer le caractère reçu et partagé (c’est le niveau du préjugé gadamérien) ; elle n’en vise pas moins au-delà d’elle-même toute autre humanité pas encore explicitement incluse dans le pacte. Ce qui s’appelle « charité épistémologique » chez Quine est en fait la théologie de la fraternité humaine immanente à la couche herméneutique sur laquelle se fonde l’objectivation scientifique. Donc disons que Quine recule devant la reconnaissance de ce dont nous avons parlé au point b) de la conclusion de la section précédente.

542) Dans son approche du problème strict de l’objectivité formelle, logico-mathématique, Quine est fort pertinent à cela près qu’il se coule quand même dans le dogmatisme ensembliste de l’heure où il écrit. Dans la citation donnée plus haut, il est remarquable que les relativisations successives renvoient de l’objectivité symbolico-syntaxique à l’objectivité arithmétique puis à l’objectivité ensembliste : dans un contexte de pensée où la seule objectivité est celle que j’appelle la corrélative, il est frappant de voir que l’univers de ZFC est privilégié comme ce où l’on réécrit finalement tout. C’est évidemment cohérent avec la manière de vivre la logique et la théorie des modèles qui prévalait dans les années 1950–1970. Mais c’est phénoménologiquement inconséquent. En fait, il est faux que l’objectivité linguistique ou arithmétique ne soit que de l’objectivité corrélative, bien qu’elle puisse être présentée sous cette forme. Elle nous sollicite aussi sous le visage de l’objectivité constructive, c’est-à-dire de laprésentation agie : les entiers de Brouwer sont les items que nous faisons venir dans le temps intime ou dans le commerce scriptural, et qui sont toujours-déjà partagés par une intersubjectivité herméneutique primitive. Il reste que ce qui est partagé – la limite de ce qui est partagé – n’est pas clair et pas connu, et c’est notamment ce qu’explore la mathématique fondationnelle. Ne voyant pas cela, Quine passe forcément à côté de ce qu’il y a d’authentiquement herméneutique dans les procédures d’interprétation dont il parle : elles ne se contentent pas de faire circuler l’inscrutabilité de la référence d’un pôle à un autre, elles explicitent, par un travail qui fait aussi intervenir ce qu’on démontre dans les diverses théories, le sens d’excès de l’objectivité corrélative sur l’objectivité constructive. Je renvoie pour plus de précisions à ce sujet à ce que j’en dis dans Le constructivisme non standard.

553) Au sujet de l’incontournabilité des « hypothèses analytiques » et de l’impossibilité de les légitimer. On trouve chez Ronald Langacker des analyses extrêmement proches de l’exemple japonais de Quine. Ainsi, Langacker étudie les phrases suivantes [27], tirées du langage hopi :

  1. ni? paki-t pi? qativti « After entering, I sat down »
    I enter-after then sit : down
  2. pam nanan-kya?, co ?omti « While laughing, he jumped »
    he laugh : DUR- while jump
  3. ni? pit tiw-e? ni? waaya-ni « If I see him, l’ll run away »
    I him see-if I run : away-FUT
On serait tenté de reconnaître dans les trois particules -t, -kya? -e? l’équivalent exact des after, while et if anglais. Mais Langacker argumente une autre traduction pour eux, qui leur confère un statut simultanément apparenté à celui de la conjonction de subordination, et à celui du suffixe participial anglais -ing. Langacker explique que les deux phrases anglaises
  1. Working in the garden, Janet found a lizard
  2. While she was working in the garden, Janet found a lizard,
arrivent à une signification similaire selon deux conceptualisations différentes. While est véritablement un opérateur qui prend deux « clauses finies » comme arguments, et qui conceptualise conjointement l’inclusion temporelle entre deux processus et la position de saillance supérieure de l’un des deux. En revanche, -ing atemporalise le procès sur lequel il opère, pour en faire une relation (-ing transforme le sequential scanning en summary scanning et homogénéise les phases), et la clause participiale est intégrée à la « clause principale » en tant que complément circonstanciel de temps (temporal adverb) [l’intégration consiste en ce que les portées temporelles des deux sont égalisées].

56-kya? (ou -t, ou -e) est alors interprété par Langacker comme un atemporaliseur de processus – sur ce point identique à -ing – qui néanmoins intègre deux événements, l’un « atemporalisé », l’autre pas. La sémantique de -kya? (ou -t, ou -e) contient à la fois la mise en rapport de deux procès selon l’identité de leur portée temporelle et la modification du scanning de l’un.

57Les arguments mis en avant par Langacker sont au nombre de deux : le fait que la particule -t est attachée au verbe d’une part, d’autre part le fait qu’elle interdit le grounding du verbe, c’est-à-dire essentiellement l’affectation d’un temps.

58Mes raisons d’évoquer cette analyse ne sont pas mystérieuses : on y rencontre une alternative d’interprétation pour des termes plus ou moins classables comme syncatégorématiques (les subordonnants, les suffixes de la morphologie verbale) qui, corrélée avec l’alternative participe/indicatif pour le verbe, produit une traduction quasiment identique (After I entered vs After entering). On est pratiquement dans le cas quinien d’« hypothèses analytiques » donnant lieu à un jeu compensatoire.

59Que penser alors du fait que Langacker prend parti pour une « hypothèse analytique » et contre une autre? Quine aurait beau jeu de récuser les arguments avancés en faisant valoir qu’ils présupposent d’autres hypothèses analytiques (le plus probablement : sur la signification de la concaténation et la traduction du grounding).

60Mais une remarque encore plus simple s’impose : la dépendance réciproque de la traduction des syncatégorématiques et des catégorématiques relève d’un concept du cercle herméneutique. Elle se laisse en effet rattacher à l’aporie bilatérale que décrivait déjà Schleiermacher, selon laquelle on a besoin du sens de la totalité textuelle pour comprendre celui des parties, et réciproquement du sens des constituants pour construire le sens du tout. Il le disait, certes, en évoquant l’interprétation plutôt que la traduction, mais la première se distingue-t-elle radicalement de la seconde, en général et plus encore dans notre contexte « analytique »?

61Chez Langacker, le principe fondamental par le truchement duquel le cercle herméneutique « quinien » est assumé est celui de l’égale sémanticité des termes syncatégorématiques et catégorématiques. Venant après Chomsky et la linguistique générative, il refuse d’accepter dans sa grammaire cognitive des unités non signifiantes, des termes conventionnels dénués de charge sémantique, purs formatifs, signes diacritiques ou consignes d’organisation. Il considère toutes les unités comme porteuses de sens, même si ce sens devait être redondant avec celui que véhicule une autre unité voisine. En fait, l’argumentation de Quine pourrait être utilisée à l’appui du parti pris méthodologique de la grammaire cognitive : comment les termes syncatégorématiques pourraient-ils véritablement recevoir un statut à part si le sens se distribue entre eux et les catégorématiques avec des poids variés, donnant lieu à des phénomènes de compensation? Et, nous l’avons vu, l’enracinement « dénotatif » des termes catégorématiques n’est pas loin d’être conçu par Quine de la même manière que Langacker (cf. la convexité spatio-temporelle de la mère !).

62La différence me paraît être au moins que Langacker assume un projet universel du sens autour duquel s’organise sa pénétration herméneutique de la langue. La vision des choses comme régions bornées de domaines et des processus comme enregistrements séquentiels de phases-de-relation au fil du temps fonctionne ainsi comme schème organisateur de l’ontologie linguistique. Il est naturel à Langacker de considérer que l’étude de la variabilité interprétative des significations tout à la fois repose sur et met en lumière des contenus privilégiés (qu’on doit, j’estime, dire de type transcendantal).

63Dans la perspective de la présente discussion, cela dit, les leçons à tirer seraient les suivantes.

64D’une part, le codage du problème par la sémantique tarskienne est inadéquat. Quine devrait revendiquer l’universalité pour un schème conceptuel où certes le LPC interviendrait, mais où il ne serait pas seul : par exemple, on compterait aussi avec les notions de cadre, de domaine, et de processus, mises en avant par Langacker, et qui correspondent sur le plan anthropolinguistique aux formes a priori spatiales et temporelles de Kant. La relativité herméneutique de l’objet n’est pas seulement la conséquence de l’existence des « modèles inattendus », elle renvoie aussi à la configuration primitive de la scène dont découle la valeur objective de l’objet, et qui possède son propre vacillement herméneutique. La découpe par Quine d’une strate du problème herméneutique est arbitraire, et témoigne d’un cadrage volontariste et mutilant du problème de l’objet. Elle oublie à l’évidence le continu originaire des phénomènes.

65D’autre part, il faut assumer le cercle herméneutique : c’est un non-sens de supposer que nous pourrions avoir à traduire et ne pas pouvoir vivre, avec la communauté des locuteurs du langage à traduire, la coïncidence dans les dimensions de l’Être-au-monde pertinentes pour tester (herméneutiquement) les hypothèses analytiques. Ce n’est pas parce que quelque chose ne relève pas de la vérification au sens empiriste que cette chose est pour autant incapable de délivrer une vérité d’un autre type. En fin de compte, l’enjeu de la traduction n’est pas l’égalisation élémentaire parfaite des significations, mais le partage ou l’adresse de l’Être-au-monde, et la méthode herméneutique – par exemple celle de Langacker – est aussi exacte qu’elle doit l’être pour cela. On peut d’ailleurs retrouver la trace de la nécessaire présupposition d’un tel partage dans le récit quinien du cas d’école de Gavagai ; Quine doit en effet, dans ce récit, se donner comme réussie la traduction du oui. Citons-le :

66

Représentons-nous donc notre linguiste en train de poser la question « Gavagai? » chaque fois que se présente une nouvelle signification-stimulus, et de noter chaque fois sur ses tablettes si l’indigène approuve, désapprouve, ou ne fait ni l’un ni l’autre. Mais comment le linguiste reconnaîtra-t-il une approbation ou une désapprobation de l’indigène lorsqu’il la voit ou il l’entend? Les gestes ne peuvent pas être pris pour ce qu’ils semblent être ; les gestes des Turcs sont à peu près le contraire des nôtres. Ce que le linguiste doit faire, c’est deviner à partir d’observations, et ensuite voir comment ses conjectures réussissent. Ainsi, supposons qu’après avoir demandé « Gavagai? » et de semblables questions en présence patente de lapins et d’animaux de ce genre, le linguiste recueille assez souvent les réponses « Evet » et « Yok » pour soupçonner qu’elles puissent correspondre à « Oui » et « Non », mais qu’il ne sache pas laquelle des deux corrélations possibles est la bonne. Alors il tente l’expérience d’imiter des élocutions spontanées de l’indigène lui-même. Si par là il recueille régulièrement plus de « Evet » que de « Yok », il sera encouragé à prendre « Evet » pour « Oui ». Il essayera aussi de répondre par « Evet » et « Yok » aux remarques de l’indigène ; celui qui produit les effets les plus sereins est le meilleur candidat pour « Oui ». Pour peu concluantes que soient ces méthodes, elles donnent une hypothèse de travail utilisable. Si des difficultés insurmontables surgissent à des étapes ultérieures, le linguiste pourra décider d’abandonner cette hypothèse et essayer de deviner à nouveau [28].

67Ce savoureux raisonnement me semble trahir ou avouer que l’entreprise même de soumettre la traduction radicale à l’incertitude du modèle inattendu présuppose une « hypothèse analytique » de taille, celle qui identifie le oui et le non, c’est-à-dire implicitement celle qui assigne dans le langage le nœud de la vérité et de la relation avec autrui. Il faut, pour procéder à une telle hypothèse, une audace ou une confiance herméneutique évoquée en filigrane par le récit de Quine. Les « tests » du linguiste présupposent que l’indigène a compris que l’enjeu de la situation était de dire ou nier l’adéquation de « Gavagai? » à la stimulation, puis que l’indigène sait utiliser la vérité comme concept métadiscursif (il sait ponctuer d’un Evet ou d’un Yok la redondance de la phrase du linguiste par rapport à la sienne), puis que finalement le oui à ce qu’il dit est reçu comme apaisement et joie par l’indigène. Quine dit bien que cela est « peu concluant », mais ce qui m’importe est que l’anticipation herméneutique du territoire métaphysique commun avec l’indigène est évidemment requise avant même que l’on se pose le problème de la réalisation variée d’une langue de structure LPC dans le « modèle » que sont les significations-stimulus. La traduction est vouée à être un acte herméneutique, d’un bout à l’autre, de l’enracinement du langage dans la perception (herméneutique naturalisée) à la grande articulation éthico-rationnelle de la vérité et du rapport humain.

Conclusion

68Tout ce qui précède montre qu’une rationalité philosophique peut revenir sur la conception la plus usuelle des rapports entre herméneutique et objet, et s’efforcer de décrire, tout à la fois dans le cadre d’une conception transcendantaliste continentale de la science comme discours d’objet, et dans le cadre d’une conception analytique anglo-saxonne de l’objectivation logique, la part que prend nécessairement l’interprétation dans la rationalité scientifique.

69Il est pour moi évident qu’une telle reconsidération de ce que j’appelais au début de l’article « économie d’interdéfinition » convenue est la clef d’un accès plus juste et plus intelligent à tous les problèmes qu’évoque l’argument proposé pour ce numéro spécial. Si elle est prise au sérieux, en particulier, elle peut avoir la vertu de désamorcer de mauvaises guerres, ou de mauvaises polémiques : il n’est en général pas nécessaire de mettre en branle contre la science normale les logiques alternatives des sciences humaines, le réductionnisme anthropologique de la sociologie des sciences, ou l’irréférentialisme foncier de l’esprit esthétique pour « sauver » la science de son absence de pensée. Il suffit de comprendre la science pour la pensée qu’elle n’a jamais cessé d’être, et qui l’a toujours distinguée d’une pure œuvre déterminative.

70Mais j’aurais envie de conclure en méditant quelque peu sur le rôle de la philosophie dans cet arbitrage, rôle qui, d’ailleurs, faisait déjà l’objet de mon questionnement dans l’introduction.

71On doit, à mon sens, distinguer deux façons d’en user avec la philosophie, de concevoir sa tâche, toutes deux illustrées au cours des siècles par de grands noms, de grandes œuvres, à vrai dire parfois les mêmes.

72D’une part, on peut estimer que la philosophie vise, à propos de tout sujet et dans le cadre de tout langage, à dire ce que nous fait ce que nous faisons, à prononcer la distinction de ce qui est important et de ce qui ne l’est pas, de ce qui est final et de ce qui ne l’est pas, de ce qui est requis et de ce qui ne l’est pas. J’ai envie d’appeler philosophie du sens la philosophie ainsi entendue, le génitif étant en l’occurrence à la fois subjectif et objectif : cette philosophie énonce, décrit, étudie, caractérise le sens, autant qu’elle l’agit, le décide, qu’elle s’ajoute dès que nécessaire à la vie non philosophique pour faire sens.

73D’autre part, on peut estimer que la philosophie vise à dire quelque chose de ce qui est, quelque chose qui résiste à l’épreuve de la révocation en doute par les autres discours prétendant à ce qui s’appelle donc la vérité. L’enjeu est d’en savoir toujours plus, de façon plus garantie. On juge alors que la philosophie est engagée dans la recherche de la connaissance, et qu’elle promeut et détermine donc des objets au même titre que la science, notamment ceux-là mêmes que la science est appelée à prendre en charge, à sa manière mais en collaboration avec elle. On devrait appeler philosophie de l’Être la philosophie dans cette seconde guise, mais le malentendu historique rend préférable de la baptiser philosophie de la théorie.

74Quelle était la philosophie qui parlait, dans ce qui précède?

75J’ai envie de répondre que c’était la philosophie transcendantale, esquivant apparemment la difficulté.

76Mais cette réponse n’est pas absolument dérisoire. L’entreprise kantienne est très évidemment un effort pour articuler de manière essentielle la clairvoyance d’une philosophie de la théorie et la responsabilité d’une philosophie du sens. D’instaurer un mode d’évaluation, de jugement, d’interrogation qui fasse de la philosophie de la théorie la bénéficiaire de la philosophie du sens, et renouvelle du même coup la rationalité et la science elles-mêmes, ultimement du point de vue de leur place dans le monde humain. La reprise husserlienne du propos transcendantal a confirmé cette « stratégie du transcendantal » au-delà de toute espérance.

77La discussion que j’ai menée ici sur l’objectivation dans les sciences s’intègre à l’entreprise transcendantale ainsi définie. L’originalité à laquelle elle prétend est de nouer l’analyse transcendantale avec l’herméneutique. Il me semble en effet de plus en plus incontestable que la pensée transcendantale des savoirs est sans force, sans profondeur et sans prise sur l’épaisseur technique des discours visés, si elle se refuse à ressaisir sous l’angle herméneutique ses propres catégories et opérateurs.

Notes

  • [1]
    E. Kant, Critique de la Raison pure [1781, 1787, traduction Tremesayquis et Pacaud], PUF, 1971, p. 117.
  • [2]
    Ibid., p. 117–118.
  • [3]
    Ibid., p. 122.
  • [4]
    Cf. J. Petitot, « Actuality of Transcendental Æsthetics for Modem Physics », dans !.. Boi, D. Flament, J. M. Salanskis (eds), 1830–1930 : A Century of Geometry, Heidelberg Springer Verlag, New York, Berlin, 1992.
  • [5]
    J.-M. Salanskis, « La mathématique de la nature et le problème transcendantal de la présentation », dans Le temps du sens, Orléans, Éditions HYX, 1997.
  • [6]
    P. A. Heelan, Space-Perception and the Philosophy of Science, University of California Press, Berkeley, Los Angeles, 1983.
  • [7]
    Cf. V. Descombes, Grammaires d’objets en tout genre, Éditions de Minuit, Paris [1983], notamment p. 68-69.
  • [8]
    Une seconde fois pris ici comme prototype. Mais d’autres auraient pu être choisis, comme par exemple l’amoureux…
  • [9]
    W. V. O. Quine, Relativité de l’ontologie et autres essais, Aubier-Montaigne, Paris, 1969, p. 13–37.
  • [10]
    Ibid., p. 39-81.
  • [11]
    Cf. J. Rajchman, C. West, La pensée américaine contetnporaine, PUF, Paris, 1991, p. 83.
  • [12]
    W. V. O. Quine, Le mot et la chose, Flammarion, Paris, 1959, p. 65.
  • [13]
    W. V. O. Quine, Relativité…, op. cit., p. 46.
  • [14]
    Voir « L’embrigadement », dans W. V. O. Quine, Le mot et la chose, op. cit.
  • [15]
    Cet énoncé est en même temps présenté, dans W. V. O. Quine, Le mot et la chose, op. cit., sur un mode essentiellement cognitif. C’est pourquoi la thèse soutenue par Quine dans « L’épistémologie devenue naturelle », dans W. V. O. Quine, Relativité…, témoigne de la cohérence de sa pensée.
  • [16]
    Ce qui est un anglicisme puisque LPC abrège lower predicate calculas.
  • [17]
    Cf. R. Langacker, Foundations of Cognitive Grammar, Standford University Press, Standford, 1987, p. 189-194.
  • [18]
    Comme d’aillleurs pour le premier Putnam. Voir H. Putnam, « Model and reality », dans The Journal of Symbolic Logic, vol. 45, n° 3, sept. 1980.
  • [19]
    W. V. O. Quine, Relativité…, op. cit., p. 57.
  • [20]
    Cf. à ce sujet J.-M. Salanskis, « Le destin du modèle de Cantor-Dedekind », dans J.-M. Salanskis et H. Sinaceur (éds), Le labyrinthe du continu, Springer France, Paris, p. 190-212 et J.-M. Salanskis, « Platonisme et philosophie mathématique », dans M. Panza et J.-M. Salanskis (éds), L’objectivité mathématique, Masson, 1995, p. 179-212, et enfin J.-M. Salanskis, Le constructivisme non standard, Lille, PUF, 1999.
  • [21]
    W. V. O. Quine, Relativité…, op. cit., p. 61.
  • [22]
    Ibid., p. 63.
  • [23]
    Ibid., p. 37.
  • [24]
    Cf. T. K. Seung, Structuralism and Hermeneutics, Columbia University Press, 1982, p. 198-212.
  • [25]
    Cf. H. G. Gadamer, Vérité et méthode, Seuil, Paris, I960, p. 124–130.
  • [26]
    Voir par exemple H. Putnam, Définitions. Pourquoi on ne peut pas « naturaliser » la raison, Éditions de 1 Éclat, 1992, p. 32–42.
  • [27]
    27. Cf. R. Langacker, Foundations of Cognitive Grammar, vol. II, Standford University Press, Standford, 1991, p. 426–428.
  • [28]
    W. V O. Quine [1959], Le mot et k chose, op. cit., p. 61-62.