Les ailes du Petit Bossu. A la manière d'un midrash

1Pourquoi moi ?

2Pourquoi m’avoir choisie pour honorer son œuvre, sa pensée, son exceptionnelle intégrité et générosité ?

3Moi qui suis à peine préparée philosophiquement pour entrer de façon exigeante et sans compromis – la seule façon qu’elle admettait – dans des sujets qui croisent mes préoccupations et mes obsessions ; mais justement, ils ne font que les croiser.

4Cette question du « pourquoi moi ? » m’a longuement taraudée. Et je vous prie d’excuser ce détour par ce préalable sans doute un peu trop personnel. Il est constitutif de ce pourquoi je suis ici aujourd’hui.

5Comme j’ai placé mes quelques paroles sous le signe narratif du midrash, « A la manière d’un midrash », je dirai d’emblée, comme pour mieux souligner l’injonction affectueuse et sans appel qui ourdit le « pourquoi moi ? », hi nenni. En hébreu, cela signifie « me voici ». Dans la tradition biblique et talmudique, il s’agit d’une formulation ultime, indissociable de celui ou celle qui la prononce, profère ou écrit, usitée pour convoquer une altérité qui se doit de répondre à cette dimension d’élection et de responsabilité imposée du dehors. Volonté qui ne se discute pas ; convocation à laquelle on ne peut déroger ; appel qui est comme la trace d’une relation – d’une amitié inconditionnelle. Hi nenni, chère Françoise. Non pas que mon questionnement, mon « pourquoi moi ? » devienne subitement inutile, artificiel, en trop, mais il arrive à présent après ; après que je me sois présentée à ton appel impératif; à l’appel d’une voix dont je sais dans mon for intérieur que c’est la voix d’une authentique amie.

6Ne pas déroger au choix de Françoise Proust. Ne pas déroger à ce qu’elle a formulé. Au Collège international de philosophie, ce lieu profondément habité d’amitiés et de complicités intellectuelles indéfectibles, la voix de Françoise Proust est parmi celles qui ont donné aux mots amitié et singularité une résonance toute d’exception et d’excellence. Le programme consacré à l’hommage à Françoise Proust prend soin de préciser que les interventions peuvent se concevoir comme une manière de prolonger un dialogue privilégié avec son œuvre ou un aspect de son œuvre.

7J’ai souhaité poursuivre cet incessant questionnement que sa pensée et ses écrits suscitent en évoquant deux thèmes chers à Françoise et dont nous parlions souvent. L’un d’entre eux apparaît comme une figure quasi iconique, une figure récurrente qui, dans son livre L’histoire à contre-temps[1], est le paradigme même de la question du temps chez Walter Benjamin. Ce sont les figures du Messie et du Petit Bossu. L’autre thème apparaît en filigrane dans ce même livre de façon tout à fait étonnante et imprévisible. Il occupe quelques rares pages, trop rares au regard de l’extrême subtilité grâce à laquelle il entre en collision avec les affects d’attente qui paysagisent l’horizon messianique, la tristesse qui accompagne cet horizon, une manière de chant, une manière de plainte, une manière de penser une temporalité historique sur un mode incantatoire que le philosophe cantile, psalmodie, à contretemps, à contre tempo. Je veux parler de la musique.

8Françoise Proust aimait la musique, passionnément. Elle aimait l’entendre, chez elle, au concert. Elle aimait en parler, discrètement, librement, allant jusqu’au bout de sa perception, de sa résistance à ne pas céder à une écoute trop immédiatement accessible par l’ouïe. Elle entrevoyait dans la musique, dans l’expérience du musical à l’état de réception, me semble-t-il, une puissance pré-philosophique ; des allégories conceptuelles chargées d’une force d’intrusion, de retournement capable d’interrompre le flux du langage.

9

« La musique n’est pas, en effet, l’expression de l’inexprimable, mais la vibration qui naît de l’interruption de l’expression : la plainte s’exhale de cette interruption. Cette plainte, comme le disait Benjamin, est ambiguë, nécessairement ambiguë : elle dit à la fois le malheur et le bonheur du langage, elle se plaint et de ne pouvoir parler et de devoir parler. » [2]

10Est-il besoin de préciser que ma dette envers Françoise Proust est grande ? Grâce à elle, j’ai remonté des formes de filiations diachroniques et insolites qui, de Benjamin à Maïmonide, en passant par Gershom Scholem, Franz Rosenzweig et Emmanuel Levinas, m’ont permis de saisir la dimension à la fois temporelle et poétique qui unit ou sépare un texte du midrash évoquant l’attente du Messie, d’un texte de Benjamin par exemple. Grâce à elle, grâce à Françoise Proust, j’ai retrouvé sans l’avoir jamais perdu ce sentiment d’une mélancolie abyssale propre à la musique, et ce lien fécond, originel, qui met en présence le philosophe et le musicien, dans un mouvement à la fois antagonique, mimétique, adverse et cependant indissociable. Grâce à elle, j’ai écouté autrement ce que je croyais connaître. Cela constituait une véritable interrogation pour Françoise. Je me souviens encore – mi ricordo. Nous parlions de Schumann notamment, et plus tragiquement, à l’occasion du dernier concert auquel elle assista à la Cité de la musique. Ce soir-là, des œuvres de György Kurtag étaient inscrites au programme. Je me souviens de notre discussion autour d’un compositeur qui a fait de l’aphorisme et du fragment le principe même d’une allégorie en abyme, d’une narrativité mutique. Il lui importait davantage de savoir comment j’écoutais plutôt que comment je comprenais.

11En lisant et en écoutant encore la voix de Françoise Proust, c’est de la plainte que je voudrais vous parler. De cette plainte bicéphale, à deux têtes, comme l’Angelus Novus de Paul Klee, tableau que commente Walter Benjamin, cet ange à deux têtes qui regarde simultanément vers le passé et l’avenir. C’est de cette plainte en deux temps et à deux visages que je voudrais vous parler sur le mode du midrash, et non pas d’un commentaire stricto sensu philosophique. Autrement dit, sur le mode narratif d’une histoire à interpréter, qui peut le cas échéant s’éloigner momentanément du texte ; qui peut le cas échéant se l’approprier. Le midrash en tant que modalité de lecture et d’écoute. Entre le récitatif et l’aria.

12

« C’est à la loi du temps qui fait se retourner tout sens (toute direction, toute signification, toute situation) en son contraire que préside le "Petit Bossu" […].» [3]

13Une loi du temps renversable ; le Petit Bossu est une allégorie du destin que Benjamin emprunte à un conte populaire allemand. Le Petit Bossu est un gnome au bonnet pointu et au regard perçant. Une figure spectrale et fantomatique, parce qu’il rôde autour de ruines et qu’il prophétise une destruction à venir. Françoise Proust tire l’interprétation du Petit Bossu vers une allégorie du temps synonyme d’oubli et de paradis à jamais perdu.

14

«… l’ombre portée de l’enfance qui, avec le temps, est vouée à l’oubli, à un double oubli : l’enfance se quitte, se "dépasse" (premier oubli) et elle se refoule, s’efface (deuxième oubli) » [4].

15L’oubli que commente Françoise Proust est de nature mélancolique. Il creuse le thème de l’enfance sur un tas de ruines, sur un tas de débris. Cependant, l’enfant ne sait ni regarder, ni écouter. Il vit dans un temps sans chronologie, entropique. L’enfant, y compris lorsqu’il rêve, y compris lorsqu’il ne reconnaît pas le spectre du Petit Bossu qui lui colle au dos, demeure ignorant des catastrophes qui l’engloutiront.

16

« […] s’il succombe aux sortilèges destructeurs de l’avenir, c’est parce que précisément, il ne se sera jamais retourné sur lui-même, et qu’il n’aura jamais vu, telle est l’innocence diabolique des rêves, son ombre portée, "l’écriture invisible qui annotait le texte". » [5]

17Or, ceci, cette manière d’écriture absente, d’ombre derrière le dos, est la condition du temps. Benjamin utilise le mot loi : ceci est la loi du temps. Une loi rivée au présent qu’un aphorisme de la tradition rabbinique célébré successivement par les Rabbi Israël et Rizhin associe à l’avènement d’un monde sans représentation. La loi du temps serait, selon les propos rapportés par Gershom Scholem, l’utopie « d’un monde messianique, qui sera un monde sans image, dans lequel il n’y aura plus de comparaison possible entre l’image et ce qu’elle représente » [6].

18Cette utopie de la rédemption messianique, opposée à la restauration du monde, se retrouve dans la tradition mystique juive, chez les kabbalistes et les hassidim. Elle se retrouve essentiellement dans la conviction qu’ils eurent de manière décisive du caractère absolument imminent et paradoxal du temps et du pressentiment d’un temps à venir, qui est déjà peut-être présent, sans jamais être sûr de ce que Françoise Proust envisage comme « le trop tôt du rêve vécu qui se retourne en trop tard du cauchemar éveillé » [7]. Intrusion d’un temps dans le temps, allégorie de cette intrusion et allégorie du pressentiment de cette intrusion. L’enfant pressent que « à même le présent, un "passé en soi" doublait et annotait le texte, et reviendrait hanter tous les présents à venir. D’où serait venu, sinon, le bonheur de l’enfant au cœur même de sa mélancolie ? » [8].

19Aveu pour Françoise Proust que l’allégorie de l’oubli dans la figure du Petit Bossu est la condition du retour. Une fois perdue, l’enfance, à savoir le passé, l’histoire, la préhistoire, revient. Et elle revient, nous dit Françoise Proust, « chanter » par-dessus le seuil du siècle. Elle revient chanter une rengaine, une forme de comptine, ce que Deleuze aurait peut-être entendu comme le paradigme même de la ritournelle.

20

« Ô mon enfant chéri, je t’en prie
Prie aussi pour le Petit Bossu ! »

21Rappelons-nous, Benjamin parodiant Kafka décrit la manière dont les exclus, les rejetés, les sans voix, sans parole et sans mémoire demandent justice au tribunal de l’histoire.

22

« Il s’agit de représenter l’histoire comme un procès dans lequel l’homme, en tant, en même temps, que mandataire de la nature muette, porte plainte contre la création et la non venue du Messie promis […]. La cour n’ose avouer son indécision : aussi de nouvelles plaintes comme de nouveaux témoins ne cessent d’arriver. […] A la fin, tous les juges s’enfuient, seuls restent en place le plaignant et les témoins. » [9]

23Il y a plainte – au sens musical du terme – que l’on dépose au tribunal, et il y a chant, il y a la prière :

24

« Ô mon enfant chéri, je t’en prie
Prie aussi pour le Petit Bossu ! »

25L’un est l’autre ; l’un et l’autre scellés dans une même indécision équivoque. Ce Petit Bossu que décrit Kafka habite notre habitus temporel. L’écrivain le présente sous les traits d’un habitant

26

« de la vie déplacée, il disparaîtra à la venue du Messie dont un grand rabbin a dit qu’il ne veut pas transformer le monde par la violence, mais simplement le remettre un peu à l’endroit » [10].

27Dans la tradition midrashique, lorsque l’homme est en situation de plainte, lorsqu’il implore, lorsque la prière seule ne monte pas suffisamment au ciel parce qu’elle n’est pas assez partagée, la plainte figurée par la prière passe le relais aux larmes. La prière se fait larmes et accède ainsi à une vocation plaintive. Celle-ci est identifiée à l’innocence, à la puissance de la sincérité de la demande. Or, selon les textes appartenant notamment à la tradition mystique, l’utopie de la rédemption messianique, la venue du Messie lui-même doit se produire dans des circonstances absurdes, paradoxales. On trouverait difficilement expression plus plaintive, plus mélancolique et litanique que cet aphorisme inscrit dans le Zohar et que cite un certain Benjamin Zlasitz en 1816 : « Le Messie ne viendra pas avant qu’Ésaü n’ait versé toutes ses larmes. » [11]

28Nombreuses sont les conditions envisagées pour la venue du Messie. Pourquoi le Messie serait-il une personne ? Il se pourrait qu’il soit une porte qu’il faut simplement pousser – métaphore benjaminienne que commente Françoise Proust. Nombreux sont les cas de figure, mais celui des pleurs d’Ésaü demeure le plus surprenant. Scholem précise que ces larmes-là sont celles que, selon la Genèse (chap. 27 et 38), Ésaü versa au moment où Jacob le trompa et rusa avec lui afin d’obtenir la bénédiction d’Isaac. Support herméneutique, symbolisation métaphorique de la manière dont se met en place l’historicité généalogique grâce à laquelle, à l’issue de laquelle le Messie devrait se présenter. Dans le texte de Walter Benjamin dont parle Françoise Proust, il n’est question que d’un seul Messie. Cependant qu’il est préalablement précédé par l’imagerie du Petit Bossu, et qu’en dernière analyse, le Petit Bossu serait une métonymie narrative, voire midrashique du Messie. L’un se plaint, il figure la mélancolie de la venue à venir ; l’autre prie, il intériorise l’horizon messianique.

29

« Entre le Petit Bossu et le Messie, entre l’ange-guerrier et l’ange-enfant, nulle différence, sinon un tour de plus ou de moins, un tour ou un "coup de main", un coup de pouce ou un coup de poing. » [12]

30Or, dans la tradition juive, il n’est pas question d’un seul Messie. Benjamin me semble-t-il ne pouvait l’ignorer. Il est question de deux Messies. Plus encore, l’écart est très prononcé entre l’importance supposée de l’idée de Messie et sa clarification. Entre l’approche rationaliste spécifique à Maïmonide, les figures mystiques de la Cabale ou encore les éléments souvent apocalyptiques du Talmud, la diversité est flagrante et fait éclater la notion de clarification et de transparence. Cet écart d’interprétation favorise, suscite même la non-centralité temporelle de l’utopie de la venue du Messie. Il y aurait autant un trop tôt, qu’un trop tard. Le Messie peut venir, comme advenir, comme revenir. Il est en effet celui par qui intervient le redressement. Celui grâce à qui la bosse du Petit Bossu cesse d’être une image de destin et par conséquent de fatalité.

31

« Il n’y a en effet pas plus d’époque que de communauté messianique, écrit Françoise Proust, qu’elles soient posées à l’origine, à la fin ou même au milieu du temps. Il n’y a pas d’état messianique donné ou promis, il n’y a pas d’histoire messianique ; au contraire, seul ce qui coupe, suspend ou interrompt l’histoire présente quelque chance messianique. » [13]

32Le drame messianique n’est pas un accomplissement. Une porte ne donne pas accès à un territoire, d’autant que, et Kafka insiste sur ce point, nous sommes invités à favoriser la venue du franchissement de la porte dans les mêmes temps et mouvements où il nous est interdit de l’ouvrir.

33

« Or, précise Françoise Proust, une porte n’est ni un porche ni une arche : elle ne garde rien, elle ne préserve ni ne réserve aucun secret, aucune vérité. Certes, elle s’ouvre et se ferme sur du "caché" : elle se ferme pour cacher et s’ouvre pour révéler. Mais toute la question est de déterminer l’essence du "cacher". » [14]

34La polysémie messianique est donc principe de cachement et de révélation.

Ou bien… ou bien…

35Là où se tient l’imagerie du Petit Bossu, la pensée s’éprouve, laissant ouverte la porte indiscernable d’une révélation ou d’une présence qu’elle cache ou qu’elle abrite. La fiction d’ouverture de cette porte, de franchissement d’une frontière virtuelle, implique un « pas au-delà » [15], indissociable de celui qui franchira le seuil de cette porte. Dans la téléologie benjaminienne, l’idée même de franchissement s’éprouve au regard d’une représentation messianique de l’histoire. La métaphore de la porte y est comme magnifiée. Une figure d’exception où la valeur de temps peut se concevoir dans l’instant où l’événement surgit. « Chaque seconde est la porte étroite par laquelle peut passer le Messie » (Walter Benjamin). Le Messie est un événement, absolument singulier. Son avènement implique l’interruption immédiate de l’histoire. Celle-ci s’arrête, tétanisée qu’elle est par une force d’intrusion à laquelle elle ne peut résister. Cette intrusion est unique. Elle n’arrive qu’une fois. Cette intrusion est inouïe. Ce qui signifie que l’on ne connaît pas la nature de son bruit, de son bruissement, des résonances acoustiques qu’elle emporte avec elle. On ne connaît pas son il y a. Il se pourrait ainsi, à cause de cette méconnaissance, qu’elle ne soit pas entendue au moment où elle se manifeste. C’est pourquoi elle se situe très exactement au passage tragique du « trop tôt » ou du « trop tard ». De sorte que le juste moment est toujours absent, et par conséquent toujours attendu.

36J’associe volontiers, de manière purement allégorique, l’impossibilité de Walter Benjamin à temporaliser la figure du Messie qu’il met en œuvre dans ses textes, à la tradition juive, à autre Benjamin, fils de Jacob, dont le récit biblique dit de lui qu’il n’est né ni en exil, ni en terre d’Israël. Où donc serait-il né ? Quel est ce lieu indéterminé que l’on ne peut nommer géographiquement. L’identité de Benjamin, fils de Jacob est précisément d’être né ailleurs que dans un lieu fixe. Comme si le salut ne pouvait se présenter que dans une situation non close. Or, Benjamin est né sur le chemin, dit-on. Sur la frontière. Et non sur un chemin ou une frontière. C’est pourquoi, chaque fois qu’il est question de salut, son nom est évoqué. L’hypothèse messianique c’est le non-lieu. Autrement dit, l’utopie. Rappelons-nous, la métaphore de la porte chez Benjamin. Le Messie est une porte. Il est ce qui sépare le lieu du non-lieu. Allégorie de la porte comme seuil, comme frontière, comme franchissement des décombres de l’histoire en direction d’un événement qui pourrait bien être cette promesse d’utopie que d’aucuns appellent le Messie. Léon Askénazi évoque dans La parole et l’écrit un commentaire de la Bible expliquant que Benjamin est par définition celui qui jamais ne se prosternera, parce que, « descendant de Jacob, il est né après que Jacob eut rencontré Ésaü et que Jacob eut fait prosterner ses enfants devant Ésaü » [16]. Léon Askénazi en déduit que Benjamin est un représentant de la chance, « une dernière chance » écrit-il, « et l’on ne sait à laquelle des deux tentatives, celle de Juda ou celle de Joseph, elle pourra profiter » [17]. C’est la loi du temps qui préside, et à la tentative et à la venue. Mais cette dernière est contiguë à un schisme, le choc du présent avec le maintenant. Le maintenant de Benjamin fils de Jacob, et le Walter Benjamin, fils d’une tradition dont il remonte philosophiquement la source en inclinant son interprétation vers ce que Françoise Proust appelle « l’histoire à contretemps ». Benjamin et Benjamin à contre lieu et, par conséquent, à contre temps ; à contre territoire et à contre date ; à contre espace et à contre présence. C’est le contre attente qui définit la force d’intervention du Messie. Ce contre attente ne se soumet pas à la tyrannie de l’histoire. Il la prend à rebours du sens dans lequel elle négocie sa légitimité. Il la retourne en toutes lettres. Seule une humanité délivrée par l’interruption du sens de l’histoire est en mesure de citer chaque moment de son passé, de se retourner sur lui et d’en faire une « citation à l’ordre du jour » [18].

37Dans Enfance berlinoise[19], Walter Benjamin, se situant clairement dans une perspective agnostique athée, voire même dans ce que nous pourrions appeler une forme d’athéisme mystique qui reste à déchiffrer, raconte ce que fut son enfance, lorsque au seuil du XXe siècle, encore tout baigné d’un xixe siècle éreinté auquel il appartenait, il tenta de réunir ses souvenirs pour en libérer une force de nature messianique. En répondant aux attentes du passé, Benjamin donne la parole à ce présent historique qui semble psalmodier les ruines d’un temps, d’une mémoire assimilée à l’enfance. Il y aurait comme une plainte transmise resurgissant avec toute la force de l’« actualisation », à savoir la plainte de l’histoire déchirée par l’événement. Mais comment faire vivre la plainte ? Comment la faire entendre ou comment l’écouter ? De même que Benjamin pensait que : « Faire date, ce n’est pas intervenir passivement dans la chronologie, c’est brusquer le moment », on pourrait avancer que « faire plainte », c’est entendre dans le creux de l’histoire une suspension des mélancolies et douleurs amassées, et c’est en restituer un temps juste – une manière de tempo de l’histoire et du souvenir qui naît de l’interruption du langage. Là où la plainte passe, le langage se retire, il s’efface, le temps d’une « petite phrase » comme disait Marcel Proust. Tout événement s’écrit, toute plainte s’exhale, manifeste sa résonance d’être, se délivre en éteignant le sens, en lui opposant l’expression même du sentiment, à l’état pur, à l’état présent, à l’état qui passe. C’est la loi de la plainte que de vouloir retourner tout sens. De même que Benjamin accède à l’avenir à reculons, la plainte atermoie le passé dans l’événement qui fait date. D’où l’analogie du Petit Bossu [20], allégorie de mémoire et d’oubli, de ruines et de temps confondus. Il porte sur son dos la bosse du destin. Il est un nain, une sorte de contraction de temps derrière laquelle il s’efface. Sauf que l’oubli qu’il transporte comme une scorie creuse l’enfance et prépare en sourdine, mezza voce, les catastrophes à venir qui engloutiront les rêves d’enfant. Les rêves, mais non pas la plainte. Car de ces rêves engloutis surgit précisément un chant, à la fois funèbre et rédempteur, une remémoration du passé pareille à une petite mélodie, une ritournelle, ou encore, une prière qui se candie bouche fermée, bouche susurrée, une nouvelle fois :

38

« Ô mon enfant chéri, je t’en prie
Prie aussi pour le Petit Bossu ! »

39Et Franz Kafka de commenter, tel un écrivain talmudiste :

40

« Le petit bonhomme est l’habitant de la vie déplacée, il disparaîtra à la venue du Messie dont un grand rabbin a dit qu’il ne veut pas transformer le monde par la violence, mais simplement le remettre un peu à l’endroit. » [21]

41Comme si la figure allégorique du Petit Bossu rejoignait d’un coup de bosse la présence immanente du Messie. Comme si la bosse attestant l’authenticité du Petit Bossu se redressait sous l’effet de la levée du devenir, ce moment si névralgique où l’histoire fait entendre et résonner sa plainte. La bosse est le gardien et la mémoire d’une temporalité non chronologique, ahistorique, comme on dirait asociale, comme l’est le chant, la plainte, la mélancolie du musical. Cependant que « tout instant est la porte étroite par laquelle peut entrer le Messie » (Benjamin), la plainte s’infiltre et peut surgir à chaque instant, à chaque porte, tout en demeurant toujours à venir, ou toujours dans le resouvenir. Le Petit Bossu est un messianisme à l’endroit, un nom propre, la bosse que l’on caresse pour se porter bonheur, pour faire advenir une temporalité interceptée, une histoire à contre chronologie. Petit Bossu qui passe partout, nous colle au dos et dont on ne peut se débarrasser tant les rêves d’enfant, ignorant des catastrophes, sont l’ombre portée du destin. Un contrepoint de temps. Deux voix qui se filent, celle du passé et du présent, celle du Petit Bossu et du Messie, l’innocence et le savoir. La plainte ne définit ni une date ni la nature d’un événement, mais une écoute, un arrêt sur l’histoire, un destin surpris par une pause ; la venue elle-même.

Benjamin, maintenant

42Quel Messie est convoqué au Tribunal de l’histoire ? Le Messie descendant de Joseph, celui qui prie ; ou le Messie descendant de David, celui qui chante et qui accompagne instrumentalement sa plainte, toujours adressée à Dieu ? Ce détour par le judaïsme est nécessaire. Le temps historique propre au judaïsme est précisément celui que scande la venue du Messie dont la double figure a ouvert la voie(x) à une typologie binaire du salut, de la Justice, dans l’exacte lignée indiquée dans le Talmud. Celle-ci envisage la victoire sur les mauvais penchants, soit par la destruction (lignée de Joseph), autrement dit la ruine, l’allégorie du Petit Bossu, soit par la transsubstantiation (lignée de David), à savoir, la révélation, ce que Françoise Proust appelle, dans une tout autre perspective que celle que j’évoque, « l’image fugitive d’un monde à l’endroit ». Le mode de représentation herméneutique met en parallèle dans la tradition juive Joseph incarnant la justice rigoureuse, et David incarnant le repentir. Ce sont les chants de David qui ont rendu possible le devoir de repentir. Or, pour la sagesse talmudique, là où se tient le repentant, ne peut se tenir le juste. Et par glissement analogique, là où se tient le Petit Bossu, ne peut se tenir le Messie. Le pouvoir de transformation de ce dernier est étranger à la notion de péché. C’est pourquoi il échoue dans sa lutte contre le mal. La typologie des deux Messies s’articule aussi sur le mode négatif/positif, l’imagerie de la ruine étant présente en filigrane dans le chant. Joseph domine l’instinct du mal par ce qu’on appelle en hébreu des Mitzot ; en cela il est un Tzadik. Par la voie(x) de la prière, il rejoint le Din (la Justice). C’est par la voie(x) de la grâce que David rejoint cette idée du Din ; une grâce incompatible avec la violence du monde et des éléments naturels. En cela, David est un hassid. C’est pourquoi, dans cette logique binaire, Joseph meurt. Il doit mourir, car il est un chef de guerre qui sacrifie sa vie au combat. Chef de guerre et enfant qui fait des rêves dans lesquels il pressent un horizon à venir dont il lui revient le mérite de déchiffrer et d’interpréter le message. Cet enfant-là doit mourir :

43

« L’enfance se quitte, se "dépasse" (premier oubli) et elle se refoule, s’efface (deuxième oubli). » [22]

44Joseph, comme l’enfance, règne temporairement, en dehors d’Israël, en Egypte. La Genèse ne nous parle de son règne sur ses frères qu’au moment de son premier rêve, déjà pressentiment prophétique. Le Juste Joseph a un cœur ferme et transparent. Tout comme l’enfant, il est « ignorant des catastrophes qui l’engloutiront » [23]. David a un cœur de chair, comme le pieux (hassid). Il a au-delà de ce qu’exige la Justice. Joseph est dans l’exil. Il est en exil. David est dans le retour, dans la plainte, dans la revenance. L’un représente ce qu’en hébreu on appelle Nefesh (la psyché), l’autre représente le Rouah (l’esprit). Joseph meurt, car, même s’il peut dominer la force d’Esav, le frère jumeau ennemi de Jacob, il ne peut dominer le serpent, source historique d’impureté, de destruction et de fantasmagorie. Gershom Scholem présente Joseph comme une figure de combat qui finit dans l’échec sans pour autant relever de la prophétie d’Isaï attenante au serviteur souffrant de Dieu (chap. 53). « Il est un rédempteur qui ne rachète rien, sur qui seulement se concentre le combat final avec les puissances de ce monde. Sa fin coïncide avec la fin de l’histoire. »

45Il est donc une figure de soulignement du trop tôt ou du trop tard. Il n’est pas le maintenant « de l’attente enfin délivrée » dont parle Françoise Proust ; c’est

46

« le maintenant de l’urgence et de l’impatience qui n’attend pas et emporte le temps dans un tourbillon qui le fauche et l’enfonce comme on enfonce une porte » [24].

47Françoise Proust commente une des formes tragiques du récit messianique tel qu’il est présentifié dans les textes de Benjamin. Pourtant elle n’exclut pas l’autre présence, celle de la plainte. Elle n’exclut pas que toute époque, en ce qu’elle a de meilleur, « rêve la suivante » – citation de Michelet placée en épigraphe à un paragraphe de Paris, capitale du XIXe siècle.

48Encore un mot sur la musique. L’amorce d’une réponse serait dans la plainte, « à même la plainte » [25]. Analogie de la musique et de la tristesse, de la musique et de la mélancolie, de la musique et du souvenir à chaque fois différé d’une attente : la plainte.

49Je me suis souvent demandée pourquoi Françoise Proust écoutait dans la musique comme une quintessence de la tristesse. La plainte vouée à venir, à advenir ou à revenir. C’est le paradigme même de la figure de revenance. C’est la figure de l’interruption et peut-être de l’interruptif, une diachronie inexprimable inscrite dans la temporalité du récit. La plainte qui appelle la plainte, qui la supplie de revenir. Par quoi est-elle contrariée, « empêchée » selon l’expression de Françoise Proust ? Par le langage.

50La plainte musicale supplie le son de revenir, de faire taire la rationalité du langage. Elle le hèle [26] ; elle veut se délivrer du sens dans le but de résister contre la dissolution mortifère de la destruction et de ce qui a été perdu.

Notes

  • [1]
    Éditions du Cerf, Paris, 1994.
  • [2]
    Ibid., p. 93.
  • [3]
    Ibid., p. 174.
  • [4]
    Ibid., p. 175.
  • [5]
    Ibid, p. 176.
  • [6]
    Cf. Le messianisme juif, essais sur la spiritualité du judaïsme, traduit par Bernard Dupuy, éd. Caltnann-Lévy, Paris, 1974, p. 65.
  • [7]
    Loc. cit., p. 176.
  • [8]
    Ibid.
  • [9]
    Cité par Gershom Scholem dans Histoire d’une amitié, traduit par P. Kessler, éd. Calmann-Lévy, Paris, 1981, p. 168-169.
  • [10]
    Cité par Françoise Proust, loc. cit., p. 177.
  • [11]
    Cf. Gershom Scholem, Le messianisme juif, p. 65.
  • [12]
    Cité par Françoise Proust, loc. cit., p. 177.
  • [13]
    Ibid., p. 178.
  • [14]
    Ibid., p. 179.
  • [15]
    Maurice Blanchot.
  • [16]
    Textes réunis et présentés par Marcel Goldmann, éd. Albin Michel, Paris, p. 356.
  • [17]
    Idem.
  • [18]
    Cf. Walter Benjamin, Paris, capitale du xixe siècle, traduction J. Lacoste, éd. du Cerf, Paris, 1989, p. 41.
  • [19]
    In Sens unique, précédé d’Enfance berlinoise, éd. Les Lettres nouvelles.
  • [20]
    Das bucklichte Männlein.
  • [21]
    Cf. Gesammelte Schriften, éd. R. Tiedemann et H. Schweppenhäuser, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1991, tome II, p. 432.
  • [22]
    Françoise Proust, loc. cit., p. 175.
  • [23]
    Ibid., p. 176.
  • [24]
    Cf. L’histoire à contretemps.
  • [25]
    Ibid., p. 92.
  • [26]
    Françoise Proust emprunte l’expression de Pascal Quignard dans La leçon de musique.