Introduction. De la traversée : raconter des expériences, partager le sens

In mémoriam Joséphine Ndengue Bidima

1On ne peut entrer en philosophie comme dans la vie que mêlé à une histoire qui nous précède et empêtré dans des histoires qui se tissent autour et sur nous. Des histoires où l’on sonde nos propres constitutions et situations, des histoires où l’on démêle des récits intriqués qui nous portent et transportent vers un ailleurs, des histoires que nous devançons par nos audaces et qui nous rattrapent, des histoires finalement qui se conjuguent au conditionnel tant leurs ruses tirent la langue à nos catégorisations hardies. Nous avons donc besoin, en tant qu’êtres historiques, de nous raconter des histoires sur le vrai, le beau, le bien, l’identité, l’altérité, l’absolu, la valeur et la finalité. Nous avons aussi besoin, en tant que philosophes, d’afficher la gravité de notre fonction et de notre interrogation en faisant comme si nos récits sur le beau, le vrai, le bien n’étaient pas les mêmes histoires que les humains se racontent partout pour apaiser d’une part l’inconsistance et l’incompréhension que produit leur utilisation du langage, et d’autre part pour ressouder leur tissu symbolique ! Les considérations qui suivent racontent comment les philosophies africaines ne naissent, ne se constituent et ne se faufilent dans une histoire ténue que mêlées à des histoires. « Nous racontons des histoires parce que finalement nos vies humaines ont besoin et méritent d’être racontées. » [1] La première histoire qui a été racontée par et sur la philosophie africaine tournait autour de son IDENTITÉ. Ensuite, comme les récits d’une histoire produisent d’autres configurations et connexions à travers de multiples intrigues et qu’ils varient, les récits du paradigme de l’IDENTITÉ ont rendu possible le paradigme de la TRAVERSÉE. Les récits sur l’identité africaine et la spécificité de sa philosophie étaient des discours épidictiques, affirmant des positions, luttant pour recoller les morceaux d’une « mémoire africaine » dont on nous a tant dit que sa crise était contemporaine à la colonisation européenne en Afrique et à l’aventure esclavagiste. Les récits sur la TRAVERSÉE n’affirment pas une identité africaine. Quittant le mode épidictique pour adopter l’ana-treptique – ce discours de retour et de renversement –, le paradigme de la traversée ne dit pas ce qu’est l’histoire africaine ou la philosophie en Afrique, mais dégage leurs dispositions et tente de cerner dans une histoire aux contours ironiques ce qu’être impliqué dans une immanence veut dire. Affirmer des positions, c’est promouvoir le ce à partir de quoi. Cette démarche renvoie aux origines, aux ancrages et à l’établissement dans un lieu aux bornes bien définies. Les premières générations des philosophes africains, dans leurs multiples débats sur l’existence de la philosophie africaine, étaient très soucieux du fameux « ce à partir de quoi », raison pour laquelle les problèmes d’identité (africaine) et d’ancrage ont abouti curieusement à une pauvreté de la pensée de l’altérité. La traversée, a contrario, privilégiant les dispositions, misera sur le « ce par quoi ». À l’ancrage, elle opposera l’excroissance et insistera sur les flous des contacts, les tangages des parcours, et l’ouverture infinie de l’histoire au possible. L’essentiel n’est plus ici de dire ce que l’Afrique a été (d’où on vient), mais ce qu’elle devient (ce par quoi elle passe). Pensée des médiations, réflexion sur les translations, la traversée exprime sur le plan temporel l’inaccomplissement de l’histoire africaine. Les philosophies africaines jusqu’aujourd’hui se sont occupées de promouvoir l’ayant-été, il s’agit maintenant de privilégier le non encore (nondum), comme le dit Ernst Bloch. La promotion du non-encore fait attention à l’imperceptible fugace, à ce qui n’a pas été retenu par l’exégèse officielle de ces philosophies et finalement veut comprendre une histoire qui la com-prend déjà dans ses récits. L’histoire racontée par et sur la philosophie en Afrique s’articule en axes croisés.

I – Identité et mémoire

2Il était une fois un Belge qui avait tellement eu pitié des Africains victimes du dénigrement colonial qu’il s’est cru obligé de leur raconter une histoire en façonnant une philosophie pour eux, taillée sur mesure bantoue (style propre aux Africains des régions équatoriale et australe) : la fameuse philosophie bantoue[2]. Ceux qui devaient bénéficier de cette gratification se scindèrent en deux camps : les récipiendaires fidèles [3] qui, à la suite de quelques philosophes européens [4], s’employèrent à fructifier ce don reçu [5], et les boudeurs qui ne l’acceptèrent pas, le trouvant frelaté, ils le baptisèrent ethno-philosophie [6]. À partir de cette histoire du franciscain belge, naquirent plusieurs autres histoires. La principale fut celle de l’anathème dans la philosophie africaine. Durant plusieurs décennies, les philosophies africaines se posaient en : a) critiques de l’ethnophilosophie au nom d’un concept dit universaliste de la philosophie [7] et, b) en partisans de l’ethnophilosophie devenue dès lors le philosophème par lequel on jugeait qui est vrai philosophe africain ou europhilosophe[8]. Cette histoire de l’anathème avait pour lame de fond deux fardeaux. D’abord, en amont, le fameux « fardeau dit de l’homme blanc » au nom duquel on évangélisa, christianisa en racontant aux Africains l’histoire d’une Raison atemporelle et vagabonde qui voyageait néanmoins dans l’histoire mais dont le site principal était grec. Ce fardeau est celui de l’annonce. Le fardeau de l’annonce est missionnaire (missio traduit l’envoi), raison pour laquelle cette fable d’une certaine naissance de la Raison a été racontée aux colonies et, pour mieux fonder la pertinence de la bonne nouvelle, on imprima des livres et on soutint des programmes qui durent ramener les colonisés à leurs justes proportions. À partir de l’histoire de l’anathème, on a pu dire combien la philosophie occidentale a exclu les Africains de la trajectoire de la Raison [9]. Les Occidentaux se sont tellement repentis de cette exclusion qu’ils admettaient comme philosophie africaine tout ce que les Africains présentaient comme tel. Seulement, on a oublié dans cette histoire de l’anathème d’examiner les ressorts profonds et le fonctionnement de l’anathème chez les philosophes africains. Quels jeux et enjeux se tissent autour et sur leurs discours quand ils parlent non pas les uns aux autres mais les uns des autres ? Qu’est-ce ce qui explique, s’agissant des programmes de philosophie africaine, que ce soit les mêmes noms et textes qui sillonnent les programmes depuis les années 70 et qui racontent la même histoire coloniale aux jeunes générations qui, accablées par des problèmes économiques, ne comprennent pas ce discours sur l’identité africaine ? Une histoire est toujours imbriquée dans une autre, dès lors, au lieu de se cantonner à dire combien les Occidentaux excluent ou ont exclu les Africains de la philosophie, il faudrait aussi raconter comment la critique du mépris colonial est devenue une fixation obsessionnelle chez les philosophes africains, dispensant ceux-ci de faire une autoréflexion qui aurait pu montrer comment ont été effacés ceux qui, philosophes africains, n’ont pas adhéré à la problématique de l’identité africaine à revaloriser. Du coup, on lira l’histoire de la philosophie africaine, non plus comme une histoire des vaincus du colonialisme qui demandent une reconnaissance de leur humanité, mais comme une histoire des vaincus devenus les vainqueurs de leur propre camp. Soyons benjaminien, l’histoire telle que les gros manuels nous la racontent n’est-elle pas autre chose que l’histoire des vainqueurs ? L’histoire (de la philosophie africaine) est aussi celle d’un effacement des noms, Benjamin raconte comment les anciens opprimés en leur sein ont aussi produit l’effacement des noms au même titre que les vainqueurs : « Le sujet de la connaissance historique est la classe combattante, la classe opprimée elle-même. Elle paraît chez Marx comme la dernière classe asservie, la classe vengeresse qui, au nom de la génération des vaincus, mène à son terme l’œuvre de libération. Cette conscience qui se ralluma… dans le spartakisme, fut toujours scandaleuse aux yeux de la social-démocratie. En l’espace de trois décennies, elle parvient presque à effacer le nom d’un Blanqui, dont les accents d’airain avaient ébranlé le XIXe siècle »… [10] Ensuite, le deuxième fardeau est celui du colonisé. Tout acte de langage peut produire des effets illocutoires par lesquels le changement de comportement des interlocuteurs s’opère. La naissance de la Raison grecque, celle de Jésus-Christ en Palestine et de Mahomet en Arabie, une fois annoncées en Afrique ont provoqué deux types de comportement. D’abord, il y eut une autoculpabilisation du colonisé dont la culture et les « Grands Récits » n’étaient pas soutenus militairement et technologiquement. L’autoculpabilisation aboutit à une espèce de haine de soi (Lessing). Ensuite, émergea un comportement réactif: le colonisé oscilla entre un langage d’emprunt pour prouver que la rationalité était universelle, et un langage tribal et très provincial pour prouver qu’il restait authentique et qu’il ne s’était pas laissé corrompre dans la rencontre avec l’autre. La configuration propre du fardeau du colonisé est celle de la preuve. Le fardeau de l’annonce et celui de la preuve vont donc se prédéterminer et se surdéterminer mutuellement. Toute la philosophie africaine écrite des quarante dernières années porte les marques de ces deux fardeaux.

II – Conséquences d’une rencontre…

3Quelle que soit la latitude sur laquelle on se situe, cette rencontre des deux fardeaux a donné lieu à une pensée réactive, larmoyante et boudeuse. Un Africain ne pouvait philosopher sans rappeler l’aventure coloniale, l’esclavage et les traditions. Colonialisme, esclavage et traditions devenaient des cadres a priori de toute diction philosophique africaine. Entre-temps, on a ajouté deux éléments à ce cadre : l’idée du développement et celle de réappropriation des savoirs traditionnels. Le développement était un avatar d’une conception très dix-neuviémiste de l’histoire consistant à dire aux Africains de s’inscrire dans une démarche progressive dont l’Occident était la locomotive et le modèle. Quant à la réappropriation des savoirs traditionnels, elle s’inscrit dans une démarche antiquaire où l’on suppose que ces savoirs sont un dépôt qui n’a pas varié. Même aux usa, quand les Africains philosophent, les problèmes que pose le communautarisme ont comme présupposé historique l’esclavage. Du point de vue de la démarche, on a glissé vers une pensée réactive du « nous aussi » coûte que coûte, une pensée qui condamne plus qu’elle n’analyse ses propres présupposés. Les discours philosophiques africains ont développé des tics d’écriture et des habitudes concernant les choix thématiques, et ceci à trois niveaux. 1) Quand ces discours pensent à l’Autre, ils sous-entendent l’Occidental. Ce sont des discours qui fonctionnent dans une dialectique de rejet, de reconnaissance, d’assimilation et d’imitation de l’autre qui n’est autre que l’Occidental. L’habitude coloniale a rivé ces philosophies à ne regarder que l’Occident. À notre connaissance, aucune pensée philosophique africaine n’a exploré les philosophies asiatiques ou d’Amérique du Sud ou même juive. 2) Sur le plan épistémologique, ce sont des discours qui ont assez dialogué avec l’ethnologie, la littérature et l’anthropologie politique. Il a manqué à ces discours une réflexion sur le droit (la punition, l’aveu, la réparation, etc.), sur l’économie (le rôle de l’argent, les notions de dette, de valeur) et sur la psychanalyse. Le rôle de l’inconscient, si on ne peut se prononcer avec certitude comme certains qu’il est structuré comme un langage, peut faire l’objet d’une analyse anthropologique où on pourrait repérer les interdits fondateurs de toute société. 3) Au niveau des voix qui représentent les acteurs et les thématiques de ces philosophies, les femmes et les enfants sont absents. Il serait long de tenter, ici, une explication partielle de la faillite d’une pensée de l’altérité chez les philosophes africains au profit d’une pensée de l’identité (africaine), dans tous les cas, l’enjeu de l’identité se trouve dans la constitution de « la mémoire africaine » devenue le point névralgique par lequel l’histoire africaine se reconstitue. Comment articuler identité, traversée et mémoire ?

III – Traversée et mémoire

4L’idée de traversée conjugue à la fois les possibilités historiques existant dans le tissu social et les tendances et motivations subjectives qui poussent les acteurs historiques vers un ailleurs. C’est au croisement de l’objectivité et de la subjectivité que quelque chose d’autre peut advenir. La traversée s’occupe des devenirs, des excroissances et des exubérances, elle dit de quels pluriels une histoire déterminée est faite. Elle ne cherche aucune essence africaine, mais tout en ne négligeant pas les vicissitudes de l’histoire, la traversée réaffirme que « ce monde est loin d’être un ordo sempiternus rerum, il n’a rien d’un processus sans bavures, ne possède aucune aptitude à constituer un décor fermé ; sans cesse se libèrent de ce qu’il est devenu des percées vers une autre possibilité» [11]. Son rapport à la mémoire africaine n’est pas de l’ordre de la simple évocation, il relève du registre de l’élaboration, autrement dit, cette mémoire n’est pas faite avec des « lieux » inamovibles, elle se constitue par des « lieux incitatifs » qui sont en fait des indicateurs. Ces « lieux de mémoire » indiqueraient que tout « lieu de mémoire » est un appel et un transit vers les « non-lieux de la mémoire ». Appel d’abord, pour dégager au sein d’une mémoire les éléments non encore accomplis et qui sont en souffrance, transit ensuite, car tout contenu de la mémoire est exposé à la corrosion du devenir. Contrairement aux logiques de l’identité qui articulent la mémoire africaine en lui trouvant des personnages prestigieux, des lieux et moments glorieux, la notion de traversée fait de la mémoire « un cadre plus qu’un contenu, un enjeu toujours disponible, un ensemble de stratégies, un être-là qui vaut moins par ce qu’il est que par ce que l’on en fait » [12]. Du point de vue de l’approche du réel, les philosophies africaines adoptent souvent des perspectives holistes : il y est question de « LA crise de l’homme africain », de « L’Identité africaine » (en bloc), du « Développement africain », etc. Il se met donc en place un type de pensée massif (au sens où il serait destiné aux masses) qui réduit l’Afrique – qui est diversité – à un dénominateur commun. Les perspectives communautaristes qui viennent des Amériques produisent aussi une pensée massive qui assimile les problèmes existentiels des Noirs vivant aux Amériques aux problèmes de tous les Noirs en oubliant une chose : « ce n’est pas (seulement) sur l’histoire apprise, c’est sur l’histoire vécue que s’appuie notre mémoire » [13]. Et comme « l’horizon d’attente » historique est favorable à ce type de massification, celle-ci continue, encouragée par une pensée du ressentiment. Par la traversée, les philosophies africaines élargissent leur champ du mémorable en incluant dans les « structures d’appels » et les « horizons d’attente » (Jauss) de l’histoire africaine : l’insignifiance. Quelle a été l’histoire de « l’insignifiance » en Afrique ? Pour l’instant, les historiens africains n’aideront que très faiblement à répondre à cette question, occupés qu’ils sont à cimenter une histoire africaine monumentale (au sens où l’entend Nietzsche) où l’on met en exergue les grands empires (du Mali, du Ghana), les royaumes (du Monomotapa), des Grands conquérants (Samory Touré en Guinée, Tchaka chez les Zoulous), les personnages politiques (NKrumah, Nyerere, Lumumba) et les résistances à la colonisation ou à l’État dit postcolonial. Il manque à l’historiographie africaine « la production d’un champ du mémorable » où seront admis « ces débris d’événements » [14] qui forment aussi la mémoire. Autrement dit, quels sont les rendez-vous manqués de cette expérience africaine ?

IV – Experimentum mundi[15]

5Le titre de ce livre de E. Bloch a quelque chose de significatif pour la nouvelle génération de philosophes africains. L’expérience du monde (experimentum mundi) veut dire que le monde est à l’épreuve de la pensée comme celle-ci est à l’épreuve du monde. Pour la pensée, le livre de l’expérience du monde est ouvert à tous. Or, il arrive qu’on exige aux discours philosophiques africains de prouver leur originalité, leur pureté, leur stade adamique où ils n’auraient pas été contaminés par autre chose. Selon cette perspective (assumée aussi bien par les Européens que par les Africains), un discours philosophique africain qui citerait par exemple un philosophe européen serait inauthentique, un reflet maladroit de ce qui a si bien été dit. On attend donc du philosophe africain qu’il prouve (encore la preuve !) que l’Afrique a une philosophie propre. Dans cette démarche, on restreint le champ de l’expérience du philosophe africain. S’il est admis que le philosophe africain partage la même humanité que les autres, les expériences des autres peuvent de ce fait lui servir et surtout les livres du monde sont aussi ouverts pour lui. Le terme Erfahrung qui traduit en allemand une certaine forme d’expérience ne vient-il pas de Fahren (voyager) ? L’expérience est voyage, traversée et translation, raison pour laquelle un pan de la philosophie africaine actuelle rompt avec ce fardeau de la preuve et l’obsession de la pureté pour entreprendre des transactions avec l’expérience du monde. Quand Leibniz, par exemple, écrit son Discours sur la théologie naturelle des Chinois, il ne cesse pas d’être un philosophe allemand, il ne devient pas un ethnologue ou un Allemand inauthentique, mais, en tant que penseur, reprend réflexivement cet événement particulier que fut la rencontre entre les jésuites et la Chine. Contrairement à une certaine présentation de l’histoire de la philosophie où les théories et auteurs se suivent selon un schéma linéaire et ascensionnel, tout discours philosophique est encadré par des acteurs réels et reste marqué par certaines contraintes qui prédéterminent, codéterminent et surdéterminent sa formulation, sa diction, sa diffusion et sa réception.

V – Acteurs et lieux de diction

6La philosophie est assumée par des hommes historiquement situés au sein des institutions, elles-mêmes encadrées par des textes. Ces deux sortes d’acteurs (les hommes et les textes) définissent les lieux qui ordonnent, distribuent et promeuvent des bribes de sens. On pourrait très bien dire de la philosophie africaine ce que Michel de Certeau disait de l’histoire : « Avant de savoir ce que l’histoire dit d’une société, il importe donc d’analyser comment elle y fonctionne. Cette institution s’inscrit dans un complexe qui lui permet seulement un type de productions et lui en interdit d’autres. Telle est la double fonction du lieu. Il rend possibles certaines recherches par le fait de conjonctures et de problématiques communes. Mais il en rend d’autres impossibles… » [16] Convoquer les acteurs de la philosophie africaine conduit à chercher les contraintes exercées par les lieux de sa production et surtout d’expliquer partiellement pourquoi le discours sur « l’identité africaine » a eu un succès.

7Qui pose le problème de l’identité ? Cette question permet de déterminer trois sortes d’acteurs – aux stratégies différentes – qui ont encadré les philosophies africaines. Le premier acteur est bien sûr le philosophe africain. Il a généralement entre 50 et 80 ans, et appartient à la génération éduquée par l’école coloniale. Il a écrit des ouvrages sur l’existence de la philosophie africaine en réaction aux débats provoqués par la philosophie bantoue du Père Tempels. Ayant eu la chance d’être dans les premiers contingents des diplômés africains, et ayant eu l’opportunité d’assister et de participer à l’élaboration des programmes scolaires et universitaires lors des indépendances africaines, il s’est retrouvé dans les programmes de philosophie utilisés dans des universités et lycées africains. Son problème (prouver l’existence, ou la non-existence de la philosophie africaine) est donc devenu LE problème par excellence de la philosophie africaine. Il sert tour à tour l’État, le Capital, et aujourd’hui, les ong. Les programmes universitaires changeant difficilement en Afrique, « son problème » reste encore aujourd’hui le seul problème philosophique africain. Il a eu besoin du missionnaire ou de l’ethnologue pour sa promotion internationale, puisqu’il n’a vraiment pas été reconnu comme philosophe par ses pairs occidentaux qui voient toujours en lui un ethnologue déguisé.

8Le deuxième acteur est l’ethnologue (ou l’anthropologue). Sa figure varie, il était auparavant ecclésiastique, et depuis une date récente, il est un ancien militant tiers-mondiste. Son discours a une prétention à la sincérité par la recherche de l’altérité. Comprendre l’autre, le saisir dans sa singularité et dans l’étrangeté inquiétante qui est la sienne, telle fut la tâche de l’ethno-anthropologue. Seulement, la pratique et le discours de l’ethnologue posaient problème sous forme de dilemme. Si les autres que nous voulons étudier sont comme nous, alors enseignons-leur ce qu’ils ne savent pas d’eux-mêmes, ou alors si les autres ne sont pas comme nous, alors écrivons un roman pour nos populations sur eux. Affergan résume très bien ces syllogismes de l’ethno-anthropologue quand il parle des autres : « a) on doit les dominer pour les sauver de la misère ; b) or ils sont autres ; c) donc, il ne reste plus qu’à les assimiler à nous… » [17] ou alors on doit les (les autres) considérer comme autres, ce qui veut dire que « a) on doit les dominer pour les préserver ; b) or, ils sont autres ; c) donc ils doivent être séparés de nous » [18]. En plus de cette logique binaire qui le mine souverainement, l’ethno-anthropologue africaniste d’un certain type oscille entre plusieurs temporalités, le temps raconté par les tribus sur leur propre histoire à l’ethnologue, le temps du face à face entre l’ethnologue et les informateurs, le temps de la reprise de ces deux temps dans un récit publié et écrit. Dans ces trois temporalités se cachent souvent la subjectivité de l’ethnologue et surtout le lieu et la modalité propres de la production de la fiction du roman sur les tribus. Du point de vue de sa position au sein des disciplines des sciences humaines, la philosophie soupçonnera parfois l’ethnologue de ne se cantonner qu’au catalogage et de ne pas vouloir interroger les présupposés de sa démarche. Heidegger qui adresse ces critiques aux ethnologues, à partir des options de son ontologie fondamentale, met en question leur amour de l’immédiateté dans un certain traitement qu’ils font des signes des « primitifs » [19] Et surtout dans sa recherche de l’altérité, Heidegger dégage la confusion qui se glisse toujours dans la démarche ethnologique entre la rencontre des autres et la rencontre avec les autres [20]. Les discours des ethnologues africanistes au vu de cette position précaire entreprendront donc de systématiser, de théoriser – pas sur leurs propres narrations – mais sur un genre particulier qu’ils nommeront philosophie africaine. L’avantage est triple : d’abord par le biais de l’Afrique, ils pourront enfin accéder à la philosophie, ensuite on ne leur demandera pas d’en rendre compte théoriquement puisque c’est une philosophie toute spéciale, enfin il (l’ethnologue) « tente de dissimuler la place [de] son moi en la faisant apparaître à tout moment » [21]. Il y a un côté instrumental qui se glisse entre l’ethnologue et le philosophe africain. N’ayant pas été reconnu par les philosophes des autres cultures qui lui assignent un statut particulier (lui issu des cultures sans écritures), le philosophe africain misera sur l’ethnologue qui défendra ses points de vues dans les colloques et colonnes. C’est ce qui explique en partie qu’en France, les rubriques sur les philosophies africaines – dans la vaste entreprise des encyclopédies philosophiques universelles (publiées en 4 volumes aux puf) – soient rédigées par des ethnologues africanistes et des Africains. L’ethnologue à son tour a besoin du philosophe africain pour être au moins spécialiste de philosophie… africaine.

9Le troisième acteur enfin est le contexte américain. Qu’un contexte puisse être acteur est tout à fait concevable, car un contexte distribue les places, oriente les discours et structure les rôles. La philosophie africaine est orientée aux usa par la politique des quotas et reléguée dans les « African studies ». Elle donne prioritairement la place à un discours de repli communautariste. L’Africain qui y enseigne doit adopter un discours tribal où il faut valoriser la culture africaine. Ce contexte produit lui aussi une relation de type instrumental ; l’Américain noir a besoin du philosophe africain pour que celui-ci lui raconte le roman de ses origines. Le philosophe africain devient ainsi le thermomètre qui, à chaque fois, mesurera son africanité. Le philosophe africain a besoin de la position de l’Américain noir, car avec la politique de la discrimination positive, il pourra continuer à bénéficier universitairement de ce système.

10Ces trois acteurs ont donc cimenté une philosophie de l’identité qui a sclérosé les possibles en gestation.

VI – Traversée et émergence du spécifiquement humain

11La nouvelle tendance de la philosophie de la traversée repose les problèmes de la philosophie africaine en les ramenant au niveau du spécifiquement humain. Pour cette traversée, les clivages Europe/Afrique bien qu’historiquement profonds ne doivent pas empêcher de réfléchir sur ce qui, au-delà de leur séparation, lie les humains. Son approche est toujours chiasmatique. Il s’agit de croiser les expériences ; prenons l’exemple de la maladie. Le respect du malade implique en Occident le fameux secret médical, en Afrique le premier moment de ce respect n’est pas dans le secret mais dans la publicité ; il faut dire de quoi le malade souffre afin que l’entourage puisse parler et échanger des expériences dans l’épreuve. La philosophie de la traversée ne parlera pas de la maladie en termes de Blancs/Noirs, Afrique/Europe, tradition/modernité, mais à partir de trois notions (publicité, secret et maladie), elle tissera une constellation de questions. À quoi renvoie dans l’expérience humaine la publicité dans une situation de fragilité ? Quelle est l’éthique qui encadre la notion de secret ? À quel type de normativité renvoie une prise en charge de la maladie ? Comment est fantasmée la notion de lien dans une situation de fragilité ? Quels sont les contrats narratifs qui se tissent autour des récits sur la maladie, sur le malade et sur l’entourage ? Sur le plan du droit, nous pouvons nous interroger sur l’expérience du jugement par exemple.

12C’est dans cet esprit d’une logique de la traversée que ce numéro spécial a été conçu. Dans la pluralité d’approches d’origines et de styles d’écriture, les exposés se regroupent sous trois rubriques : une réflexion sur l’identité, une évaluation de l’altérité et un écart avec les institutions.

13La réflexion sur l’identité est faite par deux philosophes africains anglophones et un américain. Le premier, Kenyan, Dismas Masolo – de l’Université de Kentucky à Louisville (usa) – repense le problème du rapport entre l’identité et la communauté. Le second, Ghanéen, Kwasi Wiredu – de l’Université de Floride du Sud à Tampa – reprend l’examen particulier de l’aliénation culturelle du colonisé. Le troisième, Nick Nesbitt – Américain de l’Université de Miami dans l’Ohio – examine l’influence des pensées de Hegel et Lukács sur la négritude.

14Le deuxième moment scrutera les rapports à l’autre. Ici nous avons une réflexion théorique d’Isiaka Prosper Lalêyè – Béninois de l’Université Gaston Berger de Saint-Louis du Sénégal – qui nous redit les difficultés et impasses d’une certaine forme d’anthropologie. Cette réflexion est suivie de celle de Katharina Städtler – Allemande de l’Université de Bayreuth –, qui dévoile le regard de la revue des Temps modernes sur l’Afrique vers les années 50. La réception occupera aussi les rapports avec l’autre ; comment a-t-on reçu la philosophie africaine en Allemagne ? C’est ce qu’analyse Jacob Emmanuel Mabe – Camerounais de l’Université de Berlin – ; quant à l’autre pan de la réception allemande, Christine Damis – Allemande, de l’Institut de recherches sur les Lumières européennes de Postdam en Allemagne – examine les utilisations d’Amo, ce Ghanéen qui enseigna la philosophie en Allemagne au xviiie siècle. Cette partie sur l’altérité se referme sur la réception de la philosophie africaine en Tchéquie. Alena Rettová, de l’Université Charles de Prague, relit dans une optique intéressante le problème du langage chez les philosophes africains.

15Quant au troisième volet qui concerne le rapport aux Institutions, nous y retrouvons Kouvouama – Congolais des universités d’Amiens et de Brazzaville – qui retrace l’institution du sens dans le messianisme. Salazar – de l’Université de Cape Town – reprend et commente cette notion juridique curieuse du « Prepetrator » et nous fermons ce numéro sur l’acte de juger chez les magistrats à partir des considérations d’Arendt, de Ricœur, de Gadamer et de Habermas.

16Ce numéro montre, à travers des compénétrations synchroniques et des sédimentations diachroniques, comment les contextes de sens, les dispositifs de corrélations et les figures de détermination font de la philosophie africaine non une œuvre déjà faite (opus operatum), mais une modalité du signifier humain en train de s’accomplir (modus operandum)[22].

17Jean-Godefroy Bidima

Notes

  • [1]
    Paul Ricœur, Temps et récit, Paris, Seuil, t. 1, 1983, p. 115. Lire aussi W. Schaff, Empêtrés dans des histoires, Paris, Cerf, 1992.
  • [2]
    Placide Tempels, La philosophie bantoue, Paris, Présence africaine, 1949.
  • [3]
    On cite parmi ceux-ci Alexis Kagame du Rwanda, La philosophie bantu-rwandaise de l’Être, Bruxelles, Académie royale, 1956. Jean-Calvin Bahoken, Clairières métaphysiques africaines, Paris, Présence africaine, 1967.
  • [4]
    Quelques philosophes français comme Louis Lavelle, Gaston Bachelard ont salué l’œuvre de Tempels dans un numéro spécial de la Revue Présence africaine consacré à la Philosophie bantoue de Tempels en 1949.
  • [5]
    On peut aussi chez les anglophones le Kenyan John Mbiti, Religions et philosophies africaines, Yaoundé, Éd. Clé, 1972.
  • [6]
    Marcien Towa et Hountondji sont les premiers à avoir dénoncé l’ethnophilosophie de Tempels. Le premier in Essai sur la problématique philosophique dans l’Afrique actuelle, Yaoundé, Éd. Clé, 1972, et le second in Sur la philosophie africaine, Paris, Maspéro, 1977.
  • [7]
    Voir par exemple K.A. Appiah, In my Father’s house, ny, Oxford University Press, 1992.
  • [8]
    Lire Pathé Diagne, L’europhilosophie…, Dakar, Éd. Sankoré, 1981.
  • [9]
    Lire là-dessus Hegel in La Raison dans l’histoire.
  • [10]
    Walter Benjamin, Œuvres, tome III, thèse XI, Paris, Gallimard, 2000, p. 437-438.
  • [11]
    Ernst Bloch, Experimentum mundi, Paris, Payot, 1981, p. 138.
  • [12]
    Pierre Nora, Entre mémoire et histoire, les lieux de mémoire, La République, Paris, Gallimard, 1984, p. viii.
  • [13]
    Maurice Halbwachs, La mémoire collective, Paris, puf, 1950, p. 43.
  • [14]
    Lévi-Strauss, La pensée sauvage, 1962, p. 32.
  • [15]
    Le titre est de Ernst Bloch. Le livre fut traduit par Raulet et publié chez Payot en 1981.
  • [16]
    Michel de Certeau, L’écriture de l’histoire, Paris, Gallimard, 1975, p. 78. Souligné par nous.
  • [17]
    Francis Affergan, Critiques anthropologiques, Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 1991, p. 19.
  • [18]
    Ibidem, p. 19. Lire aussi Bidima Jean-Godefroy, La philosophie négro-afrkaine, Paris, puf, QSJ ?, 1995.
  • [19]
    Martin Heidegger, Être et temps, trad. Vezin, Paris, Gallimard, 1986, p. 119.
  • [20]
    Ibid., p. 160.
  • [21]
    Affergan, op. cit., p. 139. Cette « dissimulation » de la subjectivité est le propre de toutes les disciplines des sciences humaines.
  • [22]
    En notre qualité de Directeur de Programme au Collège International de Philosophie, l’esprit de ce numéro spécial que nous coordonnons épouse celui de notre Séminaire au Collège. Quant à la lettre de chaque exposé, nous en laissons la responsabilité aux auteurs.