Perpetrator, ou de la citoyenneté criminelle

1Je propose ici de réfléchir sur un geste philosophique, celui de la Commission de Vérité et de Réconciliation qui produisit, en Afrique du Sud, après la défaite de l’apartheid, une défaite seconde – celle selon quoi le crime contre l’homme exclut celui qui le perpètre de l’humanité politique.

I – Quel mot ?

2Soit, pour saisir sur le vif une possible pesée de l’Afrique du Sud dans la balance philosophique, cette suite de mots par quoi s’appréhende comment parler de crime politique porteur d’atteinte aux droits de l’homme, le terme normé par le Rapport de la Commission Vérité et Réconciliation, qui est « perpetrator » [1].

3perpetrator n auteur m (d’un crime, etc). – of a crime auteur d’un crime, coupable raf, criminel(le) m(f) [2].

4Et puis, dans l’antécédent et l’homonymie, cette suite en latin :

5pater, tris, m. : 1° primitivement, dans la langue officielle, chef religieux ou social […] 2° comm. père […] de là : patr-ius, a, um, qui appartient au père, mot qui n’a de correspondant ni pour la mère, ni pour le frère […] de même ne se disent que du père : patria potestas, l’autorité du père ; patria terra, la terre du père, la patrie ; patri-m?nium, i, n., les biens du père : matrim?nium, i, n., n’implique aucune idée de propriété ou de droit sur les choses ; patr-?nus, i, m. : 1° primitivement et proprement, celui qui fait fonction de père […] ; puis 2° PATRON, par opposition à cliens, client ; enfin 3° AVOCAT, par opposition à reus, accusé ; patr-?re : 1° primitivement accomplir un acte religieux ou social en qualité de père, c’est-à-dire de chef ; puis 2° prononcer un serment, signer la paix, conclure un traité ; enfin 3°, par affaiblissement et vulgarisation de sens, comm. exécuter, mener à bonne fin une opération quelconque ; d’où, avec apophonie, per-petr-?re, exécuter jusqu’au bout [3].

6Enfin, la clef philosophante qui norme ce que j’ai appelé ailleurs le lien rhétorique [4] :

7Jésus : « Laisse les morts enterrer leurs morts » (Mt 8.22) [5].

II – Metanoia

8Dans Foi et Raison, lorsque Jacques Derrida réfléchit à la confuse générosité qui conduisit la Commission de Vérité et de Réconciliation en Afrique du Sud à concevoir le processus de réconciliation de l’après-apartheid comme une « scène » du pardon, il laisse le terme « perpetrator » en anglais [6]. L’ensemble du processus public de confession d’actes violents portant abus des droits de l’homme sous l’apartheid, de demande d’amnistie et d’octroi d’amnistie qui se redouble de demande de pardon et d’accord du pardon [7], tout ce montage repose sur le « perpetrator ». Le terme est difficilement traduisible en français, pour des raisons de logique juridique : un « perpetrator » se présente volontairement devant la Commission de Vérité et de Réconciliation, il n’est pas un accusé (reus), ni un coupable en puissance, c’est simplement quelqu’un qui, ayant commis des actes qui, ailleurs et autrement, relèveraient du droit pénal national ou international, raconte, de son plein gré, ce qu’il a fait (selon le catalogue des « atteintes graves aux droits de l’homme »), qui le raconte dans les moindres détails, et qui le raconte ainsi en justifiant que ses motifs étaient entièrement politiques. Il n’est même pas son propre patron et n’a un avocat (patronus) à ses côtés, si nécessaire, que pour le conseiller, le cas échéant. Son récit n’est pas une déposition, car la Commission qui entend cette narration n’est pas un tribunal. Et si, au vu de son statut constitutionnel elle est en effet une Commission souveraine et responsable devant le Parlement, le récit du « perpetrator » n’est pas non plus un témoignage devant une commission d’enquête, si typique du droit anglo-saxon (et que déteste le droit napoléonien), car, quand bien même le narrateur est soumis à un débat contradictoire, celui-ci n’a pas pour but d’établir la culpabilité mais de s’assurer que le récit est complet et que le motif du crime est politique. Un « perpetrator » qui dit tout sur son crime de haine recevra l’amnistie [8]. Brutalement dit : un agent de la police secrète d’apartheid qui raconte comment il a fait exploser à la dynamite un opposant, maquillé son acte en crime crapuleux, qui le raconte de façon à ce que la Commission soit persuadée qu’il a tout dit (qui, quand, comment, où), et qui affirme avoir commis cet acte par haine raciale sera amnistié. Publiquement, cette narration est consignée, citée, travaillée par la délibération. L’amnistie n’efface pas le crime, elle le magnifie par le récit public et le remet aux archives vives de la citoyenneté. Ayant parlé, le criminel (selon le droit) ne l’est plus (selon le droit) mais le demeure car c’est son droit de passage, sa passe, dans la nouvelle citoyenneté. Raconter tout donne droit à s’incorporer dans le nouveau corps politique, avec tous les droits que donne la citoyenneté [9]. Metanoia.

9La Commission de Vérité et Réconciliation travaille donc sur des narrations de la violence raciale [10]. Le seul tribut payé par le « perpetrator » est que son amnistie ne porte par en elle l’amnésie juridique. Contrairement au droit français, par exemple, l’amnistie n’efface pas ce qui, autrement, serait un crime ; au contraire chaque récit est soigneusement archivé et mis à disposition du public. Je me suis expliqué ailleurs sur ce processus de metanoia, de conversion à la démocratie par le dire du mal [11]. L’amnistie porte donc en elle la délibération [12]. Elle ne l’occulte pas plus qu’elle n’entre dans un devoir de mémoire puisque la mémoire est dans le présent, travaillant les trois expériences du temps : le récit de demande d’amnistie est simultané, successif, répétitif. Il se déroule dans la délibération sur la constitution de la citoyenneté [13], il entre dans une concaténation de récits qui sont tous constitutifs, il reprend et relance des récits et des amnisties analogues avec lesquels il entretient une relation que je dirai symphorétique [14].

10Ci-dessous je vais proposer des extraits, à peine commentés, de la sommation par la Commission de Vérité et de Réconciliation de narrations commises par les « perpetrators » (ci-après je fais sauter les guillemets) [15]. Il s’agit là d’extraits du chapitre sur les causes et motifs de violence sur quoi se referme le compte rendu du rapport (la dernière partie formule des directions politiques). Se donne à voir comment le rapport configure un geste philosophique au sujet de la démocratie. Il conviendra de les lire comme on lit des textes aux marges de la philosophie, des histoires ou des éloges, dans une position qui n’est pas dissemblable à celle de textes des Sophistes, à la fois des performances sur le politique et des performances du politique. (Sur les milliers de dépositions il faut savoir que quasiment 90 % d’entre elles ont été rendues par écrit et n’ont été lues que par les commissaires ; elles forment la masse des archives de la Commission.) Il y eut quelques dépositions spectaculaires et médiatisées (comme celles de Winnie Mandela ou du colonel De Kock, « le diable »). Ce sont les plus rares mais ce sont elles qui font le fond du stock argumentatif du rapport. Il y eut aussi des dépositions par les partis politiques, certaines grandes entreprises, les Églises, certains médias ; il faudrait ailleurs réfléchir sur ce que ces dépositions-là ont affaire avec la notion de perpetrator. Également, du rapport et de ces narrations de violence, le grand public ne connut que quelques « rhetorical events », quelques dépositions considérées exemplaires par la Commission ou les médias, relayées par quelques émissions de télévision et des programmes de radio. En outre, les communautés qui firent appel à la Commission ou intervinrent dans ses auditions eurent une expérience autre de ces narrations, une expérience locale qui, la plupart du temps, ne fut pas répercutée au niveau global mais permit de faire rentrer ces communautés, souvent rurales, naguère en servitude, dans l’univers inconfortable de la démocratie c’est-à-dire de la production d’évidences pour la délibération publique [16].

11Il en reste ainsi un sentiment très puissant qu’il fallait que ce soit dit, même si de ce dire les détails on ne les a pas, on ne les a plus. « Let bygones be bygones » est un motif récurrent, à peine démarqué de la parole de Jésus : « Laisse les morts enterrer leurs morts. » Entendons : laissons ceux qui veulent incessamment ressasser la « mémoire » enterrer leurs morts. Laissons les narrations du passé enterrer le passé, et que la narration enterre les narrations, bref laissons la vie (politique, publique, civique) enterrer les fondations. C’est une optique car, au demeurant, quelle société civile pourrait fonctionner bien dans les détails ? L’effet rhétorique du rapport de la Commission est d’avoir, hors détails, créé un consensus, un sentiment que le passé de violence est dévoilé. C’est cette persuasion par alêtheia qui importe. La démocratie, depuis Aristote, se doit de respecter cette apparence. Les narrations des perpetrators ont ainsi livré un dire de la violence éclaté, jouant entre le local et le global, intraduisible parfois entre les niveaux de culture et de capital symbolique, et jouant rhétoriquement à des niveaux différents de persuasion sur ce que c’est qu’être citoyen – c’est-à-dire vivre en paix, avec la conscience que la différence qui fonde les différences comme démocratie a été dite, a été rendue in-offensive.

III – Extraits

12[Des narrations, la Commission tire un premier jeu de données, la différence de perspective entre perpetrator et victime (stipulée par la loi) s’affirme dans deux options sur leur manière rhétorique, logos ici, pathos là, comme si deux des trois grandes instances de la persuasion (avec l’ethos) s’étaient mises en écart pour assigner des systèmes différents de la pistis, de la production persuasive de l’évidence, au criminel et à la victime, sous le glacis de l’ethos, la marque d’autorité que l’un et l’autre doivent également produire.]

13

47 La Loi [créant la Commission, n.d.l.r.] fait une distinction claire entre les « perspectives des victimes et les motifs et perspectives des personnes responsables d’abus aux yeux de la commission » [et reconnaît] un « écart de magnitude », à savoir l’écart entre « l’importance d’un acte pour un perpetrator et pour une victime ». Cet écart de magnitude a un certain nombre de caractéristiques :
a) Normalement l’acte est bien plus important pour la victime. C’est la victime qui voit en lui une expérience d’horreur. Pour le perpetrator il s’agit la plupart du temps « d’une chose anodine ».
b) Les perpetrators sont enclins à être moins émotionnels que les victimes […] Par exemple, cette narration factuelle du colonel Eugène de Kock : J’ai continué à lui tirer dessus. Il a fini par tomber mort. Nortjie lui a tiré une balle dans la tempe. Il est mort sur le coup. J’ai pris la décision de le tuer parce que j’étais convaincu qu’ils étaient tous armés. On l’a tabassé longtemps et à fond. À la fin il était en bouillie. Je l’ai abattu avec un 38 Spécial. Mort sur le coup. On a détruit le cadavre. Mabotha a été réduit en bouillie. J’ai préféré une charge de 60 kg à une de 80 kg. L’explosion a été entendue dans tout Johannesbourg et on a fêté ça à Vlakplaas avec le ministre de l’Intérieur.
c) L’écart de magnitude se manifeste sous le rapport du temps […] L’expérience de la violence s’efface plus rapidement chez les perpetrators que chez les victimes.
d) Les actions apparaissent plus normales aux perpetrators qu’aux victimes. Leur sens moral varie. Alors que les victimes cataloguent les événements comme bons ou mauvais, les perpetrators perçoivent des degrés intermédiaires [en anglais « grey zones », « zones d’ombre » ?, n.d.l.r.].
e) Des écarts existent entre victimes et perpetrators en ce qui concerne l’interprétation des motifs et des intentions, la question essentielle du pourquoi. Les victimes ont souvent deux interprétations, l’une qui privilégie l’incompréhensibilité (le perpetrator n’avait aucune raison d’agir ainsi), l’autre qui assigne aux actes du perpetrator une intention délibérée, sadique, ayant sa fin en soi. Par contraste la plupart des perpetrators fournissent fréquemment des raisons plausibles pour leurs actes, même s’ils admettent avoir eu tort ; en outre ils n’admettent presque jamais avoir été motivés par de la cruauté ou le désir d’infliger de la souffrance comme une fin en soi.
48 Cet écart se manifeste par exemple […] dans le cas de M. John Deegan, un ancien de la Police de Sécurité et un agent des services du Koevoet, responsable de nombreuses atrocités. Il parle de la mort de son père : ses assassins l’ont tué de sang-froid et se sont échappés. Il m’est impossible d’accepter cette mort, cet acte de pure violence, pour l’appât du gain. C’était la première fois que je touchais de près, directement, l’horreur de la violence dans ce pays.
49 Et voici la perspective de la victime [c-à-d. John Deegan], à ceci près que c’est le même homme qui raconte ceci […] en tant que perpetrator, en agent du Koevoet […] : Il s’obstinait à nier, alors j’ai été saisi de rage, et il a commencé à flancher… et je me souviens d’avoir pensé « comment peux-tu » et alors – c’est ce qu’on m’a dit après – je me suis mis à arracher ses bandages, j’ai tout arraché, même la perfusion que Sean lui avait mise dans ce type… j’ai sorti mon 9 mm… mis le canon entre les yeux du type et salope ! Boum… je l’ai exécuté. J’ai pris la radio et j’ai dit au Colonel X… : « On l’a refroidi… on est tous fatigués et je veux rentrer. »

14[Surgit alors une autre question, celle de la définition de ce qu’est une victime. La narration par le perpetrator des abus commis sert à la transformer en victime d’un autre perpetrare, celui de l’idéologie. La performance narrative a cet étrange effet de rapprocher victime et perpetrator dans un même cercle de sujétion. Performatif de metanoia par quoi tous deviennent nouveaux citoyens.]

15

Perpetrators comme victimes ?
54 Pour comprendre ces degrés intermédiaires [47 d, n.d.l.r.], le risque est d’être mis en position de sympathie envers un perpetrator. Le danger est double : premièrement, oublier et ignorer la souffrance des victimes d’abus et, deuxièmement, exonérer l’agent des actes de violence. La Commission opte pour une troisième position, dont la difficulté est évidente. […] Premièrement, il est important d’admettre que les perpetrators sont aussi des victimes. Deuxièmement, admettre ces degrés intermédaires n’est pas absoudre les perpetrators de leur responsabilité.
Violence des forts [« powerful »]
et violence des faibles [« powerless »]
56 […] Une marque malheureuse de l’oppression est que les sans-pouvoir commettent souvent des actes de violence contre d’autres opprimés. Monseigneur Peter Storey l’a exprimé avec une économie de mots lors de l’audition concernant le Mandela United Football Club : La maladie première sera toujours l’oppression d’apartheid, mais son effet secondaire a infecté les opposants à l’apartheid en érodant leur sens du bien et du mal.
Traitement égal
59 En ce qui a trait à la question des perspectives, le problème d’un traitement égal [en anglais, « even-handedness », n.d.l.r.] dans l’effort à faire pour comprendre les perpetrators qui viennent des divers groupes de libération. Les perpetrators de violations au premier degré des droits de l’homme [c’est là la définition que la loi portant création de la Commission donne aux actes relevant de l’amnistie, en anglais « gross violations of human rights », n.d.l.r.] viennent de partout.
60 À cet égard la Commission tient à déclarer ceci :
a) Il est sans équivoque que les perpetrators proviennent de tous les camps de la lutte de libération.
b) Les motifs et les causes de la violence diffèrent d’un groupe à un autre ; pour comprendre les actions des perpetrators, il faut admettre une multiplicité d’explications.
c) […] si la Commission admet qu’il y a des perpetrators dans tous les camps, elle admet simultanément que cette lutte ne se déroulait pas entre des forces équivalentes […] Un traitement égal impose que pour comprendre les motifs des perpetrators on admette pleinement que la violence des forts, l’État sud-africain, n’était pas nécessairement commensurable avec la violence des faibles, des âmes mortes [ma traduction, difficile à rendre en français moderne, de « disenfranchised » – la « franchise » étant en droit anglo-saxon l’accès à l’état de droit, et à la représentation politique en particulier], des opprimés et d’une majorité noire quasiment sans droit d’expression [ma traduction pour « relatively voiceless »]. Même si chaque camp avance des explications ou des justifications raisonnables et presque admissibles pour de telles actions, il n’en reste pas moins que dans la troisième perspective adoptée par la Commission les comptes rendus de ces actions ne sont pas nécessairement en équivalence. Il existe une non-équivalence entre les motifs des actions commises par les protagonistes en présence, durant trente ans de lutte.

16[La Commission affirme la primauté du politique derrière l’abus. Mais son interprétation du politique, parce que la Commission se façonne une démonstration rhétorique inductivement, une argumentation sur son travail fabriquée à partir des narrations, n’est pas celui que l’on attendrait si la Commission travaillait déductivement. Induction c’est-à-dire à partir de l’expérience dite de la violence. Est politique le mot d’ordre politique ; le lieu commun qui induit l’acte et qui induit in fine la narration de l’acte.]

17

La primauté du motif politique
64 La primauté du contexte politique comme explication de la violence a été présentée de manière éloquente par le général Constand Viljoen […] : Je maintiens qu’il est injuste que les opérateurs [dans le langage de l’ancien chef d’état major des armées, « agent des forces de sécurité ou de police », n.d.l.r.] soient présentés comme les perpetrators en chef des atrocités et de la violence en général quand les politiciens et les managers stratégistes restent à l’abri de leur statut et de leur fonction. L’iniquité de notre passé était de nature politique avant tout et c’est seulement sur cette base qu’elle est devenue un problème moral au niveau individuel.

18[La Commission présente alors, sur la base des narrations, trois contextes expliquant la primauté du motif politique, à savoir la guerre froide, la lutte anti-colonialiste, l’apartheid, n.d.l.r.]

19[Primauté du politique, primauté de la nature civile des actes. La politique selon la Commission relève strictement du zoion politikon, dont Hannah Arendt nous avertit que dans la conception grecque de la polis ce politique-là est contre une naturalisation de la démocratie. Tout se passe dans la socialisation, et seulement là. Par revers, les narrations devant la Commission sont aussi des actes de socialisation, en amont de la metanoia.]

20

Autres explications de motifs. Explications psychologiques
86 Les dépositions soulèvent à un moment ou un autre la question de savoir si la violence est inhérente à la nature humaine (« C’est dans notre nature d’être violent » ou « il est naturellement violent ») ou attribuable à des formes de psycho-pathologie (« Ces actes sont fous » ou « Ces tortionnaires sont des sadiques »). Comme les exemples abondent, on a tendance à accorder crédit à ces formules populaires. En fait l’état du savoir dit le contraire.
La nature humaine
87 Voyons donc la première affirmation, que la violence est dans la nature humaine […] qu’elle est un retour du primitif […], que des processus biologiques nous y prédisposent […] À quoi on peut répondre : pourquoi est-ce que les manifestations de violence collective sont-elles inscrites dans certaines périodes et pour quelle raison existe-t-il des cultures essentiellement pacifiques ? […] L’atavisme n’est pas une explication.
Anormalités psychologiques
88 L’affirmation que la violence est le résultat d’une dysfonctionnalité mérite qu’on s’y arrête. Mais la littérature scientifique sur les atrocités et leurs perpetrators révèle assez peu d’évidence en faveur de la thèse de l’anormalité. Même pour le sadisme […] il est établi que seulement 5 % de tous les criminels […] peuvent être classés comme sadiques ; en outre ce motif de violence est le résultat d’une lente acquisition […] De même l’évidence scientifique est presque nulle pour soutenir la thèse du dédoublement de personnalité.
90 Un extrait de la déposition écrite […] de M. John Deegan : J’ai vraiment d’affreux cauchemars… Je rêve de corps, de corps démembrés… un bras… c’est comme un cauchemar récurrent… un bras qui sort du sol et j’essaie de le couvrir et il y a des gens autour et je sais que je les ai tués, quoi que ce soit qu’il y ait en bas et ça y a été depuis des semaines… et cette sensation intense de culpabilité et d’horreur que cette chose va encore sortir du sol… et j’ai aussi rêvé que je rencontrais le type que j’ai tué.
91 Il est prématuré pour la Commission de tirer des conclusions définitives sur ce sujet [le cas de traumatisme décrit en 90, n.d.l.r.], mais pour l’essentiel la littérature scientifique internationale sur ce sujet ne permet pas de dire qu’une dysfonctionnalité est la cause première. Par contre, la plupart des analystes insistent sur le caractère ordinaire et plutôt sans intérêt particulier des perpetrators, comme dans la phrase célèbre d’Hannah Arendt, « la banalité du mal ». Le colonel Eugène de Kock, un tueur en série, prend ses distances envers les explications psychologiques qui blâment des expériences de l’enfance, encore une forme supposée de dysfonctionnalité : Je sais bien que c’est une mode de reporter le blâme envers un adulte sur son enfance… mais ce genre d’approche me gêne. Je ne crois pas que mon enfance ait été étrange. Oui, mon père était le père autoritaire type, et il buvait. Et puis quoi ? Beaucoup de fils ont eu des pères autoritaires et portés sur la boisson… Je trouve inacceptable de reporter le blâme sur mon père et sur ma vie à la maison.
93 En fait c’est le système social et le contexte qui changent les gens. M. Jimmy Nkondo […] devint d’adolescent bien dans sa peau, bien à l’école, bon sportif, un individu sans pitié. Au lieu d’être élevé dans une atmosphère familiale, il devint une machine à tuer. Il n’avait pas le choix : tuer ou être tué.
Autoritarisme
99 L’évidence devant la Commission indique que les perpetrators, surtout dans les forces de sécurité et les groupes d’extrême droite, entrent dans la définition d’une identité autoritaire[…] : Durant le stage d’entraînement à l’École [de police] de Pretoria, on inculquait aux nouvelles recrues un « code du silence », par endoctrination et lavage de cerveau et des menaces de représailles si on sortait du groupe. Si un individu se démarquait, même pour une faute ridicule, toute la compagnie […] était punie. Les comportements individualisés étaient punissables, pas seulement par les instructeurs, les entraîneurs et les officiers, mais par vos pairs – vos camarades qui avaient peur d’être punis vous punissaient eux-mêmes avant même que les supérieurs remarquent une faute… J’ai appris très vite durant mon stage qu’être un individu c’était exclu.
100 Il est clair, d’après cela, que la violence n’est pas une affaire de psychologie individuelle seulement. C’est une combinaison de biographies personnelles, tissées dans des formes institutionnelles […] et suivant une escalade d’événements, bref un ensemble qui fournit les montages et configurations dont le produit est ces atrocités. La formule n’est pas mécanique.
Identités sociales, préconditions pour les abus
108 […] Trois exemples […]
Je dirais que l’apartheid m’a transformé d’être humain en homme blanc, et ainsi ma raison pour rejoindre la lutte contre l’apartheid était de retrouver ma propre humanité […] [déposition d’une victime].
Au moment des meurtres on était tous très remontés, et les Blancs étaient des oppresseurs, on n’avait aucune pitié pour les Blancs. Un Blanc c’était un Blanc [déposition d’un perpetrator].
… le Seigneur désirait que des peuples séparés maintiennent leur séparation (apartheid)…le respect pour les principes de l’apartheid recevait la bénédiction de Dieu [déposition de l’Église réformée].
111 Quel est le rapport entre masculinité et violence ? […] En Afrique du Sud, il est clair que la patriarchie et le culte de la masculinité ont fortement marqué chaque niveau culturel : Noir, Boer, Britannique.
113 L’action, surtout chez les jeunes recrues du service militaire, est un excitant, une poussée d’ego. Il y a un sentiment extraordinaire de pouvoir quand vous tabassez quelqu’un – même si vous êtes un pauvre con taré complet, vous êtes quand même mieux qu’un négro et vous pouvez lui taper dessus pour le prouver.
114 Cette citation est un exemple frappant du tissage d’identités multiples qui produit de la violence. Une masculinité menacée entrecroise une identité racialisée et un militarisme, ce qui produit un effet volatile […] Si la construction d’identités particulières fournit les préconditions de la violence, ce sont les tiraillements entre des contraires, leur enchaînement et leur effet de spirale qui déclenchent la violence.
Langage et idéologie
124 C’est un lieu commun que de considérer le langage comme fait de simples mots et non pas d’actions. On croit donc que le langage joue un rôle minimal dans une analyse de la violence. La Commission affirme une vue différente. Langage, discours, rhétorique font des choses. Le langage construit des catégories sociales, il donne des ordres, il nous persuade, explique, donne des raisons, des excuses. Il construit le réel. Il pousse les gens les uns contre les autres.
128 L’ancien ministre de l’Intérieur : C’est un fait que notre pays […] était plongé dans une psychose de guerre où… des mots et des expressions dérivés du langage militaire étaient devenus communs, tout comme des expressions de même source étaient entrées dans le langage révolutionnaire [il s’agit d’expressions telles que « to neutralise », « to remove permanently from society » que des perpetrators avaient interprétées comme « tuer » alors que, argumente le ministre qui dépose donc ici, il voulait alors dire autre chose – mais quoi, on ne sait toujours pas, n.d.l.r.]. À cette époque, ces expressions n’avaient rien de hors du commun ou d’exceptionnel […] Je suis maintenant choqué, troublé, oui, choqué, que cet usage d’un langage a donné lieu, à l’évidence et selon toute apparence, à des actes illégaux commis par des policiers, actes par lesquels non seulement les victimes ont subi un préjudice mais aussi, par leurs effets négatifs, les policiers et leurs familles. J’ignore comment les hommes sur le terrain voyaient les choses […] Je le répète, c’est une affaire de point de vue, et nous avons peut-être aidé à susciter ces actes quand je disais aux policiers et aux hommes sur le terrain, vous avez des objectif à atteindre, il faut être performant, vous devez résoudre tel ou tel problème. Oui, peut-être, cela a pu faire monter la pression, j’en suis désolé.
130 Dans sa déposition, l’UDF [mouvement de résistance], commente en ces termes la question du langage et de la violence : L’utilisation d’un langage militant […] eut lieu dans le contexte d’une accélération de la lutte et d’une escalade générale de la violence. Nous étions préoccupés par ce problème et découragions l’usage d’une rhétorique militante. Mais […] nous admettons que le langage utilisé par certains d’entre nous a pu parfois fournir une raison à ceux d’entre nos militants qui en ont déduit que la violence et même le meurtre étaient acceptables.

21[Conclusion :]

22

143 […] Beaucoup ont de la honte, du remords, du regret. Dans des conditions entièrement différentes, il est probable qu’ils ne pourraient pas commettre à nouveau de telles actions.

23[Autrement dit, ces narrations créent l’impossibilité de la répétitition des actes. Metanoia.]

IV – Du criminel fondateur

24Le perpetrator occupe ainsi une place centrale, je dirais même la place centrale de la perpétration démocratique, il porte la patria postestas. Sans sa performance, pas de narration, pas de Commission et, plus loin, pas de réconciliation. Rien. En échange de ce dire, le récit d’un muthos volontaire, qui est un acte mis en scène et rituel de patrare, se dévoilent la narration sociale et politique de la mémoire, et l’apparition d’une fondation rhétorique de la démocratie sud-africaine. Le dire des victimes est paradoxalement secondaire, il intervient en appel vers celui des perpetrators. Rhétoriquement ce dire performatif du perpetrator opère en analogue de l’epitaphios classique. L’epitaphios ou ce grand dire de Périclès sur les Morts de la démocratie, tombés face aux Perses, tel que le raconte par exemple Platon dans le Ménéxène. La rhétorique civique a pour une de ces fondations l’epitaphios[17] : Le tombereau des hommes morts à Marathon et à Salamine charrie la parole démocratique, face aux Barbares. Le récit du perpetrator lève ainsi le voile (alêtheia) sur la mort des héros, les victimes. Le perpetrator avance ainsi sur la scène de la Commission comme un accusé (reus) qui prend figure de patronus, d’avocat. Le récit du violent sert de manifeste en creux pour la paix civile, il plaide pour que « les morts enterrent leurs morts ». Un tel acte est paradoxalement « patriotique » car il atteste de la terra patria, la nouvelle démocratie d’après l’apartheid, et du nouveau patrimonium. L’assassin-comme-avocat est un principe de la loi civile, la loi qui me condamne m’absout, disaient les Grecs. La coda presque lancinante des récits des perpetrators, qu’il faut maintenant commencer une autre vie, marque que cette autre vie c’est l’autre vie, civile, civique, civilisée, atteinte par un effort de « transformation » (metanoia) qui se donne, d’abord, dans la narration de la violence elle-même. Cet acte éloquent est quasiment paternel – la Commission le dit sans le dire tel, et le répète toutefois en cherchant ses mots, que la violence est masculine, paternelle, patrimoniale. Patrare, nous dit l’étymologie, c’est en effet cette parole que le Pater Patratus, le père-des-pères, le chef de ces prêtres fétiaux chargés des rites de paix et de guerre, accomplit lorsqu’il s’agit d’accorder la patrie des hommes aux dieux et de l’accorder à la possibilité de sa mort, ou de sa pérennité.

25Perpetrator est, sous l’angle que l’anglais, parlant latin, nous livre, celui de la fondation épitaphique, rituelle, paternelle, criminelle de la démocratie. Geste philosophique de la démocratie sud-africaine.

Notes

  • [1]
    Le rapport de la Commission, avec de nombreux autres documents, est accessible sur internet : www.truth.org.za
  • [2]
    Dictionnaire Français-Anglais, Anglais-Français Collins-Robert, Paris-Glasgow, Société du Nouveau Littré/W. Collins & Sons, 1978.
  • [3]
    F. Martin, Les mots latins, Paris, Hachette, s.d.
  • [4]
    Philippe-Joseph Salazar, « Le lien rhétorique », Rue Descartes, Institution de la parole en Afrique du Sud, 17, 1997, 53-74.
  • [5]
    La Bible, traduction œcuménique, Paris, Alliance biblique universelle/Le Cerf, 1993, nouv. éd.
  • [6]
    Jacques Derrida, Foi et Raison, Paris, Le Seuil, 2000.
  • [7]
    Voir mon article, « Invention du citoyen : Dire la violence d’apartheid », qui comporte une bibliographie, Incontri, 9, 2000, 39-51. Voir également mon recueil Parole démocratique. Entames rhétoriques, Paris, Collège international de philosophie, Papiers, vol. 56, 2001.
  • [8]
    Voir les comptes rendus de la Commission sur le site internet.
  • [9]
    Voir l’article de Barbara Cassin, « Politics of Memory. On the treatments of hate », in Philippe-Joseph Salazar, guest editor, The Public, numéro consacré à Démocratie Rhetoric and the Duty of Délibération, 8 (3) 2001.
  • [10]
    Le Promotion of National Unity and Reconciliation Act est donc agréé par les anciens ennemis lors des longues tractations qui conduisent à l’abolition effective de l’apartheid le 17 novembre 1993, voté en loi dès juillet 1995 par la Constituante (l’Assemblée nationale élue pour la première fois par tous, en mai 1994), est une véritable loi organique qui précède, contre toute logique usuelle du constitutionalisme, le vote final de la Constitution de 1996, avant-Constitution car constitutio des nouveaux sujets démocratiques. La Truth and Réconciliation Commission se met en place en novembre 1995, un « statutory body », responsable seulement devant le Parlement, sous la présidence du Nobel de la Paix, l’archevêque Desmond Tutu. La trc se réunit d’avril 1996 à juillet 1998. Le comité d’amnistie qui la prolonge, après la clôture officielle, va clore ses travaux (décembre 2001).
  • [11]
    Article cité et mon livre An African Athens. The Rhetorical Shaping of Democracy in Post-Apartheid South Africa, Mahwah, nj/Londres, Lawrence Erlbaum Associates, 2002.
  • [12]
    Voir l’article d’Erik Doxtader, « Middle Voices in the Midst of Transition : Reconciling the Form of Public Speech in Post-trc South Africa », in Philippe-Joseph Salazar, guest editor, The Public, numéro consacré à Democratic Rhetoric and the Duty of Deliberation, 8 (3) 2001
  • [13]
    C’est la notion de constitutive rhetoric due à Jean L. Cohen et Andrew Arato, Civil Society and Political Theory, Cambridge, Mass., mit Press, 1992.
  • [14]
    En reprenant une analyse de Barbara Cassin, dans son Effet sophistique (Paris, Gallimard, 1995), concernant le modèle aristotélicien de la parole de stasis et d’accord en démocratie, et qui fait l’objet d’un travail commun au colloque de la Rhetoric Society of America, Las Vegas, mai 2002, sur Ta sumphoreta.
  • [15]
    Je traduis, mal, à partir du texte donné sur le site internet www.truth.org.za, volume 5, chapitre 7. Le numéro est celui du paragraphe dans le rapport. Les extraits sont édités : les points de suspension sont ceux du rapport, les point de suspension entre crochets carrés sont de mon fait.
  • [16]
    Voir le travail de l’anthropologue Pamela Reynolds à l’Université de Cape Town.
  • [17]
    Voir Nicole Loraux, L’invention d’Athènes : Histoire de l’oraison funèbre dans la « cité classique », Paris, Mouton, 1981.