L'idée de citoyenneté multiculturelle et la politique de la reconnaissance

1L’ouverture de l’Europe à des flux migratoires Nord-Sud considérables, en provenance des pays pauvres, des ex-Empires coloniaux ou, avec l’élargissement de l’Union européenne, de l’Europe orientale, vers les pays riches, met de plus en plus en évidence l’absence de véritable politique d’immigration dans la majorité des pays européens, d’où les graves crises politiques qui secouent nos sociétés. [1] Mais elle souligne également le grave déficit conceptuel de notre modèle démocratique, quand il s’agit de dépasser les notions traditionnelles de citoyenneté, d’État et de nation, pour construire un nouveau modèle d’accueil de populations qui ne peuvent pas ou ne veulent pas renoncer à leurs identités et s’assimiler comme l’ont fait les vagues antérieures d’immigration. Pourquoi un nouveau modèle ? Pourquoi le modèle républicain qui a été une réussite dans le passé, semble-t-il, ne suffit-il plus ?

2C’est à répondre à ces questions que je voudrais m’employer ici. Conceptuellement, l’immigration et son problème corollaire, l’intégration, nous obligent à un véritable aggiornamento. Nous sommes confrontés à un problème structurel, qui remet en cause nos modes de pensée, nos structures sociales, et non à un problème conjoncturel. Les immigrés ne sont pas une population transitoire. Ils restent dans le pays d’accueil, et ont un effet profond sur lui. Ensuite, ils véhiculent avec eux un modèle social différent, qui est celui de la société coloniale [2] pour laquelle la stratification se fait non en fonction de la classe sociale, comme pour le marxisme, mais de l’identification ethnique. Cela veut dire, en particulier, que l’immigration nouvelle doit être pensée comme une réalité collective, et non pas individuelle. Pour ces raisons, parmi d’autres, l’individualisme abstrait du républicanisme français, issu des Lumières, qui fut assimilé avec enthousiasme par les immigrés en particulier en France jusqu’aux années 70, est inapplicable aux nouvelle vagues migratoires. Comme le montre Dominique Schnapper [3], les politiques d’assimilation qui sont basées sur l’anonymat (colour blind) n’ont pas l’impact souhaité parce qu’elles ne portent pas directement sur la reconnaissance des identités bafouées et humiliées. Celles-ci ont fait surgir une nouvelle normativité, dans laquelle les notions d’identité culturelle, de différenciation et de reconnaissance acquièrent une valeur nouvelle, positive.

3Il est hors de question, dans les limites de cet article, de faire le tour des nouvelles exigences auxquelles nous sommes confrontés. Je me limiterai à une question précise : la nature des arguments en faveur d’une politique de la reconnaissance. Ces arguments sont de nature morale et non pas culturelle. Pour faire face aux immenses problèmes de l’immigration et de l’intégration avec justice et efficacité, ce n’est pas du côté du relativisme culturel que nous devons chercher de l’appui, mais dans une nouvelle compréhension de la nature de l’individualité morale.

1 – Intégration ou assimilation ? Vers une nouvelle normativité

4Traditionnellement, l’immigration a rencontré deux types de réponses. Soit on est entré dans une logique d’inclusion/exclusion, pour laquelle la population immigrée était en quelque sorte contenue et soumise à une sorte d’apartheid, même bienveillant, avec un système de droits et de devoirs distincts de ceux de la population autochtone, sans espoir d’accéder à la nationalité. Toutes proportions gardées, le type-idéal en serait l’Allemagne et son droit de la nationalité jus sanguinis, qui est en train d’être modifié. L’autre discours officiel, lui aussi contredit par la législation, est celui de la minorité/majorité, c’est-à-dire d’une progressive fusion de la population immigrée dans l’ensemble, y disparaissant sans laisser de traces en une ou deux générations.

5Ces deux discours, ces deux logiques, se heurtent à une nouvelle normativité qui les a fait voler en éclats. Si, à l’exclusion, il faut répondre par plus de justice, de droits, de sécurité, d’intégration, grâce à une politique plus égalitaire, il faut le faire non pas par l’assimilation, mais par une reconnaissance publique de l’importance de l’identité culturelle. Or cela apparaît impossible car l’égalité demande l’uniformité, et la reconnaissance, la différenciation. Dans « Paix et proximité », Levinas décrit avec une grande lucidité l’ampleur de la révolution intellectuelle qui est exigée pour penser la différence dans l’égalité. Il écrit : « On doit précisément remettre en question la conception selon laquelle, dans la multiplicité humaine, l’Ego peut être réduit à une partie du Tout… dont l’unité est la cohésion de ses membres ou de sa structure globale. Il est nécessaire de se demander…. si l’altérité d’autrui n’a pas un caractère absolu… si la paix, alors, au lieu d’être le résultat d’une absorption ou d’une disparition de l’altérité, ne serait pas au contraire le mode fraternel d’une proximité à autrui » (1996, p. 165). Le problème moral constitutif de la citoyenneté multiculturelle est ainsi clairement formulé : comment créer paix et solidarité dans une polis fracturée, entre des allégeances divisées, des identités fragmentées, là où la peur de l’altérité de l’Autre est un obstacle à la recherche de l’inclusion. Il s’agit fondamentalement d’un problème moral, pas d’une simple question de directives politiques, de financements, d’institutions, etc. Sans la volonté morale de reconnaître cette responsabilité vis-à-vis de l’Autre, de l’étranger, de l’immigré, comme étant constitutive de notre propre humanité, les initiatives politiques échoueront et la paix civique restera un rêve. Le sens politique de la réflexion de Levinas, quand il parle de « combattre l’annexion par l’essence » (1996, p. 114), est clair : il s’agit de repenser la citoyenneté, l’égalité et la justice autrement que sur la base de l’uniformité.

6L’aspect qui, dans les revendications du multiculturalisme, intéresse le philosophe est, en effet, l’apparition d’une nouvelle normativité politique. Celle-ci consiste en une prise de conscience positive de l’ethnicité, de l’identité culturelle, à la suite des échecs des politiques d’assimilation. Il faut comprendre que ce renversement des valeurs, où ce qui nous sépare et non pas ce qui nous unit acquiert une valeur, est la réponse à des siècles d’oppression, comme dans les mouvements pour les droits civiques ou le mouvement black is beautiful aux États-Unis, les revendications d’identité beur en France, celles des British Muslims au Royaume-Uni, etc. On peut le comparer à la prise de conscience positive des différences de genre grâce aux mouvements féministes des années 70-80 aux États-Unis.

7Il s’agit de l’expression d’un changement culturel profond dans lequel, dans le contexte postmarxiste, la demande de reconnaissance d’identités culturelles et personnelles distinctes est un défi aux demandes de justice sociale et de redistribution en termes d’égalité et d’uniformisation, demandes qui étaient jusque-là détachées de toute conscience des caractéristiques culturelles [4]. Cette demande cherche à s’exprimer par le biais de la représentation politique (droits à un régime spécial de représentation pour les communautés, demande de la parité, etc.), mais aussi par des transformations institutionnelles ainsi que par l’activisme politique, par des programmes éducatifs (affirmative action et discrimination positive, enseignement et protection des langues régionales, « ethnicisation » des programmes scolaires, etc.) et par des changements dans la société civile (revendication des droits culturels, nouveau droit de la famille comme le PACS en France ou les mariages homosexuels aux États-Unis). La question des droits des minorités, culturelles, religieuses et autres, a fait ainsi son apparition depuis à peu près le début des années 90 aux Nations unies, à l’Organisation pour la Sécurité en Europe, à l’UNESCO, au Conseil de l’Europe à propos des langues minoritaires (1992). Le débat actuel sur une Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne oppose ceux qui voudraient y incorporer non seulement les droits économiques et sociaux, mais aussi des droits culturels nouveaux, aux défenseurs d’une citoyenneté indifférenciée. Une « citoyenneté multiculturelle » doit prendre en compte cette nouvelle normativité, qui n’est pas simplement fondée sur un « droit à la différence ».

8Deux arguments fondent cette entreprise : un argument épistémique et un argument moral. L’argument épistémique, tout d’abord. Le mythe d’un être et d’une société intégrés, unifiés, s’est effondré comme s’est effondrée l’illusion de la philosophie des Lumières d’une progressive unification des croyances de l’humanité. Nous sommes dorénavant confrontés par l’impossibilité de l’unité, de la réconciliation. Comme le rappellent Sylvie Mesure et Alain Renaut [5], cette situation était déjà annoncée par Max Weber qui, dans Le savant et le politique, évoquait en 1919 « l’incompatibilité des points de vue ultimes possibles, l’impossibilité de régler leurs conflits et par conséquent de se décider en faveur de l’un ou de l’autre. » Chez Weber, cette thèse était logiquement reliée à sa conception des sciences humaines par contraste avec les sciences de la nature et l’universalité de leurs énoncés. Les sciences humaines qui ont pour objet des jugements de valeur doivent se garder de tout effort d’explication et rester dans la neutralité à l’égard de valeurs issues de décisions individuelles et irrationnelles. Le conflit des libertés humaines conduit ainsi à « la fracture de la raison » (id. p. 61), à l’impossibilité d’un jugement rationnel sur les valeurs, à leur absolue irrationalité. Je prolongerai cette thèse de l’incommensurabilité des valeurs par une réflexion sur l’identité multiple du Soi et la fragmentation entre les différentes appartenances culturelles face à l’uniformisation du statut politique-juridique de la citoyenneté.

9Quant à l’argument moral en faveur d’une nouvelle conceptualisation de la citoyenneté, il se base sur les besoins de l’individualité morale et non pas sur la valeur de la différence en elle-même. Si l’identité culturelle est devenue une source de revendications sociales, économiques et politiques, c’est parce qu’elle est indissolublement liée à l’identité morale de l’individu, comme l’a magistralement démontré Charles Taylor dans Les sources du Moi. Les identifications intersubjectives jouent un rôle non causal, mais « heuristique » pourrait-on dire, dans la construction morale de la personne. La construction de l’identité de la personne, du sens qu’elle a de sa propre valeur et de ce qu’elle se doit à elle-même est liée à la reconnaissance intersubjective par la communauté des valeurs qu’elle partage et qu’elle a héritées. Il s’agit d’un argument complexe qui mêle la psychologie, la psychanalyse même, la sociologie à la métaphysique. Les caractéristiques historiques et culturelles qui différencient l’individu et que la citoyenneté républicaine cherche à gommer sont constitutives de la personne, pour Charles Taylor, au sens où ce ne sont pas seulement des conditions externes ou des circonstances, mais des éléments sans lesquels le Soi ne serait pas lui-même. Par là l’individu est nécessairement lié aux contextes sociaux qui reconnaissent ou qui méprisent les valeurs qui le déterminent. Etre chrétien ou musulman, par exemple, n’est pas seulement un choix de vie personnel, cela implique de soutenir et de protéger une communauté sociale et politique sans laquelle ces croyances ne pourraient s’exprimer et être partagées, c’est une identité à la fois personnelle et collective. C’est pourquoi la séparation dont la citoyenneté républicaine fait son slogan entre la sphère publique et la sphère privée est irrecevable telle quelle. « L’individu libre ne peut maintenir son identité que dans une société ou une culture d’un certain type, il est nécessairement concerné par la forme de cette société ou de cette culture dans son ensemble. » (Taylor, 1997, p. 250).

10Mais, présenté de cette façon, l’argument n’est pas très convaincant. Il se contente de rappeler la nature sociale des engagements personnels. L’argument devient plus intéressant lorsqu’il insiste sur ce qui fait une culture. Il s’agit d’une histoire certes, de traditions, de styles de vie, de croyances, mais surtout de valeurs et de normes que les individus partagent, défendent et sans lesquelles ils ne pourraient être eux-mêmes, avoir une identité. L’argument « communautarien » ne se contente pas de dire que la diversité des cultures est un bien à protéger parce qu’elle permet de socialiser les individus, mais pose que, sans attachement à des valeurs, nous ne sommes pas proprement humains ou plutôt humanisés. L’identité morale, possible grâce à l’existence continue de traditions respectées auxquelles l’individu se rattache, permet l’identité personnelle. « Le Moi et le bien ou le moi et la moralité s’avèrent être des thèmes qui s’entremêlent de manière inextricable. » (Taylor, 1989, p. 3) L’importance du contexte culturel vient de ce qu’il permet de régénérer les processus d’identification et de reconnaissance sans lesquels le Soi est atomisé ou réifié, perd tout sens de sa valeur et de sa dignité. S’identifier à des cultures ou des traditions bafouées ou dénigrées n’est pas seulement un mal psychologique, c’est un mal moral. On pourra utiliser un argument wittgensteinien à l’appui de cette thèse. Le rapport de soi à soi est médiatisé par des jeux de langage qui ne peuvent rester « privés », qui supposent une interprétation et une compréhension potentielle par d’autres locuteurs. Dévaloriser ou détruire ce langage et la communauté de locuteurs qui l’utilise, revient à détruire la possibilité de se reconnaître soi-même, de comprendre son identité et de développer la confiance en soi, le respect de soi qui nous permettent d’être des membres à part entière de la société dans son ensemble.

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Affiche du film d’Emmanuel Finkiel réalisé en 1998. © Films du Poisson

11L’expérience de déshumanisation et de haine de soi qui a été décrite si souvent en ce qui concerne les phénomènes de persécution peut se retrouver, affaiblie certes, mais bien présente quand, sans cesse, l’étranger, l’Autre, se voient désignés comme le bouc émissaire, le responsable du mal, de la pollution, de la dégradation de la communauté. C’est l’espace mental comme physique de toute la communauté qui est atteint par ce poison.

2 – Justice et demande de reconnaissance

12Faut-il alors avoir peur de la demande de reconnaissance ? Cette demande ne laisse pas d’inquiéter, tant elle s’éloigne de notre conception traditionnelle de la justice. Elle semble, tout d’abord, résolument hostile à l’universalisme que véhicule l’idéal d’un traitement égal des personnes et des actes. Elle pose, au contraire, que la singularité, le caractère unique d’un groupe, d’une culture ou d’une individualité, méritent le respect et la protection de droits spécifiques, qu’il s’agisse des droits collectifs des minorités nationales, historiques, à se gouverner elles-mêmes, à protéger leurs traditions d’une manière distincte, en particulier leur conception de la justice, ou encore des droits culturels des individus à pratiquer leur religion, leur langue, etc. Il nous semble alors bien difficile de séparer la demande de reconnaissance des revendications identitaires dans leur confusion et leurs ambiguïtés.

13Elle semble, d’autre part, surtout animée par le ressentiment puisque l’histoire et ses injustices sont au cœur de ces revendications, de ces demandes de reconnaissance et de réparation. Non seulement, il faut préserver une réalité qui n’est pas universellement partagée, des différences qui n’ont pas nécessairement de valeur universelle, mais la justification en est dans le passé, dans les drames, les exclusions ou les persécutions qui ont été commis à l’égard de certains groupes. Le différentialisme va même jusqu’à proposer de nouvelles inégalités pour réparer celles du passé : la discrimination positive qui permettra aux étudiants des groupes minoritaires d’accéder aux meilleures universités au titre de la réparation et non du mérite, la parité hommes/femmes, etc.

14Enfin, la demande de reconnaissance s’oppose à la justice en voulant maintenir la séparation, la fragmentation entre les groupes humains au lieu de les rassembler dans un « monde humain commun » (H. Arendt). L’important pour chacun, ce n’est pas ce qu’il peut partager avec n’importe qui de manière interchangeable et anonyme, mais ce qui lui permet de s’identifier à un groupe, une histoire, une tradition, une culture particuliers et uniques, irremplaçables. À cette perception négative, je voudrais répondre en disant que la demande de justice inclut, à côté d’autres dimensions, une demande de reconnaissance, et que, si la reconnaissance sans l’impartialité est injuste, inversement l’impartialité sans la reconnaissance est aussi injuste. J’ajouterais qu’il est essentiel qu’une conception démocratique et inclusive de la justice comprenne cette demande de reconnaissance, au lieu d’en avoir peur et de se réfugier dans un universalisme abstrait. Les assauts répétés contre l’universel, au nom de la différenciation, ne signifient pas du tout qu’il faille renoncer à la demande de justice comme traitement impartial des personnes. Ils sont, au contraire, un rappel que les deux pôles sont inséparables, et que la demande de reconnaissance est une demande d’impartialité, mais interprétée en termes respectueux de la singularité, en termes donc d’équité, [6] et non pas de négation de la différence, comme en rêvait Rousseau.

15Il est certain que l’impartialité ne suffit pas et qu’il y a des cas où elle conduit à l’injustice. Un exemple politique célèbre de refus de l’impartialité au nom de la justice comme reconnaissance est celui de la fameuse loi 101 au Québec sur le contrôle de l’anglophonie, l’interdiction, en particulier, de l’affichage commercial en anglais, et de l’accès aux écoles anglophones pour les enfants d’immigrés non anglophones. La demande de justice, dans un contexte historique et culturel spécifique comme celui du Québec francophone sur un continent nord-américain anglophone, ne peut être celle de l’égalité simple et abstraite. Traiter des cas semblables de manière semblable sans tenir compte du « bagage » historique et culturel des populations concernées reviendrait à nier des situations particulières, comme par exemple, le risque de disparition d’une culture et d’un mode de vie auxquels les populations sont attachées parce qu’ils définissent une bonne partie de leur identité. Ne pas protéger la langue française ou appliquer aveuglément le bilinguisme au Québec, par exemple, qui est une « société distincte » et qui a des droits spécifiques en tant que telle, revient à commettre une injustice et à priver les Québécois d’une partie essentielle de leur identité et de ce qui fait leur dignité. Comme toujours, l’impartialité qui voudrait contourner les conflits existants par l’abstraction se retrouve prise à son propre piège puisqu’elle a pour résultat de favoriser ceux qui sont déjà en position de force ou majoritaire : dans ce cas, les anglophones. La discrimination positive s’impose alors bien que ce soit une décision politique contraire aux droits constitutionnels, mais qui protège la société distincte de menace d’extinction.

16Un autre exemple est celui que développe Elisabeth Zoller, dans un livre remarquable sur les droits civiques des Noirs aux États-Unis. [7] La citoyenneté des Noirs américains a fait beaucoup plus de progrès quand on a renoncé à l’idéal d’un traitement égal, abstrait et neutre (colour-blind) par l’État en faveur d’une reconnaissance de la réalité historique de la discrimination contre les Noirs et des handicaps à surmonter. Elle constate ainsi que « dans la seconde moitié du XXe siècle, la conception que la Cour suprême s’est faite du principe d’égalité a oscillé entre deux points de vue, l’un qui voit l’égalité liée au statut d’un groupe, l’autre qui ne la conçoit que comme un droit individuel… l’ensemble des écoliers noirs en tant que groupe a un droit à ne pas être systématiquement exclu des écoles fréquentées par les écoliers blancs. » Mais « une majorité de la Cour suprême a aujourd’hui une lecture différente de l’égalité de celle qu’elle avait, il y a trente ans. Elle est repassée de l’égalité réelle à l’égalité formelle. Elle est revenue à la lecture qu’elle faisait autrefois de ce principe … quand elle se refusait à lire les dimensions culturelles et sociales de l’égalité. » [8]. « Quand il s’agit de revendication à l’égalité, il n’y a pas en effet de réclamation qui soit purement individuelle. La raison en est qu’on n’est jamais égal tout seul ; on est toujours égal par rapport à un ou plusieurs individus… » Or la citoyenneté « indifférenciée » occulte cette dimension sociale et culturelle et exige de traiter la race comme si elle était un facteur non pertinent, d’ignorer ou de privatiser sa présence sociale et historique.

17La conclusion de ces deux exemples est donc que la seule impartialité ne suffît pas, que la demande de justice doit inclure la demande de reconnaissance, ce qui justifie des politiques de discrimination positive, de refus de l’égalité simple, de parité pour les femmes, etc. et introduit le pôle dangereux de la différenciation au sein de la justice.

3 – L’idée de citoyenneté multiculturelle

18Vers quelle forme de citoyenneté favorable à la diversité, allons-nous nous diriger ? Que pourrait être une citoyenneté « multiculturelle » ? N’allons-nous pas être amenés à défendre une citoyenneté « différenciée » qui heurte profondément notre sensibilité républicaine ? Qu’arrive-t-il à l’égalité fondamentale des personnes si nous cherchons ainsi à transformer la citoyenneté ? Ne risquons-nous pas de retrouver la logique de l’exclusion, de la ghettoïsation que nous évoquions pour commencer ? Le spectre du multiculturalisme américain n’est pas si lointain.

19Une telle perspective pose de nombreux problèmes dont nous ne pouvons faire l’inventaire complet ici. Le premier et le plus simple est la question des rapports entre citoyenneté et nationalité. Une citoyenneté multiculturelle conduira à transformer l’idée et le rôle de la nation, transformations qui sont d’ailleurs déjà en route en raison de la construction européenne. Il faut accepter que, en raison des vicissitudes de l’immigration, les citoyens puissent avoir plusieurs nationalités sans que cela fasse d’eux de moins bons citoyens. Il faut désolidariser citoyenneté et nationalité, patriotisme et nationalisme. La nation est un terme ambigu dont il faut distinguer au moins deux sens, le sens sociologique et le sens politique. Au sens sociologique, la nation est une « communauté historique ayant une spécificité culturelle. » [9] On parlera en ce sens de l’existence dans un État de groupes ethniques distincts, de peuples, de cultures ou encore de minorités nationales. On notera que l’immense majorité des Etats-nations modernes sont multinationaux, même s’ils le sont chacun sur un mode différent. La citoyenneté multiculturelle ne fait que reconnaître ce fait et la nécessité de droits et de responsabilités propres à faire respecter ces identités sans que leur diversité soit une menace pour l’identité et l’unité de la nation. L’ennemi de la citoyenneté multiculturelle ici n’est pas la nation « civique », mais une certaine conception de l’État-nation comme devant être homogène culturellement.

20Au sens politique, en effet, la nation est une forme politique qui a transcendé les différences entre les populations, entre les nations au sens sociologique et culturel, dans les États-nations modernes. Mais l’existence d’institutions politiques communes doit-elle entraîner l’homogénéité culturelle ? Voilà la question de fond. La France est ici une exception remarquable puisque la nation-France a été le résultat de l’action de l’État centralisé et unificateur, et non pas le vecteur pré-existant, comme pour les autres États d’Europe, Allemagne, Italie, de l’accession à l’identité politique. Les résistances à l’idée de citoyenneté multiculturelle et « différenciée » proviennent essentiellement de ce que Patrick Weil appelle « l’État acteur » [10] et de son idéologie nationaliste, et non pas d’un État de droit démocratique pour qui les libertés fondamentales des citoyens incluent le droit de défendre et de protéger son identité culturelle. Démocratiser l’État et respecter les identités culturelles procèdent donc d’une même démarche.

21Conceptuellement, le problème est plus difficile. Interpréter le projet de citoyenneté différenciée comme fondamentalement injuste et inégalitaire au nom d’une conception de la justice comme effacement de toutes les distinctions, ne se comprend que si l’on commet le sophisme « essentialiste ». Ce sophisme consiste à faire de la « race », du « genre », etc., une réalité secondaire par rapport à une essence « humaine » commune, intangible et universelle, alors que l’humanité ne s’incarne qu’à travers les différences, de race, de genre, de cultures, etc. qui sont constitutives de cette humanité comme une réalité historique et changeante. Ce sophisme est présent aussi bien dans le discours émancipateur que dans celui de la discrimination, selon une parenté difficile à accepter entre deux discours négateurs de la différenciation. Il consiste à attribuer à chacun une « nature », une « essence » individuelle distincte et figée, alors que l’identité moderne est fluide, que c’est une condition contingente et modifiable. La discrimination à l’égard des femmes, des gens de couleur, des homosexuels, etc., ne cesse pas parce qu’on les traite de manière abstraite comme des égaux, parce qu’on nie symboliquement cette différence. Elle cesse quand il devient enfin acceptable de pouvoir être à la fois différent, soi-même, et égal, de prétendre à une dignité égale sans avoir à renier son identité et sans que cette identité soit réifiante ou réductrice. Tel est le sens de l’expression « citoyenneté différenciée ». La citoyenneté différenciée est donc une institution qui vise à conserver au cœur de la norme impartiale ce que Levinas entendait par l’unique de l’altérité. « Cette assignation à responsabilité déchire les formes de la généralité dans laquelle mon savoir, ma connaissance de l’autre homme, me le représente comme semblable, pour me découvrir dans le visage du prochain comme responsable de lui et, ainsi, comme unique – et élu. L’humanité en moi signifie la primogéniture et l’unicité du non-interchangeable. » [11]

Conclusion

22Les concepts de justice, de tolérance ou d’égalité hérités de la philosophie des Lumières, sont donc entachés d’un vice profond. Ils ont permis de réduire l’humanité à un prototype abstrait, an-historique et désincarné, et à lui attribuer des droits ou des propriétés universelles sans s’occuper de savoir si vraiment tous les êtres humains pouvaient se reconnaître dans ce modèle. Cet humanisme abstrait a permis de nier l’altérité même de l’autre, son caractère scandaleusement irréductible. Il faut comprendre que le simple respect de la diversité, en tant que telle, ne produira jamais les effets recherchés parce qu’il reste extérieur aux valeurs enjeu et qu’il ne transforme pas le rapport à soi. Pire même, la tolérance, au sens dé la philosophie des Lumières, c’est-à-dire de l’acceptation de la diversité de manière instrumentale, comme une simple étape vers la découverte de l’unité cachée des croyances, des conceptions du Bien, etc., est elle-même destructrice du sens que l’on peut avoir de sa valeur ou de sa dignité dans la singularité d’une histoire, d’une culture ou d’une ethnie. Il faut aller beaucoup plus loin, vers des formes de tolérance qui admettent que les valeurs sont, en dernier ressort, incommensurables, comme le soutient Max Weber, que l’humanité se réalise à travers des formes de vie, des croyances et des attitudes hétérogènes les unes aux autres.

23En conséquence, si le respect de l’individu passe par le respect et la reconnaissance de l’identité collective dont il se réclame, le groupe ou la communauté à laquelle il appartient, et qui est blessée ou humiliée chaque fois qu’il est traité injustement, il appelle alors à la création de nouveaux droits culturels et collectifs. Tout le problème, et il est très grave, consiste à savoir refuser que la reconnaissance du groupe l’emporte sur la reconnaissance de l’individualité, sans méconnaître sa solidarité avec une communauté historique. Il est essentiel qu’une conception démocratique de la justice comprenne cette demande de reconnaissance au lieu de se réfugier dans un universalisme abstrait. Mais elle ne peut rester démocratique que si elle maintient la pré-éminence de l’individu. C’est au nom du respect pour l’individu que la reconnaissance de l’identité culturelle peut faire partie de la demande de justice et de droits nouveaux à inclure dans la citoyenneté.

Notes

  • [1]
    Voir Patrick Weil, La France et ses étrangers, Paris, Calmann-Lévy, 1991. « Il conviendrait de changer la façon dont on parle de l’immigration… qui renvoie à l’idée d’un danger pour la communauté politique, à l’image de termites dévorant les charpentes de la France. » P. 487-488. Voir également de Patrick Weil, Ou’est-ce qu’un français ? Paris, Grasset, 2002.
  • [2]
    D. Schnapper, La relation à l’autre, Paris, Gallimard, 1998, p. 226 : « Les sociétés issues de la décolonisation gardent, même après l’indépendance, les structures sociales et les représentations héritées du passé. »
  • [3]
    D. Schnapper, La communauté des citoyens, Paris, Gallimard, 1994 et La relation à l’autre, Paris, Gallimard, 1998, pp. 185-190.
  • [4]
    On trouvera une excellente présentation de ces problèmes dans Nancy Fraser, Justice Interruptus, 1997, p. 11-39. Voir également C. Audard, Critique n° 642, « Exploitation ou exclusion ? »
  • [5]
    S. Mesure et A. Renaut, (1996), p. 47.
  • [6]
    L’équité au sens d’Aristote (Ethique à Nicomaque, V 1137a30-1138a3) et de Rawls, (1971), corrige ce que la justice comme impartialité a de trop impersonnel.
  • [7]
    Lauren Robel et Elisabeth Zoller, dans Les états des noirs, Paris, PUF, 2000, expliquent comment la structure fédérale de la démocratie américaine a été l’obstacle principal à la déségrégation, au principe d’égale considération, pourtant proclamé au niveau constitutionnel, parce que les États ont pu continuer à refuser l’application de la Constitution fédérale au nom de leur autonomie juridique. La structure fédérale a joué contre la citoyenneté différenciée au sens où je l’entends.
  • [8]
    Ib., pp. 96 et 103.
  • [9]
    D. Schnapper, La relation à l’Autre, et La communauté des citoyens, p. 29). Voir Sylvie Mesure et Alain Renaut, Alter Ego. Les paradoxes de l’identité démocratique, Paris, Aubier, 1999., Distinguer entre la « nation » au sens sociologique et au sens politique, (p. 218).
  • [10]
    P. Weil, op. cit. p. 478 : « La distinction importante entre l’État de droit égalitaire et l’État acteur qui effectue des choix est confirmée par l’examen des pratiques administratives. »
  • [11]
    Emmanuel Levinas, Éthique comme philosophie première, (1998, p. 101).