Pour une philosophie des sciences à l'écoute de l'histoire des sciences

1L’histoire des sciences apparaît bien souvent comme une vaste maison, voire une auberge espagnole, où se retrouvent des sociologues, des philosophes, des anthropologues, des ethnologues, des historiens, etc. Une telle multiplicité d’intervenants dissout plus ou moins l’histoire des sciences dans une pluralité de méthodes, d’enjeux, de problèmes et, en ce sens, l’histoire des sciences n’existe plus. Il convient donc tout d’abord de définir un objet et une méthode pour l’histoire des sciences et d’apprécier, au regard des résultats alors obtenus dans l’analyse des problèmes, si cette caractérisation permet de faire progresser la connaissance. Je proposerai donc comme objet pour l’histoire des sciences la reconstruction des cheminements de pensées et des cheminements conceptuels grâce auxquels les théories se mettent en place ; mais aussi de saisir la genèse des idées nouvelles, de reconstruire le processus au terme duquel elles s’imposent, et de cerner les initiatives majeures par lesquelles tel ou tel problème s’est trouvé profondément transformé, c’est-à-dire finalement de reconstruire l’histoire des problèmes immanents au domaine considéré, sans préjuger des rapports que ce domaine peut entretenir avec les autres champs du savoir. Déjà, Hélène Metzger, dans son article « La méthode philosophique dans l’histoire des sciences », soulignait qu’« il doit être entendu que quand je parle d’histoire des sciences, je parle de l’histoire de la pensée scientifique et je ne parle que de cela » [1].

2Cette approche générale de l’histoire des sciences ne peut être pleinement mise en œuvre qu’en définissant corrélativement une méthode et une conception de la science en tant que science. C’est seulement au regard de ces deux caractérisations, de méthode et d’essence, que les rapports de l’histoire des sciences à la philosophie des sciences seront alors susceptibles d’être parfaitement explicités et circonscrits.

3On ne peut, en effet, parler de l’histoire des sciences ou de la science (je reviendrai plus loin sur la question du pluriel et du singulier) qu’à partir d’une certaine idée que l’on se fait de la science. Pour ma part, je crois, comme Alexandre Koyré, et en acceptant comme lui « l’opprobre d’être un idéaliste », que « la science, celle de notre époque, comme celle des Grecs, est essentiellement theoria, recherche de la vérité, et que de ce fait elle a, et a toujours eu une vie propre, une histoire immanente, et que c’est seulement en fonction de ses propres problèmes, de sa propre histoire qu’elle peut être comprise par ses historiens » [2]. En effet, il me semble vain de vouloir par exemple déduire la science grecque de la structure sociale de la cité ou seulement de l’agora ; d’expliquer Newton par les tensions sociales et religieuses de l’Angleterre du XVIIe siècle ou, plus simplement, l’histoire de la balistique par des soucis d’ingénieurs militaires qui se moquent bien au XVIIe siècle des travaux de Galilée ou de Torricelli. Ils préfèrent utiliser leurs traditionnelles tables empiriques qui, pour le coup, c’est-à-dire pour jeter des bombes, marchent beaucoup mieux que les subtiles démonstrations de nos deux savants, démonstrations portant sur des trajectoires paraboliques que, bien sûr, les projectiles ne décrivent que dans le vide ; il n’en reste pas moins que c’est bien du projet théorique galiléen que naîtra définitivement, dans la première moitié du XVIIIe siècle, la science balistique qui fera alors des merveilles sur les champs de bataille. De même, en voulant ignorer, pour des raisons économiques, comme cela est trop souvent le cas aujourd’hui, la distinction entre science et techno-science, on confond visée de connaissance et développement technologique immédiats. La science en tant que science est, et reste, poursuite incessante de vérité, apaisement de la raison dans la compréhension, c’est-à-dire Theoria ; elle est itinéraire intellectuel parcouru par des savants au cours des siècles ; reprise incessante de problèmes toujours repensés et renouvelés, mais problèmes internes à la science et pour lesquels les solutions appartiennent exclusivement au champ de la science.

4La vérité reste l’horizon de la science. Sans doute ce n’est pas la même voie, les mêmes tours et détours dans lesquels s’engagent le mathématicien ou le physicien, et en cela on doit sans doute parler d’histoire des sciences avant de parler d’histoire de la science. Mais, dans un cas comme dans l’autre, c’est bien la visée de vérité qui seule permet de définir un concept de science.

5Ce cadre philosophique général étant fixé, rien n’est donné quant au cheminement historique effectif de la pensée ; c’est ce cheminement que l’histoire des sciences doit saisir et comprendre, mettre à jour, sans a priori sur ce que devrait être la démarche scientifique elle-même. L’histoire de la pensée dans sa visée de vérité est un cheminement éminemment complexe où se construit aussi la dignité de l’esprit humain.

6En ce sens, on ne peut comprendre la pensée créatrice, les gestes fondateurs, à un moment quelconque de l’histoire, qu’en pénétrant au plus profond des textes, dans leur intimité, en s’efforçant, dans un mouvement de sympathie, de se faire, comme l’écrit Hélène Metzger, le contemporain du savant dont on parle et de ressusciter ainsi au sens le plus fort du terme l’efficacité de sa pensée créatrice : « L’historien ne préjuge pas des résultats de son travail quand il prend une conscience claire des difficultés de ce travail ; au cours de ses recherches il fournit constamment un effort d’approfondissement qui lui permet de mieux comprendre le passé, de pénétrer avec plus de sûreté et plus de sympathie active dans la pensée créatrice d’autrefois à laquelle il infuse une nouvelle vie, qu’il ressuscite pour un moment » [3].

7L’histoire des sciences commence par la lecture et l’établissement des textes dans leurs langues d’origine, par leur analyse philologique et critique, puis se poursuit par l’effort indispensable de compréhension de ces textes, indépendamment, autant que faire se peut, de toute lecture récurrente impliquée par des théories plus modernes ou par des conceptions philosophiques a priori concernant l’induction, les faits, l’expérience, etc. C’est à partir de la démarche intellectuelle révélée par la cohérence propre du texte que surgissent, comme à l’état naissant, le sens des procédures mises en place, le statut des concepts et la portée des innovations introduites.

8Dans cette perspective, l’étude de la genèse de la théorie newtonienne des phénomènes de la couleur offre un exemple particulièrement significatif pour notre propos. D’une part, nous possédons les manuscrits de Newton retraçant les étapes de son élaboration théorique ; mais, d’autre part, la seule lecture, un peu rapide, des textes imprimés de Newton et cela jusqu’aux années 1960, avait conduit la plupart des interprètes à faire de Newton l’un des « pères » du positivisme, celui qui lisait directement les lois de la nature dans l’observation – la sacro-sainte base expérimentale –, sans métaphysique et sans la moindre opacité. Or, il est, bien évidemment, loin d’en être ainsi [4].

9En outre, une histoire des sciences consciente d’elle-même peut protéger du danger des récurrences historiques. Ainsi, lorsque Newton rédige en 1687 les Philosophiae naturalis principia mathematica, il ne sait pas qu’à partir des lois du mouvement qu’il énonce et des concepts qu’il introduits sera formulée quelques décennies plus tard, après de nombreuses innovations mathématiques et conceptuelles, la loi différentielle qui porte aujourd’hui son nom et qui sert de clef de voûte à la science du mouvement

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11On ne peut donc pas reprocher à Newton de ne pas savoir ce qu’il ne pouvait pas savoir et, en conséquence, on ne peut lire son travail qu’à partir des concepts et des lois qu’il met en jeu, sans vouloir lui faire dire ce qu’il ne pouvait pas dire [5]. Cependant, comme nous connaissons la suite de l’histoire et ne pouvons y échapper, ce ne peut être qu’en développant une analyse véritablement consciente de notre situation par rapport aux théories anciennes que peut être construite une histoire des sciences. Ainsi Gaston Bachelard souligne-t-il dans L’Engagement rationaliste qu’« à vouloir rendre trop actives des pensées du passé, on peut commettre de véritables rationalisations, des rationalisations qui attribuent un sens prématuré à des découvertes passées » [6]. Ces remarques constituent aussi une critique radicale de la recherche des précurseurs et doivent, comme l’écrit Georges Canguilhem dans Idéologie et rationalité dans l’histoire des sciences de la vie, « empêcher l’historien de prendre des persistances de termes pour des identités de concepts, des invocations de faits d’observations analogues pour des parentés de méthode et de questionnement et, par exemple, de faire de Maupertuis un transformiste ou un généticien avant l’heure » [7].

12Je considère donc qu’une théorie de l’expérience, de la démarche scientifique, etc., ne peut être construite qu’à l’issu d’un authentique travail d’histoire des sciences et, qu’en ce sens, l’histoire des sciences permet d’éviter le dogmatisme méthodologique philosophique. En fait, la science ne se construit pas aussi simplement et linéairement qu’on pourrait le croire a priori, et seuls les résultats de l’histoire des sciences permettent d’en prendre toute la mesure. Dans cette perspective, il apparaît que le rôle le plus important que peut jouer l’histoire des sciences, c’est de se constituer comme un champ d’expérimentation et de confrontation pour toute philosophie des sciences dynamique et dépourvue de dogmatisme. La théorie de l’histoire des sciences que je m’efforce ici de circonscrire est donc certes d’orientation philosophique par sa conception sous-jacente de la science comme theoria, mais non pas philosophique au sens où des conceptions a priori de la démarche scientifique devraient s’imposer à la lecture des textes. Bien au contraire, la philosophie des sciences doit être à l’écoute des résultats de l’histoire des sciences ; elle doit les méditer, pour se constituer finalement en une philosophie des sciences s’appuyant sur les démarches effectives mises en place par les protagonistes de la vie scientifique et non plus sur des discours vides inspirés par telle ou telle interprétation a priori. Il me semble donc, comme à Hélène Metzger, que « l’étude de l’histoire des sciences guérirait le philosophe (si la maladie était curable) de l’étrange manie de vouloir poser a priori ou a posteriori des concepts définitifs sur lesquels l’esprit pourrait appuyer sa soif de certitude, et que l’on pourrait appeler à juste titre des concepts de droit divin » [8]. Fasse donc, Seigneur, que les historiens des sciences soient lus par les philosophes des sciences !

Notes

  • [1]
    Hélène Metzger, « La méthode philosophique dans l’histoire des sciences », Archeion, 19, 1937, p. 205.
  • [2]
    Alexandre Koyré, Études d’histoire de la pensée scientifique, Paris, Gallimard, 1973, p. 399 ; première édition Paris, PUF, 1966.
  • [3]
    Hélène Metzger, « L’historien des sciences doit-il se faire le contemporain des savants dont il parle », Archeion, 15, 1933, p. 35.
  • [4]
    Sur ces questions on peut consulter Michel Blay, La conceptualisation newtonienne des phénomènes de la couleur, Paris, Vrin, 1983 et A.I. Sabra, Theories of light from Descartes to Newton, Oldbourne, History of Science Library, 1967.
  • [5]
    Sur ces questions on peut consulter Michel Blay, La naissance de la mécanique analytique. La science du mouvement au tournant des XVIIe et XVIIIe siècles, Paris, PUF, 1992.
  • [6]
    Gaston Bachelard, L’Engagement rationaliste, Paris, PUF, 1972, p. 143.
  • [7]
    Georges Canguilhem, Idéologie et rationalité dans l’histoire des sciences de la vie, Paris, Vrin, 1977, p. 21.
  • [8]
    Hélène Metzger, « Tribunal de l’histoire et théorie de la connaissance scientifique », Archeion, 17, 1935, p. 13.