Les dégâts sonores d'une silencieuse séparation

1À quoi sert la philosophie des sciences ? Je voudrais essayer de répondre à cette question en prenant le point de vue d’un simple praticien de la physique travaillant au sein d’un grand organisme de recherches.

2La réponse spontanée que je suis tenté de donner à la question (provocatrice) posée s’énonce de façon assez simple : en apparence, la philosophie des sciences n’est d’aucune utilité concrète dans la vie professionnelle des physiciens, que celle-ci se déploie dans le domaine de l’expérience ou dans celui de la théorie. De belles et grandes carrières ne se mènent-elles pas sans que le moindre intérêt lui soit porté ? Et ne sont-ils pas rares les chercheurs qui, bousculés par l’agitation des laboratoires et pressés par le bon respect des désormais sacro-saints plannings, jugent nécessaire de lui consacrer un peu de leur temps ? Dans les lieux de production des savoirs scientifiques, nul signal officiel ne vient en tout cas encourager les chercheurs à s’extraire d’une certaine forme d’activisme monomaniaque. La philosophie des sciences y est généralement considérée comme un violon d’Ingres désuet (un « plaisir d’antiquaire » [1], dirait Dominique Lecourt) auquel on ne saurait s’adonner qu’en sourdine. De fait, son statut est au mieux celui d’un bruit de fond intellectuel qui ne porte pas à conséquences.

3Pour les esprits épris de rigueur, cette quasi-absence de la philosophie des sciences dans les lieux abritant la science en train de se faire n’a que des vertus, ne serait-ce que parce qu’elle incite les physiciens à une certaine réserve philosophique, forcément jugée saine. Ces derniers s’épargnent ainsi de prendre part à bien des débats hasardeux, stériles et surtout chronophages, qu’il est plus sage de laisser en pâture aux philosophes. Que pourraient-ils y trouver à glaner ? Les sciences ne se sont-elles pas héroïquement émancipées de la philosophie ? Et n’est-ce pas précisément en se débarrassant d’une certaine « gadoue métaphysique », pour parler comme Steven Weinberg [2], qu’elles ont fini par conquérir leur puissance et leur efficacité ?

4En outre, ajoutent les mêmes esprits toujours épris de rigueur, il semble que les philosophes des sciences ne soient ni des véritables philosophes, ni de véritables scientifiques. Ces gens-là se réfèrent-ils seulement à une méthodologie bien définie ? De loin, on constate plutôt qu’ils n’hésitent pas à braconner dans l’hétéroclite et l’arbitraire. Et de fait, leurs discussions, souvent abstruses et proches de la scolastique, n’ont guère d’impact sur la façon dont les travaux des scientifiques progressent. Il n’est donc pas étonnant qu’on leur reproche d’arriver toujours après la bataille (c’est-à-dire après les découvertes ou les révolutions), avec pour seul rôle de remettre un peu d’ordre dans le champ des idées, le plus souvent en inventant quelques mots en « isme » supplémentaires.

5Les reproches de ce type sont si récurrents qu’ils ont fini, silencieusement, par s’agréger pour former une sorte de ritournelle antiphilosophique qui fait d’une prétendue « déraisonnable inefficacité » de la philosophie des sciences un élément fondateur de la doxa des laboratoires : pourquoi diable faudrait-il s’intéresser aux filiations conceptuelles inaperçues qu’exhibent parfois les philosophes des sciences ? Quel intérêt suprême y aurait-il à tenir compte de la démarcation que ces derniers s’acharnent à préciser entre la science et d’autres démarches de connaissance ? Les critères de cette démarcation ne vont-ils pas de soi ? Et quelle efficacité tangible gagnerait-on à s’intéresser aux catégories philosophiques qui dirigent le jugement des scientifiques ou à exhiber les « gonds » autour desquels leur pensée pourrait avoir tourné ? Le monde de la recherche a si bien su séparer la science de ce qui n’est pas vraiment elle, qu’en son sein tout semble aller pour le mieux : les mélanges des genres, bien connus pour leur capacité de nuisances, n’y sont-ils pas devenus impraticables ? Mais à mieux y regarder, l’indifférence commune des physiciens à l’égard de la philosophie des sciences a des effets aussi discrets que pervers. Passons rapidement sur le fait mineur qu’elle leur garantit implicitement un certain confort intellectuel, soit en les retenant de devoir trancher d’épineuses questions (par exemple sur le lien qui existe entre le réel et sa représentation), soit en les incitant au contraire à pratiquer une sorte de « philosophie spontanée » qui est, à cause de sa naïveté ou de ses outrances, aux antipodes de la philosophie. Car la séparation entre la pratique de la science et l’activité philosophique provoque des dégâts collatéraux autrement plus graves.

6D’abord, elle peut être interprétée comme la marque d’une sorte de mépris de la part des acteurs de la science pour toutes les questions qui transcendent l’opérativité de leurs disciplines, laissant accroire que la science est devenue une entreprise exclusivement productiviste. Ensuite, en incitant les physiciens au mutisme philosophique, en retenant les acteurs ordinaires de la recherche de dire ce qu’ils pensent de ce qu’ils savent, en coupant la physique de la métaphysique, elle prend les allures d’une démission collective. Cette démission a, à mes yeux, au moins trois effets dévastateurs. Le premier est que la science se trouve implicitement réduite (et ensuite assimilée) à l’ensemble des objets qu’elle permet de produire, au point qu’on semble désormais se contenter d’une présentation purement descriptive des travaux de recherche. Le deuxième effet est qu’en désertant ainsi le terrain de la réflexion philosophique, on laisse le champ libre, d’une part à des formes très plates de « communication » sur les sciences, d’autre part à l’inanité sonore des cuistres. Le troisième effet insidieux de cette démission est qu’elle malmène une ambition de l’esprit fort précieuse, à savoir l’unité de la pensée et du savoir, alors même que certaines découvertes invitent à transgresser les frontières posées à la connaissance par des philosophies trop datées et à reposer des questions métaphysiques fondamentales. Combien sont-ils en vérité ceux qui, dans les laboratoires, se posent vraiment la question de déterminer par où les avancées des connaissances sollicitent l’interrogation philosophique ? Je pense pour ma part qu’en laissant – en rejetant ? – la philosophie des sciences hors de ses murs, la science se prive dangereusement de l’apport le plus essentiel de la philosophie, qui est la « critique du langage ». Pour mieux comprendre ce dont il s’agit, souvenons-nous de ces cinq propositions de Wittgenstein, qui sont peut-être les plus tranchantes du Tractatus logico-philosophicus (4.112) : « Le but de la philosophie est la clarification logique des pensées. – La philosophie n’est pas une théorie mais une activité. – Une œuvre philosophique se compose essentiellement d’éclaircissements. – Le résultat de la philosophie n’est pas de produire des “propositions philosophiques”, mais de rendre claires les propositions. – La philosophie doit rendre claires, et nettement délimitées, les propositions qui autrement sont, pour ainsi dire, troubles et confuses. » [3]

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Claudio Parmiggiani, « Salita della memoria », 1976, 165 × 165 cm, échelle en pin, 220 × 40 × 10 cm, toile au sol, 125 × 120 × 90 cm. Collection Clerici, Brescia.

7Or il est assez facile de voir que la physique contemporaine manque cruellement, aussi bien dans sa construction que dans sa présentation, d’un travail philosophique régulier du genre de celui que préconise l’auteur du Tractatus. Seul un tel effort pourrait, sinon anéantir, du moins problématiser les vulgates lancinantes et superficielles qui encombrent aujourd’hui les opinions et les discours. Faute d’avoir suffisamment réfléchi à la sémantique et à la terminologie qu’ils utilisent, les physiciens se trouvent trop souvent condamnés à énoncer des propositions qui en définitive ne sont ni claires ni nettement délimitées [4].

8Pour illustrer mon propos, je ne prendrai qu’un exemple, celui du sens « trouble et confus » (pour reprendre les mots de Wittgenstein) que les scientifiques donnent au mot « origine ». Quand on les interroge sur « l’origine » (de l’univers, du temps, de la matière, de la vie, de la conscience, de l’homme, de la pensée, peu importe), ils répondent toujours, mais au lieu de parler d’« origine » proprement dite, ils parlent de « commencement », d’« évolution », d’« histoire », de « généalogie », de « datation », laissant ainsi accroire que la science d’aujourd’hui est réellement devenue capable de saisir « l’origine » des choses.

9Ces commodités de langage, ces fausses identifications, cette « désinvolture » verbale viennent masquer les difficultés terribles que les sciences rencontrent en réalité avec la notion générale d’origine [5]. Raconter une histoire, en effet, ce n’est pas dire ce qui l’a amorcée ; chiffrer une date, ce n’est pas expliciter un commencement ; décliner une généalogie, repérer des liens génétiques, ce n’est pas dévoiler les dessous d’une genèse.

10L’origine, en fait, échappe toujours à la science. Pourquoi ? Parce que toute science a besoin, pour se construire, d’un réel, d’un « déjà-là ». Or l’origine ne fait précisément pas partie du « déjà-là ». Elle correspond à l’émergence d’une chose en l’absence de cette chose : rien n’est encore, et quelque chose advient.

11En toute rigueur, parler de l’origine proprement dite de l’univers (par exemple), ce serait donc dire comment l’univers a pu émerger de quelque chose qui n’était pas un univers. Cela est impossible, mais on fait semblant de le faire en pratiquant des détours, des déplacements, des jeux de langage qui permettent de raconter, non pas l’origine proprement dite de l’univers, mais la suite des naissances et des enfantements qui lui ont succédé [6]. C’est ainsi qu’au lieu de rendre compte du passage du néant à l’être, on invoque implicitement un « déjà-là », c’est-à-dire une sorte de « cuisse de Jupiter » (le vide quantique, l’explosion d’un trou noir primordial, une collision de supercordes ou n’importe quoi d’autre) constituée des ingrédients préalables qu’il faut ajouter à l’histoire pour comprendre l’origine dont il est question. Du coup, le commencement qu’on prétendait saisir n’en est plus un. Il apparaît plutôt comme une conséquence : il achève quelque chose [7].

12Et voilà comment des discours scientifiques, parce qu’ils n’ont pas suffisamment « critiqué leur langage », en viennent parfois à nous faire prendre des vessies pour des lanternes.

13Trop longtemps séparées de leur philosophie, les sciences perdent en clarté et en honnêteté tout à la fois.

Notes

  • [1]
    Dominique Lecourt, À quoi sert donc la philosophie ? Des sciences de la nature aux sciences politiques, PUF, collection « Politique d’aujourd’hui », 1993, p. 31.
  • [2]
    Steven Weinberg, Le rêve d’une théorie ultime, Éditions Odile Jacob, 1997, p. 159.
  • [3]
    Ludwig Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus, NRF, Éditons Gallimard, 1993, p. 57.
  • [4]
    Même si, pour ce qui est du vocabulaire de la physique quantique, un tel travail a été engagé par Jean-Marc Lévy-Leblond : « Mots & maux de la physique quantique, Critique épistémologique et problèmes terminologiques », Revue Internationale de philosophie 2/2000 - n°212, pp. 243-265.
  • [5]
    Voir « Théories cherchent origine du temps » in Etienne Klein, Les tactiques de Chronos, Flammarion, 2003, pp. 173-180.
  • [6]
    À propos de l’origine des temps, on lira avec grand profit l’analyse critique que Jean-Marc Lévy-Leblond fait de la vulgate du Big bang, expliquant qu’« il est injustifiable d’interpréter ce scénario cosmogonique comme une création ex nihilo » (« L’origine des temps, un début sans commencement » in La Pierre de touche. La science à l’épreuve…, Gallimard, Collection Folio/Essais, 1996, pp. 337-350.).
  • [7]
    Du coup, le fait que le mot création soit l’anagramme phonétique du mot accrétion a peut-être du sens : raconter une création ne peut se faire qu’en accrétant au processus de création dont il est question sa propre antériorité.