Du Maghreb, salut !

1Le corps de Jacques Derrida a cessé d’être, tôt, ce matin. Le philosophe nous a quittés après une maladie qu’il avait affrontée, avec lucidité et constance, depuis mai 2003, date de sa révélation. Nous honorons en ce philosophe un compatriote, dans de multiples partages, partage de la langue et de la citoyenneté françaises, mais aussi et surtout partage de l’origine africaine, maghrébine, assumée dans son propre être et mise en perspective comme raison de penser. Dans les diverses méditations qui parsèment son œuvre écrite et le chantier ouvert par la voix, dans le test oral de ce que recueillera l’écrit, Jacques Derrida insiste sur son origine algérienne, sur Alger comme scène de l’enfance, qui a contribué à sa constitution comme sujet. Il met, en outre, l’Algérie, Alger, dans un lieu qui s’institue et se reçoit comme matière d’écriture. Lorsqu’il met en abîme ses propres introspections, il entre en résonance avec Les Confessions de Saint Augustin, cet autre Africain, Algérien, Numide, Berbère, autochtone des Aurès. Aussi appelle-t-il à son tour Augustin son compatriote. Cette référence nous rappelle que le Maghreb a été participant fondateur de Rome et de sa descendance chrétienne dans le corpus latin. Par cette apparition d’Augustin au nom de l’Algérie, à partir d’un site européen de la pensée, s’ouvre pour le Maghrébin l’enjeu de crever la chape d’islam qui couvre son territoire, pour retrouver une antériorité antique locale qui légitime le lien avec ce qui s’écrit, en Europe, en Occident, à la pointe de l’actuel. Et à cela s’ajoute le témoignage du corps, de ce qu’éprouve la chair. L’évocation de l’enfance à Carthage par le docteur chrétien ne peut que susciter notre identification et notre adhésion à ce qui, à travers les siècles et la succession des cultures, laisse trace dans l’immersion d’un corps dans un climat qui, dans son ardeur et sa rigueur, continue d’être celui en lequel nous sommes plongés, et où s’informe notre propre conscience d’être induits par la tension entre la loi et le désir. C’est au même sang et au même feu que nous avons touché, de cette expérience nous rendons compte à notre manière, dans l’écho millénaire que provoquent ces deux scribes, Jacques Derrida, Saint Augustin, dont la pensée transite par le corps, pour nous, deux compatriotes, donc.

2L’autre implication qui nous lie à ces compatriotes, c’est la question du déplacement, comme moteur de l’idée, du sentiment, de la sensation, de l’émotion. Que de jeux de réminiscence entre Jacques Derrida veillant l’agonie de sa mère, sur l’autre rive, à Nice, et Augustin dans une scène semblable, sur l’autre continent, en Italie, en ce lien qui crée le pacte du maternel n’ignorant ni malentendus ni occasions manquées.

3Dans cette question du déplacement, pour nous, gens de maintenant, s’ajoutent les effets de la tierce rive, celle d’Amérique, qui démultiplie les centres et trace un plus ample horizon de pensée, élargissant le champ de l’expérience, tel que cela apparaît chez Jacques Derrida lorsqu’il évoque Augustin, de Santa Monica, d’un très loin qui rapproche du natal, comme peut le proposer la lumière de Californie, toponyme portant le nom de la mère du théologien et entrant en concurrence avec ce qui reste de la Basilique Sainte Monique, occupant un plateau interrompu par une falaise, à Carthage, vestiges de colonnes, bouts de murs, fondations d’abside où, par vent, la musique des pins et des eucalyptus nous confirme que la Nature est un temple. De ce lieu américain, hanté par d’autres lieux, Derrida met en croisée le lien de la mère, dans la durée, dans la séparation, où s’éprouve le partage de la terre natale, dans le maintien d’une part de vérité inscrite sur une carte de l’expatriation agrandie et éminemment métamorphosée. C’est en Amérique, sur la tierce rive, que se défait le rapport obsidional entre Maghreb et France, que se dissout la dualité Métropole/Colonie, centre/périphérie, que chaque périphérie acquiert la possibilité de se recentrer dans le décentrement de tout centre.

4Et c’est dans le déplacement que s’intensifie le lien avec l’origine, revisitée en ses coins et recoins, éclairée en ses obscurités, pour n’être plus portée que comme trace, dans l’interruption généalogique. Et c’est cette même approche que nous engageons pour les modes de penser et de créer à travers les faits de civilisation et les systèmes de signes. Cette manière rompt avec toutes les origines (sans les nier ni les négliger), elle cherche à établir l’ailleurs, loin des reconductions (même après examen) de la fidélité aux croyances, mais en décortiquant les lettres reçues en héritage. Dans l’ouverture du champ je ne vois pas – hormis Christian Jambet et Jean-Luc Nancy – d’autres que Jacques Derrida qui aient mis en jeu la possibilité de configurer quelque judéo-islamo-christianisme, comme lieu d’investigation, qu’il a lui-même testé lorsqu’il a entamé le chantier sur l’étranger et l’hospitalité, sur les virtualités que recèle l’élargissement de l’interrogation vers ce qui a été déposé en Islam autour de la scène de philoxénie abrahamique ; et la notion de ghurba peut étendre l’espace du sens sur lequel veillent xenos, hospis et hostes. Cette approche, de stricte herméneutique, a pourtant un effet politique considérable. Une des raisons de la folie, du déchaînement meurtrier qui nous vient d’islam n’est-il pas partiellement dû au déni ? Folie funeste des islamistes qui trouve son aliment chez certains de ceux qui les combattent, situation qui nous installe dans un temps de barbarie, dont le seul cordial est le recours aux Lumières d’Europe, dernière réponse politique de Jacques Derrida, qui correspond à une nécessité et qui, par temps crépusculaire, renoue avec le bon sens, la mesure, la prudence ; peut-être serait-ce à ce recours que s’apaise le politique, réduit à un pragmatisme qui n’abandonnera pas le principe de justice, irrécusable, laissant à nous accessible l’exercice de l’excès, de la démesure, du débordement, de l’hyper-critique dans ce qui du réel se répercute sur le symbolique et l’imaginaire.

5Un tout dernier rappel de ce qui nous lie à Jacques Derrida, c’est le dialogue qu’il a entretenu avec certains d’entre nous, du Maghreb, activés par la tension entre les langues, écrivant dans une situation bilingue, doublée de toutes nos diglossies, adhérant à la langue française dans cette tension. Face à nos entre-langues, Derrida nous propose sa fameuse formule : « Je n’ai qu’une seule langue et cette langue n’est pas la mienne ». Derrière cette formule se cache un récit, celui des juifs d’Algérie intégrés à la sphère de la citoyenneté française que leur accorda le décret Crémieux, acte qui les fit pénétrer dès le dernier quart du XIXe siècle au profond de l’identification à la langue et à la culture, décision, vous le savez, contrariée, annulée même par les lois discriminatoires de Vichy, qui amenèrent l’expulsion de Jacques du collège en raison de son origine juive, numerus clausus oblige, événement qui fut assimilé à un accident, qui a été oublié, refoulé dans le milieu qu’il eut à subir, mais que Derrida ressort comme symptôme, ce qui instaure un écart supplémentaire entre soi et la communauté linguistique et renvoie la topique de la langue française à la pluralité de ses vérités tues ou manifestes ainsi qu’à son à-venir. Entre la pluralité des langues (berbère, arabe, vulgaires divers, espagnol, italien) et l’unicité de langue qui instaure l’infranchissable écart, dessaisie du principe de propriété dans l’intraitable maîtrise, la langue française chemine à travers les lieux du Maghreb, sur place et en déplacement, ici, ailleurs. Et, dans cette langue, je dis, de la lumière de Tanger : « Jacques Derrida, salut ! »

Notes

  • [*]
    Chronique diffusée le samedi 9 octobre, jour du décès de Jacques Derrida, sur les ondes de Médi 1, la radio internationale de Tanger.