Notes de lecture

Rythmes, pouvoir, mondialisation, Pascal Michon (PUF, collection Pratiques théoriques, 2005)

1Ce qu’on appelle communément aujourd’hui, et depuis peu, « mondialisation » semble être un phénomène tout récent, lié à la reconfiguration des échanges économiques, aux ruptures introduites dans un équilibre international jusqu’alors structuré en blocs, au développement de moyens de communication ultra-rapides (internet), à la mise en question des identités nationales mais aussi privées (famille, processus d’individuation et d’identification). Les concepts de réseau, de fluidification, la critique d’une conception systémique de la société et de l’Etat témoignent de la volonté de proposer de nouveaux modèles d’analyse pour une expérience inédite. Tout se passe comme si les anciens modèles d’analyse des modes d’organisation sociaux avaient été adéquats à la réalité qu’ils prétendaient décrire, et qu’il fallait leur en substituer d’autres calqués sur le langage qui les accompagne communément.

2La force du livre de Pascal Michon est de montrer que, d’une part, ces modèles n’ont jamais été vraiment adéquats au mode d’organisation de la plupart des sociétés, et que d’autre part, depuis la fin du xixe siècle et dans la première moitié du xxe siècle, nombre de sociologues et d’anthropologues ont tenté d’analyser les mouvements de transformation des sociétés modernes en mettant en évidence ces phénomènes de fluidification des structures, de dissolutions des individualités et des identités, qui nous semblent caractériser la période actuelle, mais semblent donc avoir été repérables dès cette période. L’exploration attentive de ces démarches permet de montrer la pertinence de la question des rythmes, concept-question plus que concept fonctionnel : la mondialisation s’analyse plutôt en termes de changement de rythmes qu’en termes de dissolution, de dispersion et de réticulation des formes (d’organisation, d’individuation…). La question des rythmes est celle même de la possibilité de penser une réalité en mouvement : il convient de rappeler ici que Benveniste avait à partir d’une analyse de ses sens présocratiques, montré que le terme de rythme s’emploie à propos des formes en mouvement, celles qui se laissent saisir comme configurations, réagencements en tension des divers éléments d’un mouvement. Poser la question du rythme des sociétés modernes revient à poser l’existence de formes, d’agencements qui constituent un mode de pouvoir mais aussi de subjectivation spécifique, un rapport nouveau à l’individuation, aux formes d’identités, à partir desquels on peut entrevoir les conditions d’une construction de ce qui est à venir.

3Le premier temps de l’analyse est consacré à une critique du structuralisme en matière d’anthropologie, à partir d’une relecture précise des textes de Marcel Mauss, Marcel Granet, Edward Evans Prichard, qui met en évidence la portée de la question du rythme dans l’étude des sociétés dites traditionnelles. Les rythmes sont des modes d’organisation fluents ; cela signifie que même les sociétés qui passent pour traditionnelles ne sont pas organisées selon une structure qui reste identique dans le temps : selon les périodes de l’année, les formes de socialité changent. Mais ces changements ne sont pas organisés selon un modèle cosmique ou naturel transcendant, comme si les saisons chaudes devaient nécessairement induire une intensification des relations, et les saisons froides le gel des échanges. Le temps cosmique ou saisonnier sert de point de repère pour la mise en place de modes de socialité qui ne doivent rien à la nature, mais qui semblent devoir se succéder selon une alternance ou une périodicité qui a une fonction rythmique : il s’agit de provoquer des moments d’intensification de la vie collective et individuelle, en ménageant des moments de reprise ou de dissolution des formes. La notion de période pose problème au sens où elle semble référer à la métrique ou à la scansion ; dans la conception présocratique du rythme et dans la Critique du rythme d’Henri Meschonnic qui constitue une référence théorique majeure de ces recherches, le rythme est essentiellement dissocié de la métrique, non que tout rythme soit sans mètre, mais parce qu’il est possible de penser un rythme sans mètre. Périodes et alternances peuvent en réalité être pensées indépendamment de l’idée d’un mouvement cyclique qui induit le retour du même, plutôt comme une tension configuratrice qui ménage la possibilité d’une fluidification reconfiguratrice, mouvement ondulatoire, oscillatoire qui s’accompagne de refontes des relations humaines. Un des temps forts de ce premier mouvement de l’analyse consiste à montrer la valeur rythmique des modèles mathématiques et duels de la Chine Ancienne, à partir des études de Marcel Granet et de François Jullien : le Yin et le Yang, ou les mathématiques chinoises, peuvent avoir une fonction emblématique, une valeur symbolique et cosmique, mais il ne s’agit pas d’organiser les relations humaines selon un principe transcendant ; plutôt de trouver un principe régulateur d’association et de dissociation, de tissage qui produit des consonances, plutôt que des oppositions : « Ainsi la pensée chinoise apparaît-elle comme a-substantialiste ou a-ontologique, mais elle l’est d’une manière très différente du structuralisme. Le système classificatoire des oppositions symboliques indexées sur les deux emblèmes majeurs du Yin et du Yang n’apparaît pas du tout comme une structure composée de relations purement différentielles, comme Levi-Strauss qui s’appuyait sur le modèle réducteur de la phonologie le croyait, mais comme un ensemble d’oppositions, non pas exclusives mais inclusives, se réalisant rythmiquement » (p.63). La combinatoire produite articule des modes d’organisation de l’espace-temps concret, dans lequel s’inscrivent des corps et des postures, non pas un système différentiel de relations.

4En quel sens peut-on dire alors que les sociétés modernes se caractérisent par une « dérythmisation » des relations interinviduelles qui met en danger le processus d’individuation ? On pourrait penser en effet que le propre de toute société est de « fluer », de ne se définir par aucune structure, ni aucun système stable. Ce qui manque aux sociétés modernes est cette périodicité que nous venons d’analyser comme articulation d’espaces-temps concrets : les sociétés capitalistes ont à la fois le mérite de désamarrer les modes de socialité de toute référence à une hiérarchie naturelle et cosmique, et l’inconvénient de soumettre les individus à des fluctuations purement quantitatives et abstraites qui n’articulent plus postures et gestes, en ménageant des espaces-temps d’intensification et de détentes des relations individuelles. On pense bien sûr aux analyses de Deleuze et Guattari qui font du capitalisme une circulation de flux « décodés ». Mais c’est à partir d’une relecture précise et éclairante de Simmel, Freud, Benjamin, Klemperer, que Pascal Michon reprend l’étude du caractère a-rythmique de ces sociétés. L’intérêt de ces références est d’éclairer le statut de certains phénomènes corporels et langagiers : le développement de danses qui n’ont pas d’autres sens que de soumettre le corps à la scansion d’un rythme qui n’est plus que nombre, les modes de déplacements fondés sur la vitesse, le choc (du flâneur au passant, du voyage-formation au voyage-dépaysement). Surtout, la plupart de ces études, notamment celle de Klemperer, permettent de mettre au centre des analyses l’emprise croissante de la langue sur la parole.

5Le problème de ces sociétés est en effet de tenter de créer une re-rythmisation des modes de vie collectifs qui se trouve alors dissociée de la fluidification abstraite des échanges : cette re-rythmisation s’apparente alors plutôt à une métrique. Dans les sociétés démocratiques, la scansion de l’espace-temps social se décline à partir des processus de rassemblements électoraux, qui constituent la société en « public » ; le « public » se caractérise, contrairement à la foule, et en cela proche des masses, par son caractère virtuel. Dans les sociétés totalitaires, il s’agit de faire alterner le rassemblement des masses et celui des foules : l’intensification est hystérisation. Dans tous les cas, on a affaire à une emprise de la langue sur les corps : faute de pouvoir s’énoncer à partir d’un espace-temps local et topologique, les individus communiquent sur un mode en partie désubjectivé, désamarré de postures qui s’inventeraient conjointement aux discours. Il y a bien une forme de subjectivité produite dans les régimes totalitaires comme le montrent les analyses de Klemperer et Tchakhotine, mais qui n’est qu’un simulacre de subjectivation, une assurance du moi, excluant l’autre en s’incluant dans une communauté de langue.

6Inversement, l’analyse des modes de discours qui se développent dans cette période peut faire apparaître des tentatives plus heureuses de subjectivation : Benjamin montre ainsi comment, chez Baudelaire et chez Proust, au défaut d’une expérience directement authentique, se construit dans les rythmes d’un poème, d’une écriture, une expérience de la modernité qui est aussi une forme de subjectivation.

7Le concept de réseau ne rend que partiellement compte de ces transformations : il consacre la disparition de formes définies d’individuation, de relations inter-individuelles et de pouvoir. Mais ce qu’il importe de penser, et de tenir ensemble, c’est l’émergence de nouvelles formes de pouvoir rythmiques-métriques, et de nouvelles formes de subjectivation possibles, condition à laquelle seulement on peut espérer sortir des modèles anciens. Il appartient à la sociologie et à l’anthropologie d’en repérer les figures, en les dissociant des formes de re-rythmisation artificielles ou autoritaires, auxquelles les sociétés actuelles restent plus que jamais exposées.

8VÉRONIQUE FABBRI

François Noudelmann, Pour en finir avec la généalogie (Leo Scheer, collection Non & Non, 2004)

9Soit l’ordre généalogique, qui a pour objets principaux l’origine et la filiation. Sa clef de voûte est le Principe du Père. Il permet la fixation de principes normatifs, la légitimation et la hiérarchisation des valeurs d’une société. Il circule des discours et des pratiques relatives à la parenté jusqu’aux philosophèmes politiques, assurant ainsi la communication de ces deux plans : du pater familias au Père de la Nation. Impératif catégorique et hiérarchie sociale, l’Ordre généalogique peut ainsi servir de véritable police politico-morale. On reconnaîtra ici, pour notre temps, la parole des Gardiens du Temple effrayés par les biotechnologies, les réformes affectant les liens du mariage et l’adoption, la gestation pour autrui, etc. Laissez l’Œdipe en l’Etat est le mot d’ordre de ces Gardiens. Grande est la tentation de s’opposer en bloc à un tel Ordre. Avec le risque d’opposer une autre généalogie à la logique que l’on voulait contester, en restant accroché à ce que François Noudelmann nomme le « paradigme généalogique ». Afin d’éviter ce dangereux retour de manivelle, François Noudelmann en appelle à une « généalogie de la généalogie » [21].

10Celle-ci peut s’appuyer sur les textes qui ont remis en cause ce « paradigme », tout en prenant garde de ne pas tomber dans le traquenard que lui tend l’Ordre : revenir par la porte alors qu’on l’avait congédié par la fenêtre. Foucault nous a appris que le « dispositif » du pouvoir-savoir habite toutes les têtes. Il ne suffira ainsi nullement de dénoncer la répression de la sexualité si en lieu et place de la dite répression s’installe un « projet de régulation sexuelle », une forme alternative de « moralisation des conduites » [47]. Et l’on pensera ici encore à Foucault qui, dans La Volonté de savoir, montre la façon dont l’exigence d’une « libération sexuelle » reste prisonnière de la « sexualité » comme façon de faire parler un Sexe à l’existence « discursive ». Il ne suffit pas non plus de s’opposer à l’« anthropocentrisme généalogique » en invoquant, contre cette idéalisation, les vertus du matérialisme : la mère-mater, bégaye toujours l’opposition stricte à l’idéalisme. Telle est la constante de la destruction du paradigme généalogique : à la place du principe de séparation paternel, voici la confusion matricielle, les « groupes en fusion », la « frérocité » (J.-R. Freymann), l’immanence où toutes les vaches sont furieusement hermaphrodites. Comme si refaire la généalogie était toujours sous-tendu par un fantasme d’auto-engendrement, dont la formulation philosophique serait quelque chose comme une « matière auto-productrice » [64].

11La solution de François Noudelmann est la suivante : s’appuyer sur les contestations de la généalogie en suspendant le redéploiement oublieux de ce qu’elles voulaient contester. Faire bel et bien une généalogie, revenir à la racine des identités sexuelles ou politiques, mais afin de montrer que cette origine est originairement et définitivement fendue. Recoudre l’origine est dangereux – parce qu’impossible. Car l’identité est un « processus », une « construction », une « performance » nous dit François Noudelmann après Judith Butler. Cette généalogie singulière est parfaitement visible dans les opérations linguistiques de François Noudelmann : faire remonter ce que l’on croit fixe à une opération, c’est-à-dire le nom au verbe ; puis faire bifurquer le verbe vers un nom-processus pour que résonne la différence nouvellement apparue. Dynamisme de la différence, et non la lourde opposition. De « filiation » à « filer » ; puis de filer à « filature ». Ainsi la passation généalogique (la transmission) doit-elle faire entendre que passer signifie aussi « transformation », « hybridation », « métamorphose ». Ainsi la « fraternité » devient-elle « fraternisation ». Ainsi « finir » n’est-il pas achèvement mais « finition ». La division de l’origine est la ressource ontologique qui permet de fendre les mots en deux afin que puissent surgir leurs potentialités endormies.

12Si tout est originellement Deux, tout change. Il ne sert à rien de s’opposer brutalement à la fixité, à l’Origine Une, à la Nation-Bloc, si toutes ces figures marquent l’oubli du comment, du façonnement généalogique. Montrons plutôt que les choses se passent autrement. Un sujet n’est pas ce qui se tient à sa place, mais ce qui se déplace, un « déplacement ». Loin d’être définitive, une identité est l’enjeu de « négociations » permanentes, un processus en cours. D’où l’inutilité et le danger d’une remise à zéro des compteurs du politique ou de la subjectivité, d’une volonté de commencement absolu : car tout ne fait que recommencer. Somme toute, la fixation en termes de place, l’autoritarisme politique tout comme sa destruction massive et aveugle sont ni plus ni moins qu’une façon de ne pas en finir. Pour en finir avec cette mauvaise façon d’en finir il s’agit de mettre à nu le paradigme généalogique et de faire ce que fait vraiment le généalogique : passage, transformation, identification en cours. Mettre à nu, pour voir – mais quoi ?

13Si l’enquête effectuée autour du paradigme généalogique consiste à repérer les « figures constitutives des représentations et leur aléatoire, leur marge de manœuvre, leur performance » [15], on comprend aisément qu’une « théorie de l’image » s’avère déterminante. Ici encore, double opération. Le semblable, ou bien marqué du typos paternel, ou bien démarqué dans la fusion matricielle, doit faire entendre ce que sembler veut dire : « ressembler », sans « à » [183], sans pré-position. Or la re-semblance ne fait que re-produire ce qui la précède, le fond des images : la « semblance », que la ressemblance typique comme sa destruction laissent impensée. Vous pouvez toujours déformer la forme, la détruire jusqu’au bout, vous serez toujours prisonnier du paradigme généalogique. Ou bien en réinstallant de la ressemblance informe (Bataille), ou bien en réassurant, par la négation de l’image, le fameux interdit de la représentation. L’image que pense François Noudelmann, comme toute image, se tient entre. Entre le rien (l’« irreprésentable ») et la représentation où vient se fixer l’image. Mais aussi entre la représentation et sa défiguration pseudo-hérétique ; transgression de surface… Pour se tenir, se maintenir entre, une seule solution : éviter tout ce qui pourrait unifier et fixer la semblance, être attentif à la « force métonymique » du punctum repéré par Barthes au cœur décentré des images photographiques. La semblance en image est constante redéfinition : l’identification du visible n’a jamais l’air du déjà-vu. Le semblable sera dès lors celui avec qui se rejoue la possibilité du commun, le partenaire d’un « avec », d’un mitsein désontologisé nous dit François Noudelmann lecteur de Nancy. C’est un véritable principe d’incertitude de l’image que l’on voit ici se mettre en place. Qui seul laisse droit, pour le dire en langage derridien, à l’« hospitalité » : si l’autre est tellement autre qu’il ne peut faire montre d’un semblant d’humanité, je ne pourrai même pas le rencontrer. Si l’autre est déjà, sans question ni réponse, mon semblable, alors fin de l’étrangeté, bienvenu au royaume des doubles - et mort aux faux-frères… « Je suis une hypothèse de passage » écrit J.-L. Scheffer. La rencontre de deux semblables est une hypothèse au carré.

14De fait, nous suivons les analyses de François Noudelmann, qui rendent possible une compréhension de la généalogie à l’ère de la mondialisation – de la « mondialité » plutôt, soit le nom bifurqué promu par Édouard Glissant, très présent dans cet ouvrage. Nous pensons nous aussi que les inventions esthétiques et politiques de notre temps seront reconnaissables à leur capacité de donner toute leur puissance aux milieux troubles de la négociation des identités. Oui, tout cela se construit pour le meilleur et, sans doute, pour le pire. Justement, François Noudelmann conjure le danger de l’Ordre généalogique – conjure-t-il son envers ? Non pas le Désordre, mais la liquidité forcée des subjectivations à l’ère du capitalisme hyper-spectaculaire. Oui, il y a de la « négociation », de la « tractation », du « révocable », une manière d’opter pour nos apparentements [105], un « choix latéral ». Mais n’y a-t-il que l’Ordre qui empêche de se « redéfinir constamment » [151] ? Il y a quelque chose d’épuisant dans ce qui pourrait apparaître comme un autre impératif, celui d’une définition sans fin laissant trop de latitude au « choix » [243]… En finir, nous dit François Noudelmann, « parfaire » la scène généalogique, en un sens déconstructif « mettre en morceaux », « mettre en pièces » le paradigme : si vous voyez comment la pièce est montée, vous voyez les ficelles, les espaces vides, ce qui a été interprété ou laissé en plan, en reste, les marges de manœuvres offertes pour une autre interprétation. Mais le vide – la « marge », le « jeu », l’« écart » – doit-il pour autant être réinvesti pour un autre rôle, une autre performance ? Pas certain. Peut-être ne faut-il pas trop stimuler la simulation. Quelque chose dans la psychè ne se négocie pas, ne supporte aucune tractation sous peine de se perdre. Quelque chose ne bouge pas. Ce n’est pas un point fixe autour duquel nous tournerions, c’est la doublure du mouvement qui nous anime, l’inertie qui accompagne chacun de nos gestes, quelque chose dont on ne peut rien faire. Pas la peine de vouloir le « mettre en charpie »…

15Autre idée dès lors de la « finition », ce beau terme de François Noudelmann : savoir l’indéfinition irrémédiable ; et s’y tenir – même au passage des frontières. Cela n’est pas de l’ordre d’un choix – nous sommes embarqués.

16FRÉDÉRIC NEYRAT

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Giorgos Lappas, Avec la main gauche levée. (de la série Les Bourgeois de Calais, 1994, 225cm, aluminium, fer, toile, feutre, Courtesy collection Beltsios (photo : B. Kirpotin).