Une image mouvante du scepticisme

1Dans son premier livre consacré entièrement au cinéma, La Projection du monde, Stanley Cavell définit le cinéma comme « une image mouvante du scepticisme » [1]. Cette définition, ou description, est non seulement étrange en elle-même, puisque le lien entre cinéma et scepticisme n’a rien d’évident de prime abord ; elle est d’autant plus étrange si l’on considère qu’une des thèses principales du livre consiste dans l’affirmation, insistante et répétée, d’un lien essentiel entre le cinéma et la réalité. Comment comprendre que le cinéma soit à la fois une image du scepticisme et une forme d’expression artistique où la réalité joue un rôle nécessaire ? Pourtant, ces deux affirmations de Cavell sont profondément cohérentes, elles s’éclairent l’une l’autre, elles dépendent l’une de l’autre. Et c’est seulement en essayant de les saisir dans leur dépendance réciproque qu’on peut comprendre la philosophie du cinéma de Cavell et les enjeux qu’elle soulève. Elles nous permettent en particulier de dégager un des aspects les plus originaux, et à mon sens un des plus importants, de cette pensée. La « modernité » du cinéma, cette ancienne affaire qui accompagne le cinéma depuis sa naissance, telle que Cavell la décrit, entre scepticisme et réalité, prend un visage inédit et inattendu.

2Commençons par le rôle que la réalité joue dans les films. Dès les premières pages de La Projection du monde, Cavell rend hommage aux écrits de Panofsky et de Bazin et souscrit à leur idée que le cinéma entretient un lien singulier à la réalité, qu’il y a, si l’on veut, un « réalisme » essentiel du moyen d’expression cinématographique. Mais si cette intuition est juste, et justifiée, les thèses que Bazin et Panofsky développent pour la soutenir ne le sont pas. Selon Cavell, on ne peut pas affirmer, comme le fait Panofsky, que « la matière (medium) des films est la réalité physique comme telle » ou, comme le fait Bazin, que « le cinéma communique essentiellement à travers ce qui est réel », du moins si on prend ces énoncés à la lettre [2]. D’où vient alors le sentiment d’un réalisme constitutif du cinéma, et quelle en est la vérité ?

3Si un bout de « réalité physique comme telle » n’est pas ce que nous voyons sur un écran lors de la projection d’un film, il est aussi décisif de souligner que le rôle de la réalité n’est pas non plus d’être copiée, reproduite, représentée de la manière la plus fidèle possible. La question même de la fidélité de la représentation est déplacée puisque le cinéma, selon Cavell, ne représente ni mieux ni moins bien le monde que d’autres formes d’expression artistique pour la simple raison qu’il ne représente rien du tout. L’objection, souvent formulée à l’égard de tous ceux qui insistent sur le rôle de la réalité, selon laquelle les films, de tout temps, ont montré des mondes fantastiques aussi éloignés que possible du « réel » ou, si on préfère une terminologie plus récente, qu’un cinéma sans « effets spéciaux » n’a jamais existé – même pas chez les cinéastes qui faisaient du réalisme leur esthétique, et politique, explicite [3] –, n’a aucune pertinence. Cette objection présuppose que le lien du cinéma à la réalité soit un lien de représentation, et sa valeur dépend de ce présupposé. Or, Cavell remarque, à juste titre, qu’il n’y a tout simplement aucun candidat pour la fonction de « représenté » d’un film. Un film ne représente pas un événement qui l’aurait précédé ou qui serait distinct de lui, pas plus qu’il ne représente le tournage, le scénario, les décors ou les acteurs [4].

4Pourtant le lien intime du cinéma à la réalité tient, pour Cavell, comme déjà pour Bazin et Panofsky, à son support photographique ; et la photographie, grâce à son automatisme, semble assurer précisément la représentation la plus fidèle du réel, nous donner à voir le monde tel qu’il est, nous en donner la représentation la plus directe en tout si on la compare avec les médiations nécessaires aux arts plastiques. Or, sur ce point Cavell s’éloigne de ses prédécesseurs : la catégorie de la représentation ne s’applique pas plus à la photographie qu’au cinéma, et cela pour des raisons essentielles. Comme nous allons le voir, la question du rôle que la réalité joue dans le cinéma et la photographie n’est pas séparable de la question de savoir comment on peut concevoir les liens au monde, les différentes formes que le rapport à la réalité peut assumer dont la représentation n’est ni le premier, ni le plus important. Si Bazin, par exemple, malgré l’intelligence et la pertinence de ses analyses, n’arrive pas toujours à donner à ses intuitions une formulation adéquate, c’est qu’il fait trop confiance à l’idée de représentation et à celle, qui en dépend, de ressemblance. Mais établir une connexion convaincante avec la réalité n’équivaut pas nécessairement, et en fait presque jamais, à en produire une « représentation ressemblante ». C’est du moins ce que Cavell veut montrer dans sa discussion du rapport entre peinture et photographie dans le deuxième chapitre de La Projection du monde, discussion qui, loin d’être une digression, conduit au cœur de son argument.

5On a souvent pensé le rapport entre photographie et peinture en termes de rivalité mimétique, comme si ces deux formes d’expression cherchaient à atteindre le même but, celui d’une restitution la plus fidèle possible du monde extérieur. Envisagé ainsi, le destin de la peinture aurait été écrit à l’avance : ne pouvant pas gagner avec ses moyens propres contre la reproduction technique du visible, elle aurait été contrainte de renoncer au réalisme et d’emprunter d’autres chemins. En somme, la photographie serait à proprement parler la cause de l’histoire des avant-gardes. Bazin lui-même souscrit en partie à ce récit, lorsqu’il affirme que la photographie a libéré les arts plastiques de leur obsession avec la ressemblance [5]. Or, selon Cavell, non seulement ce récit est historiquement faux, mais il donne une fausse image de la vocation de la peinture (et de la photographie). Si la peinture, à un moment donné, a cessé de vouloir être représentative, de se donner comme but la ressemblance, ce n’est pas parce que la photographie pouvait satisfaire ce désir mieux que la peinture elle-même, mais parce que la ressemblance avait perdu sa force de conviction : « Chez Manet la peinture a été forcée d’abandonner la ressemblance précisément à cause de sa propre obsession avec la réalité, parce que les illusions qu’elle avait appris à créer n’en fournissaient pas la conviction de réalité, la liaison à la réalité qu’elle désirait [6]. »

6C’est donc un événement interne à l’histoire de la peinture qui a fait que son désir, et son besoin, d’atteindre le réel ne pouvaient plus être satisfaits par un certain mode de représentation, par un « apport de ressemblance », et que d’autres voies devaient être explorées [7]. Mais il y a encore une autre raison qui fait qu’il est faux de voir la peinture et la photographie en compétition pour la meilleure reproduction du visible. À cause de leurs différents supports, elles ne jouent pas sur le même terrain : là où la peinture ne doit pas, mais peut être représentative, la photographie ne le peut pas, cette possibilité lui est niée par principe. L’automatisme qui définit la photographie et qui en assure le lien spécifique à la réalité est aussi, selon Cavell, ce qui rend impossible de penser ce lien en termes de représentation. Voyons pourquoi.

7Le fait essentiel de l’automatisme photographique introduit une proximité entre une photo et son objet qui n’a pas d’équivalent. Les êtres et les choses émettent des sons, et depuis que différents appareils techniques existent pour les enregistrer, nous pouvons reproduire et écouter des sons en l’absence des objets qui les émettent. Mais un appareil photographique ne nous donne pas le moyen technique de reproduire ou de copier quelque chose qui existerait indépendamment de lui. Un appareil photo produit, en un sens, des objets ontologiquement nouveaux : « Ce qui fait défaut, ce n’est pas un mot, mais, pour ainsi dire quelque chose dans la nature – le fait que les objets ne font pas de vues ou n’ont pas de vues. J’ai envie de dire : les objets sont trop près de leurs vues pour les livrer à la reproduction ; dans le but de reproduire les vues qu’ils font (pour ainsi dire), il faut les reproduire, eux […] [8] »

8Même des termes comme « moule » ou « empreinte », utilisés par Bazin, ne marquent pas assez aux yeux de Cavell la proximité ontologique entre une photographie et son objet, puisque dans leur cas on peut toujours se passer de l’original, alors que « dans une photographie l’original est toujours aussi présent qu’il l’a jamais été » [9]. Une photographie est ainsi de la réalité (au sens objectif du génitif) : elle ne nous en donne ni une représentation, ni une reproduction, ni une copie ou une empreinte, mais plutôt une transcription là où le terme « transcription » vise moins à introduire une terminologie exacte qu’à souligner l’étrangeté ontologique du lien entre la photographie et son objet. Affirmer qu’une photographie est une transcription de la réalité est une manière de porter à notre attention le fait très singulier que quand nous regardons une photographie nous voyons des choses qui ne sont pas présentes [10].

9Le cinéma en fait autant, mais différemment. Puisque son support est photographique, il montre aussi des « transcriptions » de la réalité, mais dans une succession qui leur donne du mouvement. En outre, les images mouvantes d’un film sont projetées sur un écran. Cavell en arrive ainsi à définir le moyen d’expression cinématographique comme « une succession des projections automatiques du monde » [11]. Mais qu’est-ce qui est en jeu dans cette définition qui semble faite exprès pour décevoir aussi bien les lecteurs peu avertis que les lecteurs très avertis ? La question pour Cavell est de savoir ce qui arrive à la réalité dès qu’elle est ainsi projetée sur un écran, et ce qui nous arrive, à nous spectateurs, quand nous regardons le monde d’un film. Comme si le cinéma ne pouvait être compris qu’à travers la réalité qu’il projette et le regard des spectateurs, comme s’il se tenait entre la projection du monde et le regard sur le monde projeté. On peut certes approcher les films de bien d’autres points de vue, et Cavell est le premier à le savoir – et à le faire [12]. Il n’empêche que cette question n’est pas dépourvue d’intérêt, surtout si on prend en compte la signification particulière que l’automatisme assume aux yeux de Cavell. Quel type de rapport à la réalité se joue dans l’automatisme ? Qu’est-ce qu’il y a de significatif dans le fait qu’un film nous montre des projections automatiques du monde ?

10S’il est tellement décisif de comprendre que le cinéma n’est pas représentatif, c’est que la représentation est toujours subjective, alors que le pouvoir de l’automatisme est précisément de se passer du sujet : représentation et automatisme sont incompatibles. La réalité vue par l’œil mécanique d’une caméra n’est pas une perception subjective : un film est vu par un regard humain, certes, mais cela n’empêche que le monde d’un film est vu pour ainsi dire de l’extérieur, comme si pour une fois, grâce à la caméra, je pouvais voir le monde à partir du dehors, échapper à mon intériorité pour atteindre, enfin, le monde tel qu’il est. Ce serait cela la promesse magique, ou mythique, de l’automatisme : nous permettre d’ouvrir les yeux sur le monde lui-même, incontaminé par notre regard, nous donner le pouvoir d’une vision non subjective. Bien entendu une telle promesse n’a de sens que si l’on croit qu’un regard qui vient du dedans est toujours en danger d’être trompeur, de déguiser le monde au lieu de le révéler, d’éloigner le monde de nous au lieu de le rapprocher. Voir du dehors au lieu du dedans de soi-même est un désir que seule une âme qui se sent prisonnière de son intériorité ou un esprit à la recherche d’une certitude du savoir à l’abri de tout doute peut entretenir. Or, si ce désir nous est tellement familier, c’est que la crainte d’isolement métaphysique et la recherche d’un fondement absolu du savoir définissent, selon Cavell, un aspect essentiel de notre modernité depuis Descartes et la Réforme, Shakespeare et Kant, Kierkegaard et le Romantisme.

11La modernité que Cavell décrit dans ses œuvres est traversée par cette crainte d’isolement et cette recherche de certitude qui sont en fait profondément liées, qui ont une origine commune, même si elles s’expriment par des voies différentes. Ce que Descartes et la Réforme auraient produit – ou ce dont ils auraient témoigné, peu importe ici – serait une certaine conception du sujet. Un sujet qui est d’abord intériorité, mais une intériorité sans transparence, qui se creuse comme un domaine inconnu, à découvrir, explorer, conquérir. Or, l’originalité de Cavell est de mettre en avant que cette (re)découverte moderne de l’âme a un prix, et qui n’est pas des moindres. La proximité à soi a comme contrepartie l’éloignement du monde. Le rapport au monde devient problématique, incertain, précaire. Le sujet, pris dans son intériorité, n’est plus assuré de pouvoir en sortir, de pouvoir nouer des liens d’extériorité. L’obsession de la réalité qui nous a servi de fil conducteur trouve sa raison d’être dans un sujet hanté par la distance qui le sépare des êtres et des choses, distance infiniment plus difficile à combler que celle qui le sépare de lui-même.

12L’héritage cartésien a donc chez Cavell une allure bien différente de celui que décrit Heidegger dans ses thèses célèbres sur la modernité, thèses devenues, à bien des égards, dominantes [13]. Chez Heidegger, le sujet prend aussi le devant de la scène, il devient le spectateur auquel le monde se donne à voir comme image, mais son regard est celui du calcul et de la maîtrise et, à ce titre, le terme de « spectateur » ne lui convient pas. Pour ce sujet le monde est à portée de la main, objet d’usage et de contrôle technique, ce qui s’éloigne dans la modernité n’est donc pas le monde, mais l’être – ou sa différence – et si le sujet a besoin de sortir de soi, ce n’est pas pour atteindre le monde, mais pour s’ouvrir extatiquement à l’être. Le thème d’un monde vu – ce qui est par ailleurs le titre anglais de La Projection du monde – évoque les thèses de Heidegger, mais la proximité n’est qu’apparente. Selon Heidegger, la modernité se constitue par un double mouvement qui fait que l’homme devient sujet pendant que le monde devient image, mais ce mouvement est celui de la représentation dont le sujet et le monde sont les deux pôles. La représentation les tient ensemble, les assure l’un de l’autre, en donnant au sujet la maîtrise et au monde-image la certitude et la consistance de la « techno-science ». Si les analyses de Heidegger ne manquent pas d’un certain pathos, celui de la perte et de la nostalgie pour un monde d’avant – ou d’après – le « désenchantement », la modernité qu’il décrit n’a en revanche aucun état d’âme, et pour cause : l’âme et l’esprit ont disparu de l’époque de la représentation et des visions du monde (Weltanschauung).

13Chez Cavell, l’accent est tout autre, la modernité n’est pas si assurée d’elle-même, elle est traversée par le doute et par le problème de notre présence au monde, dans le monde. Le sujet moderne, si on peut parler ainsi, est hanté par le scepticisme : la quête de la certitude du savoir et de la maîtrise technique ne se sépare pas de la hantise que la réalité soit à jamais inapprochable, séparée de nous par la forme même de notre subjectivité. Comme si le doute cartésien, une fois formulé, était destiné à revenir, à habiter la certitude elle-même. L’importance du thème du scepticisme, et la raison de sa persistance, tient au fait qu’il exprime ce sentiment de séparation ou d’isolement métaphysique. Un sujet qui se pense et se vit comme intériorité est un sujet qui n’est pas sûr d’être présent au monde et aux autres, qui n’est pas sûr que ce qui lui apparaît comme un dehors ne soit pas qu’un reflet de son intériorité. On peut donner à cette incertitude la forme d’une question sur l’existence du monde et des autres, mais sous des allures épistémologiques, à travers la recherche d’une preuve impossible à atteindre de l’existence du monde et d’autrui, ce qui s’exprime est la crainte de ne pas pouvoir établir de liens avec le monde ni les autres. Le vrai problème n’est pas l’existence du monde et d’autrui, mais l’existence dans le monde et avec les autres. C’est la vérité du scepticisme, tel que Cavell l’interprète, de nous montrer que ce problème n’a pas de solution définitive, qu’il se pose toujours à nouveau, qu’il doit être affronté toujours à nouveau, dans nos vies individuelles et collectives. Et en ce sens, sceptiques nous le sommes tous ou, mieux, nous sommes tous exposés à la tentation du scepticisme : nier l’extériorité, ou la fuir, ou la méconnaître, au lieu de faire face à la tâche, difficile, de nouer des rapports avec l’extériorité, d’accepter la séparation et d’essayer, à partir de la séparation, de construire des liens au monde et à autrui [14].

14La modernité est sceptique ou, plus précisément, hantée par le scepticisme et c’est cette même hantise qui provoque l’obsession de réalité. C’est le sentiment, ou la crainte, de ne pas être en présence de la réalité qui produit le désir obsédant de réalité. L’automatisme est une manière de satisfaire ce désir, mais elle n’est pas la seule. Et, de ce point de vue, on comprend encore mieux en quels sens, selon Cavell, il n’y a jamais eu de rivalité entre peinture et photographie : « On pourrait donc dire que la photographie n’a jamais été en concurrence avec la peinture. Ce qui s’est passé, c’est qu’à un moment donné, la quête de la réalité visuelle, ou (selon la formule de Baudelaire) de la “mémoire du présent”, s’est scindée en deux. Pour maintenir notre conviction dans notre liaison avec la réalité, pour maintenir notre être-présent, la peinture accepte le retrait du monde. La photographie maintient l’être-présent du monde en acceptant que nous en soyons absents [15]. »

15Le cinéma utilise pleinement ce pouvoir de l’automatisme photographique : le monde d’un film défile sur l’écran, il s’offre ainsi au regard d’un spectateur qui, lui, reste invisible. Le cinéma nous permet de regarder le monde sans être vus : et ce deuxième aspect est tout aussi essentiel [16]. Voir le monde sans être vu est l’expérience ordinaire des spectateurs de cinéma, mais dans sa banalité même, ce fait traduit le désir de voir le monde lui-même, sans médiation, hors sujet, exactement ce que la philosophie moderne semble nous interdire pour cause d’impossibilité : « C’est justement cela dont la philosophie moderne nous a appris que c’était métaphysiquement hors de notre portée (que ce soit pour les raisons de Kant, de Locke ou de Hume) ou bien (comme préféreraient dire peut-être Hegel, Marx ou Nietzsche) hors de notre portée métaphysiquement [17]. »

16Mais cette revanche, si on peut l’appeler ainsi, sur la philosophie, est très ambiguë : l’interdit métaphysique est peut-être transgressé, mais la connexion avec le monde n’est pas rétablie pour autant, puisqu’un monde que je peux voir sans être vu est un monde dont je suis exclu. On peut comprendre maintenant en quel sens le cinéma est une image mouvante du scepticisme, comme l’écrit Cavell, ou peut-être plus exactement encore, en quel sens il est une image mouvante de la vérité du scepticisme. Ce que je vois sur un écran, ce ne sont pas des représentations subjectives mais des transcriptions automatiques de la réalité, je vois un monde dont la réalité extérieure n’est pas en doute, mais qui ne me donne pas prise, je vois un monde dont je ne fais pas partie. Si ce dont je rêve est de sortir de ma subjectivité, le regard du dehors que le cinéma m’offre ne peut satisfaire ce rêve qu’à moitié : un monde seulement vu est un monde à distance, à jamais devant moi, donc hors de ma portée.

17Si le cinéma est une image de la vérité du scepticisme, c’est qu’il montre que le monde peut être perdu : pas en lui-même, mais pour nous. Le cinéma est moderne, très moderne, mais selon une idée de la modernité qui n’est pas celle d’une certaine doxa nietzschéenne ou heideggérienne de la mort de Dieu ou de l’absence du divin, ni celle, spéculaire, d’un retour du religieux. La modernité du cinéma est, j’aimerais dire, immanente : son problème est celui du monde, de notre croyance en la possibilité d’y établir des liens, d’y créer de nouvelles possibilités de vie [18]. L’impatience de Cavell par rapport à ceux qui nient le rôle de la réalité dans la photographie et le cinéma tient au fait qu’une « parodie du scepticisme », une fausse sophistication philosophique, prend le devant de la scène dans l’effort d’éviter la question de notre présence, problématique et fragile, au monde et à autrui et la responsabilité que cette question nous impose [19]. Et si nous avons parfois besoin de liberté par rapport à la responsabilité, Cavell remarque à juste titre que ce n’est pas la dénégation – ou le cynisme – qui peuvent nous la donner.

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Notes

  • [1]
    Cf. Stanley Cavell, La Projection du monde [1971], Belin, Paris, 1999, p.242.
  • [2]
    Ibid., p.24. Bien entendu Cavell ne donne aucune définition normative de ce que le cinéma est ou doit être : son insistance sur le rôle que la réalité joue dans les films est une analyse du cinéma tel qu’il a été dans son histoire, et tel qu’il continue à être encore en partie aujourd’hui, malgré le rôle grandissant des images numériques et les changements que celles-ci introduisent dans le cinéma et dans la photographie.
  • [3]
    Pensons à Miracolo a Milano de De Sica, pour ne donner qu’un exemple.
  • [4]
    Cf. La Projection du monde, op. cit., p.236-237.
  • [5]
    Cf. André Bazin, Qu’est-ce que le cinéma ? Éditions du Cerf, Paris, 1981, p.12.
  • [6]
    La Projection du monde, op. cit., p.48. Dans son interprétation de la peinture et du modernisme, Cavell s’inspire du travail de Michael Fried et, en particulier, de Art and Objecthood, University of Chicago Press, Chicago, 1998.
  • [7]
    Ibid., p.49.
  • [8]
    Ibid., p.47.
  • [9]
    Ibid., p.47.
  • [10]
    Ibid., p.45.
  • [11]
    Ibid., p.109-110.
  • [12]
    Dans ses autres livres consacrés au cinéma, Cavell analyse des œuvres singulières et des genres spécifiques et explore les enjeux de philosophie morale et politique des films d’Hollywood des années trente et quarante. Cf. À la recherche du bonheur [1981], Cahiers du cinéma, Paris, 1993 ; Contesting Tears, University of Chicago Press, Chicago, 1992 ; Le Cinéma nous rend-il meilleurs ? Bayard, Paris, 2003 ; Cities of Words, Harvard University Press, Cambridge, 2004.
  • [13]
    Cf. Martin Heidegger, « L’époque des conceptions du monde », in Chemins qui ne mènent nulle part [1950], Gallimard, Paris, 1986, p.99-146.
  • [14]
    Le thème du scepticisme traverse toute l’œuvre de Cavell, mais l’exposition la plus systématique du rapport entre scepticisme et modernité se trouve dans Les Voix de la raison [1979], Seuil, Paris, 1996.
  • [15]
    La Projection du monde, op. cit., p.50-51.
  • [16]
    Ibid., p.141.
  • [17]
    Ibid., p.141.
  • [18]
    La référence est ici aux analyses, étrangement proches sur ce point, du thème de la foi dans le monde dans Cinéma 2. L’Image-Temps de Gilles Deleuze. Pour une discussion détaillée de cette question, je me permets de renvoyer à Paola Marrati, « Gilles Deleuze. Cinéma et philosophie » [2003], republié in La Philosophie de Deleuze, PUF, Paris, 2004, p.322 sq.
  • [19]
    Cf. La Projection du monde, op. cit., p.242-243.