L'ontologie du rock

« Faire un enregistrement est une pratique de composition, un langage poétique. »
A. J. Zak III [1]

1Les œuvres musicales dans le rock possèdent et manifestent une spécificité ontologique. Elles forment un type distinct d’œuvres musicales, « une catégorie de musique totalement nouvelle sous le soleil » [2]. C’est cette thèse que je vais défendre (II, III, IV), après avoir indiqué ce que j’entends par « ontologie » (I) et avant d’examiner certaines des objections qu’on peut lui opposer (V).

I – Ontologies

2(1) L’ontologie fondamentale examine ce qui existe en faisant l’étude de notions de base, comme celles d’entité, de substance, de propriété, de relation, de forme, de matière, de mode, d’identité, de trope, de subsistance, de persistance, etc. L’ontologie fondamentale est a priori. Autrement dit, c’est une ontologie formelle.

3(2) L’ontologie appliquée utilise les notions de la liste proposée dans (1) pour expliciter les catégories des choses tenues pour existantes ou dont nous parlons comme de choses qui existent. L’important, ce sont alors des différences entre universalisme et nominalisme, matérialisme et immatérialisme, réalisme et instrumentalisme. Dans le dernier cas, on posera par exemple la question du statut des neutrons ou des quarks (s’agit-il de choses réelles ?), ou celle de la différence entre des choses naturelles et des artefacts (existe-t-il des espèces naturelles ?). L’ontologie appliquée est a posteriori.

4(3) L’ontologie appliquée appliquée étudie les « manières d’être » des choses spécifiques tenues pour existantes. Elle applique les conclusions de (2) à des choses ordinaires : des théières, des fleurs, des villes, des équipes, des poissons rouges, des trous, des églises, des ombres, des parfums, des fantômes, des âmes et des œuvres d’art, par exemple. La différence entre (2) et (3) peut être précisée : en ontologie appliquée, nous nous demandons si certaines choses appartiennent au monde ou si elles ne relèvent que de façons de penser ou de parler (les lois de la nature décrivent-elles une réalité ou ne sont-elles que de simples façons dont notre esprit l’organise ?). En ontologie appliquée appliquée, nous nous demandons de quelle façon certaines choses spécifiques sont ce que nous pensons ou disons exister.

5L’ontologie fondamentale, l’ontologie appliquée et l’ontologie appliquée appliquée ne sont pas indépendantes. La pratique générale de l’ontologie va dans les deux sens, du haut vers le bas et inversement, selon la méthode de l’équilibre réfléchi. Cela veut dire que nous redescendons vers les choses empiriques quand l’ontologie formelle risquant de devenir un simple jeu métaphysique, complètement gratuit et sans aucune norme, exceptées celles de la logique, requiert le retour au sens commun. Nous remontons à l’ontologie fondamentale quand nous avons besoin de concepts et de distinctions formelles afin d’éviter de transformer l’ontologie en une simple liste de choses qui nous entourent. L’ontologie appliquée n’est pas seulement une application de l’ontologie fondamentale à la science et aux choses ordinaires. C’est un test pour l’ontologie fondamentale, même si nous dépendons de l’ontologie fondamentale pour organiser ce qui, à défaut, serait une liste à la Prévert. Il me semble que les meilleurs livres d’ontologie, de Platon et Aristote jusqu’à Frédéric Nef, font des allers-retours de l’ontologie fondamentale à l’ontologie appliquée appliquée – je pense aux pages que Frédéric Nef consacre aux vagues dans L’Objet quelconque[3]. La rapidité et la vigueur de ces allers-retours provoquent un plaisir ontologique particulier : ce qu’est la réalité semble soudainement être clair et évident. Comme toutes les formes de plaisir, et le sentiment de clarté et d’évidence, cela ne dure pas longtemps. Plaisir fugace, donc, mais innocent et fort plaisant. Je le recommande.

6Le présent texte relève de la catégorie (3), l’ontologie appliquée appliquée. Il examine la catégorie des œuvres d’art et cherche à déterminer le statut ontologique d’un groupe particulier d’objets musicaux : les œuvres musicales rock.

7Sur quelle base pouvons-nous caractériser les œuvres rock et saisir ce qui les distingue des autres œuvres musicales ? On pourrait être tenté de faire cette distinction en termes de style. Mais quels éléments partiellement partagés pourraient justifier de parler d’une « ressemblance de famille » entre la musique d’Elvis Presley, Queen,Yes, The Strokes, The Grateful Dead, Bob Dylan, Led Zeppelin, Procol Harum, AC/DC, Shannon Wright, Jeff Buckley, Sufjan Stevens, ZZ Top, et bien d’autres encore [4] ? Il me semble que l’espoir de parvenir à cerner un style général commun aux œuvres rock est très faible – même s’il serait possible de caractériser en termes stylistiques des catégories utilisées dans la musique rock, comme hard rock ou britpop. Ne pourrions-nous pas proposer une caractérisation sociologique de la musique rock, comme tendent à le faire la plupart des écrits « sérieux » sur ce sujet ? J’ai pourtant des doutes à l’égard de toute tentative pour mettre en évidence une quelconque homogénéité sociale parmi les fans de rock dans le monde entier. Les gens ne sont pas fans de rock tout court, mais ils apprécient telle ou telle sorte de rock. Certains adoptent une apparence, et même une façon de vivre qui reflètent leurs goûts musicaux, et leur permettent de se reconnaître entre eux ; ils peuvent par exemple adopter le look fort distinctif des hard-rockers, punk ou gothic. Mais je ne vois pas comment nous pourrions comprendre la particularité des œuvres rock en décrivant des attitudes adoptées par différents groupes ou clans, ou leur rapport avec les drogues, même si la sociologie journalistique s’en repaît. Je ne crois pas plus possible de caractériser cette musique en rappelant (en ressassant) la lutte contre la guerre au Vietnam aux États-Unis dans les années soixante et soixante-dix, ou le chômage en Grande-Bretagne dans les années quatre-vingt, comme les études sur la musique rock s’en sont fait une spécialité. Que le rock possède une identité politique (il déconstruit la société capitaliste ou constitue une protestation contre les conformismes) est une affirmation évidemment fausse, que je ne crois pas utile de réfuter en multipliant les exemples manifestes du contraire. Il peut y avoir de bonnes choses dans l’esthétique ou la sociologie du rock. Mais je ne pense pas que ce soient des voies à explorer dans la recherche d’une idée d’une identité du rock. Le terme même de « rock » peut en revanche être tenu pour une caractérisation ontologique. Le rock est une « catégorie » ontologique, et non pas stylistique ou sociologique.

II – Le « rock » comme « catégorie » ontologique

8Catégorie n’est pas ici un terme technique de l’ontologie, comme lorsqu’il renvoie à des notions comme substance, universel, mode ou trope. Il s’applique simplement à un groupe cohérent et distinct d’entités qu’on a quelques raisons de considérer ensemble si l’on veut comprendre ce qu’elles sont et les apprécier. C’est en ce sens que certains artefacts sont des œuvres rock. Ils forment une sous-catégorie des « arts de masse » [5].Voici ce que cette dernière appellation désigne :

  • Ce sont des artefacts possédant des propriétés esthétiques [6].
  • Ces artefacts sont produits afin d’être économiquement accessibles au plus grand nombre :même si leur production peut être fort onéreuse, les produits sont eux-mêmes d’un prix modéré ;
  • Ces artefacts sont produits afin d’être intellectuellement accessibles : ils ne supposent pas un degré élevé de culture humaniste (la sorte de culture qu’on acquiert seulement grâce à une éducation, académique ou non, qui vous met en contact avec les grandes œuvres de la culture occidentale, de Sénèque à Joyce, en passant par Dante, Cervantès ou Shakespeare, mais aussi bien, Monteverdi, Bach, Haydn, ou Platon, saint Augustin, Descartes et Kant… – « les Humanités ») ;
  • Ces artefacts sont des œuvres à instances multiples, sans cependant que cela dépende d’une notation (comme dans la musique savante écrite, quand la fidélité à la partition garantit l’identité de l’œuvre), mais grâce à un processus matériel de production (comme la gravure) permettant leur diffusion généralisée.
Ce sont là les conditions (1) esthétique, (2) économique, (3) épistémologique, et (4) ontologique des arts de masse. Les œuvres rock satisfont toutes ces conditions. Mais à leur sujet, nous devons ajouter à (4) une précision. Ce qui donne :

9– Les œuvres rock sont des œuvres musicales aux instances multiples, sans cependant que cela dépende d’une notation (comme dans la musique savante écrite, quand la fidélité à la partition garantit l’identité de l’œuvre), mais grâce à un processus matériel de production (comme la gravure) permettant leur diffusion généralisée.

10(4) vaut aussi pour le cinéma ou le roman. La précision apportée par (5) adapte simplement les conditions ontologiques au cas particulier de la musique rock dans les arts de masse.

11(5) peut être précisée. Le processus de production, appliqué à la musique rock, signifie la fabrication d’un enregistrement. Ces citations sont utiles pour comprendre ce que j’entends par là :

12« Le rock est une musique populaire de la seconde moitié du xxe siècle qui dépend essentiellement de la technologie d’enregistrement pour sa conception et sa diffusion. Ses dévelop-pements musicaux majeurs sont presque toujours advenus dans des studios d’enregistrement, comme dans le cas de Presley, Dylan et des Beatles [7]. »

13« Pour comprendre la nature et l’histoire de la musique rock, et pour comprendre également pourquoi l’esthétique de la musique rock diffère de celle de la musique classique, on doit reconnaître, dans la première, le caractère central de l’enregistrement [8]. »

14« Les œuvres rock sont des artefacts dont le caractère technologique n’est pas extérieur à l’usage ; ce ne sont pas seulement des ouvertures sur des exécutions existant indépendamment de leurs enregistrements [9]. »

15« Quelles que soient [dans la musique rock] les différences stylistiques qui rendent compte des distinctions conventionnelles entre les genres et les périodes historiques, les artistes de toutes les catégories partagent une préoccupation liée à l’enregistrement [10]. »

16« Les musiciens de rock produisent fondamentalement des traces. Ce sont des œuvres ontologiquement épaisses, comme le sont les œuvres électroniques ; elles sont au cœur du rock en tant qu’art [11]. »

17Ces auteurs disent, comme on le voit, que la musique rock est une musique enregistrée, ce qui est peut-être une thèse excessive, on le verra finalement (voir V. c) ; ou que les œuvres rock sont des enregistrements-artefacts, des œuvres de « phonographie », une thèse plus modeste, celle que je défends. Les œuvres rock ne sont pas d’abord interprétées puis enregistrées ; l’enregistrement est leur manière de venir à l’existence et leur manière d’être. Elles n’existent pas avant la production d’un enregistrement-artefact. Evan Eisenberg dit ainsi :

18« Le terme “enregistrement” est trompeur. Seuls les enregistrements live enregistrent un événement [j’ajouterai même que ce n’est pas toujours vrai, voir V. c] ; les enregistrements-studio, qui forment la grande majorité, n’enregistrent rien [et pas même une exécution]. Assemblés à partir d’éléments d’événements réels, ils composent un événement idéal [12]. »

19Nous verrons plus tard ce qu’« idéal » peut vouloir dire ici.

20Le processus spécifique de production de l’œuvre rock, c’est la fabrication d’enregistrements et leur diffusion par des moyens techniques. Cette condition ontologique (qui donne la manière d’être des œuvres rock) renforce la condition économique : l’accès aux œuvres musicales rock n’est pas onéreux parce que, pour entendre cette musique, vous n’avez pas à payer des musiciens (ou être vous-même capable de jouer de la musique). Et cela renforce la condition épistémique : pour être diffusée globalement ou mondialement, cette musique doit être intelligible par tous, sans aucune dépendance à la culture académique ou humaniste. Ce doit être de la musique facile. Attention, ce n’est là, en aucun cas, un jugement de valeur, et cela ne signifie nullement que les œuvres rock ne puissent pas avoir de grands mérites artistiques et esthétiques.

III – Qu’est-ce qu’une œuvre musicale rock ?

Il existe de multiples conceptions ontologiques au sujet des œuvres musicales. Nous pouvons en distinguer quatre majeures [13] :

21

  • Le mentalisme musical : l’œuvre musicale existe dans l’esprit de son compositeur et de ceux qui la jouent ou l’entendent [14].
  • L’universalisme musical radical : l’œuvre musicale est un universel (un type de structure sonore), qui peut être instancié dans des événements particuliers [15].
  • L’universalisme musical mitigé : l’œuvre musicale est un composé d’une structure sonore et d’une structure de moyens d’exécution indiqués par « X-au-moment-t » [16].
  • L’inscriptionnalisme musical : une œuvre musicale est un événement musical qui appartient à la classe de correspondance d’une partition (laquelle est une inscription) [17].
À mon sens, aucune de ces théories ne rend complètement justice au statut ontologique des œuvres rock, ni même, mais ce n’est pas ici le sujet, à aucune œuvre musicale [18]. Ces théories ne tiennent pas compte du fait que les œuvres rock ne sont pas des œuvres enregistrées, mais sont elles-mêmes des enregistrements (des artefacts-enregistrements), des œuvres phonographiques. Ce sont des enregistrements exactement comme certaines choses sont des tables, et d’autres sont des fourchettes ou des ordinateurs. Ce sont des artefacts d’une certaine sorte : des compositions ou des constructions faites d’éléments musicaux. Ces œuvres existent quand un processus historique de composition, le mixage d’éléments musicaux, est considéré comme clos – mais un autre processus peut faire de ces éléments ou ce même processus une partie de la composition d’une autre œuvre, comme dans le sampling.

22L’identité d’une œuvre musicale rock est celle d’un artefact-enregistrement. Grâce à des moyens techniques multiples, on peut entendre la séquence sonore que cet artefact-enregistrement contient. Ce qu’on entend ainsi est exactement l’œuvre. Si une autre séquence sonore ne peut pas être, acoustiquement, distinguée de l’enregistrement, mais que son processus de production (son histoire de production) est différent(e), ce n’est pas l’œuvre. C’est une imitation, tout comme la copie d’une peinture est une imitation et non pas un original, parce qu’elle a une autre histoire de production, qu’elle a été copiée, même si elle l’est si parfaitement qu’elle ne peut pas être distinguée de l’original. Si la structure sonore que nous entendons ne trouve pas son origine dans l’enregistrement initial au moyen d’un processus approprié, ce n’est pas l’œuvre [19]. Un enregistrement pirate fait durant un show des Rolling Stones, par exemple, ne nous permet pas d’entendre l’une de leurs œuvres (« Satisfaction », par exemple). Car il s’agit alors d’une version enregistrée d’un certain morceau de musique (la chanson « Satisfaction »), lequel est un élément de l’œuvre musicale rock. Mais d’un autre côté, l’enregistrement d’un artefact-enregistrement, ou un fichier mp3 pris sur Internet, pour peu qu’ils dérivent ultimement de l’enregistrement initial (même si c’est par le truchement d’une longue chaîne de reproduction), sont des réalisations de l’œuvre elle-même. L’enregistrement de l’artefact-enregistrement – et non pas simplement d’un morceau de musique qui, en lui-même, n’est qu’un élément de l’enregistrement – préserve l’identité de l’œuvre phonographique.

23L’enregistrement initial est le prototype qui définit toutes les instances de l’œuvre. C’est une chose particulière qui a de multiples instances, de la même façon qu’une lettre de l’alphabet peut avoir de multiples instances – et que de multiples marques peuvent correspondre au même caractère alphabétique : figure im1 Ontologiquement, cela signifie que l’œuvre musicale rock n’est pas un universel ayant de multiples réalisations qui sont autant d’approximations de ce qu’est l’universel, c’est un particulier qui possède de multiples instances [20]. Toutes les instances de l’œuvre sont reliées à ce prototype particulier par un processus causal constitué des différents moyens techniques mobilisés pour diffuser la séquence sonore de l’enregistrement initial – fabrication et pressage, en fonction des différentes techniques qui ont été utilisées pour faire des copies : cylindres de cire, disques shellac, disques vinyle, disques compacts, fichiers informatiques, etc. « C’est la même situation que celle de la gravure, quand les instances authentiques sont engendrées physiquement à partir d’une plaque », dit Lee B. Brown [21].

figure im2
La Monte Young & Marian Zazeela, Drift Study (4:37:40-5:09:50 5 VII 68) (extrait de S.M.S.4), 1968. Collection Frac Nord-Pas de Calais, Dunkerque. © La Monte Young & Marian Zazeela – Cliché E. Watteau. Exposition « Sound of Music », curateur Hilde Teerlinck, Maastricht, janvier – mars 2008.

24Je parviens alors à ces conclusions :

25Une œuvre musicale rock est un enregistrement initial, qui contient une séquence sonore, et à partir duquel des instances sont produites au moyen de processus causaux et techniques.

26Une instance de l’œuvre est un objet contenant la même séquence sonore que l’enregistrement initial (lequel, comme l’enregistrement initial, peut être activé afin d’entendre la séquence sonore), à condition que la séquence sonore dans l’instance soit ultimement dérivée (par une relation causale et historique) de l’enregistrement initial.

IV – Quelques précisions

271. Nous devons distinguer deux sortes d’enregistrements, « véridiques » et « constructifs » :

28Les enregistrements véridiques doivent être fidèles à ce qu’ils enregistrent. Ce sont des documents (et non des œuvres) au sujet de ce qui s’est acoustiquement passé à un certain moment, à un certain endroit, comme peuvent l’être des enregistrements de ce que Charlie Parker ou Thelonious Monk ont joué dans un certain club, une certaine nuit.Tel est aussi le statut documentaire des enregistrements ethno-musicologiques en Afrique ou ailleurs.

29Parfois, la qualité des documents tient à leur transparence : l’événement acoustique est rendu de nouveau présent (playback) par l’audition de l’enregistrement [22]. Mais il existe des cas où l’opacité est jugée préférable, plutôt que la transparence, parce que l’enregistrement restitue des éléments non musicaux compris dans son caractère de document [23]. Certains amateurs du Grateful Dead préfèrent ainsi des enregistrements lo-fi, comprenant les bruits de l’auditoire, aux enregistrements hi-fi du même concert [24].

30Les enregistrements constructifs utilisent des éléments musicaux et d’autres sons, combinés dans la fabrication d’un enregistrement. Les artistes ne composent pas sur des instruments ou n’écrivent pas une partition, mais ils manipulent des signaux sonores issus de différentes sources, instruments, micros, appareils électroniques et bruits enregistrés. Les signaux sont modifiés par des moyens électriques variés, et aujourd’hui des moyens électroniques et des ordinateurs : feedback, distorsion, wah-wah, écho, répétition, épaississement, chorus, compression, augmentation, modulation, etc. Les signaux sont enregistrés à différents endroits et à différents moments – ce qui élimine l’idée d’enregistrement d’une exécution réelle – et ils peuvent être mixés de multiples manières, en fonction de l’intention non seulement des musiciens, mais des ingénieurs et des producteurs.

31Dans de nombreux cas, « les tâches impliquées dans la fabrication de l’enregistrement sont les suivantes : écrire une chanson, faire un arrangement, exécuter, enregistrer et produire » [25]. Par exemple, « quand des ingénieurs du son utilisent l’écho comme ressource compositionnelle, c’est une manière d’inviter leurs machines à se joindre au processus créatif » [26].

322. La musique rock est une nouvelle façon de créer des œuvres musicales – c’est une nouvelle poétique. C’est aussi une nouvelle manière d’être pour des œuvres musicales. Au milieu du xxe siècle, on a assisté à un changement considérable dans l’ontologie des œuvres musicales, un changement lié à de nouvelles possibilités techniques permises par l’utilisation de moyens d’enregistrement et l’invention du studio d’enregistrement. Il ne me semble pas que les philosophes de la musique aient pleinement pris la mesure de ce phénomène. Généralement, ils semblent penser que cela n’a qu’une signification marginale pour l’ontologie de la musique, comme s’il n’y avait pas une différence considérable entre écouter une œuvre qui n’existait pas avant l’enregistrement et écouter une œuvre enregistrée. À mon sens, ils ont raté ainsi un événement ontologique d’une réelle importance lors du siècle dernier.

33Supposons que nous ayons :

34S1 : une séquence sonore jouée par des musiciens ;

35S2 : une séquence sonore qui est l’enregistrement d’une exécution musicale (un événement/ séquence sonore produit par les actions de musiciens utilisant des instruments musicaux) ;

36S3 : une séquence sonore qui est un artefact-enregistrement.

37S1, S2 et S3 peuvent être acoustiquement indiscernables. Pour l’« empiriste esthétique » [27], si l’on ne peut les distinguer, alors les trois séquences sonores instancient la même œuvre. Contre l’« empirisme esthétique », je soutiens que quelque chose d’externe à la séquence sonore – le statut ontologique de ce que l’on entend – fait une différence qui dès lors n’est pas acoustique. Cette différence est sémantique (interprétative). Elle est aussi esthétique, pour autant qu’on accepte l’idée, défendue par Kendall Walton, que « des faits concernant l’origine des œuvres jouent un rôle essentiel dans la critique et que les jugements esthétiques reposent sur eux d’une manière absolument fondamentale » [28]. Ce statut ontologique permettant de distinguer S1, S2 et S3 doit être connu et compris (au moins implicitement) de l’auditeur.Ainsi, l’attribution de propriétés esthétiques ne survient pas seulement sur des propriétés acoustiques, mais aussi sur ce que l’on sait au sujet de ce que l’on entend, par exemple sa provenance [29]. Comme le dit David Davies, « la provenance influence l’appréciation des œuvres non seulement parce qu’elle détermine en partie les propriétés saillantes d’un objet déterminé ou d’une structure, mais aussi parce que la connaissance de la provenance est essentielle si nous devons saisir ce que l’artiste a fait en produisant tel objet ou telle structure » [30]. Si une personne qui écoute un enregistrement veut appréhender et apprécier les propriétés esthétiques d’une œuvre musicale, elle doit aussi en saisir le statut ontologique. Dès lors, la même séquence sonore pourrait correspondre à différentes œuvres, en fonction de leurs statuts ontologiques propres (leur histoire de production).

383. Les enregistrements constructifs peuvent être comparés au cinéma, particulièrement aux blockbusters avec beaucoup d’effets spéciaux. Les deux sont des mixages d’éléments – dans un cas d’images (et aussi de sons), et dans l’autre d’éléments sonores. Dans les deux cas, des processus de production résulte un enregistrement initial ; il est reproductible et peut être diffusé partout au moyen d’objets techniques. Sur la pochette de Hot Rats, on peut lire: « Ce film pour les oreilles a été produit et dirigé par Frank Zappa ». Cette métaphore me semble appropriée. Les enregistrements sont des images sonores. Ce que des connaisseurs reconnaissent immédiatement, quand ils écoutent des œuvres rock, est un style d’image sonore. Il consiste en une atmosphère sonore et constitue l’identité esthétique de l’œuvre. C’est à mon sens ce qu’une personne recherche quand elle écoute un CD. L’identité sonore est fondée sur l’identité matérielle du CD. L’intention du compositeur est inscrite matériellement dans la séquence sonore du CD. Il n’y a pas de partition à exécuter. Le résultat est quelque chose qui peut être comparé à la peinture, quand le spectateur est directement au contact de la création artistique, sans la médiation d’une exécution. Les enregistrements sont rendus aussi directs que ce que fait un peintre.

39Je suis tenté de penser que l’enregistrement constructif est la continuation historique de cette sorte de relation directe entre les artistes et leur public que nous trouvons dans la peinture et la sculpture. La musique écrite suppose la médiation de l’exécution, sauf pour les rares personnes capables d’appréhender et d’apprécier l’œuvre en lisant la partition [31]. Les œuvres rock éliminent l’exécution et l’interprétation. La machine avec laquelle vous écoutez un CD n’exécute (n’interprète) pas l’œuvre ; elle la passe (ou « joue » le CD). Et vous appréhendez alors directement ce que, par exemple, John Mayall et les Heartbreakers voulaient que vous écoutiez, de la même façon que vous appréhendez directement ce que Philippe de Champaigne voulait vous faire voir. Les œuvres rock n’ont pas d’exécutions, elles ont des diffusions (des événements/séquences sonores produits par des moyens techniques). Pour avoir accès aux œuvres, l’amateur de rock ne dépend pas de musiciens. Il dépend d’ingénieurs et de techniciens, de fabricants et de vendeurs d’objets techniques.

404. Nelson Goodman présente les œuvres musicales comme représentatives des œuvres allographiques, celles dont l’histoire de production n’entre pas dans la détermination de l’authenticité [32]. Pour lui, la notation musicale donne un critère de l’identité d’une œuvre (par l’épellation correcte de la partition). Si une exécution entre dans la classe de correspondance de la partition, correctement jouée, on a l’œuvre (indépendamment du mérite interprétatif de l’exécution). Dans le cas des œuvres autographiques, par exemple dans la peinture, le critère d’identité est l’histoire de la production. Les enregistrements constructifs sont des œuvres autographiques.Vous écoutez le dernier enregistrement de Red Hot Chili Peppers s’il y a une relation causale et historique appropriée entre le CD ou le fichier que vous entendez et un enregistrement initial.

41La séquence sonore de ce qu’on écoute doit avoir une certaine identité, et elle ne l’a que par sa relation appropriée à l’enregistrement initial. Cette source n’a qu’une priorité historique et causale. Elle n’est pas nécessairement préférable à ses descendants, du point de vue artistique et esthétique. Pourtant, les séquences sonores qui en descendent peuvent être acoustiquement différentes de l’enregistrement initial. Si vous écoutez le dernier album de U2 sur une chaîne haute-fidélité, ou sur l’appareil de votre voiture, ou sur votre iPod, vous n’entendrez pas exactement la même chose dans chacun des cas, ne serait-ce que parce que les enceintes acoustiques ne sont pas les mêmes dans chaque cas.De telles différences n’affectent cependant pas l’authenticité, constituée uniquement par la chaîne causale historique. Les enregistrements sont généralement produits pour une écoute sur un système sonore standard ; dès lors, « les ingénieurs du son doivent continuellement faire face au défi de faire une œuvre possédant certaines spécificités sonores, tout en tenant compte du fait qu’elle sera diffusée dans des circonstances fort différentes les unes des autres » [33]. Ce caractère vague est compris dans l’identité de l’enregistrement. Mais, d’un autre côté, ce caractère vague n’est peut-être pas plus important que lorsqu’il s’agit de tableaux accrochés sous différentes lumières et dans différents espaces [34].

42On doit remarquer qu’« en cas d’intentions trompeuses, on peut imaginer l’existence de faux – de faux pressages ou des ersatz d’enregistrements qui ne posséderaient pas la légitimité causale correcte » [35]. D’un autre côté, l’accès technique à l’original est très facile, simplement parce que les enregistrements d’enregistrements ont exactement la même authenticité. Cela pose un problème de copyright, particulièrement en cas de téléchargement sur Internet. C’est un problème qui dérive du statut ontologique des œuvres rock – ce dont peu de juristes semblent s’être avisés.

V – Quelques objections et certaines réponses

a – L’objection des reprises

43Une première objection semble pouvoir être faite au statut ontologique que je donne aux œuvres rock : ce sont des chansons exécutées par un chanteur ou un groupe. Par exemple, « All Along the Watchtower » est enregistré par Bob Dylan sur John Wesley Harding en 1967, mais il y a des reprises de cette œuvre sur Electric Ladyland de Jimi Hendrix ou Rattle and Hum de U2. Le Dave Matthews Band joue régulièrement cette chanson sur scène. Dès lors, contrairement à ce que j’ai dit, les œuvres rock sont des morceaux de musique, même s’ils ne sont pas composés en écrivant une partition, mais inventés au cours d’un processus en vertu duquel le créateur chante et joue, par exemple, de la guitare. Si cette affirmation est correcte, la différence ontologique, sur laquelle j’ai pourtant insisté, entre les œuvres classiques (écrites et interprétées) et les œuvres rock (des artefacts-enregistrements), n’existerait pas. Et les œuvres musicales rock n’auraient ontologiquement rien de nouveau.

44À mon sens, cette objection reflète une confusion entre un morceau de musique et une œuvre musicale. Un morceau de musique, par exemple une chanson, est une structure sonore mince, qui a de multiples instances différentes les unes des autres. Cette minceur permet la multiplicité. Les critères de l’identité d’un morceau de musique (d’une chanson) sont minimaux ; c’est une simple structure mélodique et même pas un texte verbal (puisqu’une chanson peut être traduite et a de multiples versions linguistiques). Une chanson peut faire l’objet d’arrangements de très multiples façons : « Les morceaux de musique ne sont pas l’objet, ou même un objet, de l’attention critique, dans le rock, et ce ne sont donc pas des œuvres musicales rock. Si l’on tient compte de leur minceur, de l’attention que leurs créateurs portent à leur exécution live, et de l’utilisation qu’on peut en faire dans la construction de traces enregistrées, je pense qu’il est faux de considérer que ces morceaux de musique, en tant que structures sonores, sont ontologiquement faits pour quelque chose de particulier, et uniquement une exécution, ou un type particulier d’exécution [36]. »

45Les œuvres rock, parce qu’elles sont des enregistrements, sont épaisses. Elles sont définitives et stables, aucunement ouvertes à des modifications ou à des arrangements. On peut dire qu’elles sont saturées. Les morceaux de musique (par exemple, des chansons) ne sont que des parties de l’œuvre. Les œuvres rock ont de multiples propriétés – particulièrement des propriétés soniques – que les morceaux de musique n’ont pas, ou même que n’ont pas, et ne peuvent pas avoir, les exécutions des morceaux de musique, simplement parce que ce ne sont pas des artefacts-enregistrements. L’atmosphère sonore (ou l’image sonore) est exclusivement une propriété de l’enregistrement. Les coupures brusques (cut-off) ou les affaiblissements progressifs (fade-out) sont aussi des propriétés de l’œuvre-enregistrement, plutôt que de l’exécution ou de la chanson. Assez souvent, une œuvre de ce type comprend aussi des éléments non musicaux, comme des cris de bébé dans « The Bed » de Lou Reed sur Berlin, ou le coq du début de « Good Morning, Good Morning » sur Sgt. Pepper des Beatles.

46On peut remarquer que de nombreuses caractéristiques de l’exécution d’une œuvre – par exemple, une nuance particulière du rubato du piano dans l’exécution de l’Opus 111 de Beethoven – n’appartiennent pas à l’œuvre musicale exécutée [37]. Mais dans une œuvre musicale rock, tous les détails sont constitutifs de l’œuvre, exceptés les bruits, le volume sonore et la richesse du timbre produits par l’appareil de restitution. Rien n’est contingent dans ce que l’on entend alors et rien ne pourrait être différent. Certains philosophes seront probablement tentés de dire qu’une telle œuvre a les mêmes propriétés dans tous les mondes possibles !

47Dans une œuvre rock, la chanson et l’orchestration sont des éléments de l’enregistrement, mais ils sont ontologiquement indépendants de l’œuvre. C’est la raison pour laquelle les reprises sont possibles : ce sont des reprises de la chanson et non de l’œuvre. Les œuvres rock sont, pour ainsi dire, éternelles (et comme le dit Neil Young, « Rock’n roll will never die »). Notons qu’en parlant d’une œuvre rock, on utilise le nom de la chanson. Mais le nom devient alors ambigu ; car en s’appliquant à la chanson, il désigne une entité mince, qui a peu de propriétés constitutives, alors que s’il s’applique à l’œuvre, il désigne une entité épaisse, complètement déterminée.

b – L’objection de l’exécution en studio

48La théorie que j’ai proposée à propos de la musique rock doit beaucoup à Theodore Gracyk. Stephen Davies a soulevé une objection à son encontre : « Les faits sont les suivants : il y a plus de groupes à jouer de la musique rock qu’il n’y en a à en avoir enregistré ; presque tous les groupes qui ont enregistré ont commencé comme des garage bands qui font des boeufs ; presque tous les artistes connus qui ont enregistré sont aussi des bêtes de scène ; même si les producteurs sont reconnus, à juste titre le plus souvent, pour l’importance de leur contribution, généralement, ils ne sont pas considérés comme membres des groupes de rock [38]. »

49Pour Davies, les œuvres rock sont créées, comme les œuvres classiques, afin d’être exécutées – non pas cependant pour des exécutions live, mais pour des exécutions en studio. Cela signifie que certaines exécutions sont faites pour être enregistrées. Dès lors, ce que nous entendons quand nous écoutons Nevermind de Nirvana est une exécution par le groupe dans des circonstances spéciales, dans un studio, afin d’enregistrer, peut-être bout par bout, ce qui sera diffusé ensuite par des moyens techniques.

50Je m’interroge sur ce que Stephen Davies appelle « une exécution en studio ». Cela ne devient clair que dans le cas d’un enregistrement véridique d’une œuvre déjà faite. Il existe des enregistrements de rock qui sont de ce type : John Wesley Harding de Dylan ou le MTV Unplugged de Nirvana, par exemple. Mais dans la majorité des cas, ce qui se passe dans le studio n’est en aucun cas une exécution ! Il n’y a pas de public (alors que dans une exécution réelle, il y a une interaction avec le public) et, cependant, il ne s’agit pas d’une répétition (avant une exécution, mais en vue de futures exécutions) ; il ne s’agit pas non plus de musiciens qui jouent pour leur propre plaisir. Pendant une exécution, il n’est pas possible de s’arrêter, de corriger, de modifier petit à petit, etc. L’exécution a quelque chose de définitif, c’est un événement unique, alors que c’est exactement le contraire dans le studio [39]. Stephen Davies étend en réalité la notion d’exécution jusqu’à englober le mixage et toutes les interventions sur l’enregistrement, et pour lui par « exécution », il ne faut pas entendre une exécution live, mais ce qu’on entend quand on écoute le CD, donc une exécution virtuelle ou simulée [40]. Je crois qu’alors la notion d’exécution est trop étendue. Un enregistrement constructif ne correspond à aucune exécution, sauf à appeler « exécution » le résultat de l’enregistrement constructif. Il est possible qu’une « exécution virtuelle » ne soit rien d’autre qu’une exécution… qui n’en est justement pas une ! La notion d’« exécution en studio » est contradictoire, parce que l’enregistrement constructif en studio élimine l’exécution.

51Revenons à l’enregistrement de John Wesley Harding par Dylan. Nous sommes en 1967. Dylan décide d’aller à l’encontre des enregistrements sophistiqués de l’époque, comme Sgt. Pepper. Il recherchait « l’authenticité », au sens d’un retour aux racines de la musique folk. Cet enregistrement est certes fait simplement avec des microphones et quelqu’un qui chante. Mais la couleur sonore de cet enregistrement est très spéciale, et c’est là une propriété de l’enregistrement, bien plus que de ce qui est enregistré. À mon sens, il s’agit d’un enregistrement fort sophistiqué et aussi constructif que possible, mais qui se donne à écouter masqué parce que son ambition est d’avoir un son « naturel ». Evan Eisenberg écrit à cet égard : « Il y a deux manières de rendre “vivant” un enregistrement. L’un, c’est l’enregistrement live, qui parfois donne vraiment le sentiment de l’événement pris sur le vif, par la spontanéité de la musique et les bruits de l’ambiance […]. L’autre façon, c’est de miser sur l’utilisation des techniques de studio. Un mixage agressif et le surlignage (overdubbing), tout particulièrement dans le rock, peuvent donner le sentiment de présence et donc de vie [41]. »

52L’album John Wesley Harding n’est pas un document présentant Dylan chantant à un certain endroit et à un certain moment, pas plus que Nebraska de Bruce Springsteen n’est un document présentant un concert de Springsteen. C’est la création d’un certain son, qui donne l’identité sonore de l’œuvre, quelque chose de très différent des images sonores d’autres enregistrements de Dylan, comme Blonde on Blonde ou Desire.

c – L’objection du concert

53Contre la thèse proposée ici, on pourrait dire que le rock est fondamentalement une musique de concert. La dimension esthétique d’un groupe rock se trouve sur scène. Les fans veulent voir leurs groupes favoris sur scène. Dès lors, l’ontologie de l’œuvre rock qui est proposée ici est complètement erronée. Même si la notion d’enregistrement constructif est adaptée pour caractériser ce que font certains compositeurs contemporains – Gesang der Jünglinge de Stockhausen ou le Poème électronique de Varèse – elle est totalement fausse s’agissant des Rolling Stones, du Grateful Dead, d’AC/DC, des Arctic Monkeys ou de Blonde Redhead.

54Pour répondre à cette objection, je propose de distinguer les œuvres rock et la musique rock. Comparons cela à la distinction entre le football comme jeu sportif et le football comme phénomène avec ses groupes de supporters, l’atmosphère des stades, les championnats, etc. La musique rock est un phénomène social, comprenant l’organisation de concerts et la pratique d’y aller, mais cela n’a que bien peu à voir avec le statut ontologique des œuvres rock.

55Ce qui a déjà été dit à propos de la différence entre un morceau de musique, une chanson, et une œuvre de rock, s’applique ici aussi. Sur scène, les groupes de rock interprètent des chansons, non des œuvres rock. Celles-ci sont des artefacts-enregistrements, et rien d’autre. Mais, bien sûr, très souvent, les gens connaissent les chansons de rock à travers les œuvres rock, c’est-à-dire à travers les enregistrements. Même quand un groupe essaie de créer le même son sur scène que sur ses enregistrements, ce qu’on entend est une exécution live, et non pas l’œuvre. Pour son authenticité, l’œuvre requiert une relation causale et historique entre la séquence sonore et l’enregistrement initial.

56Mais qu’en est-il d’un concert par un groupe de rock qui n’a jamais enregistré quoi que ce soit et joue seulement des chansons qui n’ont jamais été enregistrées ? Je dirai que ce groupe joue de la musique rock, mais qu’il n’a pas créé d’œuvres rock. Puisque les chansons peuvent être exécutées de multiples façons, une chanson écrite par un groupe de rock n’est pas, distinctement, une œuvre rock. En comparaison, nous avons aujourd’hui des artistes sans œuvres : les artistes faisant des performances, des événements, des actions, des mouvements. Et puisqu’il peut y avoir de l’art sans œuvres d’art, nous pouvons avoir de la musique rock sans œuvres rock.

57En quoi consistent alors les enregistrements live ? Ils ont, à mon avis, deux statuts ontologiques. (1) Ils peuvent être des documents. Généralement, dans le rock, les groupes commencent par enregistrer une œuvre, et ensuite, ils présentent, dans des enregistrements live, des versions de leurs chansons enregistrées dans les œuvres. Très souvent, le genre de valeurs esthétiques et artistiques sur lesquelles ils insistent ne sont pas les mêmes que dans les enregistrements constructifs : leur présence scénique, leur virtuosité (ou, quelquefois, leur indifférence à l’égard de la virtuosité), leur relation au public. Dès lors, les enregistrements live ont un aspect problématique. Les exécutions ne sont d’habitude pas faites pour être écoutées encore et encore, mais pour être appréciées live, comme un moment musical. C’est, me semble-t-il, la raison pour laquelle les enregistrements live semblent souvent « embaumés ». (2) Les enregistrements live peuvent aussi appartenir à un genre particulier parmi les œuvres rock. Dans leur cas, un enregistrement d’un concert est utilisé comme base pour des traitements et des mixages en studio. L’enregistrement live final n’est nullement un document. Personne dans la salle de concert ou le stade n’a entendu l’œuvre, mais seulement un élément de l’œuvre, laquelle est, en tant que telle, un artefact-enregistrement. Et même si, quelquefois, l’atmosphère live est reconstruite, c’est en fait un produit de studio.

58Coda

59J’espère que ma thèse ontologique est maintenant claire : les œuvres rock ne peuvent pas être caractérisées par des traits stylistiques ou sociologiques, mais par leur statut ontologique. Ils partagent avec une partie de la musique contemporaine le statut d’artefacts enregistrements. Ceux-ci ne sont pas des exécutions d’œuvres déjà existantes, mais des entités musicales à part entière. Ce qui vaut aussi pour certaines œuvres dans la musique contemporaine (Varèse et d’autres). Mais la différence est que les œuvres rock appartiennent aux arts de masse. L’accès intellectuel aux œuvres rock est facile et ne requiert aucune connaissance préalable de ce qui s’est passé dans la tradition classique. De plus, les œuvres rock ne rompent pas avec la tonalité, les structures musicales simples, la répétition rythmique, etc. Les œuvres rock ne sont pas particulièrement novatrices musicalement, mais elles constituent une rupture ontologique complète.

Notes

  • [*]
    Des versions préalables de ce texte ont été présentées à l’invitation du département de philosophie de l’Université de Fribourg (Suisse) en avril 2007, et à l’Université Nancy 2 en juin 2007, dans le cadre de l’atelier de travail « Recent Researches in Metaphysics », organisé par Frank Lihoreau. Dans les deux cas, j’ai bénéficié de remarques judicieuses des participants. Je remercie aussi Stephen Davies, Theodor Gracyk, Mikael Karlsson, Jerrold Levinson, qui m’ont largement aidé à éclaircir mes idées sur le sujet.
  • [1]
    A. J. Zak III, The Poetics of Rock, University of California Press, Berkeley, 2001, p.196.
  • [2]
    L. B.Brown, « Phonography, Rock Records, and the Ontology of Recorded Music », Journal of Aesthetics and Art Criticism, 58, 2000, p.370.
  • [3]
    Vrin, Paris, 1998, p.52-55.
  • [4]
    Voir à ce sujet S. Davies, « Rock versus Classical Music », Journal of Aesthetics and Art Criticism, 57, 1999.
  • [5]
    N. Carroll, A Philosophy of Mass Art, Oxford University Press, Oxford, 1998; R. Pouivet, L’Art à l’âge de sa mondialisation, un essai d’ontologie de l’art de masse, La lettre volée, Bruxelles, 2003; « Sur l’art de masse », Medium 2, 2005; « Des arts populaires aux arts de masse », in J.-P. Cometti (dir.), Les arts de masse en question, La lettre volée, Bruxelles, 2007; « Existe-t-il un art de masse? », in J. Morizot et R. Pouivet (dir.), Dictionnaire d’esthétique et de philosophie de l’art, Colin, Paris, 2007.
  • [6]
    R. Pouivet, L’Ontologie de l’œuvre d’art, J. Chambon, Nîmes, 2000; Le réalisme esthétique, Presses Universitaires de France, Paris, 2006; Qu’est-ce qu’une œuvre d’art?, Vrin, Paris, 2007.
  • [7]
    T. Gracyk, Rythm and Noise, An Aesthetics of Rock, Duke University Press, Durham, 1996, p.13.
  • [8]
    J. A.Fisher, « Rock’n’Recording: The Ontological Complexity of Rock Music », in P. Alperson (éd.), Musical Worlds, The Pennsylvania State University Press, University Park (PA), 1998, p.109.
  • [9]
    L. B. Brown, « Phonography, Rock Records, and the Ontology of Recorded Music », Journal of Aesthetics and Art Criticism, 58, p.368.
  • [10]
    Zak, op. cit., p.xvii.
  • [11]
    A. Kania, « Making Tracks: The Ontology of Rock Music », Journal of Aesthetics and Art Criticism, 64, 2006, p.404.
  • [12]
    The Recording Angel, Music, Record and Culture from Aristotle to Zappa, 2e éd., Yale University Press, New Haven (CT), 2005, p.89.
  • [13]
    Je n’indique que certaines possibilités, et ne dis rien d’autres conceptions, influencées par la phénoménologie et défendues par Roman Ingarden, Étienne Souriau, Boris de Schlœzer.
  • [14]
    R. G.Collingwood, The Principles of Art, Clarendon Press, Oxford, 1938.
  • [15]
    N. Wolterstorff, Works and Worlds of Art, Clarendon Press, Oxford, 1980; J. Dodd, Works of Music, An Essay in Ontology, Oxford University Press, Oxford, 2007.
  • [16]
    J. Levinson, « What A Musical Work Is », Music, Art and Metaphysics, Cornell University Press, Ithaca (NY), 1990.
  • [17]
    N. Goodman, Langages de l’art, [1968], tr. fr. J. Morizot, J. Chambon, Nîmes, 1990.
  • [18]
    Voir R. Pouivet, L’Ontologie de l’œuvre d’art, op. cit.
  • [19]
    Notons que la bande-maître ou master-tape est devenue un cas particulier d’enregistrement initial, dans la mesure où, aujourd’hui, il peut y avoir un enregistrement sans bande enregistrée.
  • [20]
    Qu’un particulier puisse avoir des instances n’a rien d’étonnant, sauf si l’on part du principe que seuls les universaux ont des instances. Or, comme l’indique l’exemple plus haut, une lettre de l’alphabet a des instances sans que nous ayons à la considérer comme un universel. Nous sommes alors capables de reconnaître le même particulier dans de multiples instances, sans pour autant que chacune d’elles instancie une entité d’un niveau supérieur, une forme ou un universel.
  • [21]
    Op. cit., p.365.
  • [22]
    Pour une défense de cette « transparence », voir J. Glasgow, « Hi-Fi Aesthetics », Journal of Aesthetics and Art Criticism, 65, 2007.
  • [23]
    Je remercie Theodore Gracyk de m’avoir fait cette remarque.
  • [24]
    Pour se faire une idée de ce phénomène, voir: hhttp:// www. archive. org/details/GratefulDead. Sur ce site on distingue les audience recordings et les soundboard recordings, et donc certains préfèrent le son « pourri » des enregistrements faits dans la position de l’auditeur du concert et non des ingénieurs du son.
  • [25]
    Zak, op. cit., p.164.
  • [26]
    Ibid., p.76.
  • [27]
    Sur cette notion, voir G. Currie, An Ontology of Art, Macmillan, Basingstoke, 1989; D. Davies, Art as Performance, Blackwell, Oxford, 2004.
  • [28]
    « Catégories de l’art », tr. fr. C. Hary-Schaeffer, in G. Genette (dir.), Esthétique et poétique, Le Seuil, Paris, 1992, p.87.
  • [29]
    C’est ce que j’appelle la « double survenance » des propriétés esthétiques, à la fois sur des propriétés non esthétiques de l’œuvre, et des propriétés épistémiques de celui qui attribue les propriétés non esthétiques et esthétiques. – Voir R. Pouivet, L’Ontologie de l’œuvre d’art, op. cit., chap. VI, une thèse critiquée par F. Nef, Les propriétés des choses, Expérience logique, Vrin, Paris, 2006, p.225-244.
  • [30]
    « Against Enlightened Empiricism », in M. Kieran (ed.), Contemporary Debates in Aesthetics and the Philosophy of Art, Blackwell, Oxford, p.300.
  • [31]
    La question se pose, je pense, de savoir si elles appréhendent et apprécient réellement l’œuvre en lisant la partition.
  • [32]
    Op. cit., chap. III. – Voir aussi R. Pouivet, Esthétique et logique, Mardaga, Sprimont, 1996, chap. V.
  • [33]
    Zak, op. cit., p.117.
  • [34]
    op. cit., p.24.
  • [35]
    Brown, op. cit., p.365.
  • [36]
    A. Kania, op. cit., p.404.
  • [37]
    Brown, op. cit., p.363.
  • [38]
    Musical Works and Performances, Clarendon Press, Oxford, 2001, p.32.
  • [39]
    C’est la raison pour laquelle les producteurs doivent souvent arrêter le travail en studio, car il pourrait se poursuivre indéfiniment.
  • [40]
    C’est sa réponse (communication personnelle) à ce passage de mon texte. Une exécution qui ne serait pas en public, qui ne constitue pas un événement non répétable, qui est virtuelle ou simulée, n’est tout simplement pas, me semble-t-il, une exécution. Si la bière sans alcool est de la bière (enfin, tout le monde ne serait pas d’accord), ce qui a le goût de l’alcool mais n’en contient pas n’est pas de l’alcool.
  • [41]
    Op. cit., p.92.