Du rififi dans la pop music : une histoire oubliée du droit d'auteur

1Atteintes au droit d’auteur, dégradation de panneaux publicitaires, une obscure société secrète : les Iluminati, une légende de la country : Tammy Wynette, et l’incinération d’un million de livres sterling en espèces – ces expédients disparates ont tous été employés par Bill Drummond et Jimmy Cauty, un très britannique duo anarchiste et pop dissimulé derrière divers pseudonymes : The Timelords, The Justified Ancients of Mu Mu, The JAMS, et The KLF (pour Kopyright Liberation Front, entre autres sens répertoriés). Entre 1987 et 1992, ils ont réussi à entrer à sept reprises dans le Top 10 anglais et à s’imposer sur le marché américain avec des titres comme 3A.M. Eternal ou Justified And Ancient – ce dernier parvenant au premier rang des ventes dans pas moins de dix-huit pays [1]! Ces singles, d’un kitsch extrême, restent la principale raison de se souvenir d’eux – pour autant que ce soit le cas – comme d’un groupe techno-pop fantaisiste (l’antienne « KLF is gonna rock ya! » est incrustée à jamais dans les synapses de millions d’entre nous [2]).

2Leur extrême popularité, brève mais ubiquitaire, a sensiblement oblitéré leur contestation des industries culturelles, radicale et parfois hilarante – émules fantomatiques d’un Théodore Adorno de pacotille dont la praxis aurait su exploiter les ressources d’une boîte à rythmes! Dans cet esprit, The KLF a pratiqué une manière de plagiat tout à la fois agressif et créatif – qu’on appelle sampling ou « échantillonnage » – qui a anticipé sur les incursions précoces de Public Enemy dans le débat sur le droit d’auteur [3], mais également sur les espiègleries activistes d’un groupe comme Negativland (lequel a été traîné en justice dès 1991 pour avoir osé sampler et caricaturer des superstars du rock comme U2). Leur premier album, 1987 (What The Fuck Is Going On?)[4] sorti sous leur nom de The Justified Ancients of Mu Mu, a fait un usage extensif et délibéré du sampling avec des extraits des Monkees, des Beatles, de Whitney Houston, ou d’Abba – les notes de pochette portant revendication d’avoir affranchi la musique « de toutes restrictions liées au copyright ». À cet égard, The KLF peut être considéré comme le premier groupe de musique pop à avoir élaboré une idéologie de l’« art illégal », bien que ses membres fussent assez peu enclins à se laisser cataloguer comme de vulgaires contrevenants au droit d’auteur.

3« Pour ce qui est du sampling, écrivit Drummond dans un de leurs nombreux bulletins intitulés KLF Communications Info Sheets, je suis sûr que nous allons continuer à le pratiquer et probablement à être inquiétés pour cela, mais il n’a jamais constitué qu’une partie de l’ensemble du processus de production de nos disques, et non pas leur véritable raison d’être [5]. » Ce qui ne les a cependant pas empêchés de balancer des vannes comme : « Les lois sur la propriété intellectuelle ont été inventées par des avocats, non par les artistes [6]. » Drummond et Cauty font figure de « megastars » comparativement à ce collectif étiqueté « culte » de colleurs de sons nommé Negativland – dont le de facto porte-parole a pu observer : « Nous n’avons jamais eu de chanson phare, mais nous avons eu un procès phare! » Comparativement aussi à d’autres hors-la-loi musicaux comme John Oswald, dont le Plunderphonics de 1988 provoqua l’ire des avocats de Michael Jackson.

4Vu l’amplitude de la renommée de The KLF, on peut s’étonner que des artistes relativement peu connus comme Negativland aient pu laisser des traces bien plus profondes qu’eux dans l’histoire du sampling ou des collages sonores et autres transgressions acoustiques. Mais s’il est vrai que The KLF n’est en aucune façon l a figure centrale de cette histoire, il a toutefois été le premier relais, efficace et prolifique, auprès d’un très large public, d’une authentique critique du droit d’auteur, de l’auctorialité, de la propriété intellectuelle. Dans son périple musical, le groupe se laissa « interpoler » dans le « spectacle », pour reprendre une expression de Guy Debord, puis il prit la tangente et disparut.

Les Iluminati contre The KLF : hackers et autres mécréants

5Les œuvres de Negativland et de JohnOswald sont à coup sûr et de manière délibérée plus « difficiles » que la musique de Drummond et Cauty. Mais ces derniers savaient « faire du boucan », au propre comme au figuré. Ainsi leur single de 1987 intitulé Whitney Joins the JAMS : son objet était de « kidnapper » la voix de la diva pop Whitney Houston pour la forcer à « rejoindre » le groupe. « Oh Whitney, please please please join the JAMS![7] » hurlait Drummond sur la musique de Mission : Impossible, accompagné d’une boîte à rythmes et de divers extraits samplés ; et d’ajouter : « You saw our reviews, didn’t ya?[8] ». Puis, après quelques délicatesses du même genre émergeait d’un effarant collage cacophonique, et par la grâce de l’échantillonneur, un court extrait de « I Wanna Dance With Somebody » de Whitney Houston. Drummond assenait alors un sans appel : « Ahhhhhhh, Whitney Houston joins the JAMS![9] »

6Maintenant, à vrai dire, une collaboration simulée avec Whitney Houston est une chose, mais c’en est une tout autre, et autrement plus étrange, que d’associer la légende de la country Tammy Wynette au morceau Justified And Ancient (stand by the JAMS)[10]. Sidérante prestation de musique « pop », où l’on entend Wynette chanter des paroles telles que : « They’re Justified and Ancient, and they drive an ice-cream van[11] » ; et assurer les auditeurs que : « nous sommes tous en route pour Mu Mu Land ». À l’époque de cette collaboration, Wynette put candidement dire à un journaliste : « Mu Mu Land semble bien plus intéressante que le Tennessee, mais je n’aimerais pas y vivre [12]. » Il est important de se rappeler que The Justified Ancients of Mu Mu – une des multiples identités de The KLF – étaient des personnages clés de la saga culte intitulée Illuminatus! Une Trilogie de Robert Shea et Robert Anton Wilson [13]. Ce qui ne constituait pas une référence fortuite. La trilogie servit en effet à élaborer une espèce de cosmologie cryptée traversant l’ensemble des projets de Drummond et Cauty.

7De nombreux hackers et activistes anti-copyright adoptèrent plus tard à leur tour le côté contestataire de la trilogie. Illuminatus ! attirait tous ceux qui entendaient résister aux systèmes – social, technologique, juridique – qui imposent des restrictions aux manières de jouer avec – ou de hacker – le code informatique, la musique, les textes diffusés par les médias de masse, et même ce qu’on appelle la réalité. « The Justified Ancients Of Mu Mu, écrivait The KLF dans un de ses nombreux bulletins, sont une organisation (ou désorganisation) au moins aussi antique que les Illuminati. Ils représentent la puissance primitive du Chaos [14]. » Mêlées aux paroles de The KLF, on trouve des références aux épiques batailles opposant dans le roman les Illuminati à l’ordre révolutionnaire de Mu Mu. Selon la trilogie de Shea et de Wilson, les membres de Mu Mu adoraient la déesse grecque du Chaos, Éris, en Latin Discordia.

8Pour ce qui concerne les Illuminati, un certain Adam Weishaupt en fonda la société secrète le 1er mai 1776, contraignant le gouvernement de Bavière à l’interdire en même temps que les Francs-Maçons. C’est tout ce qu’on sait sur le plan historique, mais les choses se compliquent assez rapidement jusqu’à la confusion – selon le chemin qu’on fait dans l’abîme des théories conspirationnistes accompagnant le phénomène. Selon les uns, George Washington et quelques autres figures emblématiques de la Révolution américaine furent membres des Illuminati, supposés avoir fomenté aussi bien la Révolution américaine que la Révolution française, sans compter à peu près tout ce que le monde compte d’événements notables depuis le xviiie siècle. Drummond et Cauty arguèrent de manière assez convaincante que la vraie raison pour laquelle les grandes compagnies de disques produisaient une si mauvaise musique était qu’elles servaient de façade aux Illuminati – raison pour laquelle The KLF monta sa propre maison de production!

9Or en une espèce de boucle de Möbius, Iluminatus! Une Trilogie a emprunté une bonne part de sa mythologie à une farce religieuse baptisée « Discordianisme » – qui comptait The KLF au nombre de ses fidèles! Le Discordianisme était en son fond une mystification émanée de la contre-culture underground des années soixante, et ses tendances contestataires présentaient un attrait tout particulier pour le mouvement tout juste naissant des hackers des années soixante-dix et quatre-vingt, ainsi que pour un certain nombre d’autres opposants au droit d’auteur. Quoique décédé, Robert Anton Wilson, l’un des deux auteurs d’Iluminatus!, faisait figure de héros aux yeux de nombreux hackers. Il y a également des références à Wilson dans de nombreuses versions du Jargon File, un glossaire d’argot hacker continuellement mis à jour en ligne depuis environ 1975 [15]. Le Discordianisme a du reste inspiré une autre religion canulée, l’Église du Subgénie, qui a entretenu des liens avec Negativland – son Révérend Père Fondateur, Ivan Stang, ayant participé au chef-d’œuvre du groupe, Escape From Noise[16]. Le Jargon File, finalement publié sous le titre The New Hacker’ s Dictionary[17], contient également un certain nombre de références à l’Église du Subgénie, au Discordianisme, et à un certain nombre d’autres thèmes associés.

10Bien que Drummond et Cauty fussent économiquement bien plus puissants que des artistes comme Negativland, ils partageaient avec eux de nombreux traits communs, parmi lesquels un goût immodéré pour les calembours conceptuels. Un bon exemple en est leur traitement de l’affaire Abba, après qu’ils eurent samplé le hit mondial « Dancing Queen » sur leur premier album. Lorsque le groupe suédois eut engagé une action en justice contre la « libération » de sa musique, le duo diabolique se rendit à Stockholm à la fin de 1987. On raconte que The KLF se mit à brûler de nombreux exemplaires de son disque au pied de l’immeuble abritant les bureaux de Polar Music, la maison de production d’Abba, tandis qu’une prostituée habillée comme une de leurs chanteuses recevait un album d’or factice sur lequel figurait l’inscription : « Ventes supérieures à zéro ». Et Jim Cauty de commenter alors : « Nous savions que personne ne nous prêterait attention. Mais nous avons pensé que si nous allions au Tribunal en ayant tout fait pour faire valoir notre côté du problème, cela nous aiderait un peu. Et ça a fini par marcher, puisque Abba a accepté de laisser tomber le procès en dommages et intérêts, pourvu que nous arrêtions pour notre part de fabriquer et de diffuser notre album [18]. » Évidemment Cauty n’explique pas en quoi brûler des albums et utiliser des prostituées pouvait plaider en leur faveur ! Un autre de leurs singles, truffé d’extraits samplés de l’époque – All You Need Is Love[19], leur première production sous le nom de The Justified Ancients of Mu Mu – n’était ni plus ni moins qu’une critique politique particulièrement acerbe des médias des années quatre-vingt et de leur traitement de l’épidémie de SIDA. Tout comme Negativland avec Escape From Noise et Public Enemy avec Fear Of A Black Plan et[20], The KLF mixait alors des bandes sonores tirées des actualités avec des extraits samplés d’airs populaires pour produire des déclarations politiques. Dans la chanson citée, Drummond « rappait » : « With this killer virus who needs war?/ Immanentize the eschaton/ I said shag shag shag some more[21] ». All You Need Is Love était truffé de sons venus des Beatles – on devine aisément de laquelle de leurs chansons – mais incluait également des extraits du groupe proto-punk MC5 – connu pour son Kick Out The Jams que The KLF a souvent samplé – ainsi que des airs moins connus de la ringarde danseuse pop des années quatre-vingt, Samantha Fox. Morceau littéralement hip-hop, en raison principalement des boîtes à rythmes, des samples, ainsi que du flow suraccentué de Drummond, par quoi ce single peut aisément passer pour une version punk du hip-hop, description que Drummond reprit à son compte quelque temps après.

11Dans un autre registre, il existe un document de KLF Communications daté de juillet 1990 portant sur l’« usage illicite mais efficace des graffitis sur les panneaux publicitaires et les bâtiments publics ». « Le but recherché, y lit-on, était de complètement subvertir la signification originale de la publicité présentée [22]. » Drummond et Cauty faisaient référence au fait qu’ils avaient en 1987 détourné des panneaux publicitaires du quotidien populaire Today représentant le Chef de la Police du Grand Manchester, le Commissaire James Anderton, qui avait tenu des propos infamants sur la communauté gay et le SIDA [23]. Par-dessus l’ac-croche originale qui était Halo Halo Halo, The KLF inscrivit Shag Shag Shag – « Baisez Baisez Baisez » – tout contre le visage du Commissaire principal, et fit de cette nouvelle image l’illustration de pochette d’un des pressages d’All You Need Is Love. La transformation de la publicité dans une perspective critique est un des aspects de ce qu’on appelle cultural jamming ou « déglingage culturel » – où artistes et activistes s’efforcent de répliquer au « spectacle » en créant les conditions d’un dialogue là où il n’existe initialement qu’un monologue. L’expression vient de Negativland et de leur disque Over The Edge, Vol. 1 : JAMCON’84[24] où un personnage fictif du nom de Crosley Bendix pontifie autour de cette pratique : « Le studio dans lequel opère le déglingueur culturel est le monde dans son immensité. Ses outils lui sont fournis par les autres, ce qui en fait un art à grands risques. » Durant la première Guerre du Golfe, The KLF s’en prit ainsi à un panneau publicitaire du Sunday Times qui disait : The Gulf : the coverage, the analysis, the facts[25], en remplaçant le groupe de lettres Gu par la lettre K.

12À une autre occasion, quand les procès autour de leur album 1987 commençaient à se multiplier, The KLF en sortit une nouvelle version – comme si l’ensemble de l’affaire avait été planifié d’avance, ce qui du reste est probablement le cas. La nouvelle version de 1987 ne comportait plus les samples jugés illicites, mais comportait des instructions sur la manière de recréer la version originale de l’album à partir de vieux disques facilement disponibles. « Si vous suivez les instructions ci-dessous, vous parviendrez, avec un peu d’entraînement, à reproduire le son de notre album original. À cet effet, vous aurez besoin de trois platines tourne-disque interconnectées, d’une pile de disques sélectionnés, d’un appareil de télévision, et d’un magnétoscope jouant une cassette du best-of des dernières émissions de Top of the Pops[26]. » De nos jours, l’ordinateur fournissant des technologies d’échantillonnage bon marché, il est possible de mettre facilement en œuvre ces instructions – ce qui n’était pas du tout le cas à la fin des années quatre-vingt, et accuse d’autant la malice d’alors !

L’assassinat de l’Auteur

13Les membres du KLF étaient très conscients de la manière dont le développement de la technologie allait dans les décennies suivantes changer le cours de la musique populaire. « Il est évident qu’à brève échéance les Japonais auront réduit le coût de la technologie pour vous permettre de tout réaliser par vous-même à domicile [27]. » Ils entreprirent donc à de nombreuses reprises d’« assassiner l’Auteur », autant par leur musique que par leurs « missives » destinées au public. La critique par le duo du mythe du génie individuel était particulièrement flagrante sur la pochette d’un disque bénéficiant alors d’un grand succès, Doctorin’ the Tardis[28], lancé sous leur nom de The Timelords [29]. Ils y alléguèrent en effet que leur automobile, une voiture de police de marque Ford utilisée dans le film Superman III, s’adressait à eux en ces termes : « Salut! Je m’appelle Ford Timelord. Je suis une voiture, mais j’ai réalisé un disque. J’ai mixé et ajusté certains airs que nous connaissons et aimons tous, j’ai rameuté quelques copains, et j’ai fait le disque. Ça va être un sacré hit, à mon avis [30]! » La manière dont The KLF abordait le sampling constituait en soi une attaque contre l’idée même d’originalité, mais leur prétention à faire d’une machine – une voiture! – l’auteure d’une chanson enfonça complètement le bouchon de la dérision et de l’absurdité. Comme le dit Mark Rose dans Authors and Owners[31], l’idée du « génie original » est issue du mouvement romantique du début du xixe siècle, qui considérait qu’un grand auteur ne pouvait créer une œuvre qu’à partir de rien. Or l’idée selon laquelle un auteur est le seul responsable de tous les aspects de son œuvre est un tour de passe-passe idéologique, une fiction que certains philosophes et critiques littéraires contemporains – sans parler de The KLF – ont essayé de dénoncer. Leurs objections concernent évidemment la notion d’auctorialité, qui n’a rien de « naturel » ni n’existe de toute éternité. Effectivement, dans l’Angleterre du début du xviiie siècle, l’auctorialité associait deux concepts-clés hérités de la Renaissance, à savoir (a) l’habileté de l’homme qui suit des règles, manipulant mots et grammaire pour satisfaire les mécènes de la Cour ; et (b) un véhicule capable de porter quelque chose de « supérieur » ou de « transcendant », dont on attribuait la responsabilité à la Muse ou à Dieu. Mais le vieux paradigme de l’auctorialité s’effrita peu à peu et des contradictions du capitalisme naissant il en surgit un nouveau. Les écrivains anglais – et quelques décennies plus tard allemands – rencontraient en effet des conditions de vie de plus en plus difficiles, dans la mesure où le système du mécénat se disloquait tandis que dans le même temps ne leur était offert aucun système de protection du droit d’auteur susceptible de les aider à survivre sur le marché émergent des mots. En réaction à cette situation, les écrivains et philosophes des Lumières entreprirent de redéfinir la façon de concevoir l’écriture, l’auctorialité, et la propriété intellectuelle. Nombre de joutes juridiques qui dans l’Angleterre du xviiie siècle conduisirent à une législation sur le droit d’auteur étaient traversées par ces notions nouvelles au temps des Lumières – et même du Romantisme naissant – d’originalité, d’auctorialité, de propriété – la notion de « propriété individuelle » chère à Locke notamment [32]. Au fur et à mesure que se déroulait le siècle, la source de l’inspiration auctoriale bascula de l’extériorité, Muse ou Dieu, à l’intériorité, où la grandeur poétique pouvait sourdre du génie original de l’Auteur. L’existence de l’œuvre pouvant désormais être attribuée à l’écrivain et auteur, le système émergent du droit d’auteur pouvait à son tour être légitimé sur tous les plans, juridique, économique, et philosophique [33].

14Or il se trouve que les technologies d’enregistrement numérique, et tout particulièrement les échantillonneurs, rendent extrêmement complexes les questions de propriété et d’auctorialité, et donnent à « la mort de l’auteur » une nouvelle dimension. Et c’est d’autant plus vrai pour ce qui concerne les assauts du KLF contre l’auctorialité – comme dans leur revendication que c’était une automobile qui était l’auteure authentique de Doctorin’ the Tardis ! Commentant le succès de ce single, Bill Drummond a pu dire : « On s’est dit, “Ça va être géant, allons-y !” Et on y est allés à fond. Le plus petit dénominateur commun, à tous égards [34]! »

15Leur « assassinat de l’Auteur » était par ailleurs en rapport avec la dénonciation d’un capitalisme rendu « spectaculaire », et tout particulièrement de celui qui régit les industries culturelles. Après être très rapidement devenus les chouchous de la critique, Drummond et Cauty concentrèrent leurs piques sur la presse musicale britannique, atterrée par le caractère crassement commercial de leur dernier titre. À sa parution, l’hebdomadaire musical Melody Makerquali fia Doctorin’ the Tardis de « pure et simple agonie », et son concurrent Sounds prophétisa qu’il s’agissait d’un disque « si nocif qu’une place dans le Top 10 ne pouvait qu’être son unique destinée. » Le titre atteignit effectivement la première place! Et c’est l’année suivante que The KLF publia le satirique The Manual : How to Have a Number One Hit the Easy Way[35].

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Jeremy Deller, History of the World, 1996. Collection Frac Nord-Pas de Calais, Dunkerque. © Jeremy Deller. Exposition « Sound of Music », curateur Hilde Teerlinck, Maastricht, janvier – mars 2008.

Purification par le feu

16Toute cette dynamique s’écrasa contre un mur en 1992. Quand The KLF fut élu « Meilleur groupe britannique de l’année » aux Brit Awards – la plus prestigieuse cérémonie de l’industrie musicale au Royaume-Uni – il décida de mordre la main qui le nourrissait. Et profondément encore! Durant la cérémonie officielle, le duo donna une version de 3 A.M. Eternal à faire exploser les tympans, accompagné d’un groupe de grindcore metal du nom d’Extreme Noise Terror – un nom particulièrement bien adapté à la formation [36]! Alors qu’ils assommaient l’audience à coup de décibels assourdissants et d’un usage appuyé de la distorsion, Drummond tira sur la foule avec un fusil-mitrailleur chargé de cartouches à blanc. « The KLF vient de quitter l’industrie musicale », annonçaient à la fin du spectacle les haut-parleurs disposés dans la salle. Plus tard dans la nuit, après la réception, une carcasse de mouton fut abandonnée sur le tapis rouge de la salle de cérémonie, aspergée d’une trentaine de litres de sang. Autour du cou de la bête, un écriteau : « I died for you[37] – Bon appétit ».

17Après avoir essayé de subvertir le monde de la pop de l’intérieur, Drummond et Cauty avaient finalement compris que l’entreprise était irréalisable et dénuée de sens. « Nous avons ces cinq dernières années suivi un chemin inhospitalier et difficile, mélancolique et glorieux, merdique mais brillant », disait un de leurs bulletins daté du 14 mai 1992. « Les deux dernières nous ont conduits dans les sentiers éthérés du succès commercial – nous en sommes arrivés à un point où il nous paraît nécessaire de quitter ces hautes sphères ensoleillées pour sombrer dans nous ne savons quoi. » Peu après la cérémonie des Brit Awards, The KLF rendit indisponible la totalité de son catalogue musical, un exploit que rendait possible le fait que, dans l’esprit bricoleur du punk, ils dirigeaient leur propre maison de disques. Scott Piering, un promoteur ayant travaillé avec le duo, expliqua par la suite que l’incident du fusil-mitrailleur et de la carcasse de mouton avait été une tentative de torpiller leur succès apparemment sans limite. « Ils voulaient vraiment se purifier de tout et se faire ostraciser par l’industrie musicale [38]. »

18L’amour de Drummond et de Cauty pour la musique « pop » n’avait d’égale que leur haine pour l’industrie de la musique – mais ils ne se sont jamais laissés prendre au piège de la rhétorique de l’infiltration du système et de sa destruction de l’intérieur. « Je n’y ai jamais cru, dit Drummond. La seule chose qui arrive, c’est qu’on se laisse corrompre. Nous sommes tous fondamentalement faibles, et susceptibles de nous laisser séduire, et donc de nous haïr nous-même [39]. » Leur seule issue était donc la négation et l’implosion. Après la dissolution de The KLF, ils se transformèrent en The K Foundation, et se spécialisèrent dans l’éructation obscène à l’encontre des professionnels de l’Art. Ainsi l’année qui suivit les Brit Awards, ils s’en prirent au Turner Prize, un prix très prestigieux destiné aux jeunes artistes branchés mais « admis » par l’establishment artistique. En 1993, The K Foundation décerna le « Prix du plus mauvais artiste de l’année », doté d’une récompense de quarante mille livres sterling, à la gagnante du Turner Prize, Rachel Whiteread.

19Le Prix de The K Foundation fut annoncé sur la chaîne de télévision Channel 4 à l’occasion d’un intervalle publicitaire pendant la retransmission en direct du Turner Prize ! Tandis que le public se rassemblait à la Tate Gallery de Londres, où se déroulait la cérémonie du Turner, The K Foundation faisait transporter quelque vingt-cinq critiques et personnalités dans des limousines noires bariolées d’or sur un espace vert à proximité. Sans surprise, la gagnante/perdante refusa le prix de The K Foundation, alors même que son montant était double de celui du Turner – de 20000 livres seulement… Drummond et Cauty furent donc sur le point de brûler les 40000 livres en espèces, mais Whiteread finit par accepter le prix, clamant qu’elle allait en distribuer le montant à dix artistes dans le besoin.

20Suivant le conseil de Neil Young, aux termes duquel « il vaut mieux se consumer que rouiller » [40], Drummond et Cauty mirent littéralement le feu au reste de l’argent – un million de livres sterling – qu’ils avaient gagné en tant que « pop stars » (ce qui, incidemment, les rendit responsables du plus grand retrait de liquidités de l’histoire bancaire britannique). En 1994, ils s’envolèrent pour une île écossaise isolée, accompagnés du journaliste Jim Reid et de leur roadie Gimpo, qui filma le brasier. Dans un article pour The Observer, Reid expliqua sobrement : « Le million fut flambé sans cérémonie dans un cabanon abandonné de l’île de Jura, dans les Hébrides Intérieures, entre 0h45 et 2h45 le mardi 23 août. La nuit était froide, venteuse et pluvieuse. L’argent, pratiquement tout ce qui restait au duo à la suite de ses succès commerciaux, fit un beau feu. » Décrivant l’impression que cela provoque de voir flamber un million de livres, Reid écrivait : « Je pourrais dire qu’on commence par se laisser envahir par la culpabilité, mais ensuite, peut-être après une dizaine de minutes, l’ennui s’installe. Puis le feu s’éteint, et il reste le froid [41]. » Commentaire éclairant sur l’essence spectaculaire de la musique pop. Et du consumérisme en général.

21Traduit et adapté par P. Mathias

Notes

  • [*]
    Professeur associé au département d’Études de communication de l’université d’Iowa. Il tient à remercier son assistante Evelyn Bottando pour son aide dans la rédaction de cet article.
  • [1]
    In Paul Simpson, The Rough Guide to Cult Pop, Rough Guides, Londres, 2003, p.199.
  • [2]
    Elle est extraite de 3A.M.Eternal, KLF Communications, 1989.
  • [3]
    Dans « Caught, Can I Get A Witness? », in It takes a nation of millions to hold us back, Def Jam, 1988, Chuck D. rappait : Caught, now in Court ’cause I stole a beat/This is a sampling sport! – « En état d’arrestation, me voilà au tribunal parce que j’ai volé un rythme/Ce n’est pourtant que du sampling! »
  • [4]
    KLF Communications, 1987.
  • [5]
    KLF Info Sheet : 22 Jan1988. The Library of Mu. http :// www. libraryofmu. org
  • [6]
    Ben Butler. « Interview : The KLF’s James Cauty. » Rocknerd.org, 18 juin 2003. http ://rocknerd.org
  • [7]
    « Oh Whitney, s’il-te-plaît, viens rejoindre les JAMS! »
  • [8]
    « T’as vu les articles qui nous concernent, nan…? »
  • [9]
    « Ahhhhh Whitney a rejoint les JAMS! »
  • [10]
    The KLF featuring the First Lady of Country Tammy Wynette, KLF Communications, 1991.
  • [11]
    « Ils sont Justifiés et Anciens, et conduisent une camionnette de marchand de glaces. »
  • [12]
    Robert Webb, « Pop : It’s in the Mix -Tammy Wynette and the KLF Justified and Ancient (Stand by the Jams) ; the Independent’s Guide to Pop’s Unlikeliest Collaborations. » The Independent, Londres, 3 novembre 2000.
  • [13]
    Robert Anton Wilson et Robert Shea, The Illuminatus trilogy!, Dell Publishing co, New York, 1984. Traduction française par Gilles Fournier, Librairie des Champs-Élysées, Paris, 1998.
  • [14]
    Stuart Young, « The KLF & Illuminatus! » http ://easyweb.easynet.co.uk/ ?stuey/klf/23.htm
  • [15]
    Voir notamment des adresses Web : hhttp :// www. catb. org/ jargon/ et http :// www. ccil. org/ jargon/
  • [16]
    SST Records, 1987.
  • [17]
    Eric Raymond, The New Hacker’s Dictionnary, MIT Press, Cambridge (MA), 1996 ; traduction française sous le titre Le Cyberlexis : Dictionnaire du jargon informatique, Dunod, Paris, 1997.
  • [18]
    In Mat Smith, The Great TUNE robbery, Melody Maker, 12 décembre 1987, cité in The Library of Mu. hhttp :// www. libraryofmu. org/ display-resource.php?id=52
  • [19]
    KLF Communications, 1987.
  • [20]
    Def Jam, 1990.
  • [21]
    « Avec ce virus mortel, qui a besoin de guerre?/ Immanentisez l’eschaton (version discordianiste de : Qu’Armageddon arrive)/ Je vous le répète : “Baisez, baisez, baisez encore!” »
  • [22]
    KLF Communications. « The KLF Biography as of 20th July 1990 (KLF BIOG 012) », The Library of Mu.
  • [23]
    « Il est manifeste que beaucoup pataugent dans une fosse septique de leur propre fait. Il faut se demander pourquoi les homosexuels pratiquent la sodomie et bien d’autres horreurs alors qu’ils connaissent les dangers encourus. »
  • [24]
    SST Records, 1985, rééd. Seeland Records, 1994.
  • [25]
    « Le Golfe : tout ce qu’il faut savoir, des analyses, des faits. »
  • [26]
    « How to recreate that authentic 1987 sound », note de pochette de 1987 – The Edits, KLF Communications, 1987.
  • [27]
    Bill Drummond et Jimmy Cauty, The Manual : How to Have a Number One Hit the Easy Way, London, Ellipsis, 2e éd., 1999, p.121.
  • [28]
    KLF Communications, 1988.
  • [29]
    Les Time Lords – ou « Maîtres du Temps » – étaient une race d’extraterrestres du feuilleton de science-fiction de la BBC intitulé Doctor Who, dont The KLF a samplé la bande originale en la mêlant à « Rock’n’Roll (Part 2) » de Gary Glitter, ainsi qu’à d’autres morceaux de la culture pop britannique.
  • [30]
    Pochette du single intitulé Doctorin’ the Tardis.
  • [31]
    Mark Rose, Authors and owners : The invention of copyright, Harvard University Press, Cambridge (MA), 1993.
  • [32]
    Mark Rose, op. cit., p.115.
  • [33]
    Martha Woodmansee et Mark Osteen, The new economic criticism studies at the intersection of literature and economics. Economics as social theory. London, Routledge, 1999.
  • [34]
    Alix Sharkey, « Trash Art & Kreation » The Guardian, 21 mai 1994, cité in The Library of Mu. hhttp :// www. libraryofmu. org/ display-resource.php?id=384
  • [35]
    Le Manuel ou Comment produire un hit sans peine (pas de traduction française à ce jour).
  • [36]
    Il signifie à la lettre : « Terreur [par voie de] Bruit Extrême ».
  • [37]
    « Je suis mort pour vous. »
  • [38]
    William Shaw, « Who killed The KLF? », Select, juillet 1992, cité in The Library of Mu. hhttp :// www. libraryofmu. org/ display-resource. php?id=315
  • [39]
    Ben Watson, « King Boy D », The Wire, mars 1997, cité in The Library of Mu. hhttp :// www. libraryofmu. org/ display-resource. php?id=435
  • [40]
    Cf. supra, « Back To No Future », p.41, note 24.
  • [41]
    Jim Reid, « Money to burn », The Observer, 25 septembre 1994.