Raison et laïcité : l'expérience tunisienne

1Un regard, même furtif, suffit pour se rendre compte de l’insistance et de l’énergie avec lesquelles l’islamisme international rejette aujourd’hui les conceptions du courant laïc dont les lignes de force traversent cependant le monde arabo-islamique depuis déjà plus d’un siècle, disons depuis l’agonie du Califat ottoman [1], ou l’avènement des grandes équipées colonialistes.

2Mais si la condamnation de la laïcité en tant que doctrine de la séparation réciproque entre les institutions religieuses et étatiques est encore aujourd’hui en terre d’Islam aussi véhémente que par le passé, c’est selon nous le signe probant que la grande vague de modernisation en profondeur qui a déferlé sur cette vaste aire socioculturelle et religieuse, et qui fut, dans un certain sens, une espèce de « laïcisation » non déclarée, n’a rien perdu de sa vigueur, et que loin de s’être essoufflée, ainsi qu’on le prétend souvent, elle continue d’exercer une grande influence sur l’ensemble des sociétés musulmanes, malgré tout ce qu’on a pu dire sur le déclin de ce mouvement sous les coups de boutoir du communautarisme et de l’extrémisme religieux.

3Il est remarquable, en effet, de constater qu’avant même le choc de l’expédition napoléonienne d’Égypte [2], l’Orient dans toute sa diversité n’avait jamais cessé de revendiquer son attachement aux valeurs universelles et humaines dont l’Occident avait cru faire son credo, qu’il s’agisse de valeurs spirituelles, morales ou cognitives. Car, même si elles se reconnaissent des spécificités certaines et des particularités qui leur sont propres, les sociétés arabo-islamiques se sont toujours considérées comme des entités sociales à vocation universelle [3].

4N’ont-elles pas déjà eu par le passé l’occasion de prouver à l’humanité entière leur propension à mondialiser leur civilisation en se fondant justement sur l’universalisme revendiqué par la religion musulmane [4] ? Ne voyons-nous pas surtout que contrairement aux thèses accablant de fatalisme et d’apathie les arabes et les musulmans, la réaction à la torpeur dans laquelle vivait naguère l’ensemble du monde arabe fut assez prompte et énergique, de sorte qu’elle a pu induire d’une façon rapide et durable une impulsion de remise en cause générale de la société traditionnelle, au nom justement de ces valeurs partagées, même si des siècles de décadence les avaient vouées à la déliquescence et à l’oubli [5] ?

5Rappelons-nous en effet que l’effort d’exégèse opéré par les premiers zélateurs de la Renaissance arabe et islamique, la Nahdha, tel que R.-R. al-Tahtaoui, J. al-Dine al-Afghani, M. Abdou et même plus tard, le premier K. Amine [6], avaient eu tout d’abord pour tâche de démontrer que l’Islam dans son sens natif et fondamental ne pouvait contredire selon eux les valeurs universelles de la justice, de l’équité, de la préséance du bien commun et de la concorde sur toute autre vertu civile, c’est-à-dire les mêmes valeurs que l’Occident colonisateur brandissait comme étendard de ses expéditions guerrières et soi-disant « civilisatrices » !

6Aussi est-il intéressant, dans la perspective que nous venons de développer, de nous appuyer sur deux exemples afin d’illustrer justement l’ampleur de la volonté de changement et de modernisation manifestée par les sociétés arabes et islamiques aussi bien avant la phase coloniale qu’après les mouvements d’indépendances nationales. Il s’agit tout d’abord de l’exemple de l’institution du droit en Tunisie et en Égypte, aussi bien pour la profondeur de son impact social que pour sa valeur politique intrinsèque. En second lieu, il sera question de l’exemple, assez remarquable pour une société islamique en voie de laïcisation, du Code du Statut Personnel tunisien – surtout relativement au statut juridique de la femme.

7Concernant le premier exemple, nous commencerons par noter que le droit a toujours commencé par être local ou national, mais que chaque fois où cela fut possible, la tendance du droit à devenir régional ou universel a été observée, confirmant une fois de plus la vieille tradition de coexistence dans un même pays de règles et de systèmes juridiques différents [7].

8Mais bien que la philosophie des Lumières ait voulu fonder le droit universel sur la Raison Universelle, annonçant par là l’imminence d’une certaine culture juridique laïque, certains auteurs comme Mireille Delmas-Marty pensent que ce mouvement fut cependant arrêté par le phénomène de la nationalisation du droit. « Pourtant, dit-elle, à partir du xviie siècle, le droit se nationalise (l’édit de Saint-Germain impose l’enseignement du droit français en 1679). Et le xixe sera le siècle des grandes codifications qui referment chaque système sur lui-même [8]. »

9Remarquons néanmoins que cet arrêt fut de courte durée, puisque l’avènement du colonialisme européen ainsi que la tragédie des deux guerres mondiales allaient entraîner, avec un certain succès, une reprise de la mondialisation du droit, mais cette fois sur des bases différentes de celles qui avaient prévalu auparavant, pendant le Moyen-Âge et la période classique, même si pour beaucoup, ces bases nouvelles ne sont pas loin d’être perverses.

10Pour ceux-là, en effet, cette nouvelle mondialisation correspondrait, ni plus ni moins, à une volonté délibérée de la part des entreprises impériales de vassaliser les systèmes juridiques des pays dominés, en l’occurrence le droit musulman prévalant dans toutes les contrées qui nous intéressent, et ne ferait par là qu’entériner une volonté sournoise de voir s’effondrer les fondements mêmes des sociétés musulmanes.

11Mais commençons par examiner les effets d’une telle confrontation.

12Répondant à la question : « Comment expliquer le succès de la tradition juridique civile et administrative française dans le monde arabe ? », Yadh ben Achour [9] conclut dans son livre Politique, Religion et Droit dans le Monde Arabe que l’adoption ou plutôt l’acclimatation de la tradition juridique et administrative française ne fut ni le fruit d’un hasard ni le résultat d’une simple coercition coloniale. Cela correspond d’après lui à trois attentes particulièrement pressantes, émanant de ces sociétés elles-mêmes. Tout d’abord le besoin d’en finir avec une méthodologie juridique casuistique et analogique propre au droit islamique, au profit de la conception méthodologique formaliste et déductiviste du droit français. En deuxième lieu, il y avait le besoin impérieux d’offrir des solutions plus appropriées au système du marché capitaliste que celles du vieux droit islamique. Enfin, un tel droit correspondait admirablement, d’après notre auteur, aux tendances jacobines des États-nations, alors en voie de formation.

13Assez tôt donc, une collaboration étroite s’était installée dans tous les pays arabes (et même non arabes comme la Turquie) entre des juristes français et des juristes musulmans de premier plan pour confectionner les codes civils et administratifs dont certains ont cours encore de nos jours, nonobstant quelques corrections effectuées après la vague de décolonisation. L’exemple le plus connu étant la confection par le juriste français Manoury du code civil égyptien lors de la création des tribunaux mixtes, promulgué en 1875, puis corrigé par l’égyptien A. Sanhoury en 1948 [10]. Mais non moins connu aussi est l’exemple de la célèbre commission mixte présidée par le juriste islamisant et arabisant David Santillana qui établit – entre 1886 et 1906 – le Code Civil tunisien, ainsi que le Code des Obligations et des Contrats (le C.O.C.).

14Il faut dire que les tentatives de réforme eurent lieu tout d’abord en Turquie (1856-1881). L’Égypte suivit de près ce mouvement réformateur des codes mixtes et des codes civils [11] et finit même par exporter ses modèles dans tout le monde arabe. Ainsi, l’onde de choc atteint-elle des pays qui ne sont pas directement sous l’influence française. En effet, à côté de la Tunisie, du Maroc, du Liban et de la Syrie qui étaient plus ou moins directement sous la tutelle française, d’autres pays qui étaient dominés par d’autres puissances s’engouffrèrent aussi dans le vent de ces réformes comme l’Irak (1951), la Libye (1961), le Koweït (1963) et a fortiori l’Égypte elle-même.

15Ainsi l’Égypte, grâce à son rayonnement traditionnel et à son poids démographique et politique, prit la tête de ces réformes, d’autant plus qu’elle pouvait se prévaloir d’une première génération d’éminents juristes ayant reçu leur formation en France, tels que Abderrazik Sanhoury, Sobhi Mahmassani, Chéfik Chahata et bien d’autres, qui furent les véritables artisans de cette réforme inédite du droit en pays d’Islam. C’est d’ailleurs par le biais des bouleversements induits par ce transfert juridique dans les sociétés arabes réelles que furent, pour ainsi dire, connues et « expérimentées » les humanités françaises et européennes, et que l’esprit des Lumières put finalement atteindre en profondeur l’ensemble des sociétés arabes.

16Pour ce qui est de la Tunisie, rappelons qu’une commission mixte composée de Fuqaha tunisiens et de juristes français [12] avait élaboré un projet qui fut traduit en arabe et soumis à l’approbation d’une commission sectorielle composée de six jurisconsultes tunisiens formés dans la pure tradition de l’université théologique et juridique de la Zitouna. Y. B. Achour, qui ne manque pas d’évaluer positivement le travail effectué par cette commission, fait remarquer à ce propos que : « Le C.O.C. tunisien est donc une œuvre de science, d’art, de pondération et d’enrichissement. » Il va même jusqu’à reprendre les termes du Résident Général qui écrit à juste titre, dit-il [13], que « la codification des lois musulmanes en ce qui concerne les obligations a abouti à pourvoir la Tunisie d’une législation, qui, approuvée par les juristes les plus orthodoxes, se rapproche beaucoup de la législation française et constitue entre cette législation et le vieil esprit coranique un vrai trait d’union » [14].

17Mais au fond, que faut-il penser de ces « mécanismes de transplantation juridique » ? S’agit-il de simples démarches induites par le vaste processus de modernisation tous azimuts dans lequel les pays arabes se sont vus impliqués de gré ou de force, ou bien sont-ils de véritables machines de guerre fomentées par les puissances dominantes pour saper les fondements mêmes des sociétés musulmanes, comme nous venons de l’évoquer, sachant bien que s’attaquer aux dogmes de la charia en pays d’Islam équivaut pour beaucoup à une véritable déclaration de guerre, de loin beaucoup plus dévastatrice et plus pernicieuse qu’une simple colonisation politique ou militaire, dans la mesure où il s’agirait justement d’une agression caractérisée contre la société dans ses enracinements les plus profonds ?

18En effet, on a beau dire parfois que le résultat de cette confrontation juridique a été globalement positif, à telle enseigne, par exemple, que les autorités politiques, juridiques et universitaires tunisiennes ont tenu récemment à commémorer avec faste le centenaire de la naissance du C.O.C. [15], il n’en reste pas moins intéressant d’évaluer, dans un espace moins atypique que celui de la Tunisie moderne, l’impact social, politique et idéologique de cette confrontation.

19Là, les réponses divergent. Nous trouvons, bien sûr, celles bien connues des modernistes qui acceptent, à l’exemple des juristes égyptiens et tunisiens, de « nationaliser » le droit, afin de lui redonner pour ainsi dire, son identité nationale, sans pour autant se départir de l’aspect foncièrement moderniste des réformes déjà mises en place [16]. C’est ce qu’indique l’argument du colloque de Tunis que nous évoquions : « Comme pour confirmer la pérennité de l’œuvre et sa légitimation renouvelée, une commission fut chargée, en 1996, de purger le code de toutes les expressions désuètes. Sur le fond, et alors que s’annonce le centenaire du code de 1906, le législateur a tenu à parfaire cette “toilette” formelle par une révision substantielle tendant à redonner au code son rayonnement et son harmonie avec les idées du temps, en dépassant toutes les dispositions anachroniques, en vérité assez rares, et en écartant toutes les dispositions, aussi peu fréquentes, contraires aux droits fondamentaux de l’homme. Le Code est, ainsi, prêt pour son nouveau siècle [17]. »

20Mais, à côté de ceux-là, il y a ceux qui aujourd’hui, haussent le ton, et se font même menaçants, puisque leur réprobation se fonde sur des revendications culturelles et religieuses étroites, ou plus exactement, sur les positions islamo-centristes du fondamentalisme islamique, c’est-à-dire, en fin de compte, sur une pensée fondamentalement opposée à une refondation radicale du droit et de l’organisation politique, et qui sont, par conséquent, viscéralement antilaïques.

21Il est vrai que certains peuvent « tenir la religion pour constitutive de la vie sociale », ainsi que le rapporte Henri Pena-Ruiz, dans son livre Dieu et Marianne[18], et encourir le risque de passer pour des suppôts de la conception la plus traditionaliste de l’ordre social [19]. Mais il faut reconnaître cependant que d’un point de vue strictement sociologique qui n’est pas nécessairement conservateur, il est nécessaire de considérer la religion non pas comme un simple système de croyances surajouté à la société, mais aussi comme un ensemble complexe d’institutions sociales et de normes comportementales qui sont, elles, bel et bien « constitutives » de la société, à l’instar des structures juridiques, économiques, éducatives et culturelles, quel que soit par ailleurs leur degré de dépendance ou d’indépendance par rapport aux dogmes religieux.

22Aussi sommes-nous d’un côté en présence d’un courant fondamentaliste islamiste ne reconnaissant pas à la politique un rôle autonome dans la cité, et qui, endossant l’aspect d’une théocratie d’un autre âge, se fait inévitablement rejeter par beaucoup de musulmans, pour incompatibilité totale avec les fondements de la modernité, même s’il s’agit d’une ligne politique qui gagne de jour en jour sur le terrain de l’activisme et de la mobilisation populaire. Mais d’un autre côté, force est de constater le recul, voire l’apathie, le désenchantement intellectuel, et pourquoi pas, la défection politique, du courant moderniste et réformateur face à la pression fondamentaliste.

23Il faut dire que l’exercice réel de la souveraineté politique dans les pays arabes, soit pendant la période coloniale, soit après l’avènement des indépendances, ayant souvent été un exercice politique autoritaire, peu soucieux des exigences d’une rigueur démocratique et républicaine authentique, un pouvoir pareil n’a pas toujours laissé le choix à la tendance moderniste de s’exprimer, de s’épanouir et de défendre sa cause, quand bien même il eût été parfois, en tant que pouvoir politique, partie prenante d’une telle lutte [20].

24Autant dire qu’il y a là une impasse et un réel blocage. Car, dans la mesure où l’autoritarisme politique a condamné cette tendance moderniste à se soustraire de la vie publique, elle n’a plus dès lors été en mesure ni d’être en phase avec les fondements matériels, juridiques et politiques engendrés par l’intrusion forcée de l’ensemble de ces pays depuis le xixe siècle dans un monde sous domination occidentale et capitaliste, ni même d’être portée par l’élan créateur et combatif des premiers réformateurs.

25Aussi comprenons-nous les craintes et les angoisses d’une frange de l’intelligentsia arabe devant un tableau aussi sombre de la situation actuelle. Mohamed Charfi écrit à juste titre en post-scriptum à son livre Islam et liberté : « Alors que le début du xxe siècle avait vu l’émergence de penseurs tels que Mohamed Abdou, Tahar Haddad et bien d’autres qui incitaient à une approche religieuse compatible avec les sociétés modernes, la fin du siècle marque une régression notoire quant à l’indépendance de la loi par rapport à la charia[21]. »

26Mais peut-être eût-il fallu, selon nous, porter beaucoup plus notre attention aux bouleversements sociaux globaux survenus dans les sociétés arabes tout au long des deux siècles passés, et mesurer à l’aune des changements notables qui ont eu lieu en leur sein, la nature du processus transformationnel réellement engagé dans ces sociétés, afin de dégager les critères probants, ou bien d’une régression caractérisée et inéluctable, ou bien au contraire, les signes évidents de l’installation d’un processus structurel irréversible, confinant à la constitution d’un point de non-retour réel, vis-à-vis de l’ancien monde, quand bien même les événements de « surface » semblent apparemment contredire une telle évolution.

27L’examen du Code du statut personnel en Tunisie peut-il nous aider à démêler les fils enchevêtrés de ce problème ?

28Comme nous le savons, le 13 août 1956 fut une date décisive, non seulement pour la jeune République tunisienne mais aussi pour l’ensemble du monde arabo-musulman. Dans son livre La femme tunisienne, citoyenne ou sujet ?[22], Souad Chater évoque cette épopée en des termes qui restent admiratifs, malgré le demi-siècle qui nous en sépare. « Fait unique, dit-elle, dans les annales arabo-musulmanes, à l’exception de l’expérience kémaliste, la Tunisie promulgue un code du statut personnel qui instituait un régime de quasi-égalité entre les sexes. La Tunisienne, ajoute-elle, ne tardait pas d’ailleurs à jouir légalement du droit de vote pour participer, tout au moins en principe, au même titre que l’homme, aux premières élections de l’aube de l’indépendance [23]. »

29D’aucuns pensent, par exemple, qu’une telle avancée est vouée à l’échec parce qu’elle n’aurait été, au fond, qu’une réforme juridique exogène, et pour ainsi dire d’incidence sociale superficielle, puisqu’incompatible par principe avec les préceptes islamiques régissant depuis le temps immémorial de la prophétie des questions telles que la polygamie, le droit de tutelle ou le droit successoral.

30Cependant, force est de constater que dans nos analyses, nous semblons laisser de côté, aussi bien les uns que les autres, le socle effectif et indéniable des réalités sociales et historiques nouvelles, introduites massivement dans nos sociétés par le biais de notre intégration forcée au mode de production capitaliste évolué dont nous dépendons tous aujourd’hui, que ce soit au niveau des infrastructures économiques, techniques et scientifiques, ou bien des superstructures culturelles. En effet, la Tunisie et tous les autres pays arabes ont bel et bien rompu, dans la quotidienneté de leur réel économique, social et culturel et même juridique – hormis le cas encore récalcitrant du statut personnel – les liens qui les rattachaient objectivement au Moyen-Âge, et cela, depuis fort longtemps. Mais au fait, pouvons-nous sérieusement ignorer les effets déstructurants de la phase coloniale sur toutes les institutions sociales traditionnelles, et par la suite, les effets additionnels de la globalisation galopante, à l’exemple de la mondialisation du monde du travail et des échanges avec ses effets collatéraux, comme la hausse des taux d’alphabétisation mais aussi la baisse des taux de fécondité partout dans les pays arabes, même ceux qui n’ont pas connu, comme la Tunisie, un régime draconien de limitation des naissances [24] ? Si les structures de la famille, de l’école, de l’hôpital, de l’usine, des champs et des marchés ont été partout contraintes d’évoluer radicalement vers le sens de la modernité, si l’émergence de l’individu-sujet est de plus en plus prégnante, et si les droits humains se font de plus en plus entendre, alors comment prétendre encore que les formes de l’idéologie religieuse traditionnelle devront rester imperturbablement les mêmes ?

31Or, s’il s’agit vraiment d’abonder dans ce sens, est-il besoin, comme on le fait souvent encore, de s’en tenir à une exégèse savante des textes par la médiation d’une réflexion historiocritique sur la production des jurisconsultes musulmans d’hier et d’aujourd’hui, afin de légitimer une fois de plus les fondements rationnels et progressistes de l’émancipation de la femme musulmane et arabe, – tout en constatant par la suite l’inanité d’un tel effort sur le plan de la réalité sociale ? Ou bien faut-il, dans ce cas, s’atteler d’une façon beaucoup plus impérative et effective à la tâche difficile d’amener les sociétés arabes à révéler, par les moyens politiques et culturels qui s’imposent, leur ancrage définitif dans la modernité ?

32Parlant de ce qu’il est convenu d’appeler la spécificité tunisienne, Jean Daniel, ainsi que le rapporte Mohamed Charfi dans son livre précité, écrit dans les colonnes du Nouvel Observateur : « Les Tunisiens sont en train de devenir sincèrement musulmans et sincèrement laïques. Depuis le milieu du xixe siècle, ce pays qui abrite l’une des trois mosquées les plus anciennes de l’islam (ixe siècle) est en même temps un pays de réformateurs de l’islam [25]. »

33En définitive, ne faudrait-il pas, ainsi que le suggère malicieusement J. Daniel, oser opérer sur la notion de laïcité elle-même un travail en profondeur, en vue justement d’un dépassement de ses contenus européocentristes obsolètes, vers la constitution de significations plus riches, et donc plus à même d’englober en un champ sémantique nouveau l’émergence des vieilles civilisations du monde dans le concert des nations modernes, ces civilisations qui n’ont justement connu en leur sein ni les soubresauts historiques de la modernité occidentale, ni encore la délitescence de leur spiritualité ?

34Ce n’est pas qu’il faille, à vrai dire, remettre en cause le principe de laïcité dans sa dimension universelle proprement dite, celle constitutive, justement, de toute forme de modernité. Il s’agit bien au contraire de procéder à un redéploiement critique de la notion d’universalité qui la débarrasserait définitivement de ses connotations jusnaturistes, et surtout, de ses accointances complexes et parfois équivoques avec l’univocité des ratiocinations métaphysiques et politiques du passé.

35L’universel en politique – et même en éthique – gagnerait effectivement à ne plus être regardé comme un absolu transculturel et anhistorique hypostasié, mais plutôt comme une norme civilisationnelle progressiste commune, revendiquée et reconnue par les peuples eux-mêmes lorsqu’ils sont appelés à vivre, sans devoir renier leur génie, au diapason des règles de l’humanité actuelle.

36Aussi la norme de laïcité, qui n’est ni un adjuvant social, ni une panacée politique, devra-t-elle inventer dans chaque société les raisons de son universalité.

Notes

  • [1]
    L’emprise ottomane sur l’ensemble du monde arabe (à l’exception du Maroc et d’une partie de l’Arabie), qui commença en 1514 par l’Irak, en finissant par la Tunisie en 1554, dura jusqu’à l’abolition du sultanat en 1922 et du califat en 1924, suite au dépeçage de l’empire, conformément aux Accords de Sykes-Picot de 1916.
  • [2]
    Bien avant l’expédition napoléonienne (1798-1801), une volonté de réformes modernistes agita l’élite politique et culturelle de bien des pays arabes et musulmans. Citons à titre d’exemple les Tanzimats ottomans, les réformes de Mehemed Ali en Égypte et ceux de la Tunisie précoloniale.
  • [3]
    Non seulement la philosophie arabe d’obédience hellénique prenait à son compte de propager un rationalisme et un universalisme de bon aloi avec le courant philosophico-théologique du motazilisme, mais de plus une théologie défensive, « le Ilm al-Kalam », se donnait pour tâche de fonder rationnellement le dogme religieux.
  • [4]
    La langue arabe avait bien été pendant toute la période médiévale le vecteur puissant de cette forme particulière de mondialisation des cultures gréco-latines, et même, de celles du sous-continent indien et asiatique.
  • [5]
    Les historiens font remonter ce renouveau à l’émergence dans le monde islamique de cet esprit renaissant à des réformateurs tels que Ibn Taymya, Mohammad Ibn Abd al-Wahhab (mort en 1792) en Arabie centrale et Shayhk Ahmad de Sirhind en Inde (mort en 1625).
  • [6]
    Il s’agit de la première période de K. Amine qui correspond à ses premières réactions vis-à-vis d’un certain orientalisme, comme celui d’E. Renan qui provoqua, déjà, une réponse outragée de la part de Abdou, ou bien celui du Duc d’Harcourt (1894) qui irrita beaucoup notre auteur. Il lui réserva d’ailleurs une réponse dans un livre écrit en français : Les Égyptiens, défense de l’islam et des musulmans.
  • [7]
    Mireille Delmas-Marty, « Le droit est-il universalisable ? », in Une même éthique pour tous ?, dir. par J.-P. Changeux, Éditions Odile Jacob, Paris, 1997, p.143.
  • [8]
    Ibid.
  • [9]
    Yadh ben Achour, Politique, Religion et Droit dans le Monde arabe, Céès Productions-Cerp, Tunis, 1992, p.143.
  • [10]
    Cf. A. Sanhoury, Commentaire du nouveau code civil, éd. arabe, Beyrouth, 1952.
  • [11]
    Le code civil égyptien qui s’inspire du code civil français de 1807 et du code civil italien de 1886 fut confié à un avocat français d’Alexandrie, D. Manoury, et fut promulgué en arabe, après plusieurs moutures, en 1875.
  • [12]
    Y. Ben Achour cite à titre d’exemple Roy, secrétaire général du gouvernement, Berge, directeur des services judiciaires, et le juge Antérrieu (p.139).
  • [13]
    C’est nous qui soulignons.
  • [14]
    Y. Ben Achour, ibid., p.139.
  • [15]
    Le centenaire du code tunisien a fait l’objet à Tunis les 12, 13, 14 et 15 avril 2006 d’un colloque international en collaboration avec la Faculté de droit et des sciences politiques de Tunis et la fondation Hans Seidel.
  • [16]
    Dans son livre Théorie des contrats, (théorie générale des obligations, Ed. Dar al-fikr li atiba’a wa nachr wa tawzi, 1934, Introduction, p.5.) cité par Y. Ben Achour, op. cit., p.145, A. Sanhoury défend une conception plutôt politique et identitaire de ce qu’il appelle l’égyptianisation du droit. Et il faut peut-être entendre par là une conception qui n’est pas idéologique. Il écrit en effet : « Nous devons en tout premier lieu égyptianiser (numassira) notre doctrine du droit (Fikh), pour en faire un droit égyptien pur, dans lequel nous regarderons la marque de notre identité nationale (quawmiyatuna) et l’effet de notre mentalité. Notre droit, jusqu’à ce jour, demeure sous l’emprise étrangère qui, en l’occurrence, est française. Le droit égyptien continue à voir dans le droit français le guide et l’inspirateur ; il ne dépasse quasiment jamais ses horizons, ni ne dévie de sa voie, il est son ombre et le suit fidèlement ».
  • [17]
    Ibid.
  • [18]
    Henri Pena-Ruiz, Dieu et Marianne. Philosophie de la laïcité, P.U.F., 1999, p.10.
  • [19]
    Henri Pena-Ruiz écrit, ibid., : « Ainsi, un argument qui fut naguère de bonne polémique contre l’idéologie colonialiste produit aujourd’hui le même effet que la conception la plus traditionaliste de l’ordre social. Les adversaires de la Révolution française – Bonal et Maistre – suggéraient jadis qu’une refondation radicale de l’organisation politique et du droit comme celle de 1789 avait détruit la continuité d’une culture, d’une ambiance de vie nourricière. À penser la religion comme essence de la culture, et de la vie sociale qui en hérite, ajoute-il, on fait plus que jouer sur une ambiguïté : on légitime la dérive cléricale, puisque la domination de la religion est tenue pour constitutive de la vie sociale. »
  • [20]
    Mohamed Charfi, parlant à propos des chimères que les masses arabes doivent abandonner, à savoir le retour strict aux sources de l’Islam naissant, écrit dans son livre Islam et liberté : le malentendu historique, Casbah Éditions, Alger, 2000, p.18 : « Paradoxalement, l’obstacle qui empêche cette prise de conscience n’est autre que la politique des dirigeants qui se disent et se veulent modernistes. D’abord l’autoritarisme pratiqué au nom de la modernité rend celle-ci suspecte voire détestable. D’autre part, beaucoup de dirigeants partagent avec les citoyens le sentiment diffus de l’incompatibilité entre l’islam et la modernité. »
  • [21]
    Mohamed Charfi, ibidem, post-scriptum.
  • [22]
    Souad Chater, Maison tunisienne de l’édition, sans date.
  • [23]
    Ibid., p.11.
  • [24]
    Répondant dans un entretien à Denis Seifer sur son livre, en collaboration avec Youssef Courbage, Rendez-vous des civilisations, Emmanuel Todd dit : « L’idée centrale de notre livre n’est pas angélique. Nous n’avons pas fait un livre sur le mode “dialogue des religions”. Nous pensons même que l’évolution se fait plutôt en sortant du religieux. Nous répondons au préjugé selon lequel il n’y aurait que les chrétiens qui seraient assez mûrs pour sortir du religieux. Pour moi, l’idée centrale, c’est la possibilité d’une désislamisation. La question principale est la suivante : si dans tous les pays qu’ils soient chrétiens ou bouddhistes qui ont un indicateur de fécondité inférieur à trois et une forte alphabétisation, il a fallu pour en arriver là un effondrement de la pratique religieuse, qu’est-ce que cela signifie aujourd’hui pour des pays musulmans qui atteignent les mêmes variables ? »
  • [25]
    Jean Daniel, Le Nouvel Observateur, 23-29 octobre, 1997, p.23, cité par Mohamed Charfi, op. cit., p.19.