Clair ? Obscur ?

Clair ?

1Le terme « crise » convient-il à la situation actuelle ? En tout cas chacun s’en sert : « la crise financière » occupe nos conversations, comme si nous savions ce que l’expression signifie. Le fait de la signification, et que celle-ci soit présente à notre discours, lui donne sa clarté, aussitôt que nous en usons. Mais jamais les mots eux-mêmes ne nous donnent l’intelligence des choses. Tout au plus cette intelligence peut-elle être gagnée – ou inventée, dans le sens rhétorique – par le travail de la pensée qui creuse le terme « crisis ». Une telle recherche se met à peine en route si nous ouvrons le dictionnaire pour peser les contextes divers de ses occurrences : à savoir, crise comme jugement (krinein) ; crise pour le moment où ma vie incline à suspendre son cours, ou non, dans la maladie ; crise, au moment où un corps politique se trouve au bord de sa dissolution ou de sa défection ; crise, encore, dans le procès de la décision. Le terme est-il bon ? En dit-il assez ? Dans le premier des deux récits de L’Arrêt de mort, Blanchot livre ses pensées les plus mûries sur la question. La quête se soutient, la démonstration est subtile. Blanchot concède au motif la place requise pour que sa complexité se déploie dans ses limites, son horizon. Il y a deux crises qui se conjoignent dans ce récit – la crise de santé chez l’héroïne (J.), et la crise de « Munich ». Cette conjonction de crises a bien été, en effet, notée au passage par deux lecteurs très attentifs : Jacques Derrida (dans Parages) et Christophe Bident (dans Maurice Blanchot, partenaire invisible). Mais ont-ils suffisamment pris en charge cette conjonction de deux crises ? Dans son chapitre intitulé « Survivre » [1], Derrida prend un soin particulier pour démontrer que L’Arrêt de mort est composé comme « de sérialité sans paradigme. Et s’il y a récit, c’est dans la mesure où aucun paradigme ne peut l’arrêter. La répétition sérielle comporte des “effets” de paradigme mais les réinsère dans la série [2]. »

2Ce point est convaincant : il nous a montré comment scander l’histoire dans ses sautes et ses glissements de lieux, de personnes, d’épisodes. Pourtant, dans le cours même du développement de la démonstration, ne perd-il pas de vue le ressort qui préside à l’histoire, et l’organise ?

3De son coté, la lecture de Bident, qui met en lumière la dimension autobiographique, pose problème ; pour elle, c’est la question de savoir ce que peut signifier « mêler » : « Mêler le récit intime de 1937 au récit de 1938 permet de faire coïncider histoire personnelle et histoire collective. Mêler Munich à Cambo et Paris, c’est introduire publiquement quelque trace de l’histoire intime [3] ».

4Les découvertes de l’impeccable enquête de Bident omettent, elles aussi, d’analyser l’insistance de Blanchot telle que la narration de ce récit la dispose. Plus précisément, on pourrait entendre que les deux lecteurs tiennent ce point pour évident – ce point, c’est-à-dire, la « crise ».

5Pour avancer mon hypothèse, je cite un passage crucial que Bident visite brièvement, et Derrida pas du tout :

6L’hôtel, très grand, était déjà un désert. Moi aussi, j’aurais dû partir, ne fût-ce que pour mon travail, mais je ne partis pas. Aujourd’hui [i.e. 1947] j’essaie en vain de comprendre pourquoi en ces jours je suis resté éloigné de Paris où tout m’appelait. Cela est vrai, la pensée de cette absence me cause un malaise, mais surtout les raisons m’en échappent. Si mystérieuse qu’ait été la suite de ces événements, plus mystérieuse pour moi est cette absence volontaire qui les a rendus possibles. Je savais que J. désirait me voir et, en de tels moments, ne désirait voir que moi, bien qu’elle m’eût écrit le contraire pour ne pas interrompre mon repos. Ce jour-là, par deux fois, mon journal me fit appeler, mais je ne répondais pas. J’attendis un coup de téléphone de J. ou de sa sœur, mais il n’y en eut pas. Le lendemain, je ne reçus aucune nouvelle. Il se peut qu’à ce moment j’aie songé à m’en aller, mais ce n’est pas sûr. La vérité est difficile à apercevoir[4].

7De ces phrases inépuisables, je fais ressortir ce qu’on ne peut pas écarter, qui ne vaut pas seulement pour l’histoire, mais pour la vie même de l’auteur – sa réalité, son être d’auteur (étant bien admis que le narrateur, lui, se présente comme l’auteur de ce texte ; oui, nous faisons bien de le reconnaître pour « auteur » en prenant soin, bien sûr, de ne pas lui donner le nom propre de quelque « Maurice Blanchot ») :

  1. 9 ans après les « événements » dont nous parlons, l’auteur échoue complètement à les comprendre ;
  2. l’auteur est l’agent de son absence aux événements (« cette absence volontaire ») ;
  3. c’est son absence qui a rendu possible ces événements ;
  4. constatant ce fait, l’auteur ne se complaît pas dans une hyperbole, mais simplement dans une chose absolument « mystérieuse ».
Prenant l’auteur au mot, nous devons accueillir deux propositions disparates : d’abord, que son absence de Paris contribue à la souffrance de J., et, partant, à l’héroïsme de celle-ci dans son combat solitaire avec la maladie ; d’autre part, que son absence de Paris comme journaliste a, d’une certaine façon, rendu Munich possible. Le mot opérant pour les deux propositions est « absence » : l’auteur ici assume la responsabilité d’avoir abandonné deux guerres sur deux fronts. Son sens du devoir est compromis par son « absence-sans-autorisation ». En référence à Munich, il nous suggère que la résolution de la crise requerrait la présence, l’active participation de ceux qui combattent le mal. L’auteur ne prétend jamais être le seul et l’unique absent : il souligne plutôt combien est grave son absence, son absence exemplaire. Et c’est littéralement juste : si chacun de ceux qui s’absentèrent du combat avait été présent, prêt à se battre – pas seulement le tout Paris mais le tout Europe –, alors Munich et ses séquelles ne se seraient pas produits comme ils firent et continuent de faire aujourd’hui. Parce que la crise « de Munich » se poursuit – pas en 1947 seulement, pas seulement non plus dans les décennies suivantes. Et si un tel processus (d’un désastre inarrêtable) doit être, en toute rigueur, appelé « crise », c’est la question qu’on pose ici maintenant.

8Ou telle est mon hypothèse. Et au risque que mon commentaire passe pour trop évident ou trop recherché, je propose un autre regard encore sur L’Arrêt de mort. Car quand bien même les lecteurs de Jacques Derrida et de Christophe Bident auraient une connaissance achevée de la matière de ce récit, je sens qu’il demande encore qu’on l’interprète.

9Notons que dans ce récit, les deux crises se développent dans des domaines différents, de différente magnitude, et elles concourent dans la vie du narrateur, convergeant à un moment donné (l’incipit du livre : « Ces événements me sont arrivés en 1938 »). Il aspire au moyen de dire leur « vérité » – travail malaisé, puisqu’il « serait extrêmement utile à la vérité de ne pas se découvrir ». Est-ce qu’un exposé, quel qu’il soit, des événements en question peut faire apparaître leur vérité ? Peut-être pas :

10Une fois je réussis à donner une forme à ces événements. C’était en 1940… Dans le désœuvrement que m’imposait la stupeur, j’écrivis cette histoire. Mais, quand elle fut écrite, je la relus. Aussitôt je détruisis le manuscrit. (p. 7)

11Cette première histoire, loin de dévoiler la vérité de l’affaire, accroît et élargit son mystère. Ce n’est pas avant 1947, neuf ans après le déroulement des événements de 1938, que l’auteur reprendra son récit qui, ajoute-t-il cryptiquement, « ne concerne que moi ». Et pourquoi ? Parce que, comme il le dit plus loin, « De ces événements, je garde une preuve “vivante”. Mais cette preuve, sans moi, ne peut rien prouver… » L’auteur, le seul témoin « vivant » des événements, est inévitablement le seul gardien de leur « preuve “vivante” ». N’y ayant pas de témoin pour le témoin, le témoin seul est concerné. Les événements, et leur être-vrai, sont son affaire, réellement. Ils ont à être rapportés, et rapportés avec la dernière exactitude.

12Ces deux « événements » coïncident de mi-septembre à mi-octobre de 1938. La « date » de Munich, 28-30 septembre, et la dégradation et la mort de J. se recoupent. Celle-ci souffre d’un traitement médical qui ne marche pas – « l’hypocrisie du remède » – jusqu’à sa mort dans les bras du narrateur le matin du mardi 13 octobre.

13Une lecture attentive du récit met en évidence, donc, que ces deux « crises » d’un genre différent sont inextricablement enchevêtrées dans l’esprit du narrateur ; il le dit en deux occasions.

14D’abord :

15Le jour fixé pour la première piqûre du traitement (laquelle devait dans tous les cas provoquer une longue syncope) fut un des plus sinistres d’avant Munich. (p. 23 ; je souligne)

16Et ensuite :

17Elle [J.] m’apprenait qu’une heure avant de venir pour la première piqûre, le médecin avait décidé de quitter Paris pour installer ses enfants en province ; il serait de retour dans un jour ou deux […] Cependant, le médecin était revenu. Munich aussi était arrivé. Comme raisonnablement elle ne pouvait plus sortir, le médecin allait la voir […] (p. 24 et 26 ; je souligne)

18Deux moments, deux déclarations, toutes deux extraordinaires par leur insistance sur le concours des deux crises complètement différentes et sans rapport.

19Pourquoi – nous demandons-nous encore – une telle insistance sur « Munich » dans l’histoire d’une femme qui se meurt à Paris ? L’auteur, un journaliste, est la seule personne parmi les protagonistes de cette histoire qui fasse mention en quelque façon du contexte de la crise politique. (Nous pourrions ajouter en passant que, tandis que les événements de la vie de J. sont plusieurs fois appelés « crises » – au moment où elle s’approche de sa fin, on nous dit que « les crises succédaient aux crises » – ce mot n’est jamais employé à propos de Munich et ses « jours troubles ». L’emploi du mot « crise » dans le seul contexte de la maladie cause, ou au moins rend possible son ellipse dans l’autre.) Il y a plus : le point crucial dans la relation du narrateur concerne ses propres déplacements au cours des semaines de septembre et octobre. Alors qu’il est à la fois journaliste et reste la personne la plus proche de J., il quitte Paris et passe son temps dans un hôtel à Arcachon, sur une plage de l’Atlantique – parmi la clientèle des politiciens de ce palais qui, tous, interrompent leurs vacances à l’occasion de Munich. Je cite à nouveau les phrases capitales du récit :

20L’hôtel, très grand, était déjà un désert. Moi aussi, j’aurais dû partir, ne fût-ce que pour mon travail, mais je ne partis pas. Aujourd’hui j’essaie en vain de comprendre pourquoi en ces jours je suis resté éloigné de Paris où tout m’appelait. Cela est vrai, la pensée de cette absence me cause un malaise, mais surtout les raisons m’en échappent. Si mystérieuse qu’ait été la suite de ces événements, plus mystérieuse pour moi est cette absence volontaire qui les a rendus possibles. Je savais que J. désirait me voir et, en de tels moments, ne désirait voir que moi, bien qu’elle m’eût écrit le contraire pour ne pas interrompre mon repos. Ce jour-là, par deux fois, mon journal me fit appeler, mais je ne répondais pas. J’attendis un coup de téléphone de J. ou de sa sœur, mais il n’y en eut pas. Le lendemain, je ne reçus aucune nouvelle. Il se peut qu’à ce moment j’aie songé à m’en aller, mais ce n’est pas sûr. La vérité est difficile à apercevoir. (p. 29-30)

21Mettons que ce passage vaille pour « loi de la crise en général », la condition nécessaire de son avoir-lieu : « Si mystérieuse qu’ait été la suite de ces événements, plus mystérieuse pour moi est cette absence volontaire qui les a rendus possibles. » Blanchot souligne encore le point où il se trouve en dirigeant l’attention sur le combat mené par J. contre la gravité de la maladie (« son adversaire ») : non seulement elle s’engage dans une guerre contre sa « maladie », sa condition de « malade » ; mais en outre elle lutte, avec insistance, contre cette force appelée « le mal » – une chose qu’on trouve au travail dans le corps politique au même titre que chez un individu.

22Nous n’avons pas à chercher loin pour trouver les ressources et la force – l’héroïsme – qui la rendent capable de combattre « le mal » – à savoir sa capacité à faire face à l’absence autour d’elle (l’absence d’allié, sûrement, mais aussi l’absence, au moins pour les sens, de son ennemi mortel :

23Tout se passa comme si, une première fois trompée par l’hypocrisie du remède, elle se fût maintenant tenue sur ses gardes et, derrière les apparences du sommeil, dans les profondeurs du repos, eût affirmé une vigilance, une lucidité de regard qui ne laissait à son adversaire aucun espoir de l’atteindre à l’improviste. (p. 29)

24Et encore :

25Dans ses terreurs nocturnes […] elle faisait face à un danger très grand, mais sans nom et sans figure, tout à fait indéterminé, et, quand elle était seule, elle y faisait face toute seule, n’ayant recours à aucun suberfuge, à aucun fétiche. (p. 23)

26Le narrateur, de son côté, ne déclare rien de tel quant à sa propre « lucidité de regard », quant à ses propres forces : non seulement, il fuit les crises actuelles alors qu’on l’appelle, mais il a besoin, enfin, de « faire face à une personne, avec nom et avec figure ». Dans l’esprit de notre analyse, nous pourrions dire que le narrateur, ne pouvant pas regarder en face le mal de Munich, a besoin plutôt de se limiter, d’étudier la face, le nom et la figure de J.

27Question pour terminer : le concept de « crise » est-il un bon terme pour envelopper les circonstances économiques d’aujourd’hui ? Bien sûr. À condition cependant de traiter ce terme avec la prudence requise par L’Arrêt de mort. Mais même dans ce cas, le terme lui-même pourrait n’être entendu que de manière ponctuelle, restrictive, et limitée à ce seul contexte. L’exemple de Blanchot suggère plutôt que notre volonté et notre courage peuvent intervenir tout simplement. Et prendre part. Nous ferions mieux, peut-être, de laisser tomber le syntagme « crise financière », et de poursuivre quelques préliminaires pour nous préparer à entendre celui de « désastre… financier », et bientôt globalement, social, sociétal.

Obscur ?

281. On définit en général un récit comme une sorte de document légal, comme l’exposé d’une cause ou d’un cas. L’auteur de ce récit peut, ou non, respecter les exigences de véridicité requises par ce document légal, ce « témoignage » : « Je suggère par exemple de remplacer ce qu’on pourrait appeler la question du récit (“Qu’est-ce qu’un récit ?”) par la demande de récit. J’entends demande avec la force que ce mot peut avoir en anglais plus encore qu’en français : exigence, insistance inquisitoriale, mise en demeure, requête [5]. »

292. Tous les textes ont des frontières, des limites légales, qui définissent leurs propriétés : et, lorsque la composition d’un texte vient compliquer la topologie de ses propres frontières, internes et externes, cette complication formelle donne lieu, en principe, à des complications légales comme, par exemple, le copyright, etc.

303. Entité légale en soi (comme le titre de l’œuvre, qui marque ses limites et sa localisation dans une archive), le titre du récit de Blanchot, L’Arrêt de mort, renvoie au contexte des codes criminels et civils, codes eux-mêmes déterminés par la complexité lexicale et syntaxique du titre lui-même ; c’est ainsi qu’un arrêt de mort, expression qui désigne la sentence liée à une condamnation à mort, peut également désigner la suspension de cette même sentence. Il est commode pour la démonstration de Derrida que l’auteur témoigne, au cours de son récit, du rôle qu’il a joué dans le meurtre de J. Il a commis ce que le médecin de J, en 1940 (donc deux ans après le meurtre) décrit malignement comme un meurtre passible de la peine de mort : « Comme vous devriez être mort depuis deux ans, tout ce qui vous reste à vivre reste en surnombre ». (AM, 14) Et l’auteur souscrit à ce que le médecin « [ait] alors une raison importante de [le] souhaiter à six pieds sous terre », puisqu’il faut bien que quelqu’un soit considéré comme légalement responsable de la mort de J.

314. Mais la loi la plus importante du texte surplombe, tout en les englobant du même coup, toutes ces lois, au double sens juridique et narratif du terme : il s’agit de la loi métaphysique de la Chose, au sens du « Das Ding » heideggérien, tel que son concept se trouve énoncé dans L’Origine de l’œuvre d’art. Comme le suggère le titre de Blanchot, la « Chose » de ce récit pourrait bien être la mort, ou, plus précisément, « La vie/la mort », et ce pourrait bien être aussi ce qui les relie tout en les disjoignant. En tant qu’elle est la Chose, « La mort » ne saurait venir en présence, ne saurait arriver, ici et maintenant, et « La Vie » non plus. Derrida décrit ce procès comme suit :

32“Chose” a peut-être toujours désigné, dans la philosophie, ce qui n’arrive pas. Des choses arrivent mais la Chose déterminée en hypokeimenon ou en res, c’est la substance à laquelle des accidents arrivent, des prédicats surviennent mais qui, elle, ne peut être l’accident ou le prédicat d’autre chose. La chose n’arrive pas à autre chose. La définition de la chose comme hypokeimenon dit ce à quoi le sumbebekos ou l’accident arrive, mais qui, en tant que chose, n’arrive pas. Dans cette mesure et en ce sens du moins, l’histoire ou la possibilité du récit n’est pas essentiellement constitutive de la chose. (P, 178)

33Puisque, comme l’écrit Derrida, « La Chose se trouve être, comme dans le texte de Blanchot, la Mort », il en découle que peu importe qui ou ce qui se trouve en train de vivre ou de mourir, et que la vie ou la mort ne doivent pas être comprises comme l’avènement ou la venue en présence, de « la Chose » : « Or ici, la Chose est “terrible” parce que, dans son inarrivée même, elle advient au “Viens” – un ordre advenant à même la langue du récit, où il est ce qui sollicite l’arrivée de la Chose comme la Mort – dans son pas de chose. Procès comme arrêt de mort indécidable, ni la vie ni la mort, SUR VIVRE plutôt, le procès même qui appartient sans appartenir au procès de la vie et de la mort. » (P, 178-79)

34Telles sont donc les quatre lois à l’œuvre dans le texte, et, de ces quatre lois, les trois premières sont évidemment moins générales (plus régionales, plus concrètes, et toujours plus présentes) que ne l’est la loi de la Chose – loi qui donne lieu à ce que Derrida nomme l’hypertopie du récit considéré dans son ensemble. Il s’ensuit que Derrida va démontrer que la Chose – i.e la mort – arrive dans le récit sans arriver (sans se manifester comme sa propre manifestation). Plutôt que de se manifester comme La Mort, la mort vient comme une résurrection qui succèderait à un décès, comme une résurrection qui serait une « post-vie ». L’absence de la Chose est attestée par la Résurrection, une résurrection que Derrida, de façon insistante et logique (rigoureuse), interprète comme quelque chose qui arrive après la mort de J. Derrida va alors soutenir que la présence de la Chose dans ce procès est « indécidable », qu’elle est en instance de différance, en différé, et il fait fond, à cet effet, sur l’absence de toute cause logique, empirique ou vérifiable dont la résurrection pourrait être considérée comme l’effet (les effets étant toujours assignés à des causes). Ici, la lecture de Derrida diverge absolument de celle de l’auteur lui-même, pour qui la résurrection de J est une conséquence, une « réponse », un effet rattaché à une cause, et notamment au fait qu’il l’appelle par son nom après qu’elle est morte.

35Rien de tout cela, soit dit en passant, n’est en soi-même « obscur ». Les quatre lois édictées par Derrida sont complexes – en elles-mêmes, mais aussi dans leurs connexions, dans leurs divergences, leurs juridictions, leurs échos, leurs contradictions, et jusque dans le jeu de leurs différences. L’exposition de ces quatre lois par Derrida est d’une lecture ardue, c’est une sorte d’ascension en terrain escarpé « la démarche en escalier de la sur-vérité », mais elle est lucide et convaincante.

36La même logique rigoureuse gouverne le déroulement de l’essai dans son intégralité : cela commence avec le préliminaire, une lecture du très bref récit intitulé La Folie du jour (131-148), puis, c’est un commentaire de L’Arrêt de mort, commentaire qui commence par la première partie, l’histoire de « J » (152-185), et se clôt sur la deuxième partie, l’histoire de « N » (185-216). La lecture que donne Derrida du premier épisode se limite, pour les besoins de sa propre démonstration, à une lecture des deux morts de J, dont l’une est dite « indécidable » (AM, 35-37), et l’autre, « décidable » (le fait que J soit tuée par l’auteur à la fin, AM, 48-53). Plus précisément, Derrida fait débuter son commentaire du texte de Blanchot par une lecture de la seconde mort, (P, 154-162), avant de se livrer à un commentaire de la première mort, qui est aussi la plus énigmatique. (P, 161-185)

37Nous limiterons nos remarques à ce deuxième passage, étant donné que c’est dans celui-ci que la complexité propre à l’écriture de Derrida confine à l’obscurité.

38Derrida commence sa lecture (P, 161-169) en rappelant quelques-uns des événements qui précèdent la résurrection de J (AM, 29-36). Puis, il cite le paragraphe suivant, celui où l’auteur nous raconte ce qui arrive alors qu’il se tient, seul, au chevet de J mourante :

39Je me penchai sur elle, je l’appelai à haute voix, d’une voix forte, par son prénom ; et aussitôt – je puis le dire, il n’y eut pas une seconde d’intervalle – une sorte de souffle sortit de sa bouche encore serrée, un soupir qui peu à peu devint un léger, un faible cri ; presque en même temps – de cela aussi je suis sûr – ses bras bougèrent, essayèrent de se lever. À ce moment, les paupières étaient tout à fait closes. Mais une seconde après, peut-être deux, brusquement elles s’ouvrirent, et elles s’ouvrirent sur quelque chose de terrible dont je ne parlerai pas, sur le regard le plus terrible qu’un être vivant puisse recevoir, et je crois que si à cet instant j’avais frémi et si j’avais éprouvé de la peur, tout eût été perdu, mais ma tendresse était si grande que je n’eus même pas une pensée pour le caractère singulier de ce qui se passait, qui me parut certainement tout à fait naturel, à cause de ce mouvement infini qui me portait à sa rencontre, et je la pris dans mes bras, tandis que ses bras me pressaient, et à partir de ce moment, elle fut non seulement tout à fait vivante, mais parfaitement naturelle, gaie et presque guérie. (AM, 36)

40La lecture de Derrida a plusieurs enjeux : il lui faut tout d’abord (en admettant que J a effectivement été ramenée à la vie), essayer de montrer qu’il s’agit là bel et bien d’une résurrection, et, à ce titre, de la disparition ou du devenir-absent de la Chose (la Mort) qui a surgi avant même le retour d’Arcachon de l’auteur. Étant donnée la logique de la Chose, en tant qu’elle manifeste la mort (puisqu’il n’y a pas de résurrection sans mort), elle doit arriver sans cause (toute cause étant présente à son effet et, de ce fait, ne pouvant être causée par la Chose). Ici, en un sens, Derrida se trouve obligé de contredire l’auteur, qui croit, lui, que le fait d’avoir appelé J par son propre nom est ce qui l’a ramenée d’entre les morts (« le prodige que j’avais fait », p. 47, « le fait que cette jeune fille qui était morte, à mon appel revint à la vie », p. 52). Tout en admettant que J est morte, Derrida doit parvenir à démontrer que son retour à la vie est dénué de toute cause, et qu’à cet égard, il est permis d’y voir un « événement », une révélation (sans révélation) de la Chose. Derrida avance son argument en examinant très minutieusement tout ce qui concerne l’appel :

41Entre l’appel – le seul prononcé d’un prénom qui m’est même pas révélé – et une résurrection qui ne se signale que d’un souffle, il n’y a pas eu le temps (“pas une seconde d’intervalle”). Le premier “souffle”, le premier “soupir” (on dit le dernier soupir pour la mort), le premier “cri” de ce qui vient de naître n’a pas suivi un appel qui ne fut rien d’autre qu’un prénom à haute voix. La résurrection, la naissance ou le triomphe de la vie, n’aura donc pas été l’effet d’une cause. Plutôt un événement absolu, une cause même, la cause, la Chose, le pré-nom même dont on ne sait plus, dès lors que l’intervalle ou l’interruption ne sépare plus l’appel du premier souffle, qui l’a prononcé pour qui. Elle l’a entendu avant même qu’il ait fini d’être articulé par l’autre. Elle s’appelle comme l’autre et c’est comme le nom donné pour la première fois, à la naissance. Cette réponse (responsa) épouse l’appel, l’accompagne plutôt qu’elle ne le suit, le performe en une nomination plutôt qu’elle ne lui succède, elle le rend même possible en se donnant sans condition, comme un inconditionné […]. (P, 170-171)

42Le deuxième enjeu de Derrida, orienté lui aussi par la logique de la Chose, consiste à soutenir que l’auteur est lui-même sous le coup d’une « interdiction », qu’il lui est « défendu » de raconter à J ce qui est arrivé. C’est que J, après tout, était l’occasion pour que se manifeste la chose, et à cet égard elle était, et devait rester entièrement ignorante de ce qui était arrivé – l’essentiel étant que, pour Derrida, savoir quelque chose est une façon de la rendre présente, et la Chose n’est jamais présente. La présence-en-tant-que savoir est interdite. Pour citer Derrida, J « ne doit même pas s’avoir et se savoir. Mais ce “ne pas devoir” ou “devoir ne pas” est aussi un interdit qui interpose un inconscient entre l’événement, entre le sur-vivre et l’expérience présente, consciente, sachante, de ce qui arrive ainsi. Je – qui dit moi, c’est-à-dire moi – ne sait pas ce qui me sera arrivé. J. ne doit pas savoir ce qui lui est arrivé. » (P, 176)

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Ni Haifeng, Xeno-Writing, 2003-2008, Exposition Ecritures Silencieuses, espace culturel louis vuitton, Paris 27.3-23.8.2009, curateur Hervé Mikaeloff. © Courtesy Ni Haifeng et Arario, Beijing Gallery.

43Ce qui arrive ensuite, dans la lecture que fait Derrida de cet épisode (une quinzaine de pages sur la trentaine que compte le commentaire) est obscur, étrangement obscur. Derrida, en effet, ne cesse de répéter son argument relatif à l’« interdiction » – le mot lui-même est répété une bonne vingtaine de fois) mais l’argumentation proprement dite ne progresse pas. En fait, trois choses adviennent, simultanément, dans « Survivre » : Derrida se répète, il s’éloigne d’une lecture prudente du texte de Blanchot, et il saute d’un sujet à l’autre. Il écrit des phrases telles que :

44Il [l’auteur] est effrayé à la pensée d’avoir laissé passer quelque chose, d’avoir transgressé l’interdit pesant sur le récit de l’événement, d’un événement déjà passé, qui n’a jamais été présent, (car elle a repris souffle avant l’instant où il a fini de prononcer son prénom, de lui donner à entendre “Viens”, “reviens”), car l’événement appartient de lui-même à l’ordre du récit. (p. 177)

45Si pareille phrase a un sens – un sens que, pour ma part, je ne suis jamais parvenu à éclaircir – ce ne peut, cependant, qu’être un sens infime, à très bas bruit. Le « car » qui revient à deux reprises, dans et à l’extérieur des parenthèses, résiste à la lecture. Le sens global du propos est obscur, et cela a pour effet de plonger L’Arrêt de mort lui-même dans un opaque et épais brouillard.

46Derrida peut-il soutenir son argumentation et lire le texte ? Notons qu’il lui faut tenir compte de la prémisse selon laquelle J est morte ; qu’il doit tenir compte, aussi, du fait que J revient à la vie ; qu’il lui faut reconnaître que c’est le cas lorsque l’auteur l’appelle par son nom ; qu’il doit dénier que l’auteur a été l’agent de la résurrection de J ; qu’il doit insister sur le fait que l’auteur est sous le coup d’une interdiction, laquelle n’est pas une inhibition (et cela, conformément à la loi de la Chose). Et tous ces points devraient, sans exception, être exposés, lisiblement, par l’intégralité du texte de Blanchot.

47Je vais à présent me livrer à un exercice un peu singulier, qui va consister à citer toutes les phrases prononcées directement par J, et citées entre parenthèses. L’objet de cet exercice ? Ce sera de passer, en quelque sorte le récit de Blanchot au scanner.

481.) « Eh bien, je vais dire cela à la reine mère, elle qui ne me croit jamais malade. » (AM, 12)

492.) « Eh bien, disait le mot de J. en terminant, je serai bientôt encore mieux à l’abri sous six pieds de terre. » (AM, 24)

503.) « Allez-vous-en. » (AM, 25)

514.) « Quand vous serez là, j’espère que je pourrai parler ; je réserve tout mon souffle pour ce moment-là, où je vous dirai beaucoup de choses importantes que j’ai à vous dire. » (AM, 26)

525.) « Voyons donc la morphine » (AM, 27)

536.) « Si vous ne me tuez pas, vous êtes un meurtrier. » (AM, 29) (ouï-dire)

547.) « Avez-vous déjà vu la mor t? » […] « Non, la mort ! » […] « Eh bien, vous la verrez bientôt. » (AM, 30) (ouï-dire)

558.) « Depuis quand êtes vous là ? » (AM, 37)

569.) « Cette nuit ! dit-elle, il serait venu ! » (AM, 40)

5710.) « Oui, à votre retour, je vous en parlerai. » (AM, 40)

5811.) « Qu’a-t-elle donc ? me dit-J. d’un air soudain irrité. Est-ce que je lui fais peur ? Suis-je si laide ? » (AM, 41)

5912.) « Pourquoi, dit-elle sèchement, restez-vous précisément cette nuit ? » (AM, 42).

6013.) « Vite, une rose par excellence » (AM, 44) ; « une rose par excellence » est également cité trois fois (p. 33-44).

6114.) « Ne me touchais plus jamais. » (AM, 45)

6215.) « Avec elle j’ai aussi mes secrets. » (AM, 46)

6316.) « Eh bien, dit-elle, vous en avez fait du joli. » (AM, 47)

6417.) « Non, pas de piqûre ce soir ; » et « Plus de piqûres. » (AM, 48)

6518.) « Maintenant, lui dit-elle, voyez donc la mort. » (AM, 48)

6619.) « Vous arrivez de bonne heure. » (AM, 50)

6720) « Vite, une piqûre. » (AM, 51)

68Sur ces vingt occurrences, quatre seulement sont citées par Derrida – la première, (P, 155), la dernière (P, 157), la sixième (P, 162), et la septième (P, 164). Toutes les autres sont, soit omises, soit soumises à un régime de paraphrase.

69À présent, nous renverrons simplement au passage dans lequel se trouve la quatrième citation. L’auteur y évoque une lettre qu’il a reçue de J pendant le séjour qu’il a effectué à Arcachon :

70Je lui téléphonai encore une fois ou deux, et elle me parla paisiblement, me disant, à plusieurs reprises, avec une certaine insistance, que quand elle me reverrait, elle aurait des choses très intéressantes et très remarquables à me raconter. Dans une de ses lettres se trouve cette même indication : “Quand vous serez là, j’espère que je pourrai parler ; je réserve tout mon souffle pour ce moment-là, où je vous dirai beaucoup de choses importantes, que j’ai à vous dire”. (AM, 26).

71Dix pages plus loin (ce qui équivaut à quatre jours plus tard, ou peut-être un peu plus), nous nous trouvons auprès du lit de mort :

72Je me penchai sur elle, je l’appelai à haute voix, d’une voix forte, par son prénom ; et aussitôt – je puis le dire, il n’y eut pas une seconde d’intervalle – une sorte de souffle sortit de sa bouche encore serrée, un soupir qui peu à peu devint un léger, un faible cri ; presque en même temps – de cela je suis sûr – ses bras bougèrent, essayèrent de se lever. (AM, 46).

73Si, comme je le fais, on prend ce passage à la lettre, alors, J n’est jamais morte ; elle a seulement « retenu son souffle » jusqu’à ce que l’auteur rentre d’Arcachon. Lorsqu’il l’appelle par son propre nom, elle reconnaît sa voix – car ce qui importe ici, ce n’est pas le nom, c’est le fait de reconnaître la voix qui prononce ce nom.

74Si nous n’acceptons pas que cet événement ait eu lieu – à savoir, que J ait pu et voulu « retenir son souffle » jusqu’au retour de l’auteur, alors, nous ne pouvons pas prétendre avoir lu L’Arrêt de mort. Ainsi, il nous faudrait ignorer les tout premiers mots de l’auteur, lorsque, comparant J à sa sœur, celui-ci nous dit que « toute la volonté, toute la puissance de vivre avaient été données à sa sœur [i. e] » (AM, 9) ; il nous faudrait également ignorer ces derniers mots, qui caractérisent J : « […] je vois un prodige qui me confond dans sa vaillance, dans son énergie qui fut assez forte pour rendre la mort stérile aussi longtemps qu’elle le voulut » (AM, 52-53).

75De la première à la dernière page de ce récit, l’auteur présente J comme un parangon de « la volonté », du « vouloir ». Chaque propos sert à avancer cet argument, et à le démontrer, et argumenter là contre est un peu comme aller répétant que la terre est plate : on peut le faire, certes, mais cela ne rend guère justice à la chose…

76Mais alors, est-ce là tout ce que nous propose Jacques Derrida, dans sa lecture de L’Arrêt de mort ? Je dis non. C’est qu’il nous apprend à lire, soit Blanchot, soit Derrida, soit tel ou tel autre écrivain, comme quand, par exemple, il nous montre comment et pourquoi il faut que nous retenions notre souffle :

77Se laisser ainsi souffler la parole, c’est, comme l’écrire lui-même, l’archi-phénomène de la réserve : abandon de soi au furtif, discrétion, séparation et en même temps accumulation, capitalisation, mise en sécurité aussi dans la décision déléguée ou différée. Laisser la parole au furtif, c’est se rassurer dans la différance, c’est-à-dire dans l’économie. Le théâtre du souffleur construit donc le système de la peur et la tient à distance par la machinerie savante de ses médiations substantialisées[6].

78(à suivre)

Notes

  • [1]
    Voir p. 117-218, et spécialement p 154-185.
  • [2]
    J. Derrida, « Survivre », in Parages, 2003 (1986), Paris, Galilée, p. 174. Parages sera désormais noté : P.
  • [3]
    C. Bident, Maurice Blanchot, partenaire invisible, 1998, Seyssel, éd. Champ Vallon, p. 108-109 (je souligne).
  • [4]
    M. Blanchot, L’Arrêt de mort, désormais noté : AM, 1948, Paris, Gallimard, rééd. Gallimard, « L’imaginaire », 1977, p. 23-24 (je souligne).
  • [5]
    J. Derrida, P, p. 130.
  • [6]
    J. Derrida, « La parole soufflée », in L’Écriture et la différence (1967), 1979, Paris, Points-Seuil, p. 285.