Transit : transfinit. Ou : Who am I ?

Ne pas s’enraciner ce n’est pas ne pas avoir de racines. Bizarrement cela signifie être mobile […] Prendre racine dans l’itinérance.
Ulrike Draessner

1Il y a quelque temps, je me suis fait installer un site Internet car les informations qui circulaient à mon sujet me semblaient trop farfelues. On disait tour à tour que j’étais un écrivain slovaque, hongrois ou suisse, alors que je ne suis qu’un écrivain de langue allemande qui vit à Zürich. J’avoue que ma biographie n’est pas simple. Je suis née à Rimavská Sobota (Rimaszombat) en Slovaquie, non pas en tant que slovaque, mais en tant que fille d’une mère hongroise et d’un père slovène. Ma mère qui appartenait à la minorité hongroise avait fait la connaissance de mon père à Budapest. Ils retournèrent tous les deux pendant la guerre à Rimavska Sobota, dans la ville natale de ma mère. Et c’est là que je vis le jour en 1946, c’est là que je passai les deux premières années de mon enfance. Et c’est de là que nous sommes partis, d’abord pour Budapest, puis pour Ljubljana, le pays de mon père. Et finalement pour Trieste où j’ai passé les plus belles années de mon enfance, dans une ville baignée par la mer et la lumière. Lors de nos déménagements précipités je n’emportais pas de poupées ou d’animaux en peluche, mais des bagages linguistiques : le hongrois et le slovène. À Trieste qui était à l’époque une ville divisée – nous vivions dans la zone A, occupée par les britanniques et les américains – j’ai appris l’italien et attrapé quelques miettes d’anglais. Mon oreille était sensible aux langues : elles étaient signes de richesse et de différences. Ce que je ne comprenais pas m’inspirait une sensation de malaise et éveillait en moi le désir de surmonter cette étrangeté en apprenant la langue inconnue. J’avais six ans lorsque nous sommes allés nous installer à Zürich et l’allemand s’est ajouté aux autres langues. C’est en allemand que j’ai fait mes classes primaires, appris à lire et à écrire. L’allemand devint pour moi la langue la plus importante : la langue de mes textes littéraires, la langue vers laquelle je traduis (du russe, du serbo-croate, du hongrois et du français). C’est seulement en allemand que je peux exprimer les nuances stylistiques les plus fines, et si je dialogue avec moi-même, c’est le plus souvent en allemand. Il n’y a pas de doute : je suis un écrivain de langue allemande, avec, évidemment, une préhistoire insolite. J’ai fait des études de langue et littérature slaves à Zürich, Paris et Saint Petersbourg, avec comme matière secondaire le français, et ce n’est pas un hasard. Mes lectures préférées sont les russes : de Dostoïevski à Daniil Charms, de Pouchkine à Mandelstam, Tsvetaieva et Joseph Brodsky. Mais j’ai aussi des affinités avec le continent littéraire centre-européen : Danilo Kis, Péter Nádas, Imre Kertész que je traduis et dont j’ai appris moi aussi l’alphabet de la mélancolie.

2Exprimé en termes de psychologie : mon inconscient se nourrit des régions de l’Est européen, se charge d’expériences qui n’ont pour ainsi dire rien à voir avec ma patrie d’adoption, la Suisse. La Suisse, c’est ce que je constate de plus en plus souvent, non sans trouble, n’apparaît pas dans mes textes littéraires, alors que je joue avec tous les registres de la langue allemande. Ce sont des lieux lointains, des noms aux consonances étrangères, souvent russes, qui habitent mes textes en prose et en poésie, comme si je menais en allemand un dialogue secret avec d’autres cultures. Cela crée une tension. Une tension qui ne recherche pas l’exotisme, mais la distanciation. Pour reprendre les mots de Botho Strauss : « Peu importe ce que j’écris, le texte écrit sur moi. J’écris constamment l’étranger qui me menace » Dans mon cas, il conviendrait de remplacer « menace » par « habite ». Car l’étranger dont je parle ne m’est pas extérieur, il est une partie de moi, un extérieur intériorisé qui m’a conduit à dire, en paraphrasant le « Je est un autre » de Rimbaud, « Je est multiple ».

3Voilà une définition de l’identité poétique, non pas de l’identité physiologique. Tout aussi peu grandiloquente que la constatation que mes racines sont aériennes. Le sentiment de faire partie d’une nation m’est absolument étranger ; interrogée sur mon pays, je ne peux honnêtement nommer que la langue et la littérature. Et c’est seulement devant l’insistance appuyée de mon interlocuteur que je nomme quelques éléments, que j’ai quelques élans intimes teintés de nostalgie : ils vont du jaune des bâtiments autrichiens de l’époque de Marie-Thérèse à l’odeur du charbon (qui a accompagné mon enfance dans les environs des voies de garage de la gare de Ljubljana), de la cuisine austro-hongroise (avec des goulasch, des palatschinken, et des strudels au pavot) à un certain cosmopolitisme dont il est évident qu’il me fut inspiré par l’urbanisme de la ville de Trieste : le voisinage de la synagogue et de la cathédrale catholique, d’une église grecque et d’une église serbe. Mais l’histoire de ma formation inclut aussi un paradoxe : tout cosmopolitisme suppose l’existence de son contraire, la frontière. C’est ce dont je fis aussi l’expérience à Trieste : les soldats alliés qui se promenaient sur la plage de Barcola me rappelaient quotidiennement la déchirure qui séparait la ville de ses environs. Des différences partout où portait le regard. Des différences déconcertantes, mais aussi excitantes, qui inspiraient la peur, mais aiguisaient la curiosité. Enfant, j’ai constamment passé des frontières. Le jour, la nuit, dans des trains ou sur le siège arrière d’une vieille auto. Dans mon demi-sommeil je voyais des douaniers, la police des frontières, des soldats qui saluaient. Des barrières s’ouvraient et se refermaient. On fouillait les bagages de la façon la plus grossière. Je m’entortillais plus étroitement dans ma couverture. Et à chaque fois lorsque la procédure était terminée, je regardais autour de moi : qu’est-ce qui était différent dans ce pays nouveau ? Les arbres étaient-ils plus grands ? Les gens avaient-ils l’air plus sympathique? L’œil ne découvrait pas grand-chose, mais l’oreille remarquait que soudain je ne comprenais plus rien du tout à ce que les gens disaient. L’étranger signifiait ne pas comprendre la langue.

4Voilà où était le défi. Et instinctivement je comprenais que les barrières de l’étranger étaient surmontables, les frontières relatives. Ce qui ne m’empêcha pas plus tard de vivre le Rideau de fer, le Mur de Berlin comme la matérialisation de la cruauté absurde et, après sa chute, la naissance de nouvelles frontières dans l’ex-Yougoslavie comme l’expression d’une manie problématique, celle de tracer des limites.

5La frontière est un lieu de passage, de transport et de transfert, elle est un point stratégique, un croisement, une porte. C’est à partir d’elle que se construisent la conscience de l’altérité et le désir de transgression. La frontière sensibilise au multiple, à la tension entre l’intérieur et l’extérieur, entre le familier et l’étranger, entre le proche et le lointain. Je suis reconnaissante à cette sensibilisation d’exister. Car elle m’a sans aucun doute conduite à devenir une passeuse de frontières par l’écriture, une traductrice. L’échange frontalier entre les langues et les états a été l’école de ma vie, le frottement entre le soi et l’autre mon stimulus artistique. J’ai fait l’expérience des frontières dans leur ambivalence (productive) : à la fois comme barrière et comme pont. Et lorsque par l’écriture je me suis mise à construire des mondes imaginaires, je me suis orientée selon les topos du passage de frontières : délimitation, transgression, démontage aussi bien que mise en relation. Je ne me compte pas parmi les sédentaires, pas plus dans la vie que dans l’écriture. Bien plus, tout est mouvement sans relâche, « par des frontières toujours mouvantes » (Claudio Magris). Ce qui m’a un jour conduite à cette formulation paradoxale, je suis chez moi « dans l’entre-deux ». Car celui qui est itinérant n’est nulle part et il est partout. Transit. Transfinit. Transnationality.
Un mot conviendrait : expanded minds, agitation créative que je pourrais aussi nommer nostalgie, plus exactement nostalgie de la nostalgie. Sans elle il n’y aurait pas d’écriture. Sans elle, toute réflexion sur le chez soi, le pays, la « Heimat » serait obsolète [1].
Traduit de l’allemand par Nicole Bary

Notes

  • [1]
    Ce texte est paru pour la première fois en français dans le n° 13 de la revue Siècle 21, automne-hiver 2008. Nous remercions Nicole Bary et Jean Guiloineau qui nous ont autorisés à le reprendre