L'idée de sensibilité transcendantale dans l'Introduction à l'Anthropologie de Kant

1« Posséder le Je dans sa représentation : ce pouvoir élève l’homme infiniment au-dessus de tous les autres êtres vivants sur la terre [2]. » C’est par cette affirmation que Kant introduit son analyse sur la faculté de connaître dans l’Anthropologie d’un point de vue pragmatique (désormais, Anthropologie). Ce pouvoir (Können) du « Je », auquel se réfère le fragment cité et par lequel l’homme transcende les limites de l’animalité, ne comporte pas cependant une idée de détachement de la condition vitale, comme le suggère l’expression « l’élève infiniment au-dessus de tous les autres êtres vivants sur la terre ». (Je souligne, MDM). Ainsi, par le pouvoir du « Je », un ordre d’existence double est certes instauré, mais la condition terrienne n’est jamais surmontée. On peut alors comprendre aisément pourquoi, au début de la préface, Kant définit l’homme comme un « être terrestre doué de raison » (Anth. : 119 ; tr., p. 89) et présente dans les Paralogismes de la dialectique transcendantale de la Critique de la raison pure[3], c’est-à-dire dans le contexte d’une critique de l’idée du « Je » comme une substance simple, identique et séparée, ce même « Je » comme un vivant (B 421) et un existant : « la proposition “Je pense” – signale Kant – comporte en soi une existence déjà donnée ». (B 418).

2L’enjeu ici ne consiste donc pas seulement à éviter « un matérialisme sans âme », mais aussi à ne pas tomber dans « les fictions d’un spiritualisme » (B 421). Cela est manifeste, peut-être de façon singulière, dans l’Anthropologie, où Kant concède au « domaine de la sensibilité » une ampleur consistante, comme l’indique Foucault dans l’Introduction à l’Anthropologie de Kant. (Désormais, Introduction ; IAK : 23 [4]).

3À ce propos, le § 7 de l’Anthropologie (Anth. : 140-143 ; tr., p. 100-103), dans lequel Kant revendique pour la sensibilité un rôle dans la connaissance, est important. Selon lui, ce fut une « grave erreur » de l’école de Leibniz et de Wolf d’avoir placé « la sensibilité dans la pure indistinction des représentations, l’intellectualité au contraire dans leur distinction ». (Anth. : 140 ; tr., p. 100). Ceci revient à « placer la sensibilité dans un pur manque (manque de clarté des représentations partielles), par conséquent dans l’indistinction, et placer le caractère propre de la représentation de l’entendement dans la distinction ». Face à cette manière purement formelle – logique, et non transcendantale (voir B 61) – de considérer les représentations, Kant va signaler que la sensibilité « est quelque chose de très positif et une addition nécessaire à la représentation de l’entendement pour produire une connaissance ». (Anth. : 141 ; tr., p. 101). Ceci implique toute une révolution dans la manière de penser, celle justement que la Critique introduit ; cette dernière, située dans l’espace de la finitude, fera valoir les droits de la sensibilité, sa consistance ontologique et sa positivité première, en somme son être irréductible. Ainsi, sous la loi de la finitude, s’établit une différence de nature – et non de grade – entre la sensibilité et l’entendement. Cela fera d’elle un principe dans la connaissance et, par conséquent, quelque chose d’insurpassable. S’il en est ainsi, la question ne sera plus celle de transcender l’obscurité et la confusion de la sensibilité dans les formes claires et distinctes de l’entendement (voir B 60-61), ce qui présupposerait justement la considération de la sensibilité comme un défaut et un manque, quelque chose de dépourvu de positivité ; et la considération de la luminosité immaculée comme forme de droit d’un entendement pur libéré de l’obscurité de la sensibilité, qui ne pourrait alors qu’être infini. L’obscurité ou bien la clarté des représentations seraient liées ici à une assignation à leurs sources, de telle manière que la première dépendrait de la sensibilité (qui connaîtrait la chose en soi, mais de manière confuse), et la seconde de l’entendement. Dans cette mesure, on ne conçoit guère comment dans cette approche l’entendement peut avoir par lui-même des représentations obscures, c’est-à-dire qui ne proviendraient pas d’un affaiblissement de la volonté qui le plongerait dans l’obscurité de la sensibilité.

4Face à cette approche, Kant va inscrire l’obscurité des représentations dans quelque chose qui soit distinct de la source de connaissance. Ainsi, le philosophe de Königsberg va se référer, tout comme l’école leibnizienne, à certaines « représentations obscures » (voir Anth., § 5, p. 135-137 ; tr., p. 93-98) ; cependant, l’obscurité de ces mêmes représentations ne dépendra pas tant chez Kant d’une source que d’une conscience dans les représentations, indépendamment du fait qu’elles procèdent de la sensibilité ou de l’entendement. Dans ce contexte, les représentations obscures seront celles dont il n’y a pas de conscience immédiate, celles dont il n’y a pas de conscience dans l’immédiateté quotidienne de notre être-occupé dans le monde avec les choses et les autres, raison pour laquelle on peut parler d’un domaine d’obscurité dans l’entendement qui constitue la forme de sa passivité première.

5Cette passivité et cette affectivité primordiales dans notre façon d’être au monde sont ce qui détermine une connaissance essentiellement finie, propre d’un être rationnel qui est aussi terrestre. Ainsi, rappelle Kant à la fin de l’« Esthétique transcendantale », le propre de notre forme d’appréhender l’objet, en tant que modalité d’appréhension d’un être fini, est justement la sensibilité ; cette modalité est appelée « sensible, parce qu’elle n’est pas originaire » (B 72), elle n’est pas productrice de l’objet. Seul l’être originaire pourrait avoir ce type d’intuition. De cette façon, l’intuition finie s’établit comme une intuition dérivée, dérivée de l’objet, non originaire du même ; dans cette mesure, elle reste dépendante de lui. Cette dépendance d’un objet déjà donné fait que l’intuition finie n’est possible que dans la mesure où elle « est affectée par ledit objet ». Une telle intuition convient ainsi « à un être dépendant quant à son existence et à son intuition (laquelle intuition détermine son existence par rapport à des objets donnés). » Il importe ici de souligner le mot existence (Dasein) : l’intuition finie vient caractériser un être dépendant, originairement dépendant, dans la mesure où il se trouve dans une relation essentielle avec des objets déjà donnés, dans une référence originaire à quelque chose d’autre. Ce que l’intuition sensible finie vient alors caractériser est la relation et l’affectivité originaires d’un être-au-monde qui est toujours déjà là. Ceci suppose une ouverture à l’idée d’une synthèse plus originaire que celle que pourrait établir un « je » conçu comme unité originaire de la synthèse (et à une sensibilité qui n’est pas une simple forme de la réceptivité).

6C’est cela, me semble-t-il, que signifie le rappel foucaldien de l’amplitude et de la consistance accordées au champ de la sensibilité dans l’Anthropologie d’un point de vue pragmatique. À partir d’elles se profile le monde comme un espace de jeu d’un être constitutivement sensible-rationnel : « Je suis, en tant qu’être pensant, un seul sujet, et le même que moi en tant qu’être sensible ». (Anth. : 142 ; tr., p. 102). Dans cette mesure, l’unité sensible-rationnelle de ce sujet, en tant qu’unité synthétique originaire, ne peut être confondue avec une identité originaire, unité d’un sujet au pouvoir omnimodal, productif, par rapport à l’expérience. Ce n’est pas la voie qu’emprunte la critique kantienne, la voie d’une finitude assumée dans toutes ses conséquences – qui s’éloigne de la possibilité d’une intuition originaire.

7Il est donc important de remarquer, comme le fait Foucault, que cette effectivité de la sensibilité kantienne comporte un déplacement essentiel par rapport à la façon habituelle de comprendre l’aperception dans la Critique de la raison pure. Si l’aperception se déterminait dans cette œuvre, au moins dans la première édition, comme aperception propre d’un « Je » compris comme une pure forme logique, inhérente et préalable à l’expérience possible – en tant que condition de cette expérience –, comme simplicité décharnée du Je pense (voir A 335), maintenant, dans l’Anthropologie d’un point de vue pragmatique, elle se présente comme la « conscience de ce que l’homme fait ». (Anth. : 161 ; tr. p. 118). L’aperception pure, distincte d’une intuition intellectuelle, est ici aperception pure d’un faire (tun) et au milieu d’un faire, ayant lieu comme « occupation » ou « affaire », sous la forme d’un « se-retrouver » dans un monde, occupé avec les choses et en relation avec les autres. D’où le fait que cette conscience ne peut jamais acquérir la forme d’une connaissance immédiate de soi, laquelle peut seulement correspondre à un être qui est, par essence, pensée.

8Mais cet être-sensible, constitutif de la subjectivité, affecte également ce qu’il faut entendre par « sens interne ». Ce dernier, en effet, puisqu’il est défini dans l’Anthropologie comme conscience de ce que l’homme « éprouve » (leidet), ne peut plus se référer au temps comme forme de la subjectivité, comme forme de « la maîtrise même du sujet » et un signe de son « activité constitutive » (IAK : 22), s’effectuant sous forme d’un Gedankenspiel « qui se joue hors de la maîtrise même du sujet, et qui fait du sens interne plus le signe d’une passivité première que d’une activité constitutive. » Le sens interne renvoie dès lors au fait d’« éprouver », donné sous la forme d’un jeu de pensée avec soi, qui, en tant qu’affection du sujet, se donne en dehors de son champ d’action, dans l’espace d’une passivité originaire qui défait ses pouvoirs synthétiques. « L’intuition interne, c’est-à-dire le rapport des représentations dans le temps (qu’elles soient simultanées ou successives) est au fondement de cette conscience » (Anth. : 161 ; tr., p. 118) ; autrement dit, il est au fondement de cette façon d’« éprouver ». Les perceptions de ce sens, et l’expérience interne composée par leur liaison, ont un caractère psychologique, et non anthropologique. Cette expérience est psychologique parce qu’en elle, on croit percevoir en soi quelque chose comme une âme, « où l’esprit, représenté à titre de pure faculté de sentir et de penser, est considéré comme substance particulière habitant en l’homme ». (Idem). C’est enfin cette croyance en l’âme qui constitue l’affection fondamentale et ce qui caractérise l’expérience psychologique, l’âme n’étant que « l’organe du sens interne », c’est-à-dire l’organe des affections du sujet. Le sens interne, signale Kant au § 24 de l’Anthropologie, est soumis aux illusions (Anth. : 161 ; tr., p. 118), au point qu’il arrive à se présenter comme une source de tromperies, qui constituent « une maladie de l’esprit », comme « penchant à prendre le jeu des représentations du sens interne pour une connaissance par l’expérience alors il ne s’agit que d’une invention ». Tout cela, signale Kant, provient « du penchant à se replier sur soi-même », qui ne peut être dominé à travers les représentations rationnelles, qui ne peuvent rien contre des intuitions présumées, mais seulement en faisant que l’homme retourne de lui-même vers les choses : « Le penchant à se replier sur soi-même avec les illusions du sens interne qui naissent de là, ne peut être maîtrisé que si l’homme est ramené au monde extérieur et par là à l’ordre des choses qui s’offrent aux sens externes. » (Anth. : 162 ; tr., p. 119).

9Une sensibilité qui est beaucoup plus qu’une pure réceptivité est maintenant mise en jeu. Naît alors un espace dans lequel les pouvoirs synthétiques du sujet viennent à être affectés, une région d’affectivité primordiale dans laquelle les synthèses apparaissent comme n’étant plus opérées par nous, un domaine de synthèses passives. Les choses étant ainsi, on comprend que la sensibilité ne peut pas se déterminer comme une simple capacité de recevoir des impressions (réceptivité) et doit être plutôt considérée en sa puissance et en son activité. Foucault a signalé une « inversion » dans l’Anthropologie par rapport à la Critique de la raison pure, en ce qui concerne la structure de la dispersion originaire du donné. Ainsi, dans l’Anthropologie, « le donné n’est en effet jamais offert selon une multiplicité inerte indiquant d’une manière absolue une passivité originaire, et appelant sous ses diverses formes l’activité synthétique » d’une conscience enfin souveraine (IAK : 42). Ainsi, « la dispersion du donné est toujours déjà réduite dans l’Anthropologie, secrètement dominée par toute une variété de synthèses opérées en dehors du labeur visible de la conscience ». (Idem). De cette façon, ce qui dans la Critique de la raison pure apparaissait comme une multiplicité donnée à la connaissance pour son élaboration, apparaît dans l’Anthropologie comme étant déjà synthétisé, déjà groupé, quoique non par un sujet pleinement conscient. Dans cet espace « d’existence concrète » qu’est le domaine de l’Anthropologie, il ne saurait y avoir de donné pur (le réel peut offrir ainsi sa texture herméneutique, celle qui convoque la trame d’une pré-compréhension linguistique et quotidienne) : « Pour une Anthropologie, la passivité absolument originaire n’est jamais là » (IAK : 42), ou ce qui revient au même, la multiplicité du donné est toujours dérivée (Foucault en arrive à se référer dans ce contexte à la « synthèse inconsciente des éléments de la perception »).

10Avec cela, s’ensuit l’espace d’une authentique passivité du sujet, qui se laisse voir, par exemple, dans les fragments de l’Anthropologie dédiés aux représentations obscures, ces représentations dont nous n’avons pas conscience, et qui supposent, par cela même, l’éclatement du temps comme maintenant, c’est-à-dire du temps comme forme de la présence à soi du sujet : « nous pouvons être médiatement conscients d’avoir une représentation quand bien même nous n’en sommes pas immédiatement conscients. – De pareilles représentations sont dites obscures ». (Anth. : 135 ; tr., p. 96).

11Laissant de côté pour une autre occasion, pour des raisons évidentes d’extension, l’épineuse question d’une conscience médiate de représentations qui sont immédiatement inconscientes, ce qui nous intéresse en ce moment est simplement de souligner que Kant reconnaît l’existence de représentations inconscientes ; de plus, son champ est « immense chez l’homme », et il est même « le plus étendu », à tel point que « les représentations claires au contraire ne constituent que des points infiniment peu nombreux ouverts à la conscience ; il n’y a, pour ainsi dire, sur la carte immense de notre esprit, que quelques régions illuminées ». (Anth. : 135-136 ; tr., p. 96).

12Cet espace des représentations obscures, conçues comme des représentations sans conscience – et non comme des représentations qui ont leur source dans la sensibilité (rappelons à cet effet que Kant admet les représentations obscures de l’entendement) –, constitue un champ de passivité effective du sujet, qui « ne permet de percevoir l’homme que dans sa partie passive, en tant qu’il est le jouet des sensations ». (Anth. : 136 ; tr., p. 97).

13Or, à côté de l’irréductible partie passive de l’homme, celle dont s’occupe une anthropologie physiologique qui a pour objet ce que « la nature fait de l’homme » (Anth. : 119 ; tr., p. 83), il y a aussi une partie active, justement celle qui est du ressort d’une anthropologie pragmatique, qui s’occupe de « ce que l’homme, en tant qu’être de libre activité, fait ou peut et doit faire de lui-même » (Idem) – toujours dans l’espace de jeu qu’est le monde. À partir de ces indications kantiennes se profile le champ propre de ce que Foucault, dans sa lecture, considère comme une anthropologie sui generis, simultanément générale (« ce débat permettait de définir l’espace dans lequel une Anthropologie, en général, était possible » (IAK : 23) et critique (voir IAK : 13). Le passif et l’actif se déterminent en lui comme des parties (Teilen). (Anth. : 136 ; tr., p. 97). Or, en toute rigueur, il ne s’agit point ici de « parties », dans la mesure où de telles dimensions se réfèrent à une unité originaire et générale – non constituée comme une addition des réalités préexistantes. De cette façon, l’actif et le passif, le pragmatique et le physiologique, doivent être considérés comme des aspects différents d’une même réalité (une selon le nombre, mais double selon l’être), l’unité originaire d’un être qui existe et, aussi, agit dans un monde. Ce que Kant appelle « partie », alors, peut être seulement considéré comme tel de façon dérivée et comme le résultat d’un processus d’abstraction dans lequel se distingue analytiquement ce qui, in re, se trouve uni. Mais, s’il en est ainsi, la synthèse doit être ici plus originaire que l’analyse, et le concret plus originaire que l’abstrait. De cette façon, l’unité originaire se présentera, une fois encore, comme une unité synthétique ou concrète, propre à un jeu irréductible de passivité et d’activité, dans la dualité du jouer et être joué (voir IAK : 33) dans l’espace de jeu du sujet qu’est le monde.

14Cet espace de jeu, préalable à n’importe quelle distinction analytique, est désigné par Foucault comme « le domaine de l’Anthropologie », le point de sa « mise en place » critique, le champ de « l’unité concrète des synthèses et de la passivité, de l’affecté et du constituant » (IAK : 24), unité donnée comme phénomène pour une Anthropologie sous la forme du temps. Or, un tel espace de concrétion originaire peut seulement se déterminer, sur le plan qui convient, à partir d’un point de vue qui n’est ni le pragmatique ni le physiologique, justement le « point de vue d’une réflexion transcendantale » qui, dans sa forme de plus grande systématicité et d’originarité, ne peut qu’incorporer une dimension de facticité et de passivité.

15À partir d’une telle incorporation, certaines possibilités d’interprétation inadéquates de la pensée kantienne peuvent alors surgir; évidemment celles qui conduisent à plonger le sujet dans la pure passivité, mais aussi celles qui tombent dans une dissociation du même sujet, comme cela se passe dans la lecture de Beck. Celui-ci considère dans la pensée de Kant l’existence d’un je double, d’un « doppeltes Ich » qui sera en même temps, de manière paradoxale, je-sujet (conscience transcendantale) et je-objet (conscience empirique). Cette duplication doit constituer, selon l’opinion de Beck, très influencé par Fichte, le danger qui découle de concéder à la sensibilité un statut positif. Ainsi, une fois admis ces fondements erronés, et dans le but de conjurer le danger d’un tel paradoxe, Beck considèrera comme nécessaire de reconduire la totalité du champ de l’expérience à la souveraine solitude de l’entendement, faisant de ce dernier « l’Erfahrende par excellence », un « Verstandes-Verfahren ». (IAK : 23). Cela impliquera nécessairement le rejet de la consistance de la sensibilité dans le sujet transcendantal.

16Dans sa réponse diagonale à Beck – réponse indirecte que nous ne retrouvons même pas dans le texte édité de l’Anthropologie, mais dans l’un des fragments inédits –, Kant, reconnaissant cependant une « grande difficulté » sur ce point, s’efforcera de montrer que l’irréductibilité de la sensibilité n’implique pas tant un « je double » qu’une « conscience double de ce je » (Anth.: 397-398, « Ergänzungen aus H » ; voir IAK : 23). Conscience, donc, double et irréductiblement double – ainsi l’exige la loi de la finitude –, celle d’un sujet unique qui existe et agit dans un monde qui est son espace de concrétion originaire.

17Tout cela dépend, une fois de plus, de la finitude, puisque sous sa condition je ne me connais pas (ni ne peux arriver à me connaître) tel que je suis, mais seulement tel que je m’apparais ; et cela dans la mesure où « mon existence reste toujours sensible », et pour cette raison même, « déterminable comme l’existence d’un phénomène ». (B 158, note *). On comprend alors aisément que « la connaissance de soi conduit, dans la recherche de sa nature, à la profondeur insondable et à l’abîme ». (Anth.: 396-397, « Ergänzungen aus H »). Depuis l’expérience de cet abîme peut émerger et s’articuler toute une série de différences, par exemple, entre la connaissance de soi et la conscience de soi dont la Critique de la raison pure explique en quoi elles se distinguent (B 158). Cela fait signe vers un certain se rendre compte de soi qui n’est pas de la détermination objective, et implique immédiatement une existence : « Dans la conscience que j’ai de moi-même dans la simple pensée, je suis l’être même. » (B 429). De cette façon, la conscience comme savoir, non de ce que je suis, mais seulement que je suis, doit avoir lieu en existant, sous forme exécutive ; et cela parce que l’aperception est immédiatement, elle est « quelque chose de réel » (B 419), bien qu’indéterminé.

18À partir d’ici peut se produire le déplacement dans la signification de l’originaire unité synthétique de l’aperception, à laquelle on a fait allusion ci-dessus. Cette unité de la synthèse (en un mot : l’aperception, qui en étant factice est elle-même une synthèse) se révèle maintenant comme étant originairement synthétique, et c’est là que les textes kantiens acquièrent une autre « résonance » : « dans l’unité synthétique originaire de l’aperception, j’ai conscience de moi-même non pas tel que je m’apparais, ni tel que je suis en moi-même, mais j’ai seulement conscience que je suis ». (B 157). De cette façon, la détermination « je pense » impliquera de manière évidente une existence indéterminée (« je suis »), mais elle n’indiquera jamais comment cet indéterminé pourra être déterminé par le « je pense » : « Dans la conscience que j’ai de moi-même dans la simple pensée, je suis l’être même, mais de cet être rien ne m’est donné par là pour la pensée ». (B 429).

19C’est le point d’ancrage de la critique de Kant à Descartes : il n’est pas possible de déterminer de manière immédiate l’existence immédiatement impliquée dans le fait de penser. Comme le signale Deleuze dans Différence et répétition, Kant ajoutera, à partir de l’expérience de la finitude, une « troisième valeur logique » entre le déterminant et l’indéterminé déterminable : « la forme sous laquelle l’indéterminé est déterminable [5] ». Il faut noter que la troisième valeur à laquelle se réfère Deleuze, celle qui sépare l’indéterminé dans la pensée de sa détermination, est aussi ce « qui rapporte a priori l’être et la pensée l’un à l’autre », ouvrant avec cela l’espace de son jeu, un jeu jamais décidé, et par là même, introduisant une différence de jure, transcendantale, celle des indissociables qui sont en plus irréductibles. Cette forme, ajoute-t-il, est le temps, qui « signifie indissolublement le Dieu mort, le Je fêlé, et le moi passif ». (Idem ; voir B 158).

20Le manuscrit inédit de l’Anthropologie repose ces problèmes, établissant fermement l’unité d’un sujet irréductiblement double (sensible-rationnel) qui, pour la même raison, peut seulement se connaître dans l’observation de soi tel qu’il apparaît, non comme il est en lui-même. Il ne s’écarte donc pas du texte publié, en affirmant simultanément l’unité sensible-rationnelle du sujet, et la double conscience de ce sujet : « Je suis, en tant qu’être pensant, un seul sujet, et le même que moi en tant qu’être sensible », lit-on dans l’Anthropologie (Anth. : 142 ; tr., p. 102) ; puis, dans le manuscrit non publié : « L’homme […] seul peut se connaître tel qu’il apparaît à lui-même, non comme il est dans l’absolu ». (Anth. : 396, « Ergänzungen aus H »).

21Cette dernière affirmation, ajoute Kant, constitue une audacieuse proposition de caractère métaphysique (ein kühner metaphysischer Satz), dont par conséquent « il ne peut aucunement être question dans une anthropologie » (Idem), et encore moins si celle-ci est prise dans un sens pragmatique, qui s’occupe des formes concrètes de l’observation de soi. En effet, l’anthropologie est de l’ordre de la connaissance empirique, tandis que la métaphysique « a affaire à la possibilité de la connaissance a priori ». (Anth. : 143 ; tr., p. 102). Or, si la métaphysique concerne, avant tout, la possibilité d’une telle connaissance, elle se réfère ici (comme le semble suggérer Foucault en signalant que c’est seulement du point de vue transcendantal que peut émerger une telle proposition métaphysique), à « la première partie de la métaphysique » (B XVIII-B XIX), la metaphysica generalis, c’est-à-dire l’ontologie (comme savoir a priori de l’être de l’étant dont on peut faire l’expérience) qui justement s’occupe de la possibilité et des limites de cette espèce de connaissance a priori se référant aux objets donnés dans l’expérience, qui se dénomme une « connaissance transcendantale ». La proposition en question peut se référer ainsi aux distinctions acquises dans un exposé métaphysico-transcendantal, non empirico-anthropologique.

22On voit que la question métaphysique chez Kant, comme question transcendantale, subit à partir de l’Anthropologie (du moins dans la lecture que Foucault en donne) une modification importante : elle comprend désormais une sorte de sensibilité transcendantale. Ainsi, la signification du métaphysico-transcendantal comme savoir a priori de l’être de l’étant, et celle de l’instance de constitution que ce savoir met en jeu, feront signe (à partir d’une ampliation et modification fécondes que l’Anthropologie invite à penser) vers un autre domaine que celui propre à la Critique de la raison pure : dans celle-ci, la sensibilité et le temps ne pourraient compromettre ni la vérité inamovible de l’analytique fondamentale d’un sujet transcendantal, finalement atemporel (analytique transcendantale), ni la logique de l’illusion et des égarements de la raison qui lui sont corrélatifs (dialectique transcendantale). En contrepartie, c’est ce domaine de coappartenance que l’anthropologie postule maintenant, mais qu’elle ne nomme jamais dans un langage qui n’est pas le sien, et que seule une philosophie transcendantale rénovée, libérée de la forme empirique de l’anthropologie, pourra déployer sur le plan (transcendantal) qui lui convient. (Voir IAK : 66).

23Dans ce domaine s’accomplit ce que, dans l’Introduction, Foucault appelle la répétition critico-systématique, chez Kant, de la question transcendantale dans le plan de l’être-au-monde [6], dans le lieu de l’homme comme habitant du monde. Il s’agit du niveau fondamental de systématicité critique que, selon Foucault, Kant délimite, non dans l’Anthropologie, mais dans la doctrine des idées de l’Opus postumum. (IAK : 52). Foucault parle alors de « l’espace dans lequel une Anthropologie, en général, était possible » (IAK : 23) et de la région transcendantale pour la « mise en place de l’Anthropologie ». (IAK : 24).

24On voit bien que le mot « anthropologie » ne peut plus signifier, ici, « anthropologie empirique », ni a fortiori « anthropologie pragmatique », mais plutôt quelque chose de général (réglé par un point de vue transcendantal), ce qui devient clair dans la lecture foucaldienne des passages de la Logik de Jäsche dédiés au Philosophieren. Ainsi, la question « Qu’est ce que l’homme ? », qui dans ces textes était la référence architectonique ultime à laquelle étaient renvoyées les trois questions critiques, ne possède pas de « contenu indépendant » (IAK : 52) à partir duquel une sorte d’anthropologie fondamentale pourrait éventuellement s’établir. Cette question ne peut non plus impliquer une dissolution de l’élément critique dans l’élément empirique, car une telle anthropologie sui generis, sans contenu propre, est entièrement critique, en tant qu’articulation de cette connaissance rationnelle qu’est le Philosophieren. On comprend mieux à présent pourquoi Foucault détermine, sans contradiction possible, le niveau de cette anthropologie vide comme celui de la « répétition anthropologico-critique » : à ce niveau, il s’agit seulement des articulations et des différenciations de la critique, non de l’homme, mais répétées sous la forme de sa « cohésion fondamentale » (IAK : 54), dans le territoire commun qu’est le monde comme « champ où le pratique et le théorique se traversent et se recouvrent entièrement ». (IAK : 66). Dans ce sens on peut affirmer que, à la différence de Heidegger [7], Foucault ne considère pas qu’il y a chez Kant une anthropologie fondamentale ou transcendantale, au moins dans l’Introduction (il semble changer de positions dans certains extraits de la « Préface à la transgression », de 1963, et des Mots et les choses, de 1966) [8].

25Revenons, pour conclure, à l’Anthropologie. Le régime transcendantal des fragments inédits mentionnés, étrangers au plan empirique de l’anthropologie pragmatique, explique pourquoi ils ont été exclus lors de la publication de l’Anthropologie. Ils indiquent un lieu du sujet qui n’est possible qu’à partir du « point de vue transcendantal » (IAK : 24), qui peut être seulement supposé dans une anthropologie pragmatique. Pour sa part, celle-ci est loin de procurer une connaissance naturelle de l’homme, et elle se contente de renvoyer celui-ci à la « conscience de sa liberté » (Anth.: 399, « Ergänzungen aus H ») dans le monde, une conscience à laquelle on peut seulement avoir accès, comme connaissance, dans la philosophie pratique, ou « par l’impératif catégorique, donc seulement par la raison pratique suprême » (Idem). Justement, ce point de vue critique et systématique à la fois est celui qui domine dans les écrits de l’Opus postumum mentionnés, dans lesquels s’ébauche le projet d’une figure nouvelle de la philosophie transcendantale. En eux est abordé le sujet d’une certaine architectonique des idées de Dieu, d’homme et de monde, dans le registre de la metaphysica generalis, non specialis. Dans cette architectonique, le monde pourra se présenter, au-delà de toute compartimentation cosmologique spéciale, comme « ce tout qui se retrouve a priori en nous » ; et l’homme, comme « un être sensible rationnel dans le monde ». (Opus postumum, Ak. XXI, p. 31). Cela indique qu’il ne s’agit ici en aucun cas des figures abstraites de la pure personnalité de Dieu et de l’objectivité du monde, mais de leur synthèse originaire en l’homme et par l’homme, comme habitant du monde. Alors, l’homme devient un entre-deux, une liaison, et non un sujet. Ou, comme l’écrit Kant dans le même passage : « Dieu, le monde et l’homme : un être pratiquement sensible dans le monde (architectonique). »

Notes

  • [1]
    Cet article est le résultat d’une recherche réalisée dans le cadre du projet « Nature humaine et communauté, II : H. Arendt, K. Polanyi et M. Foucault. Trois réceptions de l’anthropologie politique de Kant au XXe siècle », financée par le Ministère de l’éducation et de la science d’Espagne.
  • [2]
    Kant, Anthropologie d’un point de vue pragmatique, dans Akademie, T. VII, p. 127. Trad. Foucault, Paris, Vrin, 2008, p. 90.
  • [3]
    Kant, Kritik der reinen Vernunf, Stuttgart, Reclam, 2006.
  • [4]
    IAK = Foucault, Introduction à l’Anthropologie de Kant, Paris, Vrin, 2008.
  • [5]
    Gilles Deleuze, Différence et répétition [1968], Paris, PUF, 2000, p. 116.
  • [6]
    Dans leur étude Michel Foucault, lecteur de Kant (Mérida, Venezuela, Universidad de los Andes, 1998, p. 12-13), Frédéric Gros et Jorge Dávila montrent que la « répétition » heideggérienne du projet kantien, projet d’une fondation de la métaphysique sous la forme d’une ontologie fondamentale de l’être-au-monde, aurait déjà eu lieu dans la pensée kantienne elle-même (c’est en tout cas ce qui découle de la lecture de Foucault). La répétition transformatrice par laquelle la pensée du philosophe de Königsberg aurait atteint ses possibilités les plus originaires se réaliserait ainsi dans certains fragments de l’Opus postumum, dans lesquels s’effectuerait, selon Gros et Dávila, le passage du transcendantal à la région fondamentale de l’être-au-monde.
  • [7]
    Voir M. Heidegger, Kant et le problème de la métaphysique, quatrième partie.
  • [8]
    Voir « Préface à la transgression », Dits et écrits, T. I, Paris, Gallimard, 1994, p. 239 ; Les Mots et les choses, Paris, Gallimard, 1966, p.351-352 ; et M. Díaz Marsá, « Facticidad y trascendentalidad en el estudio foucaultiano de ApH de Kant », dans Azafea (Université de Salamanque), n° 13, 2011, p. 179-220.