La migration des idées

MIGRATION. s.f. Transport, action de passer d’un pays dans un autre pour s’y établir.

1Collège international de philosophie… C’est un anniversaire. Il y a trente ans, François Châtelet, Jacques Derrida, Jean-Pierre Faye et Dominique Lecourt fondent le Collège international de philosophie. Jacques Derrida déclare alors : « le Collège restera une institution paradoxale et singulière: absence de chaire, présence d’étrangers dans les instances de réflexion et de décision aussi bien que dans les groupes de travail ; sélection rigoureuse des projets de recherche dans un lieu qui pourtant ne deviendrait pas un “centre d’études avancées” aristocratique et fermé, ni même un centre d’enseignement supérieur ; ouverture aux performances techniques et artistiques ; recrutement sans considération de titre académique ; intérêt constant pour les problèmes de l’enseignement primaire et secondaire qui seront traités aussi par les premiers intéressés, etc. » Le CIPh, structure étrange à renouvellement constant, est un supplément d’origine et, peut-être, une pharmacie. Il est, en tout cas, une roue libre internationale.

2Rue Descartes… C’est l’adresse du CIPh et le nom de sa revue. Descartes est un migrant. Le fils de Jeanne et Joachim, très tôt orphelin, passe sa jeunesse en France. À vingt-deux ans, il entre, en Hollande, à l’école de guerre de Maurice de Nassau. Audacieux, il part très vite pour le Danemark puis pour l’Allemagne où il s’engage dans les troupes de Maximilien de Bavière. Polybe le cosmopolite, né de son imagination, lui semble à même de dédier le trésor mathématique au monde entier. Le philosophe renonce aux armes et voyage : Hollande, Allemagne, Italie, France. Cet Européen convaincu se déplace seul et sans laisser d’adresse : Amsterdam, Utrecht, Leyde, Santpoort, etc… En plein hiver, deux ans après la fin de la guerre de Trente ans, il meurt à Stockholm où il devait éduquer une femme, la reine Christine. Il a alors cinquante quatre ans. Il n’a pas fait de beau mariage et a perdu la fille que sa maîtresse et servante Hélène lui a donnée.

3La migration des idées… Les migrants se suivent et ne se ressemblent pas (toujours). À l’époque de Descartes, déjà, à l’intérieur d’un continent et au-delà, les idées circulaient, se faisaient et se défaisaient au gré des correspondances, des rencontres, des dialogues, des objections et de leurs réponses que les philosophes et les savants s’adressaient les uns aux autres. Dans l’entrelacement de la lecture et de l’écriture, ces hommes voyageaient. Le latin était bien utile. Langue savante, elle était celle de tous en général et de personne en particulier.

4Migration et déplacement sont constitutifs des processus intellectuels. Les figures connues du philosophe marcheur ou voyageur nous ont depuis longtemps familiarisés avec la représentation d’une pensée en mouvement. Plusieurs types de cheminements des idées constituent la pensée moderne et contemporaine : par transferts d’un champ du savoir à l’autre, par traduction d’un langage ou d’une langue à l’autre, par émigration d’intellectuels d’un pays voire d’un continent à l’autre.

5Reste à penser, vraiment, la migration des idées, à prendre la mesure de toutes les migrations qui s’effectuent avec les idées et dans les idées ; des liens entre les cheminements géographiques des penseurs et les déplacements et transformations des concepts et des théories qu’ils formulent ; des tensions entre l’universel toujours historiquement constitué et les géographies dans lesquels il s’élabore. Si les changements de lieu de vie affectent les êtres humains, comment pourrait-il en être autrement de leurs idées ? D’un lieu l’autre, ce ne sont pas seulement les conditions matérielles et immatérielles qui changent, mais aussi les espaces mêmes de la pensée et les aires de leur déploiement.

6L’objectif est d’aborder la création et la transformation des idées à partir du paradigme de la migration. Les décontextualisations, recontextualisations, reconfigurations et décentrements intellectuels ouvrent la voie à de multiples déterritorialisations. Loin de considérer les idées selon des « lieux de naissance » souvent hégémoniquement conçus, il s’agit de les envisager du point de vue des circulations et des appropriations. Que sont-elles hors du « pays natal » et de la « langue maternelle » ? De quels usages font-elles l’objet ? Comment aborder les entre-mondes et les genres flous que déplacements, dépassements et effacement de frontières produisent ?

7Parler de migration des idées, c’est proposer d’élaborer un autre paradigme que celui de la traduction, qui prévaut désormais dans le champ des sciences humaines, pour saisir le vaste phénomène d’internationalisation (que l’on nomme souvent globalisation ou mondialisation) auquel participent, pour leur part, nombre d’intellectuels, si ce n’est d’universitaires, notamment des Suds. Bien sûr, ce n’est pas invalider les approches en termes de traduction mais celle-ci est, si l’on peut dire, un déplacement sur place, même si traduire revient, étymologiquement, à faire passer quelque chose d’un lieu à un autre. La traduction, y compris dans l’engagement personnel, est un faire passer ou un laisser passer. Mais les intraduisibles bloquent parfois le passage.

8Parler de migration consiste plutôt à déplacer le point de vue et à examiner autrement les mouvements entre les départs et les arrivées, si tant est qu’il en existe. La migration est passage d’un lieu à un autre, non seulement pour les objets, qu’ils soient textes ou idées, mais également pour les sujets. La migration est un passage du sujet. C’est à mon avis d’autant plus important que la traduction s’est historiquement et colonialement effectuée de la langue dominée vers la langue dominante, du swahili à l’anglais, du wolof au français, du javanais au néerlandais. À l’inverse, les migrations s’effectuent généralement des Suds vers les Nords, inscrivant le javanais dans le néerlandais, le wolof dans le français, le swahili dans l’anglais, comme Kafka, en Europe, a pu inscrire le yiddish auquel il était tant attaché, d’autant qu’il l’avait familialement perdu, dans l’allemand qu’il l’écrivait. Cela n’a pas toujours été compris.

9C’est ce qu’il y a d’intéressant dans les études subalternistes ou postcoloniales. Elles ont importé des questions et des approches à l’intérieur des aires mêmes qui jusqu’alors niaient ces questions et ces approches, souvent involontairement et inconsciemment, quelquefois délibérément. En ce sens, et schématiquement, la traduction passe, pour reprendre le lexique de Deleuze, du mineur au majeur quand la migration passe du majeur au mineur, jusques à l’intérieur même du majeur. C’est un renversement de l’hégémonie. De mon point de vue, la décolonisation des savoirs relève de la migration, de la traversée, du passage in corpore sensu.

10Corpus… C’est pourquoi le questionnement de l’universel importe tant car il est d’une part transversal, en ce qu’il n’élit domicile nulle part en particulier mais partout en général ; et d’autre part horizontal, en ce qu’il n’est pas le privilège de quelques uns qui, au nom d’un prétendu droit de regard, captent une vision de l’universel tout entière à leur bénéfice. L’universel, en ce sens, n’est pas conservateur. Lève-toi et vois, pars et rapporte, reste immobile et tu n’as rien, dit le proverbe kabyle (ved a tswalith, rouh a dawith, qim oulach). Par des voies différentes, Souleymane Bachir Diagne et Lewis Gordon analysent des migrations de l’universel, que ce soit par les voies strictement rationnelles de la philosophie ou plus largement réflexives de la musique. Sarabande ? Désoccidentalisation ? Que devient l’universel à l’ère du postcolonial ? Que devient la philosophie à l’épreuve du Blues ? Un afrocentrisme ?!! Certains le prétendent, qui ne comprennent pas l’égaliberté dont parle Étienne Balibar. Interrogeant l’équivalence entre désoccidentalisation et désorientation, Souleymane Bachir Diagne montre non seulement qu’il n’y a pas de langage universel de l’énonciation, comme l’affirme Kwasi Wiredu mais, qu’en outre, le langage de l’universel est traduction, à la condition de la comprendre comme souci d’un universel latéral. Le langage de l’universel est traduction (Souleymane Bachir Diagne). C’est pourquoi, comme nous y enjoint Lewis Gordon, il faut ouvrir ses oreilles à la musique ; entendre la pensée qu’elle exprime et non seulement l’émotion qu’elle véhicule, la (double) conscience qu’elle manifeste et non seulement l’expérience qu’elle relate.

11C’est en quelque sorte la question préalable à l’examen de la migration de certaines idées d’un texte l’autre. Edward Said a élaboré la notion de théories voyageuses (travelling theories). Comme dans une navigation, il a suivi la route que certaines théories et certaines idées empruntent, sans qu’on sache vraiment pourquoi, d’un environnement l’autre, d’un contexte l’autre, d’une situation l’autre. Entre Camus et Fanon, c’est le grand écart. L’écartement entre l’institutionnel et l’autodidactie est analogue. Soit on dissocie l’énoncé de l’énonciation, et, en ce cas, on le fige ; soit on articule énoncé et énonciation de sorte à transformer les énoncés au gré de l’énonciation. Ce n’est pas une alternative, c’est une bipolarisation de l’expression. Quand l’énoncé est figé, l’énonciation est vivante car elle est pensée en mouvement. C’est bien ce qui intéresse Edelyn Dorismond dans la prose poétique d’Edouard Glissant. Comment Deleuze et Guattari, ou Derrida, s’acclimatent-ils à la créolisation ? Leurs trajets sont l’occasion d’une investigation des textes de l’écrivain car s’ils sont présents, ce n’est pas nommément ; s’ils sont là, c’est ailleurs. Que deviennent-ils disséminés dans la mise en relation ? L’énergétisme de Glissant ne s’abreuve-t-il pas à des sources « autres » ? Finalement, un lecteur peut-il faire abstraction de son impression de déjà vu ? Toujours est-il que l’enquête s’efforce de restituer la dimension tragique de la créolisation.

12Les circumnavigations méditerranéennes sont également interrogées car de quel usage sont les idées ? S’agissant du, Anwar Moghith, au détour d’une rubrique nécrologique consacrée à un administrateur colonial, montre combien la théorie de l’évolution a pu, en Égypte, offrir l’opportunité de la recherche d’une Weltanschauung. Mais ce dernier n’est pas une vision du monde ; c’est un réinvestissement. Il est en effet surprenant que le darwinisme ait pu prospérer dans une société qui, à l’aube du XXe siècle, paraissait bien traditionnaliste. À rebours de cette idée reçue, Anwar Moghith dévoile le profond bouleversement initié par Rifa’a al-Tahtawi qui, un siècle auparavant, avait offert la traduction de la constitution française aux Égyptiens. Est-il cependant raisonnable de raisonner en termes d’aires culturelles ? La Méditerranée existe-t-elle ? En prenant le méditerranéisme pour objet, Madeleine Dobie en examine la construction différentielle, non seulement dans l’espace mais aussi dans le temps. Qu’elle ait fonction d’entour d’altérité ne contredit pas, paradoxalement, qu’elle ait pu aussi être conçue comme propre au tissage de liens entre l’est et l’ouest, le nord et le sud. Il faut, presque, en passer par le sud pour dire la Méditerranée comme en témoignent Camus, Audisio, Braudel ou encore, autrement, Roblès. Aujourd’hui, le prix Méditerranée récompense un roman francophone et le prix Méditerranée étranger récompense un texte traduit en français…

13Parole… Donner la parole à Ann Laura Stoler, qui a parlé de l’aphasie coloniale française, est un point d’ironie. La chercheuse est ici présente à son implication comme à son engagement dans le champ des études coloniales. Les plantations de Sumatra ne sont des terrains qu’en tant que l’intellection s’y exerce, que l’observation s’y affute et qu’à l’expérience s’adjoigne l’examen des archives. C’est via la France qu’Ann Laura Stoler rassemble histoires coloniales, savoirs intimes et pouvoirs raciaux dans une même généalogie ; c’est via Foucault qu’elle prolonge des chemins jusqu’alors inexplorés, comme dans Race and the Education of Desire. Elle montre ainsi que la migration, comme expérience, notamment intellectuelle, n’éloigne pas mais rapproche, n’augmente pas les distances mais les diminue. C’est peut-être pour cela que, dans les études coloniales, nombreux sont ceux qui ne veulent pas changer de terrain et inscrire la Palestine dans les colonies. Loin de moi cette idée : qu’est-ce à dire ? Pour Ann Laura Stoler, le passage des idées, leur migration est entravée, à tel point que les lecteurs de Said ne connaissent pas La Question de Palestine. Ann Laura Stoler soulève ainsi une double question : théorique, de cohérence ; pratique, de conséquence.

14Périphéries… Elles sont un pourtour. La périphérie de la zone sinistrée dit le dictionnaire Larousse. Ici, les périphéries sont chinoises. Elles réhabilitent l’indispensable traduction qui fait de l’objet a un élément en transit, entre la chose dont parle la philosophie et le Yijing dont Ju Fei montre qu’il possède une logique qui n’est pas, au fond, étrangère à ce que dit Lacan. Elles soulignent le travail et la difficulté linguistique et conceptuelle à passer d’un monde intellectuel à un autre. Comment, sans équivalence, sans possibilité de traduction littérale, formuler, littéralement, le sens et la compréhension d’un concept ? Mo Weimin, philosophe et traducteur, témoigne de l’intensité de la lecture dans une langue autre que la sienne. La traduction du temps qu’il propose ressemble à un accouplement linguistique, et peut-être, à un transport amoureux. Il y a sans doute une érotique de la traduction. Enfin, Dandan Jiang s’interroge sur la modernité à la chinoise. Car la modernité est aussi affaire de traduction. Dans quels mots la dire ? Au XIXe siècle, le Tongwen guan s’y est employé. Comme elle le montre, l’enjeu n’est pas seulement linguistique. Il est aussi, et parfois surtout, politique.