Jacques Derrida au site de « l'entre ». Identification marrane et anamnèse autobiographique

1Dans une des scènes du film de Safaa Fathy, D’ailleurs, Derrida, ce dernier est à Tolède, filmé dans la synagogue Santa Maria la Blanca dont l’architecture est celle d’une mosquée. Cette synagogue qui, ainsi que toutes les mosquées de Tolède, était redevenue une église après l’Inquisition, est aujourd’hui un musée. Santa Maria la Blanca suscite en Derrida l’évocation d’une autre synagogue, celle d’Alger où son père l’amenait, enfant, avec son frère, les jours de grandes fêtes ; la synagogue d’Alger est aussi une ancienne mosquée et elle l’est redevenue après la décolonisation. L’énoncé de cette succession d’attributions renvoie bien sûr à une histoire « coloniale et précoloniale » violente, telle que « tous les lieux de culte (ont été) appropriés, expropriés, rappropriés, désaffectés, réaffectés », et ce jusque dans la période post-coloniale. En même temps, une telle succession de réappropriations et de détournements fragilise toute prétention d’un culte à la propriété d’un lieu. Aucune installation nouvelle n’échappe au fantôme des anciens propriétaires, chaque nouveau culte est toujours hanté par la mémoire de l’autre. Les synagogues, les mosquées et les églises sont ici des « lieux de passage » à l’identité précaire. Derrida aime ce type de lieu, comme s’il était plus propice que d’autres à accueillir sa propre situation « d’émigré ou de migrant », de celui qui traverse, qui passe par des lieux sans en être, sans qu’aucun de leurs noms ne le qualifie jamais. Celui qui traverse ou passe n’est cependant pas sans qualificatif, dans la mesure où « à partir » de l’expérience du traverser ou du passer, certaines possibilités surgissent. Cet « à partir de » n’est pas un lieu, mais, dans la mesure où il rend possible quelque chose, Derrida le nomme une « situation », mot qu’il corrige pour lui préférer celui de « site », de « site sans lieu ». Le mot Tolède possède pourtant pour lui un pouvoir évocateur spécifique que le qualificatif d’émigré ou de migrant ne recouvre pas tout à fait. Tolède c’est l’Andalousie, l’Inquisition et le phénomène marrane, nom de ces Juifs extérieurement convertis au catholicisme mais qui perpétuaient et transmettaient le judaïsme en secret, et dont un grand nombre quitta la péninsule ibérique pour se réfugier en Afrique du Nord. Aussi Derrida ne se qualifie-t-il pas seulement de migrant mais encore de « marrane clandestin », un marrane moderne cependant car indissociable non seulement d’une « certaine histoire des colonies françaises » mais aussi de ce qu’il nomme ici la « postcolonialité [1] ».

2Certes « marrane » n’est pas le seul qualificatif que Derrida s’attribue, il peut aussi parler de lui comme d’un « franco-maghrébin [2] » ou du « dernier des Juifs [3] », et il nuance souvent cette qualification en précisant qu’il n’est qu’« une sorte de marrane [4] ». Le mot « marrane » exerce cependant sur lui une fascination particulière, comme il l’indique un peu plus loin dans le film de Safaa Fathy :

3

Si je suis tombé amoureux (du mot « marrane ») qui est devenu comme une sorte d’obsession qui réapparait dans tous mes textes ces dernières années, c’est parce qu’il renvoie à ces origines supposées judéo-espagnoles, mais aussi parce qu’il dit quelque chose d’une culture du secret et naturellement la question du secret m’a toujours beaucoup occupé indépendamment de ma question juive[5].

4« Marrane », mais on pourrait dire aussi « migration », ne sont pas des concepts, ce sont des mots chargés d’un pouvoir d’évocation, de renvoi à des sites qui sont des sites de l’entre (les pays, les religions). De tels mots font naître des figures qui donnent forme à ce qu’on pourrait nommer des motifs de pensée, à des thèmes susceptibles d’une pluralité de modulations. Entre ces motifs et ces sites, Derrida parle de rapport d’« affinité [6] ». Dans le film comme dans d’autres textes, il est remarquable que, pour dire ce rapport d’affinité, Derrida en passe par un mode d’« anamnèse autobiographique » qui raconte par bribes « l’enfance d’un petit Juif français doublé d’un petit Juif indigène d’Algérie [7] ». Une telle anamnèse ne présuppose pas l’identité « mais un processus interminable, indéfiniment phantasmatique d’identification [8] ».

I – Le site de l’entre et la figure du migrant

5Comment à une question comme « Vous considérez-vous avant tout comme philosophe ? », Derrida aurait-il pu répondre simplement par oui ou non ? Oui est impossible, car ce terme « philosophe », dit-il, ne le « satisfait pas », non est impossible aussi, car c’est bien la philosophie qu’il est chargé d’enseigner à l’École normale supérieure. Sans s’identifier comme philosophe, sans adopter non plus une attitude « anti-philosophique [9] », Derrida « essaye de penser » quelque chose, comme il le déclare dans le film de Safaa Fathy. Lire Derrida, c’est se risquer à un vacillement généralisé et vertigineux des lignes de partage, sans jamais trouver de repos, mais cela ne signifie pas que ce qu’il essaye de penser échappe à toute constante. J’appellerai ces constantes des « motifs ». On parle de motif en décoration ou en musique, comme une forme qui se répète tout en étant susceptible d’une pluralité de modulations, de variantes. Dans le texte de Derrida, ces motifs sont repérables à partir de l’insistance de certains mots, dont la polysémie et le pouvoir évocateur ne sont jamais réduits mais au contraire poursuivis et démultipliés. C’est ainsi que Catherine Malabou a conçu La Contre-allée, ce livre à deux auteurs et deux textes, publié en 1999 dans une collection intitulée « Voyager avec… », où, à partir de trois mots – Dérive, Arrivée, Catastrophe –, il n’est question que de voyages, d’allers, de retours, d’arrivées, de départs, d’exils, qui ont en commun de s’éloigner du paradigme occidental du voyage, le « chemin d’Ulyssse [10] ». Les pages du livre sont divisées en deux : à gauche, un texte de Malabou qui traque cette insistance dans l’œuvre ; à droite, de temps en temps, des vignettes présentées comme des lettres écrites par Derrida à Malabou, toujours datées et situées [11] et qui comportent, on peut déjà le noter, de nombreux énoncés autobiographiques.

6Chez Derrida, les motifs de pensée ne sont jamais indépendants de la textualité – entendons par là des événements d’écriture au sens large dont les textes proprement philosophiques sont des effectuations privilégiées. La déconstruction elle-même est une opération qui s’attaque à des textes et lorsque Derrida l’évoque, on y retrouve tout un vocabulaire lié au déracinement, à la migration ou à l’exil. Déconstruire, c’est chercher à déstabiliser, à interroger les grands partages conceptuels qui nous structurent et sont mis en place par la tradition philosophique dominée par la métaphysique. Il s’agit, pour Derrida, de forcer le « champ clos » des oppositions traditionnelles et hiérarchisées – écriture/parole, praxis/theoria, inconscient/conscient, matière/forme, homme/animal, etc. –, sans les reconduire à une unité qui les aurait précédées, ni les relever grâce à une dialectique. La déconstruction n’est cependant pas une opération purement extérieure au texte car, selon Derrida, « les mouvements de déconstruction [12] » qui ébranlent tel ou tel système d’oppositions l’habitent déjà, en y opérant de l’intérieur, de sorte que la déconstruction ne fait que les exposer, les mettre au jour. Ébranler un système d’oppositions, c’est ouvrir une question, sortir « hors de la clôture d’une évidence [13] », mais ce questionnement n’est pas un commencement absolu. On ne commence pas ex nihilo mais toujours quelque part : ce quelque part veut dire à la fois un endroit de la terre, mais aussi un moment du temps. Autrement dit, on prend toujours les choses en route, on est soi-même déjà en route, on a toujours-déjà commencé, comme nous pouvons le lire dans cet extrait de la Grammatologie cité dans La Contre-allée :

7

Il faut commencer quelque part où nous sommes et la pensée de la trace […] nous a déjà enseigné qu’il était impossible de justifier absolument un point de départ[14].

8La figure qui correspond au déconstructeur n’est pas celle d’un autochtone qui déciderait de s’éloigner d’un point de départ auquel il pourrait toujours revenir (Ulysse), c’est celle d’un migrant en route, loin de son point de départ et pas encore arrivé et qui pourtant, de là, intervient. Ce « de là » est un quelque part d’où nous commençons et qui n’est pourtant pas un lieu : « J’ai essayé, déclare Derrida, de plus en plus systématiquement de trouver un non-lieu ou un lieu non-philosophique, depuis lequel questionner la philosophie […] un non-lieu qui serait l’autre de la philosophie [15] ». Un non-lieu ou encore un site.

9Un tel site n’est pas un hors texte. Nous sommes, écrit Derrida, « en un texte déjà ». Un texte n’est-il cependant pas une matérialité ? N’advient-il pas dans le cadre d’un contexte, d’une époque, d’une langue, d’un lieu géographique et culturel qui seraient comme son sol ? Un texte, philosophique en particulier, n’est jamais totalement libre de ses parages ou de ses marges, il entretient toujours un rapport de tension avec eux : s’il tente de se les réapproprier ou de les maitriser, la limite entre l’intérieur et l’extérieur est comme un tympan qui sépare tout en vibrant sous l’effet d’ondes venues de l’extérieur, vibrations comparables à « un tissu de différences de forces », qu’il ne pourra jamais maîtriser tout à fait. Ces forces ne se laissent pas rapporter à un unique « centre de référence présente [16] », qui rabattrait le texte philosophique sur une appartenance déterminée. « L’appartenance historique d’un texte, écrit Derrida, n’est jamais droite ligne ». Même si « un texte se donne une certaine représentation de ses propres racines », c’est-à-dire de son propre contexte, sa filiation n’est jamais simple, les racines sont toujours multiples. Considéré de façon diachronique ou généalogique, « un texte, écrit Derrida, a toujours plusieurs âges [17] ». Ajoutons qu’au-delà de la question du rapport du texte à son extériorité qui ne peut être pensé sous le signe de l’enracinement, il y a celui de son transport toujours possible dans un autre texte sous la forme de la citation dont le mouvement « défie son indigénat, voire son autochtonie, le lieu de son origine, de son habitat, de son archivation, de sa bibliothèque [18] ».

10Si la déconstruction ébranle tout système d’oppositions, cela ne concerne pas seulement les oppositions conceptuelles mais plus généralement toute constitution d’identité à soi, que ce soit celle d’un domaine, d’une langue, ou d’une nation. L’identité à soi est un rapport à soi, ce qui en revient à produire « le même […] dans la différence d’avec soi [19] », le même ne pouvant se dire qu’à la condition de cette distance, aussi minime et inaperçue soit-elle. Il n’y a pas d’identité à soi sans fissure au sein de la présence, elle est impossible comme stricte coïncidence. Le à soi de l’identité à soi la fait différer d’elle-même, une différance lui est constitutive. Et quand bien même, faisant abstraction de tout cela, on considérerait l’identité comme possible, il faudrait supposer une espèce de frontière, la séparant d’une extériorité, de ce qui n’est pas elle. Peine perdue, car on doit immédiatement reconnaître que les frontières sont poreuses, problématiques, et que si l’on entend bien le mot « frontière », alors il faut dire qu’une frontière n’est qu’une séparation qui laisse passer, quand bien même ce serait par contrebande.

II – Expérience, anamnèse autobiographique et processus d’identification

11Derrida repère lui-même ce qu’engage un tel ensemble de figures – qu’on pourrait regrouper sous le signe de la migration – lorsqu’il réfléchit sur les motifs récurrents de sa pensée. Ajoutons que très souvent il met en rapport ces motifs avec ce qu’il appelle son expérience. Entre les deux, il ne parle pas d’influence ou de détermination mais d’affinité. L’affinité met en relation des domaines hétérogènes sans qu’aucun ne se subordonne à l’autre. Une force d’attirance réciproque, une sympathie, les rapproche, qui n’est pas vraiment décidée mais constatée après coup par celui qui en est le sujet. L’affinité fait correspondre sans expliquer ou réduire. Elle ne rapproche pas nécessairement des contenus, mais aussi des formes, des motifs. On pourrait rapprocher ce terme de la notion d’affinité élective empruntée à Goethe, dont Michaël Löwy se sert dans son livre sur le judaïsme libertaire en Europe centrale [20]. Il ne s’agit cependant pas ici d’une démarche de sociologie de la connaissance, mais d’une mise en relation faite par le penseur lui-même entre certains de ses motifs de pensée et sa propre expérience. Le mot « expérience » renvoie généralement à l’idée d’un vécu, d’un éprouvé au contact d’une extériorité inscrivant directement son enseignement dans l’esprit, « rencontre d’une présence irréductible, perception d’une phénoménalité [21] » qu’il s’agirait de décrire pour en restituer le sens universel. Mais, ayant déconstruit, dès LaVoix et le phénomène, l’idée même de présence, Derrida utilise ce mot dans sa signification de « passage, traversée, endurance, épreuve du franchissement, mais aussi peut-être […] traversée sans ligne et sans frontière indivisible [22] ».

12À l’expérience ainsi comprise, pour autant que soit nommé celui qui en fait l’épreuve, ne correspond pas l’énonciation d’une vérité universelle, mais un processus d’« anamnèse autobiographique [23] », d’une histoire que l’on raconte, que l’on se raconte. Sans que ce soit toujours le cas chez Derrida, le repérage des apories de l’identité à soi se produit souvent à partir d’une auto-analyse livrée sous forme de bribes de récits dispersés, réitérés d’un texte à l’autre et renvoyant à des situations historiques empiriques, à des « contexte(s) toujours très déterminé(s), de(s) critères externes, qu’ils soient “quantitatifs” (ou) “politico-symboliques” [24] ». L’autobiographie n’est pas une introspection, elle s’apparenterait plutôt à un travail d’interprétation que ne guiderait pas le sens des énoncés mais les associations indiquées par les rapprochements affinitaires.

13La philosophie évite généralement le mode autobiographique, ce genre d’écriture à la bordure, à la lisière entre l’œuvre et la vie. Mais il est hautement significatif qu’un penseur y ait recours à certains moments. Derrida n’est aucunement naïf à l’égard de l’autobiographie qui parvient pourtant, selon l’expression de Gérard Bensussan, à signifier mieux que la philosophie, un certain type d’« ambivalence [25] ». Prenons par exemple les récits (ou les bribes de récit) que l’on trouve dans Le Monolinguisme de l’autre. Derrida y fait état du « trouble de l’identité[26] » qui affectait les Juifs d’Algérie, indicible sauf par accumulation de « ni, ni » : ni français, ni pas français, ni arabe, ni pas arabe, ou encore, comme l’écrit malicieusement Hélène Cixous, juif, il ne peut pas « ne pas l’être et ne pas ne pas l’être [27] ». On peut citer aussi l’évocation, dans Circonfession, du choc causé en lui par son exclusion du lycée français Ben Aknoun dictée par le statut des juifs de 1940, qui le contraint à rejoindre une école nommée « l’alliance » en compagnie des autres enfants et enseignants juifs, et la même année l’école juive où il « fallait apprendre et passer ses examens en vue de la bar mitzva (la “communion”, comme on disait) [28] ». Moyennant quoi, sans le dire à ses parents, Derrida sèchera les deux écoles à la fois, préférant aller observer « les “Alliés” faire la queue devant les bordels, la Lune, le Sphinx [29] ». Une telle expérience laissera des traces, elle ruinera en lui toute « confiance élémentaire en toute communauté, en toute grégarité fusionnelle de quelque nature qu’elle soit », celle qui unit « les attroupements antisémites » en premier lieu. Mais, face à ces derniers, pas de refuge dans une « solidarité réactive, aussi fusionnelle, et parfois non moins grégaire » de son entourage juif. Derrida établit lui-même une corrélation entre « cette destinée ou cette destinerrance » et la déconstruction : pour celui qui est passé par cette expérience, les « distinctions sont impossibles et illégitimes [30] ». Mieux que la philosophie, l’écriture autobiographique serait à même de donner expression à tous ces « ni, ni ». Mais, pour quelqu’un comme Derrida, elle « peut, selon G. Bensussan, ourdir, dans la trame de la philosophie, des motifs qui lui sont étrangers […]. Une telle écriture procède forcément de ce qu’elle ignore, elle se dispose à partir des résistances multiples de l’autoexposition, de ses autres imprenables, de ses « restes » qui font de l’autobiographie une hétérobiographie. Le genre ainsi déterminé est donc tout le contraire d’un enregistrement mémoriel de soi et de son même : l’hétérobiographie derridienne est un mode de la philosophie, elle jette contre l’obstacle qu’elle oblige à penser [31] ».

14Certes l’identité est intenable, mais « notre question, écrit aussi Derrida, c’est toujours l’identité [32] ». En d’autres termes l’identité ne peut faire l’objet que d’une question, et c’est précisément cette question qui, une fois posée, donne lieu à récit, à une histoire, une « anamnèse autobiographique ». Lorsque quelqu’un s’engage dans cette voie, l’identité n’est pas présupposée, elle inaugure plutôt « un processus interminable, indéfiniment phantasmatique d’identification ». Processus phantasmatique d’abord, parce que le récit a nécessairement lieu après coup et que l’histoire que Derrida raconte, qu’il se raconte, a quelque chose d’une « petite fable [33] », ce qui ne veut dire ni qu’il s’agit d’un mensonge, ni qu’on pourrait s’en passer. Processus d’identification plus que d’identité ensuite : l’identification est un mouvement, elle suppose un différance, car s’identifier c’est toujours s’identifier à un autre que soi. Aussi lorsque Derrida déclare parfois « jouer sérieusement [34] » à se présenter comme un marrane, « marrane » peut être considéré comme une telle figure d’identification, extérieure à lui et en laquelle il se reconnait ou plus exactement en laquelle il reconnait quelque trait de lui. Il ne s’agit pas ici directement des pôles d’identification que sont, pour tout enfant, les figures parentales ou adultes, ni comme chez Alasdair MacIntyre, de rôles incarnés que l’on reproduirait en perpétuant une tradition de comportements au sein d’une communauté donnée. Ici, l’identification marrane a quelque chose de délibéré, elle relève d’une espèce de décision tout en se dessinant à partir d’inscriptions, de traces laissées en soi, dont le sujet reconnaît l’insistance. Le mot « marrane » ne raconte pas n’importe quelle histoire, mais, dans le cas de Derrida, celle des Juifs ayant trouvé asile en terre arabe d’Afrique du Nord, après avoir pratiqué leur judaïsme en secret en Espagne ou au Portugal. Il y a de l’affinité entre ce qualificatif et celui qui se l’attribue, lequel n’est pas vis-à-vis de lui comme le serait un comédien pouvant endosser n’importe quel rôle. La figure du marrane autour de laquelle Derrida brode lui permet d’explorer, dans le « style » si particulier de « son questionnement [35] », un champ inépuisable d’ambiguïtés, elle est prise dans un nœud complexe de réseaux de pensée, tout en procédant d’un geste de reconnaissance d’« une obscure et incertaine expérience de l’héritage », de quelque chose qui a laissé sa trace en lui et que l’on appelle « judaïsme [36] ».

III – Du « crypto-judaïque » au « crypto-X en général » ou la figure d’un mode de migration des idées

15La force de séduction du mot « marrane » pour Derrida provient de son pouvoir d’évocation du monde de l’origine supposée de sa famille maternelle, judéo-espagnole ou portugaise selon les textes, et qui évoque la splendeur andalouse anéantie par l’Inquisition. Il ne s’agit pas ici de procéder à une enquête généalogique, l’origine est toujours supposée, elle a un caractère imaginaire, presque onirique, surtout quand Derrida y pense à l’occasion de déplacements dans les synagogues et les mosquées désertées de Tolède ou encore – c’est sa première lettre dans La Contre-allée – à Istanbul où, parti à la recherche des exilés, il découvre « une très vieille communauté sépharade [37] ». Tout en interrogeant la présomption d’appartenance identitaire exclusive, Derrida ne se prétend pas né de personne, il ne refuse pas d’être fils de, la dimension de filiation compte pour lui. Et si l’identification marrane convient, c’est aussi parce que « comme certains “marranes” j’aurais commencé, écrit-il, par oublier, par croire avoir simplement oublié ma propre filiation [38] ».

16Le mot « marrane » désigne aussi une certaine structure existentielle qui rend indécise la distinction entre intérieur et extérieur, entre ce que chacun est au-dedans de soi et ce qu’il montre aux autres. En période d’inquisition, le marrane est celui qui donne le change à l’extérieur, a toutes les apparences du chrétien, pour conserver à l’intérieur des demeures, une fidélité au judaïsme. En même temps, tous les historiens du marranisme l’ont montré, le vêtement chrétien ne laisse pas l’intériorité juive indemne : cela se révèle en particulier lorsque les marranes ayant réussi à fuir l’Espagne ou le Portugal peuvent enfin se réaffirmer comme juifs en Italie, aux Pays-Bas ou en Angleterre. Là, au lieu de retrouver une identité préservée, le moi intime juif supposé enfin émerger au grand jour se révèle très profondément marqué, imprégné « par tout un univers de symboles, d’attitudes, d’images catholiques du monde [39] » de sorte que le retour au judaïsme est souvent vécu comme le retour à une identité étrangère. Le cas le plus tragique est celui d’Uriel Da Costa, dont le destin manifeste un schisme spécifique à l’expérience marrane. Au moment où le marrane peut revenir au judaïsme, « où qu’il aille (il) est déplacé et “nouveau venu” : “nouveau juif” ou “nouveau chrétien”, il lui est impossible de vivre simplement ou naturellement son appartenance à un contexte culturel donné ; à la fois dedans et dehors [40] ». Dans certains récits de Derrida on retrouve une espèce de marranisme inversé, où c’est le judaïsme qui est en position d’extériorité, ce qu’il faut faire semblant d’être. Pendant un an, nous l’avons vu, il a séché les cours de préparation à la « communion » donnés à l’école juive de la rue Maupas à Alger, il a donc « feint d’apprendre l’hébreu pour le lire sans comprendre », parce qu’il avait été « expulsé de la citoyenneté française […] mis dehors ». Cette extériorité l’a pénétré : « je suis, écrit Derrida, devenu le dehors, moi », comme si c’était le judaïsme, qui dans ces circonstances, était devenu l’apparence, le mensonge. Et s’il conclut ce passage par une citation en latin de saint Augustin qui, s’adressant à Dieu, rappelle comment il n’a pas « été d’abord formé à (ses) saintes Lettres [41] », c’est pour signifier que le marrane auquel il s’identifie serait l’un de ceux « qui ne se disent même pas juifs dans le secret de leur cœur [42] ». Comme l’écrit Marc Goldschmit : « ce double jeu des marranes ne signifie pas […] une double appartenance, mais plutôt une double étrangeté […]. Le marrane représente justement celui qui ne deviendra jamais un juif, un chrétien ou un arabe, non-absolu, en quelque sorte incomplet, inachevé et dissocié de lui-même […]. Cette étrangeté multiple déloge le marrane de toutes les cultures qu’il approche et dans lesquelles il vit [43]. » Le chrétien, le non-juif, est au cœur du juif, il n’y a pas de pureté préservée à l’intérieur. L’intériorité est transie d’extériorité. Le « Jewgreek is greekjew[44] » de Joyce concluait déjà le premier texte consacré par Derrida, dès 1964, à Emmanuel Levinas.

17Le trajet ne s’arrête pas là, car, à partir de la figure du marrane, un motif de pensée se déploie, celui du secret, un secret dont on serait le porteur ou le messager, sans pouvoir le déchiffrer, sans que l’on sache même de quoi il est fait. « Je sens, écrit Derrida, que je le transporte (comme un enfant dans le ventre, j’entends son cœur) mais je n’y comprends rien, à ce secret [45] ». L’image de l’enfant dans le ventre suggère que le secret est à l’intérieur de soi, mais un soi traversé par une dimension qu’il ne contient pas. Le marrane « porte un secret plus grand que lui et auquel il n’a pas lui-même accès [46] ». Ce secret a à voir avec le judaïsme, dont Derrida dit souvent qu’il n’en connaît pourtant ni la culture, ni la langue. S’identifier à un marrane indique que ce judaïsme est illisible, qu’il est à peine reconnaissable, mais qu’à partir du moment où « le nom ou l’attribut “juif” » est prononcé, il engage un « héritage […] ineffaçable », qui tient malgré tout à une « donnée du judaïsme [47] ». Traces de judaïsme plus que judaïsme comme tel, marques qui n’ont pas été choisies, voulues, mais qui viennent de l’autre, en l’occurrence plus des pères que des mères, elles s’appuient sur des éléments symboliques transmis aux fils, que ce soit le nom propre, la circoncision ou la possession du talith. En même temps, « la figure du marrane, du crypto-judaïque [48], » le cas particulier d’un secret juif plus grand que celui qui le porte atteste « les traits d’une structure néanmoins universelle [49] », celle du « crypto-X en général [50] ». Le « crypto-X en général » ne serait-ce pas, dès lors, l’un des modes de migration des idées, sous la forme de secrets que le migrant transporte, illisibles pour lui car plus grands que lui ?

Notes

  • [*]
    Martine Leibovici est maître de conférences à l’Université Denis Diderot Paris 7.
  • [1]
    Toutes les citations qui précèdent, sont tirées de la transcription de passages du film de Safaa Fathy.
  • [2]
    Jacques Derrida, Le Monolinguisme de l’autre ou la prothèse d’origine, Paris, Éditions Galilée, 1996, p. 29.
  • [3]
    J. Derrida, « Un témoignage donné », in Questions au judaïsme. Entretiens avec Elizabeth Weber, Paris, Éditions Desclée de Brouwer, 1996, p. 79.
  • [4]
    J. Derrida, « Circonfession », in G. Bennington et J. Derrida, Jacques Derrida, Éditions du Seuil, 1991, p. 160.
  • [5]
    D’ailleurs, Derrida, op. cit.
  • [6]
    « Je suis une sorte de produit colonial ou postcolonial. Quoique je dise, j’appartiens à une certaine histoire des colonies françaises. Tout ce que j’essaie de penser a une certaine affinité de synchronie avec la post-colonialité », Ibid.
  • [7]
    J. Derrida, « Abraham, l’autre », in Judéités. Questions pour Jacques Derrida, dir. J. Cohen et R. Zagury-Orly, Paris, Éditions Galilée, 2003, p. 29
  • [8]
    J. Derrida, Le Monolinguisme de l’autre, op. cit., p. 31.
  • [9]
    J. Derrida, « La déconstruction et l’autre » (1981), entretien réalisé par Richard Kearney, trad. C. Laidet, in Derrida. L’événement déconstruction, Les Temps Modernes, n° 669-670, juillet/octobre 2012, p. 9. Les italiques sont dans le texte.
  • [10]
    J. Derrida, Donner le temps. 1. La Fausse Monnaie, Paris, Éditions Galilée, 1991, p. 18, cité par Catherine Malabou, « L’écartement des voies. Dérive, arrivée, catastrophe », in J. Derrida, C. Malabou, La Contre-allée. Voyager avec Jacques Derrida, Paris, Éditions La Quinzaine Littérature, 1999, p. 14.
  • [11]
    Le titre de l’ouvrage de J. Derrida dans La Contre-allée est « Correspondance. Lettres et cartes postales (Extraits) ». Au-dessous on lit : « En voyage, de mai 1997 à mai 1998, Jacques Derrida écrit à Catherine Malabou dont il attend puis lit l’ouvrage “L’Écartement des voies” ».
  • [12]
    J. Derrida, De la grammatologie, Paris, Éditions de Minuit, 1967, p. 39.
  • [13]
    Ibid., p. 232, cité par C. Malabou, « L’Écartement des voies… », dans Jacques Derrida, Catherine Malabou, La Contre-allée, op. cit., p. 160.
  • [14]
    Ibid., p. 233, cité par C. Malabou, Ibid., p. 160.
  • [15]
    J. Derrida, « La déconstruction et l’autre », op. cit., p. 9. Les italiques sont dans le texte. Derrida explore ce non-lieu, ce « site » à partir de ce que Platon appelle khôra dans Timée, comme un espacement qui donne lieu à toutes les oppositions : « Si Khôra est un site, c’est parce qu’on ne peut en parler que dans une certaine situation : celle d’une mise en mouvement dans laquelle le savoir, comme la politique ou la philosophie, sont traitées autrement, de l’extérieur » (Khôra, Paris, Éditions Galilée, p. X. Les italiques sont dans le texte). Aux images de mère, nourrice, porte-empreinte mobilisées par Platon, Derrida adjoint toute une thématique du désert : « Khôra n’est rien : le lieu d’une restance infinie, d’un immémorial désert dans le désert, impassible, sans visage, tout-autre » (Foi et savoir, suivi de Le siècle et le pardon, Paris, Éditions du Seuil, 2000, p. 35).
  • [16]
    J. Derrida, Marges - de la philosophie, Paris, Éditions de Minuit, 1972, p. xix.
  • [17]
    J. Derrida, De la grammatologie, p. 149-150, cité par C. Malabou, « L’Écartement des voies… », dans La Contre-allée, op. cit., p. 161.
  • [18]
    J. Derrida, 1994. « Faxitexture » », in Noise 18/19, Paris, Maeght Éd., 1994, p. 5, cité par C. Malabou, « L’Écartement des voies… », dans La Contre-allée, ibid., p. 163.
  • [19]
    J. Derrida, La Voix et le phénomène (1967), Paris, Éditions Vrin, 1976, p. 92.
  • [20]
    Michael Löwy, Rédemption et utopie. Le judaïsme libertaire en Europe centrale. Une étude d’affinité élective, Paris, Éditions des puf, 1988.
  • [21]
    J. Derrida, « Violence et métaphysique », in L’Écriture et la différence, Paris, Éditions du Seuil, collection « Points », 1979, p. 255.
  • [22]
    J. Derrida, Apories. Mourir – s’attendre « aux limites de la vérité », Paris, Éditions Galilée, 1996, p. 35.
  • [23]
    J. Derrida, Le Monolinguisme de l’autre, op. cit., p. 29.
  • [24]
    Ibid., p. 23.
  • [25]
    Gérard Bensussan, « Le dernier, le reste… (Derrida et Rosenzweig) », dans Judéités. Questions pour Jacques Derrida, dir. J. Cohen et R. Zagury-Orly, Paris, Éditions Galilée, 2003, p. 57.
  • [26]
    Le Monolinguisme de l’autre, op. cit., p. 32.
  • [27]
    H. Cixous, « Ce corps étranjuif », in Judéités, op. cit., p. 65.
  • [28]
    J. Derrida, « Circonfession », in G. Bennington et J. Derrida, Jacques Derrida, Éditions du Seuil, 1991, p. 164.
  • [29]
    Ibid.
  • [30]
    J. Derrida, « Abraham, l’autre », in Judéités, op. cit., p. 23-25.
  • [31]
    Gérard Bensussan, « Le dernier, le reste… (Derrida et Rosenzweig) », dans Judéités, op. cit., p. 58.
  • [32]
    J. Derrida, Le Monolinguisme de l’autre, op. cit., p. 31.
  • [33]
    Ibid. Mes italiques.
  • [34]
    J. Derrida, in Frédéric Brenner, Diaspora : Terres natales de l’exil, Paris, Éditions de la Martinière, 2003, p. 65.
  • [35]
    J. Derrida, « La déconstruction et l’autre », op. cit., p. 21.
  • [36]
    J. Derrida, « Abraham, l’autre », op. cit., p. 40.
  • [37]
    J. Derrida, « Correspondance. Lettres et cartes postales (Extraits) », in La Contre-allée, op. cit., p. 21.
  • [38]
    Ibid., p. 23.
  • [39]
    Yirmiyahu Yovel, Spinoza et autres hérétiques, trad. E. Beaumatin et J. Lagrée, Paris, Éditions du Seuil, 1991, p. 49.
  • [40]
    Ibid., p. 75.
  • [41]
    J. Derrida, « Circonfession », op. cit., p. 266.
  • [42]
    Ibid., p. 160.
  • [43]
    Marc Goldschmit, « Cosmopolitique du marrane absolu », Mustapha Chérif (dir.), in Derrida à Alger. Un regard sur le monde, Éditions Actes Sud/[Barzakh], 2008, p. 143-144.
  • [44]
    J. Derrida, « Violence et métaphysique », in L’Écriture et la différence, op. cit., p. 228.
  • [45]
    J. Derrida, « Correspondance.. », in La Contre-allée, op. cit., p. 21.
  • [46]
    J. Derrida, Safaa Fathy, Tourner les mots. Au bord d’un film, Paris, Éditions Galilée, 2000, p. 19.
  • [47]
    J. Derrida, « Abraham, l’autre », op. cit., p. 40.
  • [48]
    J. Derrida, Apories, op. cit, p. 135. Comme l’écrit Régine Robin, il ne s’agit pas chez Derrida d’identité post-moderne flottante aux multiples aspects : « Le juif marrane d’aujourd’hui ne peut se défaire du symbolique » (« Le monolinguisme de l’autre ou de l’un : les écrits autobiographiques de Jacques Derrida », in Jean-François Chiantaretto, Écriture de soi et narcissisme, Éditions eres/Actualités de la psychanalyse, 2002, p. 44).
  • [49]
    J. Derrida, Le monolinguisme de l’autre, op. cit., p. 40.
  • [50]
    J. Derrida, Apories, op. cit, p. 135.