Sa foi

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1Il y aurait, à suivre ce que dit une voix dans La Carte postale, un « abîme [1] » qui sépare la détermination de la destination. La rectitude du savoir, de l’objectivité, voire de l’accusation serait du côté de la détermination. En revanche, la « distraction » dont ne cesse de jouir celui qui s’adresse à l’autre, le « décalage » postal qui tue et fait vivre à la fois, et qui est « la jouissance même [2] », le « pas de plaisir [3] » qui, dans le dernier séminaire tenu par Jacques Derrida, doit se comprendre comme « pas d’une jouissance qui est d’avance le passé d’elle-même », seraient du côté de la destination. Tout se passe alors comme si la jouissance tenait à une distance dans la proximité la plus proche, dans le contact de deux langues qui s’appellent l’une l’autre dans la bouche formée par les lèvres entr’ouvertes des amants. On n’« ignore » pas simplement à qui l’on s’adresse, dit encore la voix de La Carte postale, et ce que l’on fait quand on s’adresse à l’autre, mais on ne peut pas le savoir, la destination ne peut pas se constituer en « objet de savoir » ou en objet tout court. Sans destination et sans distraction, sans « adestination [4] », la jouissance et l’amour disparaitraient et il ne resterait que le pur fait du savoir, quoique d’un savoir dont l’expertise objective ne correspondrait qu’à un « désir d’objectivité [5] », ce qui suggère qu’il faut toujours penser la détermination à partir de la destination, ou l’epistémè à partir de l’apostrophe, et que l’« abîme » entre détermination et destination s’ouvre à l’intérieur de la destination même.

2Mais ce qui disparaitrait avec la destination, si jamais elle pouvait disparaître, si jamais le savoir pouvait rattraper tout « décalage » et bannir toute « distraction », ce serait aussi la foi : « Tout dépend de toi, il ne tient qu’à toi que ta réponse te destine mon amour [6]. » Cette foi, quand il s’agit de l’amour, comporte donc aussi un certain « savoir », un savoir quant à la nécessité originaire ou irréductible de la destination comme « adestination », un savoir qui ne doit pas se confondre avec l’objectivité et qui ne naît pas non plus d’un « désir d’objectivité », un savoir qui ne se détermine pas en totalité : « Mais je sais aussi – c’est d’ailleurs pour moi, ce matin, la définition du savoir, je devrais la publier – que tu es bien au-delà de ce que je répète comme “mon-amour”, vivante, vivante, vivante, et je le veux, mais alors il faut que je renonce à tout, je veux dire à ce que l’amour me revienne, à ce que tournée vers moi tu me laisses même entendre ce que je dis quand je dis, te dis ou me dis mon amour [7]. » La réponse qui destine l’amour ne s’exempte jamais du « principe postal », ce qui ne signifie pas, pourtant, qu’elle cesse d’être une réponse ou qu’elle n’exige pas de foi pour en être une.

3Dans son œuvre, Derrida revient de plus en plus souvent sur le rapport entre foi et savoir. On sait qu’il a aussi écrit un texte qui porte le titre « Foi et savoir ». Il y revient, par exemple, dans une discussion probablement moins connue de ses lecteurs que ce texte, une discussion qui eut lieu à New York et qui fut recueillie dans un volume publié en 2001. Derrida souligne, pour commencer, le rapport entre la prière et l’improvisation, autrement dit l’incompatibilité entre cette manière de s’adresser à l’autre, à Dieu, et tout savoir préalable. Lorsqu’on prie, il faut inventer sur place, il faut faire un poème et l’avoir déjà appris par cœur, s’il est vrai que dans le poème ou dans l’« expérience poématique [8] » il n’y va pas d’une signification mais d’une récitation quasi-automatique : « On peut prier sans comprendre les mots […] Prier, c’est faire. On fait quelque chose, même si la signification des mots demeure opaque. Ce qui compte, c’est un geste du corps, une inflexion de la voix, pas nécessairement la signification [9]. » Mais le rapport entre la prière et l’improvisation renvoie aussi au caractère exceptionnel de la prière, au fait qu’une prière doit rompre avec le « cours de l’existence [10] ». Si l’on priait tout le temps, on ne prierait pas. Finalement, le rapport entre prière et improvisation dénote la temporalité ou l’historicité dans laquelle la prière surgit, car il n’y a pas de prière sans changement. À chaque fois que l’on prie, et l’on ne prie pas de façon ininterrompue, on prie différemment. Il s’agit toujours d’une « prière nouvelle, pour un nouvel instant [11] », car celui qui prie n’est pas toujours le même, au contraire. Cependant, c’est justement le rapport entre prière et improvisation qui rend indispensable aussi la répétition et, par conséquent, un début de savoir : « Inventer et répéter, improviser alors qu’on suit des règles. Inventer celui à qui l’on s’adresse alors que l’on respecte sa transcendance absolue [12]. » Or Derrida introduit une ambiguïté dans son propos quand il insiste sur ce qu’il appelle le « moment d’athéisme [13] », une espèce de non-savoir qui distinguerait la prière du savoir. Il se réfère à la « possibilité » que Dieu demeure à jamais absent et la prière à jamais inécoutée : « Que, de l’autre côté, il n’y ait peut-être personne à qui l’on puisse s’adresser, voilà la condition de la prière. » C’est comme si, afin de prier, celui qui s’empresse de le faire, ou qui s’y prépare, se disait : « Peut-être que Dieu n’est pas là, je ne sais pas, je n’en suis pas sûr [14]. » Ainsi la prière s’avère être une « prière après la prière », une prière qui cherche la prière et qui s’adresse à l’autre pour la trouver, pour trouver les moyens de s’adresser à lui. S’il faut la foi, c’est que l’on ne « sait » pas et l’on ne doit pas « savoir » si Dieu existe. L’« acte de pure foi [15] » implique un non-savoir par rapport à ce que l’on fait quand on s’engage dans une prière. Prier, on ne peut que le faire, c’est une réponse qui ne s’attend à aucune réponse et qui n’a donc pas de raison d’être. La réponse doit venir de l’autre et pour cela, s’il y en a une, elle ne peut s’adresser ou se destiner à celui qui prie qu’en tant que l’envoi d’une « adestination ». Comment recevoir, comment ne pas recevoir l’« adestination » ? Voici la question de la foi selon Derrida, d’une foi écartée du savoir par une « lacune ».

4Mais on peut se demander si Derrida ne joue pas ici, et malgré lui, le rôle du « représentant du métarécit et du métalangage qui nous enterrera tous [16] ». Car quiconque a la foi ou croit l’avoir ne se dit pas que Dieu ou l’autre ne sont peut-être pas là. Le non-savoir dont traite Derrida en ce lieu se mesure encore au savoir, et c’est pourquoi il n’est pas le synonyme de la foi, de l’amour pour l’autre. Celui qui a la foi ou qui croit l’avoir demeure aussi imprenable et intraitable que celui à qu’il s’adresse – jusqu’à la catastrophe. Il a déjà reçu l’« adestination ». En ce sens, l’athéisme n’est pas le contraire de la foi, précisément parce que la foi ne connaît pas de contraire. Son épreuve consiste en ce que, de la foi, on ne sait rien. On l’a, on ne l’a pas, que sait-on ? Elle est au cœur même de l’« adestination ». Mais son expérience peut toujours basculer vers le non-savoir d’un savoir qui ne veut plus la recevoir ou qui s’érige en savoir à travers ce refus même. En fait, sans ce refus et ce basculement, l’« adestination » se manquerait elle-même, pour ainsi dire. L’impossible qui attire Derrida, c’est l’« entre » entre foi et savoir. N’est-ce pas dans cet impossible que tout se tient ? N’est-pas cela que la déconstruction montre ?

5Au moment où il poursuit son séminaire sur la peine de mort, Derrida définit la croyance comme ce qui « n’a pas de contraire [17] », mais pour indiquer que l’incroyance fait partie de la croyance, de l’« avoir foi », que la foi est donc hantée par le doute et qu’elle est elle-même une hantise, quelque chose d’« hypnotique ». Tout se joue alors autour de la fiction. Entre foi et savoir, point d’abîme. Comment distinguer entre un simulacre de croyance et une croyance qui ne produit pas de simulacre, qui n’alimente pas une fiction ? Comment distinguer entre une vraie fiction et une fiction fictive, entre une confiance inconditionnelle et sa simulation, entre foi et savoir – à supposer que croyance et foi soient des synonymes, ce qui n’est pas certain ? Est-ce vrai que ces questions ne se posent pas pour celui qui a la foi, ou faut-il plutôt croire que celui qui a la foi ne fait que se poser ces questions ?

Notes

  • [1]
    J. Derrida, La Carte postale, Paris, Éditions Galilée, 1980, p. 188.
  • [2]
    Ibid., p. 122.
  • [3]
    J. Derrida, Séminaire: La Bête et le souverain, volume II, Paris, Éditions Galilée, 2010, p. 90.
  • [4]
    J. Derrida, La Carte postale, op. cit., p. 34.
  • [5]
    Ibid., p. 187.
  • [6]
    Ibid., p. 188.
  • [7]
    Ibid., p. 34.
  • [8]
    J. Derrida, « Che cos’è la poesia ? », in Was ist Dichtung?, édition quadrilingue, Berlin, Brinkmann und Bose, 1990, sans pagination. Texte repris in J. Derrida, Points de suspension, Paris, Éditions Galilée, 1992, p. 306. Première date de publication : 1988.
  • [9]
    D. Shapiro, M. Govrin, J. Derrida, Body Of Prayer, New York, The Irwin S. Channin School of Architecture, 2001, p. 59.
  • [10]
    Ibid., p. 61.
  • [11]
    Ibid., p. 67.
  • [12]
    Ibid., p. 69.
  • [13]
    Ibid., p. 63.
  • [14]
    Ibid., p. 63.
  • [15]
    Ibid., p. 75.
  • [16]
    J. Derrida, « Son malin génie », in Safaa Fathy, Ordalie, suivi de Terreur, Paris, Éditions Beaumarchais, 2004, p. 11.
  • [17]
    J. Derrida, Séminaire : La Peine de mort, volume 1, Paris, Éditions Galilée, 2012, p. 220.