Félix Guattari et l’écologie de la dévastation

1 La catastrophe qui a frappé le Japon le 11 mars 2011 est d’emblée multiple, et se déploie sur plusieurs registres. Elle est située à la fois à de nombreux endroits, dispersée par les vents chargés de Cesium, mais existe également sur une multiplicité de registres mélangés, leurs frontières rendues floues par l’événement. Elle est tout à la fois naturelle, sociale, technique, et mentale. Ce qu’on appelle aujourd’hui Fukushima est un événement qui a balayé les frontières de ces catégories, si bien qu’on ne peut soutenir aujourd’hui qu’il ne serait avant tout qu’un accident naturel, technique ou humain. Considérer qu’une seule de toutes ces dimensions serait, en dernière analyse, le « vrai » sens de Fukushima, c’est d’emblée briser cette multiplicité et se couper de dimensions du problème qui exigent une exploration constante et plurielle.

2 La catastrophe a la particularité de replier autrement les éléments qui la composent, et qui pouvaient paraître stables avant elle. Nous sommes habitués à pouvoir faire « la part des choses » dans tout agencement : ce qui relève de la technique, du social, de l’économique, du mental, mais les événements tels que ceux-ci viennent nous rappeler que rien de tout cela ne constitue un domaine figé, fermé sur lui-même. On n’a pas fini de déplier la catastrophe de Fukushima, et chaque repli force à penser un peu autrement.

3 Une des pistes qu’il nous semblait intéressant de suivre est celle du sol et de l’alimentation. Lors de l’explosion de la centrale, de nombreuses particules radioactives ont été libérées de leur confinement et ont pollué le Japon. Emportée par les vents, une grande partie d’entre elles s’est déversée dans l’océan, mais les terres ont également été irradiées, les particules radioactives répandues sur des milliers de kilomètres carrés, formant par endroit des zones où se concentrent les polluants. De nombreux auteurs [1] ont dénoncé les mesures partielles de la radioactivité, ainsi que les nombreux mensonges d’État qui ont suivi Fukushima, minimisant les risques, visant avant tout à rassurer la population japonaise. De nombreux Japonais se sont alors équipés de compteurs Geiger leur permettant de faire eux-mêmes les mesures. La grande majorité des reportages qui parlent du Japon après Fukushima passent par cet instrument, pour montrer le niveau de radioactivité qu’on peut mesurer dans les zones interdites, dans les lieux de relocalisation des réfugiés, dans les cours d’école des enfants.

4 Ces compteurs sont devenus des armes dans une lutte contre un ennemi invisible, dont on ne connaît pas grand-chose, si ce n’est qu’il est mortel à long terme, et rendu visible uniquement à travers ces petits compteurs à l’affichage minimal et au bruit dérangeant. Le problème, c’est que cet ennemi est partout : sur le sol, dans l’air, dans l’eau, mais aussi dans les aliments : poissons, riz, fruits, champignons sont tous de potentiels contaminés et contaminants. Pour ceux qui en font un problème quotidien, plutôt que de continuer à vivre sans ériger cette mesure comme une nécessité, la lutte est infinie. Puisqu’on ne peut visiblement pas faire confiance aux étiquetages alimentaires, supposés indiquer la provenance des aliments, mais soupçonnés de nombreux mensonges, le moindre aliment devient suspect.

5 Bien entendu, la provenance seule ne suffit pas pour connaître le niveau de radioactivité d’un aliment. Les éléments radioactifs continuant à se déverser dans la mer au large de la centrale de Fukushima, l’entièreté de l’écosystème marin des côtes du Japon peut avoir été contaminé à un degré ou un autre, par exemple. La pollution concerne aussi les sols autant que les mers, et la dépollution semble infinie, astreignant les gens de cette zone à une vie en monde irradié. Pourtant, de nombreux fermiers situés dans la large zone polluée mais non évacuée autour de Fukushima tentent de produire des aliments sains. Ceux-ci multiplient les techniques, de l’agriculture biologique, de la permaculture, des intrants, tout est possible pour tenter de limiter la pollution de l’alimentation produite par les éléments radioactifs.

6 Ces groupes de fermiers sont dans une position très ambivalente. Le gouvernement encourage les citoyens japonais à manger la production locale, déclarant qu’il n’y a rien à craindre, et que le stress est pire que les faibles radiations. D’un autre côté, ces mensonges ne convainquent pas les militants antinucléaires, qui récusent la sécurité promise par le gouvernement. De nombreuses voix s’élèvent pour dénoncer les effets à long terme de l’irradiation interne, obtenue par ingestion d’aliments et d’eau contaminés. Le professeur Hida [2] par exemple, est un médecin témoin des dégâts des bombes lancées sur Hiroshima et Nagasaki et des dégâts qu’elles ont produits à long terme sur les survivants. Il dénonce les mensonges des États américains et japonais qui se sont succédés sur le nucléaire, qu’ils soient militaires ou civils. Partout une même machine de désinformation qui fabrique un langage normalisant, arrivant à faire penser que le nucléaire est une chose normale, sans danger, créée pour la paix [3]. Pourtant, les éléments dispersés après Hiroshima, Nagasaki, mais aussi Tchernobyl et maintenant Fukushima ont fait et feront encore de nombreuses victimes, perdues dans un flou statistique dont on peine à extraire un nombre exact.

7 Produire de l’alimentation à partir d’une terre chargée de particules radioactives, c’est prendre le risque d’exposer son propre corps, mais aussi les corps de ceux qui mangeront ce qu’on a produit, à une radiation dangereuse à long terme. Les agriculteurs de la zone autour de Fukushima sont alors tour à tour considérés comme des criminels ou des victimes, ou sont pris dans une opposition entre ceux qui veulent normaliser la situation de pollution nucléaire et ceux qui la dénoncent. Ceux qui, aujourd’hui, affirment qu’il n’y a aucun risque car la situation est maîtrisée organisent des campagnes pour aider les paysans en appelant à se nourrir des aliments de Fukushima, les qualifiant de sains et sans aucun risque pour la santé, puisque respectant des normes pourtant bien sujettes à caution [4]. Du côté des militants antinucléaires, les paysans ne peuvent être eux-mêmes que, soit des criminels ne pensant qu’à s’enrichir sur le dos de leurs futures victimes, soit des victimes qui ignorent tout des risques qu’ils font courir aux consommateurs de leurs biens. Criminels ou impuissants, c’est-à-dire à enfermer ou à sauver, quel terrible choix pour ces fermiers et éleveurs. Quel terrible destin que d’être mis au pied du mur, forcé à choisir entre deux options pires l’une que l’autre.

8 Bien entendu, on soulignera que c’est la catastrophe elle-même qui en est responsable, et que transformer les agriculteurs en victimes, c’est précisément leur rendre justice. C’est certainement vrai, mais il nous semble qu’il y a néanmoins moyen de sortir de la terrible alternative dans laquelle les agriculteurs sont plongés en changeant, ne fût-ce que partiellement de perspective. Bien évidemment, il n’est pas question d’abandonner la dénonciation des responsables de cet incident, qui doit rester toujours en ligne de mire. Mais s’interdire de penser avec ceux qui, aujourd’hui, expérimentent sur les terres de Fukushima nous semble une erreur lourde de conséquences également.

9 S’il est vrai qu’on ne peut penser de la même manière après une catastrophe, comment recréer de la pensée reste une question ouverte, toujours à reprendre en situation. Nous proposons ici d’esquisser une piste, très partielle, à partir d’une proposition de Félix Guattari [5]. Celui-ci est surtout connu pour son travail de philosophie en collaboration avec Gilles Deleuze, mais a également produit une œuvre propre, très fragmentée, faite de nombreuses interventions sur les sujets qui lui étaient chers comme la psychanalyse et la politique. À la fin de sa vie, il était actif auprès des mouvements « Verts » français, qui étaient alors en cours de formation. Les Trois écologies est le résultat de cet engagement, mais est aujourd’hui rejoint par un recueil de textes de l’époque, intitulé Qu’est-ce que l’écosophie ?, témoin de son travail d’interventions à ce moment-là.

10 Le premier geste de Guattari dans ces Trois Écologies est de lier les menaces pesant sur l’environnement et la nature sur terre à des détériorations d’un autre genre : dévastation du mental et du social, de la vie en commun, de la capacité d’exister des groupes et des processus de subjectivation qui font de nous des sujets ou des groupes-sujets. Il invoque dès l’ouverture de l’ouvrage la réduction des réseaux de parenté, la destruction de la vie domestique par les mass-médias, la standardisation des comportements individuels et de groupe, la pauvreté de plus en plus grande des relations simples comme celle de voisinage : « mouvement général d’implosion et d’infantilisation régressive[6] ». Bien que l’écologie naisse à travers les questions de pollution et de destruction de la nature, et que celle-ci reste une de ses composantes majeures, Guattari dénonce le fait que les problématiques environnementales ne sont gérées que selon leur aspect le plus technocratique, à savoir selon l’angle de la nuisance industrielle. Pourtant, celle-ci n’est qu’un aspect très minime du problème environnemental, qui ne peut être pensé en tant que tel qu’en rapport avec ses incidences sur la production d’individus et la production de social.

11 Guattari fait le constat que nous sommes étrangement désarmés face à une uniformisation générale des modes de vie, des manières d’être et de produire, assignés à des rôles standard par l’économie capitaliste, alors même que s’inventent de nouveaux rapports entre hommes et femmes, que la jeunesse change rapidement de visage, que les machines techniques et les médias se réinventent. L’écosophie se veut une articulation éthico-politique entre trois registres écologiques : environnement, rapports sociaux et subjectivités, à même de proposer des manières nouvelles de penser et vivre ces changements.

12 Guattari a longtemps travaillé sur la recomposition des manières de travailler, vivre, soigner, militer ensemble. C’est l’agencement, ce que le groupe produit, ce que la structure du groupe travaille et fabrique, ce qu’une institution est capable de faire qui intéressent Guattari. Pas étonnant alors de le voir entrer dans l’écologie par ces raisons-là, celles qui touchent à la nécessité de penser la recomposition des pratiques sociales. Il n’y a pas d’écologie sans penser cette recomposition, les lieux de concertation ou les manières de produire la subjectivité individuelle et collective.

13 Mais cet amour des nouvelles pratiques ne se fait pas en vertu d’une supériorité de la nouveauté sur ce qui serait ancien, vieux ou dépassé. Le problème sous-jacent de cet appel à recomposer les pratiques, il faut le comprendre dans le fait que ces pratiques ont été détruites, ravagées, et que cette dévastation fait partie du problème écologique lui-même. C’est une nécessité sur laquelle Guattari revient à de nombreuses reprises : partir du constat que ce que nous savons, vivons, sentons est le produit d’une dévastation [7]. Cette dévastation elle-même est multiple : mentale, sociale et naturelle. Si nos pensées collectives ne sont pas à la hauteur, si nos actions ne fonctionnent pas, si nos soins ne suivent pas, ce n’est pas de la faute de tares inhérentes à l’humanité, il ne sert à rien de se lamenter de la petitesse de l’Homme. Ce qui importe, c’est l’agencement qui a produit de telles pensées, de telles actions : la situation dans laquelle nous sommes pris, et qui nous a coupés de nos puissances, de nos capacités. C’est parce que nous sommes dans une situation de dévastation que nos productions sont ce qu’elles sont. Cela n’empêche évidemment pas que de belles choses se passent, mais alors elles se passent malgré un milieu qui nous empoisonne. C’est malgré la situation de dévastation que nous arrivons à produire. D’où l’intérêt très fort de Guattari pour ces situations, où la production a été rendue possible : il s’agit de faire relais de ces possibles, de rendre compte de leur innovation face aux dévastations, de leurs puissances nouvelles malgré une situation de dévastation.

14 « Dévastation », et non « catastrophe » : voici la proposition de Guattari, sous forme de constat d’entrée dans Les Trois Écologies. La dévastation, c’est la pensée d’une situation qui force à recomposer des pratiques collectives, pour nourrir à nouveau les possibles dans les situations problématiques. Guattari explicite pourquoi il redoute l’idée de catastrophe comme guide de la pensée. La catastrophe est toujours à venir, et engendre toujours la peur. La peur n’est sans doute pas mauvaise en soi : il faut de toute façon la penser dans un agencement, dans une machine. La peur, c’est après tout bien normal : comment vivre dans un mode de guerre froide, avec le risque d’une auto-destruction par la bombe atomique, puis de catastrophes nucléaires, sans avoir peur ? Comment cultiver sur les terres polluées de Fukushima sans peur ? Le problème est que cette peur, dans notre situation, à travers les mass-médias, est rendue incapable de produire autre chose que de l’impuissance et de la fascination, qui risque de mener à des « pulsions morbides » ou un désir d’abolition.

15 La catastrophe de Fukushima ajoute de la dévastation à la dévastation. On peut la penser comme le résultat d’une situation déjà dévastée, où nous sommes tous soumis à une logique infernale, qui ne cesse de nous prendre en étau au nom d’une nécessaire compétition de tous contre tous : pas de nucléaire civil, pas de progrès. Ce que Guattari appelait le CMI, pour Capitalisme Mondial Intégré afin d’insister sur le fait que nous intégrons dans nos vies et nos pensées les manières de faire du capitalisme, est certes la logique qui autorise l’installation de centrales en bord de mer dans un pays soumis à des tremblements de terre réguliers et d’où provient le mot « tsunami ».

16 Un des mécanismes centraux de cette dévastation, c’est celui de l’équivaloir généralisé. Héritier de Marx, Guattari pense que la possibilité de tout transformer en valeur marchande, de rendre tout échangeable en autre chose est en grande partie responsable de cette dévastation. Il produit ainsi un constat similaire à celui que Jean-Luc Nancy a dressé plus tard dans son ouvrage sur Fukushima, L’Équivalence des catastrophe[8].

17 La réponse de Guattari est la pluralisation des modes d’importance : éthique, esthétique, sociaux, pathique, etc. Il importe avant tout de pouvoir faire importer, et de faire en sorte que ces modes de valorisation soient dans des rapports, eux aussi, d’hétérogenèse : fonctionner ensemble en gardant son hétérogénéité, c’est-à-dire, dans ce cas précis, sans être traductibles l’un dans l’autre. Jean-Luc Nancy a donc bien raison d’insister sur la nécessité d’un principe rendant justement incommensurables les différentes échelles, sinon elles deviennent de facto soumises à la possibilité de revenir, à nouveau, au même. Il ne s’agit pourtant pas chez Guattari de poser des valeurs absolues, de sortir du calcul lui-même, mais de multiplier les échelles en les rendant consistantes.

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Ce qui condamne le système de valorisation capitalistique, c’est son caractère d’équivalent général, qui aplatit tous les autres modes de valorisation, lesquels se trouvent ainsi aliénés à son hégémonie. À cela, il conviendrait, sinon d’opposer, à tout le moins de superposer, des instruments de valorisation fondés sur les productions existentielles qui ne peuvent être déterminées ni en fonction uniquement d’un temps de travail abstrait, ni d’un profit capitaliste escompté. De nouvelles « bourses » de valeur, de nouvelles délibérations collectives donnant leur chance aux entreprises les plus individuelles, les plus singulières, les plus dissensuelles sont appelées à voir le jour – s’appuyant en particulier sur des moyens de concertation télématiques et informatiques[9].

19 Non pas, par exemple, une valeur intrinsèque de la nature, mais des processus pluriels de valorisation, qu’il s’agit de pouvoir faire coexister.

20 Si l’idée qu’on ne puisse plus penser de la même manière après Fukushima ne doit pas être un vœu pieux, il faut que nous sortions également des oppositions et des pièges de la pensée qui terrorisent et font le jeu du capitalisme. Penser à partir de la dévastation, en sachant que nous héritons d’idées elles-mêmes issues d’un monde dévasté, nous semble un élément important. La dévastation de Fukushima a produit des terres polluées, sur lesquelles aujourd’hui des agriculteurs sont occupés à expérimenter de nouvelles manières de nourrir le monde malgré Fukushima. Il y aura des criminels/victimes parmi eux, ceux qui écouleront en douce des produits dangereux, acculés par le risque de faillite. Mais la catastrophe ne fait pas que des bourreaux ou des victimes impuissantes. Malgré elle, aujourd’hui, des tentatives de faire importer ce que c’est que de produire de la nourriture autrement trouvent leur place. Eux aussi tentent de produire ces modes de valorisation locaux, situés, en prise avec une situation qui les a dépassés.

21 Certains de ces agriculteurs refusent de ne rien faire, ou de faire comme si tout était normal. Ils prennent justement acte de leur situation, et ont décidé d’expérimenter avec elle, refusant l’alternative dans laquelle on les plonge de force. Pour refaire cette agriculture, il semble bien, au vu des témoignages qui parviennent jusqu’ici, que la force du travail collectif et de l’échange d’idée autour de ce qui compte pour eux soit un des moteurs importants.

22 Bien entendu toutes ces tentatives peuvent être récupérées, retransformées en raisons atroces pour faire revenir de force les populations dans des zones dangereuses [10]. Ainsi, les programmes de relogement dans les zones contaminées autour de Tchernobyl s’emparent des mêmes objets, les compteurs Geiger, mais pour en faire un outil qui « responsabilise » les futurs relogés : leur santé est maintenant de leur responsabilité, déresponsabilisant par là même ceux qui sont justement censés être « nos responsables ».

23 Se demander si les habitants de Fukushima doivent partir ou rester, être relogé à Tchernobyl à ses propres risques, installer des centrales nucléaires partout dans le monde en prenant le risque de devoir reloger des populations : ce sont toutes des actions qui se basent sur un espace vide, interchangeable, un espace où tout se vaut. Tous les lieux sont des espaces à remplir, toujours de la même manière. L’agriculture doit être tout-terrain, dépôt de semences et d’engrais sur des surfaces lisses, et rien d’autre. C’est la logique de l’équivaloir qui se joue ici à nouveau, tout espace étant échangeable dans un autre.

24 Être attaché à son sol, à sa terre, être attaché à sa production, c’est aussi une manière de résister. Elle peut servir d’excuse aux pires archaïsmes (« ici c’est chez nous »), mais peut être vécue de manière ouverte, expérimentale, processuelle. S’il s’agit de penser après Fukushima, il s’agit pour nous de le faire devant ceux qui ont décidé de rester, ni victimes innocentes ni coupables, mais tentant aussi de produire des formes locales de résistances, tentant de repeupler un monde.

25 Il peut sembler étrange, à ceux qui connaissent Guattari, d’insister autant sur cette valorisation alors qu’il est plutôt connu pour le couple de concept Deleuzo-Guattarien de déterritorialisation-reterritorialisation. Déterritorialiser, c’est détacher quelque chose de son territoire, du lieu où la chose prend son sens originel, pour la replacer ailleurs, la reterritorialiser ailleurs, où elle prendra un autre sens, emportant néanmoins toujours quelque chose avec elle. Ce qui importe ici, c’est que la reterritorialisation change tout, radicalement. Un objet déterritorialisé puis reterritorialisé va se voir transformé par l’opération, même s’il garde le même nom. Il ne s’agit donc pas de penser que l’opération de déterritorialiser serait à promouvoir comme la vérité de l’individu post-moderne. C’est avant tout une opération dont les tenants et aboutissants sont toujours dépendants de la situation de départ. Les agriculteurs qui expérimentent aujourd’hui à Fukushima ont refusé cette déterritorialisation qui aurait, justement, fait d’eux des « gens », des anonymes ne tenant pas à ce qui, pour eux, importe [11].

Notes

  • [1]
    Le lecteur trouvera des dénonciations exhaustives dans Arkadi Filine, Oublier Fukushima, Textes et documents, Éditions du bout de la ville, 2012, mais également le très documenté Thierry et Nadine Ribault, Les Sanctuaires de l’abîme - Chronique du désastre de Fukushima, Éditions de l’Encyclopédie des Nuisances, 2012.
  • [2]
    Voir par exemple une série d’entretiens publiée en français sous le titre : Marc Petitjean, De Hirosima à Fukushima : Le combat du Dr Hida face aux ravages dissimulés du nucléaire, Éditions Albin Michel, 2015.
  • [3]
    La campagne américaine « Atoms for Peace », littéralement « Des atomes pour la paix », fut exportée par les Américains en 1955 au Japon. Par une campagne sémiotique agressive, les Américains parvinrent à très rapidement convaincre les Japonais que l’énergie atomique pouvait être sans danger. Le premier réacteur japonais fut commandé en 1966.
  • [4]
    Sur les hésitations autour de la reprise de l’agriculture dans la zone autour de Fukushima, on consultera l’article de Keiichi Ishii et Shantala Morlans, « La reprise des activités agricoles dans les régions contaminées après l’accident de Fukushima » in Géographie et cultures, 86, 2013, p. 65-82.
  • [5]
    Félix Guattari, Les Trois Écologies, Éditions Galilée, 1989 ; mais aussi le recueil de textes de l’époque, édité par Stéphane Nadaud : Félix Guattari, Qu’est-ce que l’écosophie ? Nouvelles éditions Lignes/imec, 2013.
  • [6]
    Félix Guattari, Les Trois écologies, op. cit. p 12.
  • [7]
    Par exemple, Félix Guattari, « La grande-peur écologique », in Qu’est-ce que l’écosophie ?, op. cit., p. 511-518.
  • [8]
    Jean-Luc Nancy, L’Équivalence des catastrophes (après Fukushima), Éditions Galilée, 2012.
  • [9]
    Félix Guattari, Les Trois écologies, op. cit., p. 66 et 67.
  • [10]
    Arkadi Filine, Oublier Fukushima, op. cit., p. 189 et suivantes.
  • [11]
    Ce texte a été rendu possible dans le cadre du projet « Un nouvel hinterland  ? Histoire, pratiques et espaces de l’agriculture urbaine à Bruxelles ».