Derrida avant Derrida Trois écritures dans Le Problème de la genèse dans la philosophie de Husserl

1 Il n’est pas donné à la philosophie de négliger son langage.

2 Quand on parle de « langage » en philosophie, on vise dans la plupart des cas des théories sur le langage. Dans le cas de la phénoménologie, par exemple, dès qu’on parle du langage chez Husserl, on pense immédiatement aux théories sur l’idéalité de la signification, sur la modalité « signitive » ou sur la distinction entre indice et expression, mais on ne pense presque jamais au langage de Husserl, c’est-à-dire à la praxis langagière qu’on trouve dans ses textes. Il n’est pas donné à la philosophie de négliger sa praxis langagière, la façon dont les textes sont écrits. Et pourtant, rien n’est aussi plus commun. Malgré la conscience langagière que les philosophes ont acquis touchant l’opacité du langage et l’(im)possibilité de mettre noir sur blanc leurs idées – une prise de conscience qui s’avère plus intense depuis les années 1920 avec Heidegger, Wittgenstein ou Adorno, parmi d’autres –, les études de la praxis d’écriture des philosophes reste encore un champ de recherche presque vierge.

3 Dans ce sens-là, il est certain que l’importance de la pensée de Derrida dans la philosophie est due non seulement au contenu des théories, concepts, arguments, descriptions, commentaires qu’il a proposés, mais aussi et surtout à la manière dont ces contenus sont à chaque fois proposés, rédigés, écrits. Et, bien plus, on sait que les textes de Derrida insistent sur l’indistinction entre forme et contenu de la pensée, pour le dire avec les termes d’Adorno dans son éclairant et précurseur écrit de jeunesse Thèses sur le langage du philosophe (1931). Ou, pour le dire à la manière de Derrida, s’il n’y a pas de « signifié transcendantal », les sens du texte ne seront jamais rien d’autre que le mouvement du texte lui-même. C’est pourquoi Derrida a toujours montré un intérêt extrême, obsessif, pour l’écriture de ses textes et pour les tournures du langage des philosophes qu’il a lus, commentés, déconstruits. C’est le cas de l’écriture de Husserl, par exemple, qui est l’objet de quelques réflexions – pas très nombreuses mais pourtant bien fécondes – de la part de Derrida. Dans cette lignée de réflexion sur la praxis du langage chez Husserl, on peut aussi signaler en France les travaux d’Éliane Escoubas et surtout ceux de Natalie Depraz sur l’écriture phénoménologique [1]. Mais la liste est encore trop courte…

4 Suivant l’héritage de cette sensibilité langagière de Derrida, de son intérêt pour le langage philosophique en tant qu’écriture, nous allons nous-mêmes aborder Le Problème de la genèse dans la philosophie de Husserl en essayant de mettre au jour précisément sa praxis langagière. Et ceci à partir d’une lecture qui analyse d’une part le contenu et la forme des énoncés, et d’autre part les théories qu’il propose et sa praxis langagière. Pour le dire à la manière de Husserl dans L’Idée de la phénoménologie, nous nous intéressons bien évidemment au « daβ », mais surtout au « wie » du texte, c’est-à-dire à « ce qui est dit », mais surtout au « comment il est dit ». Le travail de traduction en castillan du Problème de la genèse dans la philosophie de Husserl, que j’ai entrepris début 2014, m’a obligé à lire, relire, réviser cet ouvrage ; un travail qui m’a donc permis d’approfondir sur la façon dont ce texte est écrit et, plus précisément, sur deux questions.

5 D’une part, on constate que la praxis d’écriture de ce texte n’est pas (ce-qu’on-appelle-aujourd’hui) une écriture derridienne. Elle appartient en effet à un état précédent de son évolution langagière. D’où surgissent quelques questions concernant le rapport entre le sens du texte et l’écriture philosophique que nous allons formuler dans la suite. D’autre part, la lecture de Husserl par Derrida est fondée dans ce texte de 1954 sur la notion de dialectique, une « surenchère dialectique » – écrit-il – qui se développe à l’intérieur de la phénoménologie, dans et par la pensée husserlienne, et ce, avant même l’apparition de la notion de différance. La dialectique, telle que Derrida l’entend en 1954, lui offre en fait la possibilité de mettre en relief les dualités qui se trouvent dans les fondements mêmes de la phénoménologie : innovation et tradition, psychologisme et logicisme, temps psychologique et temps phénoménologique, hylé et morphé, fait et eidos, activité et passivité intentionnelles, constituant et constitué, expérience et connaissance, être et temps, etc., et finalement phénoménologie et ontologie. Des dualités qui s’avèrent donc fondamentales, et que Husserl ne veut pas accepter dans leur irréductibilité par son inscription dans l’idéalisme transcendantal, même s’il ne cesse de rencontrer cette irréductibilité au détour de toutes ses analyses. C’est Derrida lui-même qui affirme :

6

Nous nous proposons de montrer que c’est seulement à partir de Husserl, sinon explicitement chez lui, que peut être sinon renouvelé, du moins fondé, authentifié, accompli le grand thème dialectique qui anime et motive la plus puissante tradition philosophique, du platonisme au hégélianisme[2].

7 Cette lecture dialectique de la pensée husserlienne ouvre tout un champ de questions concernant le rapport entre dialectique, déconstruction, métaphysique et leurs écritures correspondantes. C’est bien sur ce rapport, en définitive, que nous allons nous concentrer dans la suite. Mais une toute dernière remarque s’impose avant de commencer. Cet article reprend, modifiées et sous une perspective différente, des réflexions que j’ai déjà proposées dans deux textes précédents consacrés également aux questions suscitées par ma lecture du Problème de la genèse dans la philosophie de Husserl[3]. Je renvoie à ces deux textes pour quelques points que je ne vais qu’esquisser ici trop rapidement. C’est le cas, par exemple, de la chronologie et du rapport des textes de Derrida sur la phénoménologie de Husserl écrits entre 1954 et 1967. De même, je n’insisterai plus sur mon usage de la formule « Derrida avant Derrida », qui assume le risque d’introduire une coupure temporelle (temporaire ?) dans une pensée qui n’a cessé précisément de rendre problématique la compréhension chronologique de la pensée et des auteurs qu’il a étudiés, notamment de Husserl. C’est pourquoi nous écrivons « avant » en italique, une façon de signaler un usage non-naïf, non-purement-chronologique, de cet adverbe.

1 – Ni écriture déconstructrice ni écriture métaphysique

8 Au niveau de la praxis d’écriture, il est certes fort intéressant de voir comment le lecteur ne trouvera pas, dans Le Problème de la genèse, la précise (dé)construction des arguments, ni une constante réflexion méta-langagière, ni l’invention morphologique ou l’écoute hypersensible à l’idiome qui caractérisent – pour le dire brièvement et entre d’autres traits – l’écriture que Derrida déploiera in crescendo à partir de la fin des années soixante. Ces caractéristiques sont en effet des stratégies d’écriture qui cherchent à déstabiliser « le sens » de tout texte et peuvent être associées à la pensée de la différance. C’est une « écriture déconstructrice », pour la nommer ainsi provisoirement [4]. Dans Le Problème de la genèse, en revanche, nous n’allons pas trouver cette praxis d’écriture déconstructrice qui déstabilise « le » sens des textes, fait exploser l’idiomaticité de la langue française et qui débouchera finalement sur la « politique de l’intraduisible ». Bien au contraire, comme Althusser l’avait signalé pour d’autres travaux du jeune Derrida étudiant, le texte de 1954 déploie un langage philosophique problématique à certains égards : c’est un langage répétitif qui contient des argumentations dont le mouvement avance mécaniquement, en s’appuyant à l’excès sur le ton académique requis pour ce genre de mémoires (voir nos analyses ci-dessous). Jean-Luc Nancy signalait, lors du colloque sur Derrida en décembre 2014 à l’IMEC [5], que celui-ci avait écrit Le Problème de la genèse très vite avec les contraintes imposées pour l’obtention d’un diplôme académique. Quoique vraie, nous croyons que cette remarque n’épuise pas les questions qu’ouvre la praxis d’écriture dans ce texte de 1954, car Derrida a certes écrit d’autres textes en vitesse tout au long de sa vie avec d’autres tons et d’autres styles, et les cadres académiques ne se sont jamais érigés à ce point comme des limitations pour le déploiement de sa praxis d’écriture.

9 Sans oublier donc le cadre universitaire qui est à l’« origine » de ce texte, ce qui nous intéresse c’est pourtant de comprendre en quoi la praxis d’écriture dans Le Problème de la genèse, n’étant certainement pas une praxis d’écriture déconstructrice, met déjà en question toute prétendue pureté du langage, tout rapport simple entre « ce qui est dit » et « comment il est dit ». Mettre en question la pureté et la simplicité du langage dans son rapport à ce qui est dit revient précisément à dénoncer quelques-unes des caractéristiques du langage métaphysique tel qu’il peut être identifié dans le mode de « description pure » (reine Deskription) qui apparaît, par exemple, dans la praxis d’écriture husserlienne : un mode de description qui cherche l’idéalité et la reproductibilité du sens, réactivable n’importe où, par n’importe qui et n’importe quand, et dont la forme de l’énoncé peut être formulé comme « A est B » (So ist es[6]).

10 Une toute première conclusion : entre une praxis d’écriture déconstructrice et une praxis telle qu’elle apparaît dans la « reine Deskription » de Husserl, la praxis d’écriture dans Le Problème de la genèse semble ouvrir un espace langagier autre par rapport et à la métaphysique et à la pensée de la différance.

11 * * *

12 Quelques analyses plus détaillées confirment cette conclusion. Dans Le Problème de la genèse dans la philosophie de Husserl, on trouve une répétition massive des conjonctions, notamment « mais », « donc », « or », « en effet », « alors ». Les nombreuses occurrences de ces particules alourdissent la lecture du texte et nous offrent finalement des argumentations qui se construisent avec une mécanique syllogistique, loin donc du langage soigné, de l’hypersensibilité pour l’idiome, et loin aussi de la (dé)construction du « sens » propre de l’écriture derridienne plus tardive. Cette mécanique devient encore plus évidente dans l’usage répété de la structure « sujet + participe présent + … » (« le monde réel se réduisant… », « Celle-ci n’étant pas définie… », etc.), qui construit le lien entre les analyses sur un régime de causalité parfois difficile à justifier aussi nettement que prétendu. À ce niveau, le lecteur aura également quelques difficultés pour relier les deux parties – trop éloignées – d’une même argumentation articulée par « ou bien… ou bien » et par « tantôt… tantôt ». De même que, au niveau sémantique, saute aux yeux (et aux oreilles) l’usage trop fréquent du verbe « faire ». En effet, dans Le Problème de la genèse tout semble « faire » tout, ce qui laisse dans une indétermination problématique la rigueur des descriptions phénoménologiques et le délicat rapport entre activité/passivité qui reste un des points essentiels de cette magistrale interprétation de la phénoménologie husserlienne qu’est Le Problème de la genèse.

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14 Cette brève analyse de la praxis d’écriture du jeune Derrida devrait certes s’appuyer sur d’autres analyses, notamment sur des comparaisons plus serrées entre des fragments du Problème de la genèse et d’autres livres plus tardifs. Et une toute première comparaison peut en fait s’établir dans ce même livre de 1954. En effet, l’« Avertissement » qui ouvre ce livre est écrit en 1990, trente-six ans plus tard par rapport à la rédaction des analyses sur la genèse. Les différences au niveau de la praxis d’écriture entre ce texte préliminaire et le livre à proprement parler sont très évidentes, il ne faut pas être très « derridien » pour les identifier : ce sont deux modes d’écriture qui conçoivent et déploient différemment le rapport à l’idiome et au sens du texte.

15 En 1990, Derrida est plongé effectivement dans un profond et constant travail d’écriture : il avait fait paraître peu de temps avant Sur un ton apocalyptique adopté naguère en philosophie (1983), Schibboleth (1986), Ulysse gramophone (1987), Psyché (1987), entre autres livres. Comme texte préliminaire pour Le Problème de la genèse, il commence alors son « Avertissement » en faisant résonner l’expression « s’écouter » et en déployant tous les sens et les questions que cette expression idiomatique peut susciter. C’est un des procédés d’écriture qui s’impose chez lui dès la fin des années soixante et qui consiste, on l’a déjà indiqué, à écouter obsessionnellement l’idiomaticité de la langue française. La voix, le ton, la façon de parler, la reproduction technique de la parole, la signature ou l’inscription de l’auteur dans le texte, la reconnaissance de celui-ci dans son écriture, tout cela se fait entendre dans son « Avertissement » de 1990 :

16

À une telle distance, on ne peut plus s’écouter ou plutôt, si on peut au contraire, hélas, commencer à entendre un peu mieux, c’est aussi qu’on a le plus de mal à le faire : souffrance devant un écran, allergie à la présence autoritaire d’une image de soi, à la fois sonore et visuelle, dont on se dit qu’au fond, peut-être, on ne l’a jamais aimée, pas vraiment connue, à peine croisée. C’était moi, c’est moi, ça[7] ?

17 Après l’ « Avertissement », la praxis d’écriture change radicalement. Un écart de trente-six ans (1954-1990) se creuse entre ces réflexions sur « s’écouter » et les analyses de la philosophie husserlienne qui constituent à proprement parler Le Problème de la genèse. Dans celui-ci, il s’agira juste de « scanner » – pour utiliser les mots de Derrida – l’œuvre de Husserl (avec les inédits à cette époque) à partir de la notion de genèse et sans trop s’inquiéter de la praxis d’écriture utilisée. On trouvera certes de puissantes réflexions sur l’ordre, la disposition des arguments et le rapport entre la philosophie, sa lecture de Husserl et l’Histoire de la philosophie – nous allons étudier tout cela ci-dessous –, mais ce questionnement de la praxis d’écriture reste encore à un niveau théorique qui n’atteint pas l’idiome ni ne déstabilise radicalement le sens de la praxis d’écriture elle-même.

18 Bref, nous n’avons proposé ici que quelques exemples d’une analyse de la praxis d’écriture derridienne en 1954, mais ils suffissent déjà à attester que, dans Le Problèmes de la genèse, on trouve une pensée qui (comment le dire ?) n’est pas encore écriture, une pensée qui n’est pas encore obsédée ni par l’idiome ni par l’instabilité du sens des textes. Le questionnement de la praxis d’écriture n’atteint donc pas, en 1954, un niveau de radicalité que nous allons trouver plus tard chez Derrida comme penseur de la différance.

2 – Le Problème de la genèse et l’« écriture dialectique »

19 La praxis d’écriture de Derrida en 1954 n’est donc pas déconstructrice. Mais nous avons déjà annoncé que Le Problème de la genèse dénonce la prétendue pureté et simplicité du rapport entre le langage et le sens, ce qui nous empêche de considérer l’écriture de ce texte simplement comme une praxis d’écriture métaphysique. En effet, Derrida signale déjà en 1954 des points essentiels qui se retrouvent plus tard dans son écriture déconstructrice, bien qu’il manque encore presque complètement le travail sur l’idiomaticité et la (dé)construction précise du sens qu’il mènera à partir de la fin des années soixante dans tous ses textes. Pour le dire brièvement, la praxis d’écriture en 1954 n’entretient donc pas un rapport pur et simple avec le sens, mais elle ne le déconstruit pas non plus. Comme nous l’avons déjà avancé ci-dessus, c’est donc un troisième espace langagier qui s’ouvre dans Le Problème de la genèse et que nous allons cerner ici de plus près.

20 Il y a au moins trois réflexions très explicites dans Le Problème de la genèse sur le rapport problématique entre le langage, le sens du texte et ce qu’il y a à dire. Premièrement, dans l’« Avant-propos » écrit en 1954, on lit :

21

Ce n’est pas un hasard si, dès l’entrée de ces réflexions, nous devons en livrer le sens ultime. Il ne s’agit pas ici d’une nécessité méthodique ou technique, d’une contrainte d’ordre empirique ; tant il est vrai que, ainsi que nous le disions, la forme que nous donnerons à notre exposé est intimement et dialectiquement solidaire d’une réponse aux problèmes posés spéculativement ; cette anticipation constante n’est ni artificielle ni accidentelle. Il faut, pour que toute genèse, tout développement, toute histoire, tout discours ait un sens, que ce sens soit de quelque façon « déjà là », dès l’origine[8].

22 Le rapport entre « le sens » et « la forme de l’exposé » n’obéit pas à un mouvement qui pourrait être subsumé sous un développement linéaire ou simplement déductive. Ce qu’il y a à dire s’anticipe toujours, le sens est déjà là, « dès l’origine », intriqué nécessairement dans le dynamisme des premières analyses. La célèbre expression derridienne « toujours déjà » résonne certes dans cette citation de 1954, ce qui sera confirmé par d’autres occurrences plus explicites de cette même expression tout au long du livre. Appliqué à l’écriture, on pourrait alors affirmer que le « toujours déjà » est la manifestation de la finitude de l’existence s’apparaissant à elle-même dans le texte. Il y a donc déjà un certain « en même temps » du discours et du sens qui contamine l’origine et le développement de « toute genèse, tout développement, toute histoire, tout discours ».

23 On pourrait nous objecter que cette complication dans le développement des analyses se trouve également chez Husserl, dans la mesure où celui-ci souligne le mouvement en zig-zag propre aux analyses phénoménologiques. Bien que le rapport devrait être ici établi plutôt avec la pensée spéculative – on y reviendra ci-dessous –, cette objection ne serait pas sans pertinence. Or, il y a deux différences essentielles entre ce à quoi Derrida en appelle avec cette dernière citation et le zig-zag tel que Husserl le définit dans l’appendice au § 6 de l’ « Introduction » aux Recherches logiques et, plus de trente ans plus tard, dans le § 9, section L, de la Crise. La première différence est tout simple : comme le dit Derrida lui-même, le zig-zag est chez Husserl une question de méthode et donc, jusqu’à un certain point, une « nécessité méthodique ou technique », alors que l’anticipation qui problématise le rapport entre le sens et le discours chez Derrida n’est « ni artificielle ni accidentelle », mais plutôt une manifestation du caractère « dialectique » – voilà la deuxième différence – du rapport entre le sens des analyses – c’est-à-dire le sens de la genèse et, du coup, de la phénoménologie – et la méthode d’analyse elle-même. La praxis d’écriture de Derrida en 1954 met déjà au jour le « toujours déjà là » du sens, c’est-à-dire que la complication du rapport entre discours et sens s’avère une complication nécessaire et intrinsèque au sens lui-même. Le « ce qui est dit » et le « comment il est dit » sont, d’une façon intrinsèque et nécessaire, reliés dialectiquement. C’est pourquoi il s’avère légitime d’affirmer que la nécessité et la dialectique qui caractérisent ce rapport entre la forme de l’exposé et le sens exposé dénoncent déjà implicitement, chez Derrida, toute compréhension métaphysique du langage où le sens maintient un rapport extrinsèque avec la forme dont il est exposé [9]. Que le « ce qui est dit » et le « comment il est dit » soient dans un rapport nécessaire, intime et dialectique fait certes exploser une conception métaphysique du langage où le sens idéal ne dépend pas de la méthode utilisée pour l’exposer.

24 * * *

25 Abordons maintenant un deuxième extrait afin de préciser cette « écriture dialectique » qui se trouve dans Le Problème de la genèse et qui ouvre un espace langagier entre une écriture déconstructrice propre à une pensée de la différance et une écriture métaphysique que nous identifions ici avec la « reine Deskription » de Husserl. Derrida écrit à ce propos :

26

Mais de même qu’une invention sans vérification n’est concevable que dans le mythe d’une conscience sans intentionnalité, d’une pensée arrachée au monde et au temps, de même une vérification sans invention n’est vérification de rien par rien […] C’est dans le même sens qu’on éprouve la solidarité entre toute création et tout accomplissement, tout surgissement et toute tradition. Pourtant, du point de vue d’une logique formelle ou d’une logique absolue, ces jugements portent en eux une irréductible contradiction. Car il ne s’agit pas de jugements d’attribution du type « A est B » dans lequel B serait le prédicat de A ; ici, le sens même de chacun des termes est tel que le sujet et le prédicat sont donnés ensemble en chacun de leurs moments respectifs. Avant même qu’on ne les attribue l’une à l’autre, d’un point de vue purement analytique, l’invention est « déjà » vérification, la vérification est « déjà » invention[10].

27 Ce n’est pas ici notre intention de décortiquer cette citation et de mettre au jour toutes ses conséquences. Pour notre propos, nous importe juste de souligner que, dans la tension ouverte par l’intentionnalité et dans le cadre d’une analyse de la genèse, on ne peut comprendre celle-ci que dans un rapport entre deux pôles qui sont donnés en même moment : invention et vérification, création et accomplissement, etc. Dans ce même texte, Derrida signalera aussi qu’il faut assumer la nécessité et la dialectique de ce rapport, car il y a une synthèse a priori qui relie absolument les deux éléments. Et quant au langage qui correspond à ce rapport, on doit alors évacuer immédiatement la structure « A est B » qui ne correspond pas au rapport entre les deux éléments qui sont en jeu : car l’invention est « déjà » vérification, le sujet de la proposition est déjà le prédicat, et vice versa.

28 Plus tard, dans La Voix et le phénomène et dans l’article « La forme et le vouloir-dire » – mais pas encore ici, en 1954 [11] –, Derrida analysera le « A est B » comme étant la structure par excellence auquel la pensée métaphysique veut réduire la « forme » de la vérité. Or, dans Le Problème de la genèse, les réflexions de Derrida à cet égard ne sont pas encore adressées à une critique de l’histoire de la métaphysique et de la phénoménologie comme pensée métaphysique. Mais le propos des réflexions en 1954 n’en reste pas pour cela moins perçant : en effet, dans notre dernière citation, le jeune Derrida étudiant lance déjà un avertissement à l’égard de cette forme prédicative dans le cadre d’une conception dialectique de la genèse.

29 En définitive, l’écriture dialectique que décrit le jeune Derrida dénonce ainsi la forme prédicative de la métaphysique (« A est B ») sans la nommer en tant que « métaphysique », et tout en restant aussi à l’intérieur du projet phénoménologique. On est donc aussi loin d’une praxis d’écriture métaphysique (parce qu’elle est critiquée dans ses formes langagières sans la nommer comme telle) que d’une praxis d’écriture déconstructrice qui : 1) dénoncerait la métaphysique en la nommant comme époque dans l’histoire de l’être ; 2) refuserait la dialectique en faveur d’une pensée de la différance ; 3) déploierait enfin une toute autre praxis d’écriture que nous avons déjà caractérisée (déstabilisation du sens, idiomaticité, meta-langage, etc.).

30 Insistons encore sur ce qui découle de nos analyses et des distinctions entre les écritures du Problème de la genèse tel que nous le lisons ici. Le point peut-être le plus décisif concernant le rapport entre « différance-écriture déconstructrice » et « dialectiqueécriture dialectique », c’est que le rapport entre A et B, entre les deux pôles ou les deux moments, ou entre sujet et prédicat, n’est pas exactement le même. En effet, pour ce qui concerne le dialectique « A est toujours déjà B en tant que non-A », ce qui implique un rapport négatif et symétrique, et donc dialectique ; et ceci n’équivaut certainement pas à dire que « A et B ne se distinguent qu’à l’infini », où les deux moments sont reliés par un rapport dissymétrique et différé, et donc deconstructrice. En 1967, Derrida écrit à cet égard dans La Voix et le phénomène :

31

Dans sa valeur idéale, tout le système des « distinctions essentielles » est donc une structure purement téléologique. Du même coup, la possibilité de distinguer entre signe et non-signe, signe linguistique et signe non linguistique, expression et indication, idéalité et non-idéalité, sujet et objet […] intention et intuition, etc., cette pure possibilité est différée à l’infini [12].

32 Un écart s’ouvre donc entre 1954 et 1967, entre Le Problème de la genèse et La Voix et le phénomène.

33 * * *

34 Lisons finalement le troisième extrait que nous avons repéré dans Le Problème de la genèse concernant l’écriture et qui nous permettra d’approfondir dans cette praxis langagière autre par rapport et à l’écriture déconstructrice et à l’écriture métaphysique. Derrida affirme :

35

Rien ne peut plus être désigné ou défini sans postuler immédiatement un discours absolument opposé. Tout discours philosophique semble devoir être marqué par cette nécessité. Cesser d’en être « marqué » et l’assumer indéfiniment, c’est là ce qui nous paraît définir la véritable « tâche infinie », « l’idée pratique » de la philosophie[13].

36 En tant qu’il est soumis à la même dialectique que Derrida signale dans la pensée husserlienne entre la psychologie et la logique, la hylé et la morphé, le temps empirique et le temps phénoménologique, le constituant et le constitué, l’expérience et la connaissance, l’être et le temps, la phénoménologie et l’ontologie, etc., tout discours philosophique ne peut jouer que comme « moment » d’un enchaînement dialectique. Toute affirmation doit postuler immédiatement son opposé, de même aussi que tout A est toujours déjà B dans la forme sujet-prédicat de toute proposition. Assumer cette nécessité (A postule toujours déjà non-A) s’avère, d’après le jeune Derrida, la tâche de la philosophie.

3 – Conclusion et ouvertures

37 Le Problème de la genèse introduit dans la phénoménologie husserlienne le mouvement dialectique – une dialectique infinie – afin de dépasser l’idéalisme husserlien (c’est-à-dire l’interprétation idéaliste de Husserl par Derrida), et ceci sans retomber ni dans le privilège de la matière à la manière de Tran Duc Thao ni dans une métaphysique de la différence par le biais d’une théorie de la science comme le fait Jean Cavaillès [14]. D’après Derrida, ce dépassement de l’idéalisme husserlien n’est atteint qu’en gardant la tension entre les « moments » de la dialectique qu’on trouve à tous les niveaux des descriptions phénoménologiques (l’innovation et la tradition, le psychologisme et le logicisme, le temps psychologique et le temps phénoménologique, la hylé et la morphé, le fait et l’eidos, l’activité et la passivité intentionnelles, le constituant et le constitué, l’expérience et la connaissance, l’être et le temps, etc., et finalement la phénoménologie et l’ontologie), sans considérer donc plus originaire ni un pôle ni l’autre, et sans prétendre non plus une « relève » qui estomperait ladite tension : « Cette dialectique n’est pas non plus celle de Hegel qui s’achève dans le Savoir Absolu », écrit Derrida dans une note en 1954 qui semble avoir été mystérieusement raturée plus tard dans le manuscrit [15].

38 Mais retenons un instant cette dernière citation qui semble une sentence définitive, sans l’être en réalité. De même que pour la phénoménologie, Derrida lui-même affirme que son rapport à Hegel est loin d’être clos avec ce passage de la dialectique à la différance qui a lieu entre 1954 et 1967, et qui se manifeste définitivement avec La Voix et le phénomène. Comme il l’avoue lui-même dans l’« Avertissement » écrit en 1990 qui ouvre Le Problème de la genèse : « Qu’il s’agisse de la phénoménologie ou de la dialectique, l’éloignement n’a jamais été pour moi sans remords [16] ». Une confession que l’on peut retrouver ailleurs dans son œuvre sous plusieurs formes, et qui relie fortement différance et dialectique : « malgré les rapports d’affinité très profonde que la différance ainsi écrite entretient avec le discours hégélien, tel qu’il doit être lu, elle peut en un certain point non pas rompre avec lui, ce qui n’a aucune sorte de sens ni de chance, mais en opérer une sorte de déplacement à la fois infime et radical [17] ».

39 Ce que nous avons essayé ici c’est précisément d’identifier cette « sorte de déplacement à la fois infime et radical » entre dialectique et différance au niveau de la praxis langagière. Écriture dialectique et écriture déconstructrice s’accordent ainsi dans la nécessité d’assumer toujours l’anticipation du sens, dans leur refus commun du sens pur, construit linéairement et positivement, et donc dans le refus de la proposition attributive. Elles apparaissent, en revanche, en désaccord pour ce qui concerne les rapports entre les « moments » A et B à tous les niveaux : l’écriture dialectique établit un rapport symétrique et négatif, alors que l’écriture deconstructice établit un rapport dissymétrique (par le supplément originaire) et différé. À ceci s’ajoute, bien évidemment, tout le travail de l’idiome à l’œuvre dans les textes déconstructifs et qui est absent de ce texte de 1954, comme si cette pensée de la dialectique n’avait pas encore à déstabiliser, à déconstruire ce niveau langagier.

40 En définitive, entre l’écriture métaphysique et l’écriture déconstructrice s’ouvre un troisième espace langagier dans la pensée derridienne ; un espace déterminé par l’héritage de Hegel et la proposition spéculative, mais aussi par le refus de toute relève et de tout Savoir Absolu qui caractérisent l’interprétation derridienne de Hegel dès 1954 et jusqu’à la fin de sa vie. Et ceci, malgré tous les tours et détours de ses allusions à la pensée hégélienne : « La négativité dialectique qui a permis à la spéculation hégélienne tant de renouvellements profonds resterait ainsi intérieure à la métaphysique de la présence, de la maintenance et du concept vulgaire du temps [18] ».

41 En tenant compte de ce mouvement de sympathie et antipathie, d’accord et désaccord avec Hegel chez Derrida, aussi bien que du décisif « déplacement infime et radical » entre dialectique et différance, nous aurons ailleurs à nous demander si le rapport entre dialectique et différance chez Derrida est un rapport dialectique ou plutôt un rapport qui diffère dissymétriquement à l’infini. C’est-à-dire, y aurait-t-il chez Derrida – dans ce balancement entre sympathie et antipathie, accord et désaccord avec Hegel – une dialectique de la dialectique et la différance, ou plutôt une différance de la dialectique et de la différance ? Et ce mouvement dialectique ou différantiel entre la dialectique et la différance, nous ferait-il abandonner précisément toute dialectique et toute différance ? Y aurait-il enfin une toute autre pensée, une toute autre écriture ni dialectique ni différantielle ?

Notes

  • [1]
    Voir en ce sens le magnifique travail de Natalie Depraz, Écrire en phénoménologue. « une autre époque de l’écriture », Éditions Encre marine, Fougères, 1999, où elle entreprend des analyses de la praxis de Husserl aussi bien que d’autres phénoménologues (notamment, Levinas, Merleau-Ponty, J.-L. Chrétien).
  • [2]
    J. Derrida, Le Problème de la genèse dans la philosophie de Husserl, Éditions des Presses Universitaires de France, Paris, 1990, p. 7.
  • [3]
    Voir « Derrida avant Derrida. L’écriture dialectique : entre la métaphysique et la différance », in Giornale di Metafisica, 2/2014, Morcelliana, Gênes, p. 314-331 ; et ma postface à l’édition espagnole : J. Derrida, El problema de la génesis en la filosofía de Husserl, Sígueme, Salamanca, 2015.
  • [4]
    Pour une caractérisation plus détaillée de cette « écriture » propre à la pensée de la différance, Derrida nous dit : « Une telle différance nous donnerait déjà, encore, à penser une écriture sans présence et sans absence, sans histoire, sans cause, sans archie, sans télos, dérangeant absolument toute dialectique, toute théologie, toute téléologie, toute ontologie. Une écriture excédant tout ce que l’histoire de la métaphysique a compris dans la forme de la grammè aristotélicienne, dans son point, dans sa ligne, dans son cercle, dans son temps et dans son espace », voir « Ousia et grammé », in Margesde la philosophie, Éditions de Minuit, Paris, 1972, p. 78.
  • [5]
    Colloque organisé par Safaa Fathy et Carlos Lobo sous le titre « Penser avec Derrida… », le 11-13 décembre 2014 à l’IMEC, Caen.
  • [6]
    Derrida réfléchit sur le langage de Husserl dans plusieurs textes, notamment : La Voix et le phénomène, Éditions des Presses Universitaires de France, Paris, 1967 ; et surtout dans « La forme et le vouloir-dire. Notes sur la phénoménologie du langage », in Margesde la philosophie, Édition de Minuit, París, 1972, p. 185-208 – voir spécialement à propos du « est », p. 202 et sq. Sans pouvoir nous y arrêter ici, signalons tout simplement que le langage phénoménologique de Husserl, au moins dans la période entre 1900 et 1913, doit se comprendre en effet comme une « figure » du langage qui contient au moins trois modes de description : le mode de description pure, le mode de description courante et le mode de description bildlich. C’est le mode de description pure (reine Deskription) que nous considérons ici comme un mode métaphysique. Pour une approche plus détaillée, nous nous permettons de renvoyer à des articles que nous avons fait paraître à propos du langage phénoménologique chez Husserl. Voir par exemple : « Violence et phénoménologie : quel plaisir ! Recherches sur le “als” et le “wie” chez E. Husserl », in L. Kurts, M. Vallespir et M.-A. Watine (éds.), Violence du logos. Entre science du texte, philosophie et littérature, Éditions Garnier, Paris, 2013, p. 45-60 ; et aussi « L’écriture du soi chez Husserl », in Jean Leclercq et Nicolas Monseu, Phénoménologies littéraires de l’écriture du soi, Éditions Universitaires de Dijon (EDU), Dijon, 2009, p. 21-32.
  • [7]
    J. Derrida, Le Problème de la genèse dans la philosophie de Husserl, op. cit., p. VI.
  • [8]
    Ibidem, p. 9.
  • [9]
    Nous disons bien « implicitement » parce que le mot « métaphysique » n’apparaît pas une seule fois dans Le Problème de la genèse, si ce n’est dans le nom de la Revue de Métaphysique et de Morale. La Métaphysique comme histoire du sens idéal sous la forme d’une présence qui s’exprime dans le « est », qui reste toujours reproductible à l’infini, etc., n’apparaîtra qu’en 1967 dans La Voix et le phénomène. Dans son introduction à L’0rigine de la géométrie (1962), nous n’avons pas non plus trouvé un usage critique de mot « métaphysique », qui apparaît pourtant à plusieurs reprises avec un sens non marqué.
  • [10]
    J. Derrida, Le Problème de la genèse dans la philosophie de Husserl, op. cit., p. 10.
  • [11]
    J. Derrida, La Voix et le phénomène, Éditions des Presses Universitaires de France, 1967, Paris (ici, 2ème éd. corrigée, 1998) ; et « La forme et le vouloir-dire. Notes sur la phénoménologie du langage », in Margesde la philosophie, op. cit., p. 185-208 - voir spécialement à propos du « est », p. 202 et sq.
  • [12]
    J. Derrida, La Voix et le phénomène, op. cit., p. 113.
  • [13]
    J. Derrida, Le Problème de la genèse, op. cit., p. 125.
  • [14]
    Voir des très éclairantes réflexions à ce propos in Leonard Lawlor, Derrida and Husserl. The Basic problema of Phenomenology, Indiana Press, 2002, chap. 4. Voir aussi les articles tout récents de Daniel Giovannangeli et de Raoul Moati, qui analysent en détail différents aspects du rapport entre Derrida et Tran Duc Thao, mais qui ne déploient pourtant pas les questions d’écriture que nous abordons ici : Daniel Giovannangeli, « Husserl entre Tran Duc Thao et Derrida », p. 133-146 ; et Raoul Moati, « Phénoménologie et dialectique. Derrida critique de Tran Duc Thao », p. 147-162, in J. Benoist et M. Espagne (eds.), L’Itinéraire de Tran Duc Thao, Éditiions Armand Collin, Paris, 2013.
  • [15]
    Le Problème de la genèse dans la philosophie de Husserl, op. cit., p. 257, n. 8.
  • [16]
    Ibid., p. VII, n. 5.
  • [17]
    J. Derrida, « La Différance », in Margesde la philosophie, op. cit., p. 16.
  • [18]
    J. Derrida, « Ousia et grammé », in Marges, op. cit., p. 42.