Le nouveau management, une éthique de l’acuité

Est-ce que je vous conseille l’amour du prochain ? Je vous conseillerais plutôt la fuite du prochain et l’amour du lointain !
Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra

1 Le but de cet article est de fonder une définition du management sur une nouvelle compréhension des stakeholders (parties prenantes à une organisation). Celles-ci ne sont plus déterminées d’abord d’un point de vue social, sociologique, politique ou culturel, qui fournit chaque fois des occasions d’empêcher la conciliation des intérêts divers en vue du bien commun, mais du point de vue même de ce bien commun, compris en son sens phénoménologique, comme la source la plus originaire et la plus universelle de toutes les organisations humaines : la vie elle-même, incarnant en chaque vivant à la fois sa puissance d’agir et son contenu éthique immédiat.

1 – La notion de « bien immatériel »

2 Il existe des lois de la République qui ne procèdent pas des mêmes principes que celles déterminant la production des biens et des services. Par exemple, bon nombre d’articles du code de l’Environnement, du code de l’Urbanisme et du code du Patrimoine réglementent l’aspect des immeubles d’une ville en tant qu’ils sont visibles par les passants, et non du seul point de vue de leurs propriétaires : « Il y a deux choses dans un édifice : son usage et sa beauté. Son usage appartient au propriétaire, sa beauté à tout le monde, à vous, à moi, à nous tous [1] », écrit Hugo. On voit d’emblée qu’appliquer ces lois à la production de biens ou de services constituerait une révolution des priorités habituelles du management des entreprises, lui-même entièrement soumis à cette logique de propriétaire en quoi consiste l’organisation de la production [2].Or cette logique serait étrangère à des lois qui intègreraient non seulement les intérêts des propriétaires mais aussi ceux, éventuellement divergents, d’autres personnes ou groupes, rapportés à un même objet. Et elle constitue un modèle si généralisé et s’imposant si évidemment à nous, qu’on se demande s’il reste raisonnablement possible, s’il reste même pensable que la production puisse s’ordonner selon un autre principe. Plus précisément, de même que les droits de l’urbanisme et de l’environnement n’épousent pas le seul point de vue des propriétaires d’immeubles mais aussi, et même d’abord, celui des riverains et plus généralement des citoyens, ne pourrait-on pas imaginer que de nouvelles lois sociales s’affranchissent du point de vue et des intérêts des seuls actionnaires/propriétaires, et fassent davantage droit à d’autres parties prenantes : aux collaborateurs, fournisseurs, clients et consommateurs, et à la « Cité [3] » (les principes de la République, l’emploi, l’environnement, les causes humanitaires, etc.) ?

3 Si en effet les entreprises sont depuis longtemps, et non moins aujourd’hui qu’hier, des actrices de la vie citoyenne (par l’impôt, le mécénat, les fondations, le sponsoring, la participation aux budgets d’universités ou de grandes écoles, etc.), pourquoi ne serait-il pas possible, et souhaitable, comme on l’entend parfois, d’imaginer un contre-modèle d’organisation de la production, plus radicalement différent du modèle « propriétaire » (capital détenu par les collaborateurs, management élu, échelle mobile et resserrée des salaires, organisation des approvisionnements et de la commercialisation en fonction de critères environnementaux et sociaux, etc.), en tant qu’il intègrerait structurellement les intérêts des autres parties prenantes, au lieu de les cantonner dans son orbite ?

4 Imaginons que, sur une même échelle, nous situions le modèle dominant [4] à une autre extrémité, et le contre-modèle sur une autre. Si nous ramenions le modèle dominant à sa pureté conceptuelle en supprimant, par hypothèse, les lois et usages qui le tempèrent, il pourrait à proprement parler être assimilé à l’esclavage, dans le cadre duquel même le travail, bien qu’il leur incombe, ne relève pas substantiellement des esclaves, puisqu’ils n’y sont affectés qu’en tant qu’outils.

5 À l’autre extrémité de cette même échelle, situons une organisation dans laquelle toutes les parties seraient égales en dignité, le point de vue et/ou l’intérêt de chacune étant également pris en compte : les stratèges, les actionnaires, les cadres, les ouvriers, les fournisseurs, les clients et consommateurs, les riverains et plus généralement les citoyens, proches ou éloignés, et donc aussi leurs conditions d’existence, et sans doute celles de l’humanité dans son ensemble, présente et à venir, c’est-à-dire la qualité de l’eau, de l’air et des paysages, l’impact de la production sur la fertilité et la pérennité de notre espèce et des espèces associées, c’est-à-dire les animaux dits de compagnie et/ou de boucherie, et tous les animaux, et d’ailleurs toutes les plantes incluses dans des processus de production dans lesquels ou par lesquels leur existence est menacée ou ne serait-ce que sollicitée, réquisitionnée, ou arraisonnée. Et nous pourrions aller plus loin, avec Heidegger [5], lorsqu’il pense la « sérénité », pour intégrer dans les parties prenantes, le rapport d’usage que nous avons aux outils, et donc les outils eux-mêmes dans leur ustensilité. Nous pourrions enfin intégrer le rapport de soi à soi, compromis par les contraintes qui lui sont imposées dans un monde de la production reine, de la production à tout prix, de la production coûte que coûte. Voici le champ immense, et stricto sensu universel, de la théorie des parties prenantes, rapportée aux biens notamment immatériels, constituant de proche en proche, avec les biens matériels, la totalité des « étants », et jusqu’à chacun de nous, dans son rapport à soi.

6 Or cette extension sans limites des parties prenantes est impossible. On ne peut entreprendre quoi que ce soit avec ménagement, si ce ménagement consiste à ne compromettre rien, ni personne, ni soi-même, dans quelque procès de production que ce soit : une machine, même la moindre, doit être fabriquée, consomme donc de la ressource, et davantage encore pour fonctionner, par exemple de l’électricité, et aussi de la « ressource humaine », cette ressource-là consommant ou consumant elle-même les ressources nécessaires à la reproduction de sa force de travail, au sens de Marx [6].

7 La question pratique qui se pose est donc la suivante : dans quelle mesure [7] pourrait-on faire fonctionner une entreprise, en application de sa définition c’est-à-dire en fonction de son but, sans compromettre tout ou partie de ses parties prenantes ? Cette mesure peut-elle être posée autrement qu’empiriquement, autrement aussi que résultant d’un pur et simple calcul paramétrique, du niveau des ressources ou du stock, de la qualité de l’air ou du taux d’invalidité entraîné par tel ou tel process chez tel nombre de travailleurs par an, etc. ? Autrement dit, la question de la mesure, et de la juste mesure, peut-elle être posée d’une manière qui ne prendrait pas en compte les éléments ayant directement part à la productivité ou à la rentabilité d’une entreprise ? Ou encore, peut-on établir de manière complète, générale et indépendamment de tout intérêt particulier, une définition de ce que serait la juste mesure de la production, cette juste mesure étant précisément ce que, par hypothèse, nous pourrions nommer Management ?

8 Dès lors qu’on ne peut pas mettre à distance toutes les parties prenantes d’un processus de production (ce qui serait contradictoire dans les termes), que convient-il, par et dans le management, de ménager ? La question est celle d’Aristote [8], to deon : que convient-il de faire ? Mais cette question prend ici une extension dont la question de la limite n’est pas réglée. Quel est en effet le critère de la juste mesure lorsqu’il s’agit de prendre en compte les parties prenantes d’un processus de production ?

9 On pourrait dire, en raisonnant par l’absurde, que toute production sollicitant une « partie du tout » devrait être abolie, c’est-à-dire la production elle-même et en tant que telle, et a fortiori la production lourde supposant une exploitation massive des ressources. Certains, qu’on a coutume d’appeler « les décroissants », lancent ce genre de défi. Mais si, déboutant la conjecture chimérique des décroissants, nous maintenons l’idée d’une production, comment en définir la juste mesure ? Comment « à la fois atteindre le milieu et être dans l’excellence ? » selon l’expression de Lambros Couloubaritsis [9]. Et pourquoi d’ailleurs nous en tiendrions-nous à Aristote ? In medio stat virtus ont répété des générations scholastiques, prolongeant un précepte grec [10] inscrit sur la porte du temple de Delphes. « Rien de trop », mais en terme de management, à partir de quelle limite passe-t-on dans l’excès ? Rien ne prouve d’ailleurs que le milieu (medium) vaille mieux que les extrêmes en la matière, ou plutôt rien ne prouve que le milieu dont il s’agit est réellement équidistant des deux extrémités déjà décrites, d’une part la décroissance, d’autre part la production à outrance et les modèles (anti-managériaux associés).

10 Pour ce qui concerne les parties prenantes les plus proches de telle ou telle unité de production (actionnaires, clients, collaborateurs et fournisseurs), nous l’avons déjà entrevu : il pourrait convenir de réaliser un équilibre original, duquel résulterait par exemple ceci :

11 1. Fournisseurs et sous-traitants : que les négociations de référencement n’écrasent pas leur marge et que leurs prestations leurs soient payées dans un temps raisonnable.

12 2. Clients : que la qualité des produits livrés, et des livraisons elles-mêmes, soient conformes à ce qu’on appelle la « promesse client » : je vous ai vendu une voiture rouge livrable en 3 semaines, je ne vous la livre donc pas verte au bout de 2 mois, ou alors je vous dédommage d’une manière ou d’une autre.

13 3. Actionnaires : qu’ils reçoivent une rémunération du risque qui les encourage à investir, ou en tout cas ne les en décourage pas, sachant que cette rémunération serait encadrée par la loi en fonction de la juste rémunération du travail par ailleurs.

14 4. Collaborateurs : étant entendu qu’une entreprise ne fonctionne pas sans exécutants, quel que soit leur niveau, le principe d’une échelle relativement resserrée des salaires semble un principe à cet égard nécessaire et suffisant : aucune partie prenante ne pourrait percevoir une rémunération plus de x fois supérieure à celle de n’importe quelle autre.

15 Mais dans le cadre d’une acception plus large, et même, nous l’avons vu, quasiment universelle des parties prenantes, à quoi nous en tiendrions-nous ? Comment dois-je, et d’abord comment puis-je intégrer le sort d’une famille d’orangs-outans de Bornéo dans la commande d’une certaine quantité de bois exotique entrant dans la composition, par exemple, des salons de jardins ou des tableaux de bord de voiture haut de gamme que je fabrique ? Ou, plus simplement, selon quels critères m’interdirai-je de convoquer une réunion à 9 heures du matin alors que les participants viennent de loin ? Quelle est ici la juste mesure ?

16 On pourra me faire remarquer qu’il existe déjà un droit, des lois, des pratiques, des possibilités politiques et juridiques de faire évoluer ces lois et pratiques. Au moins de fait, il semble donc que la réponse existe et qu’ainsi, le management soit bien connu en tant que tel. Peut-être, mais il l’est prosaïquement, n’en déplaise aux entreprises de conseil en coaching et management qui abondent de nos jours. Contrairement à elles, nous nous sommes donnés la tâche d’en produire le concept. Si donc, par hypothèse, la juste mesure est le nom de baptême ou la définition nominale du management, quel est encore le ressort le plus originaire et donc le plus propre au concept du management ou de la juste mesure ? Avant même d’inscrire, précipitamment, comme ce fut toujours le cas jusqu’alors, une prétendue réponse à cette question dans un droit, dans un code et dans une pratique, il serait en effet heureux de prendre philosophiquement cette question à bras le corps.

17 Nous avons vu qu’à cet égard, ce qui semble dessiner un tel concept serait le critère du « ni trop, ni trop peu » : ni arraisonnement total, ni décroissance et réduction consécutive de l’existence humaine à la simple et triste nécessité (on ne boit plus dans des verres, mais accroupis dans des flaques). « Ni trop, ni trop peu », c’est-à-dire ni l’épuisement tendanciellement total de la ressource, qui nous placerait dans une situation, à proprement parler, d’aporie, au sens étymologique de « sans ressource », et qui est aussi la meilleure illustration de l’aporie théorique de ce système dévorant et finissant par se dévorer lui-même ; ni non plus une mise à distance qui interdirait à quiconque de faire quoi que ce soit dès lors qu’il y impliquerait quelqu’un, qu’il s’agisse de lui-même ou d’autrui. Dans ces deux cas extrêmes, dont seul le deuxième, hélas, n’est qu’une hypothèse d’école, il n’y a d’ailleurs pas de parties prenantes, les parties n’ayant prise à rien et en rien, et n’étant donc pas même des parties.

18 Quel est-il alors, le critère de cette juste mesure, ressort ultime de la phronesis en quelque sorte, de la sagacité (c’est ainsi que Richard Bodéùs [11] traduit phronesis) ? Quel est le ressort de la sagesse pratique (autre traduction), de la prudence, du discernement ? Disons « justesse », ou même « ajustement », mais au sens actif du terme, « capacité et effectuation d’ajustement ». Cette juste mesure, semble-t-il introuvable, encore infondée, si difficilement repérable entre les deux pôles d’absurdité déjà décrits, ceux de la dévoration totale et de la déprise totale, où donc gît-elle anonymement, ténébreusement, et d’où se contente-t-elle d’émerger, ici ou là, mais toujours fugitivement et sans qu’on puisse en avoir une compréhension stable et générale ?

19 La réponse à cette question nous est peut-être donnée dans l’Évangile de Mathieu, au XVème chapitre, où il est dit : « Ce n’est pas ce qui entre dans la bouche qui rend l’homme impur, mais ce qui sort de la bouche… qui rend l’homme impur. » Puis un peu plus loin dans le même chapitre : « […] mais manger sans s’être lavé les mains, cela ne rend pas l’homme impur. » Et si « bien manager », c’est-à-dire, si l’on suit Mathieu, d’abord s’appliquer à soi-même une juste mesure, revenait non pas à se laver les mains avant de manger, c’est-à-dire à observer un ensemble de lois et de codes extérieurs à moi (qui serais en charge de prendre une décision concernant un système de production affectant lui-même un ensemble plus vaste) ? Si donc bien manager consistait d’abord à reconnaître ou découvrir ou retrouver la juste mesure inscrite au cœur même de ce que Michel Henry appelle un savoir élémentaire de la Vie (double génitif) ? Si donc bien manager ne revenait pas d’abord à se conformer aux lois, mais bien à ce savoir élémentaire ? Alors ce ne serait pas que je me lave les mains avant de décider, c’est-à-dire que je me soumette aux lois, qui ferait de moi un manager dans le plein sens du terme.

20 Il convient certes qu’un manager se soumette aux lois, mais comment agira-t-il quand la loi ne prévoit rien ? Comment agira-t-il quand la loi elle-même ne sera pas juste, car elle-même n’aura pas été élaborée par un législateur qui aurait d’abord produit le concept de la juste mesure appliquée au management des entreprises ? Qu’adviendrait-il d’ailleurs de sociétés, dans les deux sens du terme (société civile ou politique, et société inscrite au registre du commerce), qui ne fonctionneraient plus qu’en application de codes ? Où plus aucune part ne serait laissée à l’appréciation des situations, à la délibération intérieure, et au libre exercice de la vertu ?

21 Essayons plutôt de partir de l’hypothèse selon laquelle observer les lois ne me rend pas pur, ni moi ni aucun manager ni non plus aucun homme, et que donc la justesse ne dépend pas de l’application des lois, mais que c’est plutôt, au contraire, la justesse qui suscite les bonnes lois et en garantit la sage application. Voici, à l’appui de cette thèse, un extrait d’un article de Michel Henry, paru dans La Recherche en mars 1989, qui résume les thèmes développés aussi bien dans La Barbarie[12], en 1987, que dans ce qu’il est convenu d’appeler sa « trilogie chrétienne » [13] :

22

Quant à l’éthique – totalement étrangère au domaine de la science, en sorte que celle-ci n’a justement rien à nous apprendre sur ce que nous devons faire –, elle puise sa source dans la vie et en elle uniquement. C’est pour autant que la vie, s’éprouvant immédiatement en son besoin souffrant et en tous ses vécus, sait ce qu’elle est et ce qu’elle veut, qu’elle sait aussi ce qu’il faut faire et comment le faire – s’il est vrai que son savoir immédiat est aussi celui de tout savoir-faire, de toute praxis possible. La vie, en fin de compte, se veut elle-même… Elle veut, selon le désir d’accroissement qui l’habite, vivre davantage, sentir, comprendre, aimer davantage. En tout ce qu’elle fait, en chacun de ses pouvoirs, elle aspire à s’éprouver elle-même plus fortement, elle vise un plus grand bonheur. Ce bonheur de vivre constitue l’unique finalité de la vie comme de tout ce qu’elle entreprend[14].

23 Être pratique serait redevenir spirituel, suggère Henry. À ce stade, cela ne signifie pas devenir ou redevenir religieux, et donc cela ne conduit pas à « espérer en le salut par Dieu » à l’instant de faire quoi que ce soit, y compris manager, mais ce serait intégrer au management, ceci :

  1. toute codification législative, réglementaire ou déontologique, nécessairement extérieure à moi et pour cette raison qu’elle l’est, sera toujours peu ou prou inapte à intégrer judicieusement les parties prenantes, d’autant que ces lois et règlements peuvent très bien être suscités par des gens ou des groupes qui n’ont aucun intérêt immédiat à cette prise en compte, et qui peuvent donc s’arc-bouter sur un type classique de management, de non-management à vrai dire (vertical, directif, étroit).
  2. comment faire en sorte qu’un sentiment de justice ou de justesse né de et dans la vie elle-même imprègne ou même inspire les lois et les pratiques, car nous savons bien que nous en resterions sinon aux vœux pieux ?

24 Un premier élément de réponse serait le suivant : élaborer des modules d’enseignement du management qui prévoient que les décideurs ne distinguent plus ce qu’ils peuvent ou doivent faire en fonction de la proximité de l’incidence et/ou des conséquences de leur décision (sur mon usine, mon chiffre d’affaire, mes salariés, mes compatriotes), mais en fonction de l’acuité de cette incidence et/ou de ces conséquences (l’accélération de l’extinction d’une espèce animale ou végétale, ou au contraire la favorisation d’une filière de sous-traitance intégrant complètement le recyclage ou la biodégradabilité dans sa propre production, etc.)

25 On pourrait m’opposer que ce qui détermine le caractère d’acuité, c’est justement le caractère de proximité. Comment distinguer les deux ? On l’a vu : mon usine d’un côté, les orangs-outans de l’autre. Mais surtout, pourquoi distinguer l’acuité de la proximité ? Parce que, dans cette distinction, consiste exactement l’essence du management, et plus archaïquement la source de toute phronesis, de toute justesse, de toute possibilité d’ajustement : un savoir immédiat de la vie, de ce qui est juste et/ou ajusté, et de ce qui ne l’est pas.

26 Mais comment se pourrait-il que ce qui est loin me soit par hypothèse plus impérieux, plus urgent, plus important, plus aigu, que ce qui m’est proche ? Est-ce seulement concevable ? Oui, si je me convaincs que le management n’est pas la justification théorique et finalement le bras armé de l’égoïsme et de la prédation, mais bien la meilleure façon d’assurer la pérennité de mon entreprise, et donc celle de mes fournisseurs, de mes clients, de mes actionnaires et de mes collaborateurs. Et que ce qui assure la pérennité de mon entreprise et de toutes ses parties prenantes immédiates, est justement que, dans toutes les décisions qui m’incombent, dans les protocoles et procédures que j’imagine et mets en place, dans ma façon de me soumettre aux lois ou de chercher, d’ailleurs, à en susciter de nouvelles, je prenne en compte d’abord l’acuité et non la proximité apparente.

27 Mais la proximité apparente n’est-elle pas toujours aiguë ? Ne l’est-elle pas par essence ? Et qu’est-ce qui ferait que l’acuité, elle, ne serait jamais lointaine ? C’est encore dans Michel Henry que nous trouvons clairement la réponse à cette question. Le critère de l’acuité, c’est-à-dire l’attestation indépassable de ce qui est réel, est simplement le sentiment que j’éprouve à l’occasion de la manifestation de ce réel [15].

28 Soit, mais comment éprouverait-on avec plus d’acuité ce qui ne nous est pas proche ? En renonçant à faire du proche le critère de l’acuité, pour faire de l’acuité le critère du proche. Voilà le principe (que je conseillerais d’intégrer aux cursus managériaux) : c’est aigu, éprouvé comme tel, donc c’est proche, donc c’est là, donc c’est mien.

29 Et si je me moquais bien, moi, que les orangs-outans disparaissent, si le critère du proche est l’acuité ? Voilà bien la preuve que tout ce verbiage est parfaitement vain, puisque dans cette hypothèse la disparition de ces singes ne serait aucunement aiguë pour moi. Pourtant, cette position amorale apparemment assumée est phénoménologiquement fautive, et donc sans fécondité pratique pérenne. En effet, retrouver un savoir immédiat de la vie, disions-nous avec Henry, qu’est-ce à dire ? Que nous devons bien penser des écoles, avec leur autorité d’école, gouvernée par des principes, par exemple ceux que je viens d’exhiber, mais en étant convaincu que ces principes et les contenus d’enseignement qu’ils détermineront, permettront justement aux élèves, aux clients, aux humains, aux vivants qui, originairement et finalement, composent les entreprises actuelles et futures, de retrouver, attestée par le sentiment indubitable du réel, que l’acuité m’est toujours essentiellement proche alors que le proche ou soi-disant proche ne m’est pas toujours essentiellement aigu. Ainsi, il est faux que je doive à jamais éprouver comme plus réel un bilan comptable qu’une scène de déforestation massive entraînant l’extermination de colonies de singes voire de tribus autochtones. Pourquoi ? Parce que ce n’est pas plus réel, et ne saurait l’être, selon les savoirs immédiats de la Vie : tout juste pouvons-nous avoir aujourd’hui l’illusion que cette colonne de chiffres ou que cette chaîne de montage est plus réelle que ce que j’ai précédemment dit. C’est pourquoi la première mission d’une école, de management ou autre, est de lever les illusions et non de les nourrir, de déciller les yeux, d’élever l’esprit et avant tout d’aider à faire retrouver par chacun sa possibilité la plus propre, qui est de ressentir.

30 On me dira que ceci n’adviendra pas car les écoles de management n’enseigneront jamais un type de management qui ferait passer au second plan les notions de chiffre d’affaire ou d’Ebitda [16]. Mais pourquoi ces notions passeraient-elles, dans cette hypothèse, toujours et nécessairement, au second plan ? Pourquoi serait-il absolument nécessaire que le souci aigu du lointain entraîne une diminution de mes gains ou de ceux de l’entreprise ? Manager serait au contraire viser un résultat en marge brute qui n’aurait pas été obtenu en dépit du sentiment d’acuité réelle, mais plutôt grâce à lui. Car enfin, quelle finalité marketing et commerciale ne ressortirait-elle pas renforcée d’une acuité managériale approfondie, plus authentique, d’une connaissance intime, intérieure, de ce que les autres humains désirent le plus ardemment, bien au-delà d’ailleurs de leurs caractéristiques mondaines, c’est-à-dire une connaissance de ce que la Vie veut dans les vivants : s’étreindre et s’atteindre elle-même toujours davantage ? L’hypothèse de Henry, la mienne aussi, c’est que la Vie ne s’étreint ni ne s’atteint dans la destruction, c’est-à-dire le saccage des ressources, y compris humaines. Ou alors, cette étreinte a lieu, mais illusoirement, dans le cas du retournement des forces de la vie contre elle-même : ce que Baudelaire, reprenant le poète Térence qui le tenait lui-même du grec Ménandre, appelle Heautontimorouménos[17], « celui qui se hait soi-même » ou « le bourreau de soi-même », très proche de ce que Nietzsche appelle le ressentiment [18]. Serions-nous, pour bien manager, condamnés à attendre que la loi dispose que l’acuité soit fonction de la proximité ? N’est-ce pas plutôt cette attente qui serait irréaliste, que ce soit d’ailleurs en des temps de régression de la pondération de la décision politique, comme actuellement, ou en des temps de surpondération de la décision politique, dont on sait bien qu’elle n’est pas nécessairement, loin de là, un gage d’expression et de satisfaction de l’intérêt général ?

31 Et si nous pensions qu’il n’y a pas d’alternative à ce que la loi ordonne, n’est-ce pas encore à cause de notre éclipse spirituelle ? N’est-ce pas en conséquence d’un doute, d’un soupçon généralisé, d’une méfiance (la méfiance étant de l’ordre du « non », et la confiance de l’ordre du « oui », qui est l’ordre spirituel lui-même), que nous estimerions que ni les écoles de management, ni leurs clients, ni leurs élèves, ni leurs bailleurs de fonds, ne soient capables d’adhérer au principe d’acuité morale des décisions managériales plutôt qu’à celle de proximité apparente de leur incidence et de leurs conséquences ?

32 Pourtant, voilà désormais le critère de la juste mesure, de la justesse : l’acuité morale des décisions prises en fonction du savoir immédiat, conscientiel, de ce qui est juste et de ce qui ne l’est pas.

33 Quant au chiffre d’affaire et à l’Ebitda, nous en sommes arrivés, et certes pas par la loi d’ailleurs, à un moment historique où vendre un tableau de bord fabriqué en matériaux recyclés ou biodégradables ne serait sans doute pas moins rémunérateur qu’en vendre un en padouk, en palissandre ou en wengé.

34 Il suffirait de le vouloir. Or nous sommes à la veille de la mise en œuvre concrète de cette volonté, aujourd’hui très partagée. Il faudrait d’ailleurs se demander pourquoi, alors que tout y dispose, nous ne mettrions pas en place, en effet, cette nouvelle forme de management, authentique et de ressort spirituel ; mais ce ne serait plus le sujet de ce travail.

35 Non, les « patrons », et notamment ceux qui ne le sont pas encore et s’apprêtent à le devenir au sortir des Grandes Écoles, ne sont pas de toute nécessité des affameurs, des exploiteurs et des oppresseurs : la conscience qu’il en existe bien de cette sorte suffit en réalité à distinguer tous ceux qui, « en genre et en nombre », n’en relèvent pas. Je ferais donc ici ce pari : puisque le politique est en repli, comme le sont sans doute durablement l’État et l’idée même d’État ; puisque les décisions structurantes sont désormais potentiellement et d’ailleurs réellement dans les mains des managers, alors il faut intégrer les désirs de vie et de la vie dans les modules de l’enseignement managérial de haut niveau :

36 1. Le sentiment d’acuité est la seule attestation du réel, le proche apparent n’en est qu’une apparence précisément. Et donc l’aigu, voilà le proche. Mon voisin n’est pas mon prochain : mon voisin l’est dans le monde, mon prochain l’est dans la vie.

37 2. Le réel est le seul domaine du « manager ». Un « manager » n’a rien à inventer, à imaginer, à rêver ou même à voir : il a à ressentir authentiquement. Et il a ensuite à décider, et rien d’autre, en fonction et en fonction seulement de ce qu’il ressent authentiquement, c’est-à-dire comme vivant.

Notes

  • [*]
    Écrivain.
  • [1]
    Revue des deux mondes, 1er mars 1832.
  • [2]
    Mise en œuvre d’une stratégie commerciale efficace, rentabilité à court terme des investissements et profits résultant de la maîtrise « optimisée » des coûts (masse salariale, frais de structure, fiscalité, consommations, etc.).
  • [3]
    Alain Etchegoyen, Les Échos, 27 février 2001.
  • [4]
    Une organisation dans laquelle une seule partie prenante à la production en effectuerait tous les rapports possibles (décision stratégique, commandement, travail, profit).
  • [5]
    Voir Heidegger, « Sérénité », in Questions III, Éditions Gallimard, et Être et temps, paragraphe 15.
  • [6]
    Marx, Le Manifeste et Le Capital, Livre 3, Section 3, chapitre 14, paragraphes 1 à 4.
  • [7]
    C’est la question grecque par excellence, siamoise de l’idée d’apeiron (ἄπειρον), c’est-à-dire le « sans limites », chez Anaximandre.
  • [8]
    Aristote, Éthique à Nicomaque, Livre II (La vertu), chapitre 6 (Définition complète de la vertu morale, et précisions nouvelles).
  • [9]
    Lambros Couloubaritsis, L’Éthique et le soi chez Paul Ricœur, Paris, Éditions Septentrion, Coll. « Opuscules », 2013, Chapitre 5 (Paul Ricœur et la question aristotélicienne du temps), paragraphe 3.
  • [10]
    μηδὲν ἄγαν (medèn agan) : rien de trop. Voir Aristote, Éthique à Nicomaque, 1106ab ; Platon, République, 349 e et 443d, ainsi que Philèbe, 31c-32b et 64d-65d.
  • [11]
    Voir Richard Bodéùs, in Aristote, 3ème partie, 3ème chapitre, Paris, Éditions Vrin 2002.
  • [12]
    Michel Henry, La Barbarie, Paris, Éditions Grasset, 1987.
  • [13]
    Michel Henry, C’est moi la Vérité, Paris, Éditions du Seuil, 1996 ; Incarnation, Paris, Éditions du Seuil, 2000 ; Paroles du Christ, Paris, Éditions du Seuil, 2002.
  • [14]
    Dans ce passage, pourrait-on me faire observer, Henry parle du développement de la technique et pas du management. À quoi je répondrais que rien chez Henry ne nous interdit de considérer le management comme une technique, et que tout au contraire nous y autorise.
  • [15]
    Henry prend l’exemple d’une personne qui rêve qu’elle tombe du troisième étage, et dont l’éprouvér de la chute est indubitable, alors que la réalité descriptible, mondaine, extérieure de sa chute est au contraire parfaitement douteuse. Le critère de l’acuité, en ce sens, c’est l’éprouver : l’éprouver est le constituant fondamental du réel. Nous retrouvons précisément un exemple de même nature au paragraphe 26 du Traité des Passions de l’Âme de Descartes.
  • [16]
    (« Earnings before interest, taxes, depreciation, and amortization » : revenus avant intéressement, impôts, dépréciation et provisions sur immobilisations, mais après provisions sur stock et créances clients), qui est une notion assez proche de ce qu’on appelle plus traditionnellement la marge brute.
  • [17]
    Baudelaire, Spleen et idéal, in Les Fleurs du mal.
  • [18]
    Sur Nietzsche, voir Michel Henry, La Généalogie de la Psychanalyse, chapitre VII et VIII, Paris, Éditions des Presses Universitaires de France, 1985.