Il n’y a plus de nationalisme de gauche. National-développementisme et virage conservateur au Brésil après juin 2013

L’indépendance, l’abolition de l’esclavage, la proclamation de la République sont des conquêtes de notre peuple, voilà pourquoi je les défendrai jusqu’à la mort. Même quand j’exerce la violence, je suis conscient de ce que je défends les droits humains les plus sacrés.
Le Christ conquérant, personnage principal du film Idade da Terra (L’âge de la Terre), de Glauber Rocha.

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1 Un idéologue national-développementiste écrit un article après l’autre, en regrettant la soi-disant dépolitisation de la jeunesse et de la société brésilienne en général. Presque apocalyptique, il regrette le manque d’intérêt pour les partis et décrit une scène catastrophique, résultat d’une prétendue grande manipulation des jeunes désinformés et des « hommes communs » par les moyens de communication. Nostalgique dans ses lamentations, il rappelle un passé presque mythique, où il y avait des leaders et des partis politiques que la population respectait, et une véritable et authentique militance de gauche dont il se croyait, semble-t-il, l’un des derniers représentants.

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2 À la veille de la Coupe du Monde de 2014, « l’intellectuel marxiste » officiel du parti au pouvoir suggère aux Gaviões da Fiel (les « Faucons de la Fidèle »), association de supporteurs de l’une des équipes de football les plus populaires du pays, « de rouer de coups » un groupe de sans-abris campés dans un terrain vague à côté du stade de cette équipe, récemment construit, où aurait lieu la cérémonie d’ouverture de la Coupe du Monde. Sa position sur les grandes manifestations de juin 2013 est à peu près la même ; celle qui a donné le ton au discours des « militants » de l’appareil du parti : ou bien ils sont de droite, ou bien ils sont manipulés par la droite, sans compter qu’ils n’ont pas de propositions… Bref, une campagne de dépréciation et de dénigrement pur et simple, comme support politique d’une stratégie de répression policière, qui a réuni dans un même discours la Présidence du Brésil (dans les mains du PT Parti des Travailleurs), aussi bien que les gouvernements des États dominés par des partis d’opposition, et même les grandes corporations de communication qui font une opposition systématique au PT.

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Scène 3

3 Un haut dirigeant d’un parti communiste, autrefois « maoïste », a aujourd’hui un poste également important dans le gouvernement du PT, l’une de ses principales fonctions étant celle de favoriser, à n’importe quel prix, les travaux pour la Coupe du Monde, sans tenir compte des objections, quelles qu’elles soient, et aussi de l’opposition populaire. Membre d’un parti qui, dans les années soixante-dix, en pleine dictature militaire, a été l’organisateur d’une tentative mi-héroïque, mi-donquichottesque, de créer un foyer de guérilla, ce dirigeant milite désormais systématiquement contre la démarcation des terres indigènes et contre toute tentative de faire réglementer écologiquement l’exploitation agricole de la terre, ayant aujourd’hui les mêmes positions politiques que les représentants les plus conservateurs de l’agrobusiness.

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4 Une femme qui travaille comme domestique, mère de deux filles adolescentes, les premières de toute l’histoire de sa famille à avoir des chances réelles d’accès à l’université, électrice fidèle de Lula et de Dilma lors des quatre dernières élections, comme presque toute sa famille et ses voisins, défend avec conviction le projet de loi pour la « réduction de la majorité pénale » ; une proposition qui a aujourd’hui le soutien de 87% de la population brésilienne. Habitant un quartier pauvre et autrefois paisible, dans la périphérie de la région métropolitaine de Rio, cette dame voit aujourd’hui les rues de son voisinage occupées par des bandes de garçons de 14 à 17 ans, qui portent de lourdes armes de guerre, en semant la terreur au sein de la population locale. Ces garçons ont été expulsés des favelas incrustées dans les quartiers les plus centraux de la ville, par la politique de l’occupation et de l’installation des « unités de pacification » de la police militaire, en vue de préparer la ville pour la Coupe du Monde et pour les Jeux Olympiques. Ces troupes sont accusées, presque quotidiennement, de toute sorte de violence contre la population de ces favelas, y compris de pratiquer la torture et de l’exécution pure et simple des citoyens.

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6 Pour traiter la scène sociopolitique brésilienne actuelle, choisissons comme stratégie celle de décrire des situations particulièrement symptomatiques du moment où nous nous trouvons [1].

7 Trois des quatre cas mentionnés concernent le discours absolument majoritaire chez ceux qui restent encore pour soutenir le gouvernement PT, quoique le PT ait effectivement de moins en moins de pouvoir face à un Congrès majoritairement à droite qui se retourne contre lui. Mais c’est aussi un discours qui prédomine au sein de « l’opposition de gauche » au gouvernement PT, depuis déjà les premières années du gouvernement Lula, en insistant tous deux sur une formule générique qui proclame : « être de gauche = défendre l’État », cousine germaine de cette autre formule sud-américaine : « être de gauche = être nationaliste ».

8 Le lecteur s’est sans doute aperçu que la quatrième situation décrite semble distincte des trois premières. Mais en dépit de l’apparente et de la réelle distinction, il y a entre elles plus de ressemblances qu’il ne paraît. Commençons par la première de ces ressemblances, à savoir la question évidente qui surgit de ces quatre situations : « Où est-ce qu’il a mal tourné, ce processus qui a commencé avec l’élection de Lula en 2002 ? Où est-ce que cette période, inédite au Brésil, de déplacement social, de réduction de la pauvreté et de l’inégalité, où les personnes ont commencé à occuper des espaces et à circuler dans des lieux sociaux qui ne leur semblaient pas “destinés” auparavant, est-elle arrivée à une limite et même à ce qui semblerait être le début d’un processus de réversion ? ».

9 J’avance alors l’hypothèse que je soutiendrai ici, à savoir que le « virage conservateur » des gouvernements Lula/Dilma – avec même le retour de la violence de l’État contre les mobilisations sociales, en particulier à partir de 2013 – a un rapport intime avec l’adoption d’un discours et surtout d’actions politiques qui ont réorganisé le bloc au pouvoir autour d’un programme politique et économique qui s’approche de plus en plus de ce que la pensée majoritaire de la gauche brésilienne considère comme sa plus grande fierté, sa croyance, son catéchisme : le « national-développementisme ». Mais notre critique ne se place nullement d’un point de vue conservateur et/ou libéral ; bien au contraire, ce que nous voulons soutenir, c’est justement que le programme « national-développementiste » ne peut plus être considéré comme un programme de gauche, que, depuis quelque temps au Brésil et peut-être en Amérique latine, d’une façon générale, il n’est que l’une des faces du pouvoir. Je vous propose de laisser de côté, pour une analyse qui sera reprise plus bas, les situations décrites plus haut. Essayons de comprendre d’abord comment le national-développementisme est devenu le discours majoritaire de la « gauche ».

I – Le national-développementisme a été de gauche

10 Le national-développementisme a effectivement été de gauche, en Amérique du Sud, arrivant à provoquer les réactions les plus violentes de la part des pays capitalistes du Nord. Dans le cas spécifique du Brésil, il a joué un rôle important dans un processus historique qui a permis que – malgré toutes les contradictions et les déséquilibres – ce pays ait cessé d’être un simple pays agricole, dont la fonction était de fournir des produits alimentaires et des matières premières dans une certaine « division internationale du travail » du capitalisme ; une division qui a commencé à être contestée plus effectivement après la fin de la Seconde Guerre mondiale. Pendant cette période, on le sait, la simple prétention stratégique d’un pays comme le Brésil à s’industrialiser se heurtait à une très forte opposition politique, aussi bien de la part des secteurs qui contrôlaient l’économie locale, que des dites « grandes-puissances ». Si cette prétention se faisait accompagner d’une quelconque stratégie pour chercher du pétrole sur son propre territoire et pour maintenir cette exploitation « hors de portée » des prétentions des anciennes « sept sœurs [2] », ce pays serait alors pratiquement en train de faire une déclaration de guerre au centre du capitalisme international. Il est évident que le coup d’État monté contre le second gouvernement de Getúlio Vargas [3] (alors qu’il avait été élu démocratiquement) et que le suicide du vieux leader nationaliste a en quelque sorte renversé, avait pour l’une des raisons principales la création de la Petrobrás et, par conséquent, la nationalisation de l’exploitation du pétrole. Il ne s’agit pas d’une pure rhétorique pamphlétaire de gauche que de dire que cet acte « nationaliste » de Vargas a causé une violente réaction politique à Washington. À ce propos, à peu près à la même époque, en 1953, le premier ministre démocratiquement élu et laïc de l’Iran, Mohamed Mosaddegh, qui avait nationalisé la production du pétrole, a été renversé par un coup d’État fomenté par les États-Unis, et remplacé par le régime sanguinaire du Chah Reza Pahlavi. Eh oui, l’Iran a déjà eu un gouvernement laïc et démocratiquement élu, contre lequel l’Occident a conspiré pour le renverser.

11 D’autre part, il est vraiment typique d’une sorte d’« idolâtrie de l’État », qui méprise la production sociale, de dire que l’industrialisation n’a eu lieu que « grâce à l’État ». Quoique fondamental pour « l’accumulation primitive » qui a créé les conditions pour l’avènement du capitalisme, quoique décisif pour la stratégie toujours expansionniste du capital, l’État, dans le capitalisme, a une manière singulière de jouer son ancien rôle d’« agent de l’improduction », en limitant la production sociale au moyen, par exemple, de la « réglementation » – ou de la violence pure et simple, contre les flux productifs qui ne l’intéressent pas. Mais contrairement à ce que dit le discours néolibéral, il s’agit d’un processus appelé par le capital lui-même, au fur et à mesure que l’État se transforme, à son service. Il est vrai que les « réglementations » décidées par l’État ont pu avoir lieu plus tard, à la suite de révolutions, de conflits géopolitiques et de mobilisations sociales qui ont obligé le capitalisme à changer ses axiomes. Gilles Deleuze et Félix Guattari affirment, par exemple, que :

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À l’issue de la guerre de 14-18, l’influence conjuguée de la crise mondiale et de la révolution russe forcèrent le capitalisme à multiplier les axiomes, à en inventer de nouveaux, concernant la classe ouvrière, l’emploi, l’organisation syndicale, les institutions sociales, le rôle de l’État […] L’économie de Keynes, le New Deal, furent des laboratoires à axiomes.[4]

13 Dans le cas du Brésil, l’industrialisation commence tardivement, dans un processus social qui a eu lieu surtout à São Paulo, où le capital circulait hors du contrôle des mêmes oligarchies caféières qui l’accumulaient et où des milliers d’immigrants essayaient d’échapper aux conditions de travail auxquelles ces mêmes oligarchies voulaient les soumettre.

14 Néanmoins, il n’y a pas de doute que ce qui deviendrait plus tard le programme de la lignée des économistes, sociologues et intellectuels liés, en général, à la CEPAL [5] semblait généreux : le pays devrait surmonter le sous-développement par un processus de développement où la participation de l’État serait stratégique : l’industrialisation, par la politique de « substitution d’importations », fortement aidée par des subventions publiques pour la protection de l’industrie nationale contre la concurrence déloyale du capital étranger, de l’investissement dans le progrès technologique et scientifique, de la formation d’une classe ouvrière, de la constitution et du plus grand développement possible d’un marché interne… Voilà la formule du « réformisme » national développementiste que prônaient non seulement ceux de la gauche « non communiste » plus modérée – travaillistes, socialistes, légalistes et nationalistes, en général – mais aussi la plupart des communistes eux-mêmes, qui y voyaient ce qu’ils appelaient une « alliance avec la bourgeoisie nationale », pour empêcher « l’avancée impérialiste », comme une « étape stratégique vers le socialisme ».

15 Les différends historiques qui ont opposé les nationaux-développementistes et les libéraux, en l’occurrence, ne sont pas négligeables. Ayant refusé la fallacieuse « main invisible du marché », autrement dit, l’idée de la « libre concurrence » pure et simple, les développementistes refusaient une automystification du capitalisme, pris pour une sorte de « présupposé naturel et divin » de tout le processus productif, ne pouvant prétendument que se développer et répandre la prospérité, selon les règles qu’il essaie lui-même d’imposer. Pour cette raison, dans la logique libérale, la plupart des demandes du travail et des demandes sociales, en général, semblent constituer une entrave au développement économique. Dans ce sens, les développementistes ont le mérite de refuser la logique perverse et cynique de prendre pour naturelles la pauvreté et l’inégalité sociale, contre lesquelles ils proposaient courageusement une stratégie de combat.

16 Mais c’est dans cette « alliance avec la bourgeoisie nationale » que commencent les problèmes : le nationalisme fonctionne rapidement comme un habillement idéologique très convenable, pour qu’une bourgeoisie tellement oligarchique et esclavagiste tienne l’État à son service. En fin de compte, il ne s’agit pas seulement d’une idéologie, mais d’un énoncé de pouvoir en soi, car s’il ne le dit pas de façon explicite, il ne cesse quand même de proclamer : « l’État c’est nous » ou « l’État doit nous servir ». Il est bien vrai que, sous un autre angle, ce genre d’énoncé est également produit par les programmes libéraux, lorsqu’ils proposent leurs « réformes de l’État ». Des réformes qui effacent toute dimension du « public » et qui réorganisent l’État en fonction d’une logique de « marché ». Ainsi, l’insistant mot d’ordre du libéralisme pour « l’État minimum » constitue-t-il en fait l’une des manières possibles qu’a le capital de dire « l’État est à nous » : encore un énoncé de pouvoir. Mais, finalement, tout capitalisme est, en quelque sorte, capitalisme d’État. Le problème est que le national-développementisme, si fièrement antilibéral, finit aussi par produire une mystification du capital : le capital comme le seul agent de production, une fois de plus « présupposé naturel et divin », de tout le processus productif. Peut-être pour cela, une même entreprise peut faire un discours nationaliste, le matin, pour défendre son « secteur » et se convertir au libéralisme, le soir, contre tout « interventionnisme » et pour « des coupures dans les dépenses publiques ». Ainsi, parmi les nationaux-développementistes, c’est l’apologie d’un « capitalisme national » qui finit par constituer une immense zone grisâtre, où se mélangent ingénuité, superficialité intellectuelle et théorique, mystification (sinon automystification) et production d’énoncés de pouvoir. Le principal présupposé développementiste, à savoir que la pauvreté du Brésil serait due au manque de développement technologique et industriel, et que tant qu’il y aurait de la pauvreté, il faudrait chaque fois plus de développement pour venir à bout de ce retard, constitue un mélange parfait de ces quatre aspects. Le problème ici n’est pas dans le diagnostic du fait qu’il faut un développement scientifique, industriel et technologique, mais dans le fait que ce développement ne peut avoir lieu que grâce à un investissement direct dans le capital. L’aspect naïf de ce présupposé tient au fait de croire que le développement du mode de production capitaliste surmontera la misère, une naïveté qui exprime, à son tour, une complète incompréhension de la nature du système capitaliste proprement dit. Bien qu’ils ne cessent pas de se présenter comme les héritiers de la bonne et vraie lignée théorique de la gauche, les nationaux-développementiste nous donnent l’impression, en général, qu’ils n’ont lu qu’une demi-douzaine de manuels faiblards sur le marxisme. Il ne s’agit pas ici de tomber dans la vieille tendance, mi autophage, mi religieuse des groupes de gauche, qui se disputent une « véritable compréhension » d’un Marx-bible. Mais nous croyons que, s’il n’est pas possible de comprendre le capitalisme contemporain sans lire Marx, il n’est pas possible non plus de le comprendre sans chercher un « au-delà » de Marx, même s’il s’agit parfois encore d’un « avec Marx ». Tout compte fait, Marx n’a peut-être pas été assez anti-hégélien, mais il l’a été suffisamment pour essayer de pousser son matérialisme loin des déterminismes historiques, lorsqu’il a tenté de le vacciner (combien de fois en vain, comme nous l’a montré l’histoire) contre la croyance mystificatrice en la « marche progressive de la raison ».

17 C’est dans le paresseux et politiquement correct mépris de cet aspect décisif de la pensée de Marx que commence l’élément mystificateur et automystificateur des nationaux-développementistes, à savoir celui de se placer par rapport au processus social brésilien comme une sorte d’« agent de la civilisation ». Il ne s’agit même pas de quelque chose qu’ils se préoccupent de cacher, bien au contraire, ils ne se lassent pas de souligner que ce qu’ils proposent pour le Brésil ce serait les « bénéfices de la civilisation ». Une situation curieuse et paradoxale : fiers de se présenter comme des résistants face au néocolonialisme et à l’impérialisme, des protagonistes de ce qu’ils considèrent comme un « projet de nation », les nationaux-développementistes refusent l’« influence étrangère » dans le même mouvement où ils s’autoproclament les véritables et légitimes héritiers du « bon Occident ». Autrement dit, la « mission civilisatrice » n’a plus besoin d’« envahisseurs », car le Brésil a déjà ses propres « mâles adultes blancs » qui ont étudié son peuple, ont compris son « identité » et s’arrogent la tâche d’être ses plus authentiques défenseurs. Voilà la mystification et l’automystification qui constituent donc le propre énoncé de pouvoir du national-développementisme : le Brésil progressiste, c’est nous, le « projet de nation », c’est notre grand drapeau, c’est l’objectif transcendant au nom duquel tout, ou presque tout, se justifie.

18 Marx a très bien compris la façon dont l’irrationalité du capital se développe au cœur de son propre mouvement rationnel. La misère et l’inégalité au Brésil peuvent même éventuellement s’attribuer à quelque « manque de capitalisme », mais, d’une façon générale, elles se sont constituées et approfondies au cœur de notre propre développement capitaliste. Au XIXe siècle, c’est bien en tant que le plus grand empire esclavagiste de l’ère moderne que le Brésil se situe dans le système capitaliste mondial. Il est vrai qu’il y a une sorte de subsomption de tous les modes de production précapitalistes au système capitaliste, mais cela ne signifie pas qu’ils cessent d’exister, au contraire, ils peuvent même être assez utiles au processus de production de la plus-value. Pour cette raison, on a souvent l’impression que le capitalisme est plein de « néo-archaïsmes » où les vieilles formes de relations sociales semblent essayer de revenir. Mais ce n’est qu’une impression : le capital oscille entre, d’un côté, un mouvement de capture et d’assimilation de nouveaux flux de production et, de l’autre, le contrôle et la violence contre quelques-uns de ces flux (dans un mouvement qui peut, oui ou non, avoir rapport avec une « division internationale »). Il peut même inverser l’une de ces politiques en un tour d’adresse, parfois à cause de luttes sociales ouvertes et de changements dans les rapports de force. En tout cas, ce qui se produit, c’est que le capital refait ses comptes et s’aperçoit que l’ancien démon est devenu un saint protecteur de plus-value.

19 C’est justement quand il s’agit de contrôler et d’empêcher certains flux économiques que des formes apparemment archaïques de relations sociales de production peuvent être bien utiles. Mais nous insistons sur le caractère à peine apparent de cet « archaïsme, non seulement pour l’excès d’évolutionnisme que le terme implique, mais notamment parce que, si nous suivons la trace des biens et de la richesse qui s’y produit, nous arriverons au cœur du capitalisme, c’est-à-dire à la monnaie et à la tendance à sa production infinie. En ce qui concerne l’esclavage au Brésil et aussi dans quelques pays voisins, dans les Caraïbes et même au sud des États-Unis – autrement dit l’« esclavage moderne » –, son rapport étroit avec le capitalisme devient encore plus évident si l’on considère combien les mots d’ordre libéraux, comme le « droit à la propriété » ont été décisifs, ainsi que certains de ses énoncés de pouvoir, comme le montre bien Alfredo Bosi dans son beau texte « A escravidão entre dois liberalismos[6] ». En effet, l’irrationalité au cœur du développement « rationnel » du capitalisme au Brésil se trouve partout, soit dans une immense fabrique de la General Electric dans la banlieue de Rio, autour de laquelle s’est développée la favela de Jacarezinho ; soit dans les favelas qui grandissent en même temps que l’immense parc industriel de São Paulo, comme le montre le film « O ABC da greve [7] » ; ou encore dans les « villes satellites » de Brasilia, la nouvelle capitale construite à la fin des années cinquante, une sorte de monument adoré des nationaux-développementistes, mais dont le projet urbanistique exemplairement « moderne » et « rationnel » a créé, en fait, une région centrale élitiste et chère – le « plan pilote » – entourée de quartiers périphériques surpeuplés et pauvres, parfois misérables.

II – Le PT a été un parti transformateur pour la gauche tant qu’il n’a pas été national-développementiste

20 Ce qui nous intéresse donc ici c’est une sorte de « point de basculement », si bien que la question que nous avons posée concernant le gouvernement PT est valable aussi pour le national-développementisme en général : « Où est-ce que ça a mal tourné ? » Néanmoins, dans le cas présent, cette sorte d’« économie de pouvoir » de la pensée national-développementiste, avec ses énoncés et ses mots d’ordre (« L’État est à nous, le Brésil c’est nous, les civilisateurs du peuple ») semble fonctionner comme un problème structurel de naissance qu’elle porte en elle. Mais historiquement, à la veille à peu près du coup d’État militaire de 1964, il ne serait pas totalement faux pour certains d’estimer que, du moins sous certains aspects, la stratégie semblait réussir ; même la réaction conservatrice aux transformations que subissait le Brésil pouvait être vue comme en étant un symptôme.

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21 En effet, le pays s’urbanisait et s’industrialisait à une allure impressionnante, quoique concentrée sur les régions Sud-Est et Sud. Le plan des marxistes réformistes, devenus nationalistes, semblait sensé et un grand cycle de luttes ouvrières s’est ouvert dans le pays, vers le milieu des années cinquante. Beaucoup de nos artistes et intellectuels étaient « en quête d’un peuple » et la recherche de ce qui serait ce « Brésil » a déclenché une vague créative et un processus de production et de découverte de subjectivités et de modes de vie existants, bien qu’ils aient plus ou moins diminués parfois, dans des clichés folklorisants. Enfin, une part « progressiste » du pays semblait se constituer : la société était en mouvement. Ce ne serait même pas une erreur de considérer l’hypothèse – bizarrement très peu envisagée – que ce n’était pas l’horreur de la « menace communiste » qui conduisait Washington à conspirer contre les réformes sociales modérées que proposait João Goulart, mais le caractère proprement modéré de ces réformes, c’est-à-dire ce qu’elles avaient de réformisme national-développementiste. Autrement dit : d’une certaine façon, ce serait exactement le projet de constitution, au Brésil, d’un grand marché interne consommateur, bien au Sud du géant du Nord, comme la préfiguration d’une Chine de l’avenir, que l’État nord-américain voyait comme un problème. Bien évidemment, nous n’allons pas ouvrir ici un paragraphe pour discuter des raisons macro et micropolitiques, « internes et externes » du coup d’État militaire de 1964. Toujours est-il que les dites « classes moyennes » (petite bourgeoisie ? élite blanche ?) remplissant les rues de la ville pour soutenir le coup d’État, mobilisées par la crème du pouvoir économique brésilien, les corporations de communication en tête, montraient qu’à cette stratégie de l’« alliance avec la bourgeoisie nationale » souhaitée par la « gauche nationaliste », il ne manquait qu’un détail : s’entendre avec la « bourgeoisie nationale » elle-même. Le plan de nos élites était bien différent, et il passait par Miami et par Genève. Il est presque impossible de ne pas rappeler ici le vieux refrain marxiste : « le capital n’a pas de patrie ». Ou, est-ce qu’il en aurait une ?

22 Voilà la question, car les stratégies d’État du national-développementisme ne disparaissent pas avec le coup d’État militaire. Même si beaucoup de nationalistes vont en prison ou en exil, même si le régime essaie d’embrasser les délires libéraux de Roberto Campos – le paradoxe d’une dictature comme gardienne de l’« État minimum » – le gouvernement militaire s’articule aussitôt autour du développementisme et de ses délires : un Brésil grand, industrialisé, moderne – à ceci près que c’est pour moins d’un tiers de la population du pays. Il est évident que dire que le projet développementiste des militaires était le même que celui des nationaux-développementistes de gauche, en particulier des cépaliens [8], ce serait non seulement simpliste, mais aussi injuste. Il y avait au moins une petite grande différence : le blocage des salaires et la presque absence de politiques publiques sociales. Mais une bonne partie du reste était là : la substitution des importations, la protection et les subsides à l’« industrie nationale » – paradoxalement parfois des multinationales, dont le profit subsidié par l’État brésilien était envoyé à la maison mère – ; les grands travaux d’infrastructure pour le bonheur des grosses entreprises et un aspect important : l’inflation croissante et absolument hors contrôle à la fin du régime.

23 Ainsi, s’il est simpliste de dire que le développementisme de la dictature était le même que celui de la gauche nationaliste, ne pas y voir quelques ressemblances notoires, ce serait ne pas se rendre à l’évidence. L’un de ses signes les plus remarquables, c’est la célèbre interview que João Goulart, le président destitué par le coup d’État, accorde en exil au cinéaste Glauber Rocha. D’une façon surprenante, Jango prend la défense, quoique partiellement, du programme du général Ernesto Geisel, le quatrième président militaire et peut-être le plus nationaliste de tous. Ce n’est pas par hasard qu’en 1977, vers la fin de ce même gouvernement, éclatent les premières grèves à l’ABC [9] de São Paulo, c’est-à-dire neuf ans après les dernières grèves ouvrières dont on ait connaissance. Et là, quelque chose de curieux semble se passer : aussi bien les intellectuels de gauche que les plus conservateurs se plaisent à affirmer que la question de ces grèves n’était pas précisément « idéologique » ou « politique », mais uniquement « salariale ». Or, les grèves de l’ABC, suivies d’une vague gréviste qui a balayé le pays, ont mis en question la politique économique du régime, la grande perte du pouvoir d’achat des salaires, face à la hausse de l’inflation, et ainsi de suite. L’hésitation même du régime à réprimer ouvertement ce mouvement dès le début, après avoir tenu les syndicats sous la répression et la terreur pendant des années, c’était déjà un signe du caractère politique de ces mouvements. Il est assez surprenant que les intellectuels de gauche séparent la violence politique du régime de violence du modèle économique. En outre, avec la propagation du mouvement, avec les centaines de milliers de travailleurs paralysés dans tout l’ABC de São Paulo déjà en 1979/1980, l’intervention dans les syndicats et l’arrestation de leurs dirigeants, les grévistes ont commencé à affronter ouvertement le régime et à réclamer la démocratie. Ce qui se passe alors, ce n’est pas que le mouvement devienne politique, car il l’avait toujours été, mais il fait un pas vers la politique institutionnelle et décide de fonder un parti politique : le PT – Parti des Travailleurs.

24 Il y a en ce moment un nœud historique très important qui réunit les deux questions que nous avons posées, à savoir quand le gouvernement du PT a mal tourné et quand le programme national développementiste a mal tourné. C’est évident que nous n’allons pas soutenir ici une théorie selon laquelle l’un et l’autre seraient plus « purs » dans leur « origine » respective, mais quelques faits ne peuvent pas passer inaperçus :

25 1) Le PT surgit d’une crise d’un modèle qui n’était peut-être pas celui des cépaliens comme Celso Furtado, mais qui était bien un modèle franchement national-développementiste. 2) Il y a un rejet ouvert de la part de la gauche traditionnelle vis à vis du PT au début (notamment de la part des nationaux-développementistes et des communistes, qui avaient adopté le national-développementisme comme stratégie), un genre de réaction qui rappelle bien, sous certains aspects, le rejet des partis de gauche, aujourd’hui, y compris du PT, vis à vis des mouvements de juin 2013. 3) La violence du modèle national-développementiste de la dictature n’était pas simplement une « déformation » du projet original. Le « développement national » comme un énoncé de pouvoir était déjà là avant le coup d’État : dans les corporations économiques « nationales », qui avaient grandi à l’ombre de l’État ; dans la victoire des grosses entreprises qu’avait été la construction de Brasilia ; dans le violent massacre des ouvriers qui avaient construit la nouvelle capitale, si bien reproduit dans le film « Conterrâneos Velhos de Guerra », de Vladimir Carvalho [10]. 4) Le PT n’était pas seulement le renouvellement de la gauche, car bientôt une série d’organisations hiérarchisées se sont ralliées au parti, en particulier, celles issues de l’opposition armée au régime. Autrement dit, la proposition d’un parti organisé par la base, horizontal et démocratique, faisant de la place aux luttes nouvelles comme celles des femmes, des gays et des écologistes a toujours été en dispute avec la logique des appareils politiques, des militants professionnels et des décisions verticales.

III – Les développementistes ont oublié où commencent l’économie et la politique, en oubliant donc pourquoi ils sont de gauche

26 Revenons ici aux histoires du début de ce texte, à commencer celle de l’idéologue national-développementiste et de sa nostalgie d’un passé militant qui n’existerait plus, d’une jeunesse hypothétique, autrefois politisée, qui s’intéressait aux partis politiques, état perdu et remplacé par un prétendu désintérêt pour la politique. Curieusement, en lisant ces lignes plaintives, il m’est revenu le souvenir de la répression systématique des radios communautaires pendant les dernières années du gouvernement FHC et les premières années du gouvernement Lula. Je me suis rappelé aussi, d’autre part, que le gouvernement Lula a aidé à promouvoir une série de nouveaux et d’anciens mouvements sociaux dans deux événements importants : la « Conférence nationale de culture » et la « Conférence nationale de communication ». Deux moments de débats intenses, de mobilisations de jeunes et de moins jeunes, où l’on a pensé et présenté au gouvernement un ensemble très innovant et intéressant de propositions, qui ont cependant été complètement ignorées, à partir de l’administration Dilma Roussef. Curieuse situation, les « non-dits » des analyses développementistes « de gauche » c’est ce qui m’apparaissait comme étant spécialement véhément. Ainsi, la liste s’allongeait des « hors analyses », « hors considérations » et, par conséquent, « hors programmes ». Sur cette liste se mélangeaient des mouvements de production sociale et des initiatives du gouvernement, remplaçant tour à tour les larmes impuissantes de la « bonne politique » perdue. Au lieu de plaindre les jeunes prétendument « dépolitisés », je me suis rappelé les centaines de rencontres qui ont mobilisé des milliers de personnes dans différentes villes du pays, pour préparer les deux conférences précitées ; je me suis rappelé encore ce qu’avait été le phénomène du surgissement des divers points de culture et de média libres, de la production culturelle et politique qui s’y est développée, des personnes mobilisées dans les périphéries et dans les favelas. Mais je me suis rappelé surtout ce qu’a été le dur combat pour la mise en application des politiques de quotas pour les noirs et les pauvres dans les universités ; le mouvement des écoles communautaires de préparation aux examens de baccalauréat [11], mettant cette question à l’ordre du jour ; la confusion causée chez les « bonnes consciences » académiques, à gauche et à droite ; les intellectuels « marxistes » affublés de leurs pouvoirs académiques faisant des tours d’adresse théoriques contre ces politiques ; le recteur développementiste de l’Université Fédérale de Rio de Janeiro qui a critiqué dans son discours d’investiture la politique des quotas et défendu le modèle économique des présidents « Getúlio Vargas, Jucelino Kubitschek et Ernesto Geisel » ; les universités adoptant peu à peu, sous pression, des politiques dans ce sens, jusqu’à ce que soit votée et approuvée (et jugée constitutionnelle par le Tribunal Fédéral Supérieur) une loi valable pour tout le pays. C’est ainsi que, finalement, je me suis rappelé ces garçons arrivant dans les universités, la production qui a commencé à partir d’eux, y compris en termes politiques.

27 Ma liste pourrait bien continuer à s’allonger, en décrivant toute la mobilisation sociale qui a eu lieu à partir d’une série de programmes de gouvernement, pas spécialement pour les plus jeunes, mais qui ont aidé aussi à changer leur vie. Des programmes qui ont à voir, à leur tour, avec les mobilisations et les luttes sociales qui avaient fondé autrefois le PT lui-même et, qui, malgré leur alliance avec des pouvoirs économiques et des secteurs conservateurs, ce qui avait permis la victoire de Lula, ont réussi à produire une sorte de réformisme modéré. Mais « réformistes », les nationaux-développementistes le sont aussi, ou l’étaient… Ce qui attire l’attention, cependant, c’est que ce processus inédit qu’a connu le pays, du moins pendant les six premières années du gouvernement Lula, avait très peu à voir avec un programme national-développementiste proprement dit. Et, ici, selon la logique des polarisations politiques simplistes où nous sommes plongés, on s’attend à ce que beaucoup soient tentés de poser la question : « ce programme politique serait-il néolibéral ? », ou plutôt : « Est-ce que tout ce qui s’oppose au national-développementisme est libéral ? »

28 Ne nous pressons pas. Il n’y a rien de néolibéral dans le mouvement qui a éclaté dans tout le Brésil en juin 2013, malgré les tentatives de capture conservatrice que le mouvement a subies, rapidement contrées, presque toujours, par une dynamique incontrôlable des événements. Elles n’étaient pas non plus conservatrices les gigantesques rebellions d’ouvriers, et parfois violentes, qui ont eu lieu au tout début du gouvernement Dilma Roussef, en 2011. Des rebellions qui ont mis le feu – quelquefois au sens propre – aux travaux grandioses de génie civil, le point d’honneur du programme développementiste que l’actuelle présidente avait commencé à mettre en œuvre, quand elle était encore une sorte de bras droit de Lula.

29 Bien que quelques secteurs de la gauche n’aient pas voulu voir dans les rues, en 2013, que des gosses de la classe moyenne blanche, qui s’intéressaient à la politique pour la première fois de leur vie (et presque tous les intellectuels de gauche au Brésil, y compris celui qui vous écrit, ont été autrefois des gosses de la classe moyenne blanche, participant à des manifestations), il était évident que les protagonistes de ces manifestations étaient les jeunes de cette génération, qui venaient d’entrer à l’université, grâce même aux programmes de gouvernement que nous venons de citer : des jeunes noirs et métis, des gens des périphéries et des favelas. En effet, les néolibéraux ne cassent pas les vitres des banques, ne mettent pas en question un système de transport complètement dominé par des cartels privés, ne participent pas à une immense mobilisation de soutien aux professeurs du réseau public en grève, comme on l’a vu à Rio de Janeiro, en octobre 2013… Des conservateurs ne crient pas dans les rues : « la vérité est dure, la TV Globo a soutenu la dictature », n’exigent pas des mécanismes de participation directe face à une structure de représentation presque totalement dominée par des pouvoirs économiques, ne réclament pas la fin de la police militaire, n’écrivent pas des affiches pour défendre l’État laïc et lutter contre l’homophobie… C’était tout cela juin 2013 : elle était bien là, la politique que l’idéologue national-développementiste fait semblant de ne pas voir, à chaque article qu’il écrit.

30 Mais alors, qu’est-ce qui reste toujours en dehors des positions politiques exprimées dans les articles de l’intellectuel national-développementiste ? La même chose qui reste en dehors des programmes de gouvernement développementiste : le désir des jeunes et d’une foule de gens qui ont vécu les dernières années une « expérience existentielle de dénaturalisation de la pauvreté », déjà mentionnée précédemment [12] : l’expérience d’un déplacement social qui était, en soi, politique. Ce qui s’est passé donc, c’est que des millions de personnes ont cessé de vivre le lieu social auquel, d’une certaine façon, elles étaient attachées avant, comme un lieu « naturel », ou un lieu qui leur était destiné par quelque dessein divin. Le déplacement social au Brésil a été aussi un mouvement de libération de toute une nouvelle série de désirs sociaux, autrement dit un mouvement, ou beaucoup de mouvements, de production de nouvelles subjectivités.

31 Ce qui reste en dehors des articles et des programmes développementistes, c’est ce qui met en mouvement l’économie et la politique, ce qui fait que les deux s’articulent plutôt dans une autre conception de l’« économie politique », bien au-delà du sens auquel ce concept était limité chez les économistes politiques libéraux. Mais surtout, ce qui reste en dehors des articles et des programmes développementistes, c’est l’une des principales raisons, je crois, qui nous fait être « de gauche » : c’est rejeter l’opération de pouvoir du capital, qui réduit toute la production à la forme marchandise. En d’autres termes, cela signifie que l’un des sens de liberté de l’activisme politique de gauche se traduit par une action permanente pour pousser la vie et la production – la vie même comprise comme production, « travail vivant » – très au-delà des réducteurs quantitatifs de la marchandise, c’est-à-dire très au-delà de la monnaie comme mesure suprême de valeur. Il s’agit donc de prendre la vie – y compris au-delà de la séparation homme-nature – dans une dimension autopoétique, c’est-à-dire auto-inventive, autoproductive.

32 Toutes proportions gardées, quelques philosophes ont affirmé cette dimension chez l’homme et au-delà de lui : Spinoza, quand il parle de « désir » ; Marx, de « travail vivant » ; Nietzsche, de « Volonté de Puissance » et même Freud a affirmé, bien qu’il ait gardé le désir trop attaché au triangle familial, l’existence d’une « économie au début », mais d’une économie « libidinale et désirante ». Massacrés par le langage technocrate capitaliste, car, lorsque la marchandise domine la vie sociale, l’économie tend à dominer le discours politique, nous avons tendance à vouloir opposer la politique à l’économie. Mais la politique est, depuis toujours, économique : la relation sociale naît toujours comme production, fût-elle affective. Il ne s’agit donc pas d’insister sur cette opposition entre politique et économie, mais de définir l’« économie politique » autrement.

33 Il y a donc, depuis toujours, une « production » : une production grâce à une relation. Mais lorsque s’organise une forme de relation sociale de production, un processus de « distribution » tend aussi à se former. Il s’agit d’une opération de pouvoir économico-politique qui détermine la place que chacun doit occuper dans un système productif. La dimension productive qui nous constitue est là presque complètement abolie, si l’on accepte de ne pouvoir être que ce à quoi on a été « destiné ». Dieu, l’État, le Capital, selon les sociétés, deviennent, en quelque sorte, les seigneurs de cette force. Il s’agit d’un processus où un élément d’anti-production s’inscrit au cœur de la production. Notre désir, notre dimension autopoétique se renversent, en grande partie, au fur et à mesure que nous commençons à craindre ces forces éprouvées comme grandes et transcendantes. Dans ce processus, c’est la crainte qui opère comme une force économico-politique, qui nous paralyse d’une façon physique et « spirituelle ». C’est pour cela, par exemple, que la violence de l’État, mais aussi ses processus d’automystification sont des forces aussi politiques qu’économiques : elles contrôlent la production, dans la mesure où elles ne nous font produire, objectivement et subjectivement, que ce qui les intéresse. Potentiellement, cependant, des sujets individuels et collectifs peuvent être beaucoup plus que ce à quoi ils sont destinés. Il suffit de cesser de craindre les transcendances auxquelles nous attribuons la force qui, en réalité, nous est immanente.

34 Les grandes transcendances du développementisme sont le « projet nation », la « patrie » et la « croissance économique » ; alors que, dans le néolibéralisme, c’est la supposée « rationalité » du marché qui doit être garantie par l’État, également rationalisé, autrement dit organisé en fonction du marché. Nous l’avons déjà vu, au Brésil – et peut-être dans le capitalisme en général – les mêmes forces économiques et politiques peuvent sauter, cyniquement, d’un discours à l’autre. Ce qu’ils ont en commun, c’est de prendre le capital comme une sorte de « présupposé naturel et divin [13] » de tout le processus productif.

35 En effet, comme si toute la vie en émanait, le capital ne cesse de dire qu’il n’y a production, emplois, développement technologique et scientifique et même prospérité économique que grâce à lui. Le capitalisme, cependant, au contraire de formes d’organisation de la production qui le précèdent, a besoin de ce mouvement de production d’un désir social : d’une libération des flux du désir. Néanmoins, la pensée majoritaire à gauche n’arrive pas à comprendre que ce qu’il y a là, c’est un mouvement immédiatement économique. C’est aussi pour cela qu’une bonne partie des idéologues officiels de la gauche se trompe gravement dans le diagnostic qu’elle fait du néolibéralisme. En général, on le comprend seulement comme une idéologie qui promeut une sorte de rachat de l’ancien libéralisme des alentours des années quatre-vingt. Mais le néolibéralisme est beaucoup plus que cela : c’est une restructuration conservatrice du capitalisme face à ces mouvements de production de subjectivité qui échappent un peu de partout depuis des décennies, notamment à partir du moment où l’État du Bien-Être Social a permis que la vieille classe ouvrière commence à avoir une vie en dehors de l’usine, en plus de simplement rétablir ses forces pour reprendre le travail. Même là où on résistait au travail dans l’usine, parfois sur le terrain même de ce que l’on considérait comme de la « marginalité », ces mouvements étaient là. C’est comme si une part de ce que Marx appelait « armée industrielle de réserve » ne se contentait pas de n’être qu’une « réserve » pour l’industrie. C’est pour cela, par exemple, qu’une favela est un espace extraordinaire de production. Ce n’est pas par hasard que la récente politique d’installation des « unités de pacification » dans les favelas de Rio a été suivie de l’arrivée d’une série de services : des entreprises de téléphonie, Internet, télé-câble, électricité… Des services qui étaient avant contrôlés par les pouvoirs locaux : des mafias capitalistes de l’économie informelle.

36 Il y a une économie dans l’inventivité : une « économie politique », y compris d’un point de vue plus pragmatique de la production capitaliste. Pour cette raison, en lisant le texte de l’idéologue national-développementiste, je me suis rappelé les radios communautaires réprimées. Elles étaient un exemple de l’économie et de la politique qu’il préfère ne pas voir. C’est que, du point de vue du capitalisme, ces flux de production de subjectivité – qui sont aussi des flux de production objective – sont indispensables, mais ils représentent aussi une menace. En effet, on ne peut pas les laisser aller trop loin, se qualifier professionnellement, dépasser la forme-marchandise et menacer la production de plus-value. Pour cette raison, il faut leur enlever, en bonne partie, leurs puissances qualitatives ; une opération faite par la monnaie, qui fonctionne comme le grand réducteur quantitatif. La force autant que la crise du Lulisme ont à voir, directement, avec ces deux mouvements : premièrement, la production désirante qualifiée qui peut menacer le capital, ensuite la capture de cette production par le propre capital, qui en vient à produire de l’argent à partir de ce nouveau flux. Les processus d’autonomisation sociale, qui ont eu très peu à voir avec les stratégies nationales-développementistes, ont, en fait, libéré une série de mouvements aussi économiques que politiques. Ainsi, la dénaturalisation de la pauvreté, comme un processus vécu dans leur âme et leur corps par les pauvres, s’est-elle exprimée par une série de désirs sociaux. Il est vrai que, ponctuellement, cette production existait déjà bien avant les gouvernements du PT ; ce que le gouvernement Lula fait, quoique d’une façon partielle et assez modérée, c’est potentialiser ces mouvements.

IV – Le conflit politique, la fissure sociale ont lieu dans le champ du désir. La gauche est battue (elle cesse d’être gauche) lorsque elle l’ignore

37 Mais curieusement, c’est précisément quand le projet développementiste a pris le centre des articulations de pouvoir du gouvernement, vers le milieu du second mandat de Lula, que s’est dessinée à l’horizon une menace pour toute cette productivité sociale alors en mouvement. L’approbation de projets pour les grands événements qui se sont multipliés dans un violent processus de spéculation immobilière, d’expulsion et de gentrification dans les grandes villes, en a peut-être été le premier signe. Ce qui était un mouvement réactif et chargé de haine sociale, qui avait lieu hors du gouvernement et en s’y opposant, s’est transformé peu à peu en une réaction à l’intérieur. En particulier, le « capital national », que Lula avait tant redouté, a refait ses comptes et s’est aperçu que cette remarquable ascension sociale pourrait être très lucrative mais, bien sûr, selon ses conditions. Évidemment, au début, à la place de la peur et de la haine sociale, cette réaction à l’intérieur était accompagnée d’une grande fierté développementiste et « patriotique ». En ce sens, Rio de Janeiro a été un laboratoire exemplaire de ce virage conservateur du Lulisme. Un maire, qui avait été l’un des députés les plus exaltés parmi les opposants à Lula, avait maintenant le soutien du gouvernement fédéral, sa politique des grands travaux a inauguré les expulsions violentes et la gentrification ; l’entrepreneur le plus riche du pays gagnait des milliards du BNDES [14] et commençait un processus de spéculation qui a triplé le prix des immeubles dans quelques quartiers de la ville ; le gouvernement de l’État, à son tour, n’a pas hésité à ordonner une descente de police pour expulser une ancienne communauté de paysans dans le Nord de l’État, pour que cet entrepreneur y fasse construire un grand port ; sans compter, nous l’avons déjà mentionné, les occupations de favelas – auparavant complètement dominées par la violence sanguinaire de gangs – par la police et parfois par l’armée, dans un processus dégénérant, de plus en plus, dans un rapport de violence envers la population locale.

38 Lorsqu’elle centre toute sa stratégie de développement économique sur l’idée que l’industrie est le centre du processus productif, la gauche nationaliste montre, en premier lieu, qu’elle n’arrive à penser la production que précisément comme le faisait le capitalisme jusqu’aux années soixante ; ce qui est franchement conservateur, en termes politiques, car les pauvres sont écartés de leurs possibilités productives et ne sont vus que comme de futurs ouvriers. Deuxièmement, elle tombe dans une polarisation naïve – et très opportune pour certains intérêts oligarchiques corporatifs – entre capital industriel et capital financier, comme si l’un était le « capital productif » et l’autre, seulement le « capital spéculatif ». Mais, de même que l’industrie, en plus de produire, spécule avec les prix et cause l’inflation – ce qui est spécialement grave quand cela se fait par le biais de secteurs industriels entiers, subsidiés par l’argent public – de même les banques, en plus de spéculer, ont un rapport avec la production – et avec le contrôle de la production – moyennant le crédit et le marché financier. D’ailleurs, ce qui attire l’attention c’est, d’un côté, que les développementistes font semblant de ne pas voir l’inflation comme quelque chose qui engendre la pauvreté et l’inégalité et, de l’autre, que les néolibéraux se servent de la menace de l’inflation pour imposer leurs politiques d’« austérité ».

39 C’est ainsi qu’en mystifiant les « entrepreneurs nationaux » et l’« industrie nationale » comme étant le centre de tout le processus social et productif, les nationaux-développementistes ont oublié de demander si les pauvres, ou les nouveaux ex-pauvres s’intéressaient à la place sociale qui leur avait été destinée par ce « grand projet national » : être ouvrier dans une industrie ou dans l’un des grands travaux d’infrastructure, ou bien piloter les tracteurs de l’agrobusiness, chanter l’hymne national et soutenir l’équipe brésilienne dans la Coupe du Monde. Les grandes et inattendues rebellions d’ouvriers dans les grands travaux de génie civil sont déjà un signe d’une révolte sociale qui survient au cœur du projet développementiste, tout comme la mobilisation des communautés indigènes et les différentes résistances contre les expulsions, dans les communautés pauvres. Juin 2013 marquait donc l’explosion d’un désir social qui venait d’un processus de libération et de production, notamment depuis les premières années du gouvernement Dilma et l’hégémonie complète de la stratégie développementiste, mais qui commençait, de plus en plus, à constituer une opposition ouverte aux pouvoirs constitués.

40 Passons cependant ici, de la première histoire avec laquelle nous avons ouvert ce texte, à la seconde. Nous avons vu, au nombre des questions soulevées par les journées de juin, que les considérer comme un mouvement de droite, comme a essayé de le faire une bonne partie de la machine du gouvernement, n’a pas de sens. L’opération conservatrice venait, en l’occurrence, du propre gouvernisme, mais pas seulement. Après un premier moment, où les différents pouvoirs – le gouvernement, l’opposition, les corporations de communication, les célébrités intellectuelles et académiques de gauche et de droite – se montraient entièrement perdus face aux événements, en changeant de position chaque jour, on en est arrivé à un effrayant chœur unique de condamnation, diabolisation et criminalisation du mouvement.

41 Du point de vue du gouvernement, cette foule de jeunes travailleurs et d’étudiants (montrant une composition sociale nouvelle entre eux), semblait ne faire que déranger le grand projet de nation qui était alors en cours. On les a souvent dits injustes, eux qui auraient dû remercier le gouvernement qui soi-disant faisait tant pour eux.

42 Leur prétendue « dépolitisation » était parfois le signe d’une attitude politique claire de refus de la place sociale que les intellectuels développementistes leur avaient réservée, dans leur « mission civilisatrice ». C’est à ce moment-là que la défense à tout prix de la « grande cause » nationaliste s’approfondit en tant que violence d’État, mais aussi dans une tentative de disséminer une peur sociale contre le mouvement, pour laquelle le gouvernisme a compté sur l’aide décisive de ses grandes ennemies historiques : les entreprises de communication. Autrement dit, « le gouvernement a laissé la peur devenir l’affect politique central [15] », comme l’a bien résumé récemment le philosophe Vladimir Safatle. La violence politique de l’action suggérée par le second intellectuel de la seconde histoire, cette fois-ci le « marxiste-nationaliste » officiel du parti, en est un signe. Dans un délire staliniste, il a imaginé qu’un groupe de supporteurs de football pouvait agir comme une milice du parti et tabasser un groupe de sans-abris campés à côté d’un stade de foot, où aurait lieu l’ouverture de la Coupe du Monde. Dans ce cas-là, du moins, le degré de décalage à l’égard de la réalité de ce dernier a même frôlé le comique. À vrai dire, les deux groupes se sont rencontrés pour négocier et les supporteurs sont allés, avec leurs instruments de musique, animer une fête au campement des sans-abris. Mais d’une façon générale, la répression généralisée contre les mouvements de rue n’était pas drôle du tout : une série d’actes arbitraires dignes d’un État d’exception, depuis la violence policière sans contrôle contre tout manifestant indifféremment, aux inégalités et aux fraudes procédurales explicites. Tout cela avec la plus absolue complicité, si ce n’est avec l’appui actif des intellectuels alignés sur le gouvernement.

43 La stratégie nationale-développementiste et ses énoncés de pouvoir ont lancé le pays dans une sorte de spirale conservatrice. Par une caractéristique typique d’un mode de gestion du capitalisme qui tend à se faire plus présent dans les économies qui jouent un rôle périphérique (mais qui peut parfaitement surgir aussi dans des économies centrales), on approfondit la stratégie restrictive dans la définition de ce qui est ou n’est pas production. Quand le gouvernement Lula n’était pas encore entré complètement dans ce processus, quand il a eu, par exemple, le courage d’assumer la lutte pour la démarcation des terres indigènes de « Raposa Terra do Sol », à l’extrême Nord du pays, il a vu les nationalistes de gauche de sa propre alliance de gouvernement s’aligner non seulement sur les militaires, mais sur un groupe d’exploitants latifundiaires malhonnêtes qui avaient envahi les terres indigènes, y compris avec le soutien des milices, pour planter du soja. C’est à ce moment-là qu’un haut dirigeant du PC do B (Partido Comunista do Brasil) a défendu ces exploitants contre les Indiens, sous l’allégation qu’il était en train de défendre la « production » et la « souveraineté nationale ». Autrement dit, sous ces termes, le mode de vie des Indiens était absolument « improductif » : vieux mot d’ordre colonialiste et raciste dans la bouche d’un communiste-staliniste : « les Indiens sont paresseux et vagabonds ».

44 À l’exemple du massacre de candangos, les ouvriers qui travaillaient à l’époque de la construction de Brasilia, vers la fin de années cinquante ; des ouvriers morts pendant la construction du Pont Rio-Niterói et de l’extermination systématique des populations indigènes, qui a pris des dimensions impressionnantes au cours de la dictature militaire, le sang a commencé à couler pendant le virage nationaliste du Lulisme. Mais la situation n’était pas aussi simple, car le conservatisme ne se disséminait pas seulement à partir d’une politique d’État, mais aussi et peut-être surtout d’une façon moléculaire, dans une série de fascismes et de protofascismes, perceptibles même dans les relations micropolitiques. Paradoxalement, dans une grande partie des cas, c’étaient le gouvernement et le PT qui continuaient d’être les victimes de ce genre de haine sociale disséminée. À ceci près, qu’ils ne savaient plus comment y répondre, parce que du point de vue d’une politique affective – entre l’espoir et la peur, le désir et l’impuissance – ils s’étaient égalés à leurs bourreaux, dans la façon dont ils avaient réagi aux mouvements de 2013.

45 Quelqu’un pourrait alléguer alors que le conservatisme qui se répand au Brésil aujourd’hui a pour cause une soi-disant tendance du pauvre, qui devient classe moyenne, à devenir conservateur. C’est, en réalité, le genre de pleurnichage plus récent de la gauche « désillusionnée » ou « déçue » et, ce qui vient avec, le blablabla selon lequel la jeunesse est dépolitisée et que « nous n’avons pas su gagner idéologiquement » la « nouvelle classe moyenne ». Ce phénomène du conservatisme des ex-pauvres qui s’élèvent peut effectivement exister, mais c’est une action politique qui le rend déterminant. Nous devons ici revenir au moment où nous avons articulé production sociale et désir, ou bien même travail et désir. Cela nous permet de dire que ce virage conservateur a été aussi bien économique que politique, puisque le gouvernement du PT et ses alliés de « gauche » ont jeté à bas une grande partie de la force du désir social qu’ils avaient eux-mêmes aidé à éveiller. En se servant de la haine et de la peur comme stratégie pour conserver le pouvoir – y compris en alliance et complicité avec le fondamentalisme religieux, étant pour le moins négligent en ce qui concerne l’homophobie et l’attaque contre les droits des femmes – le gouvernement a fait une sorte de choix politique, qui était aussi un choix économique. Pendant la campagne de 2014, par exemple, le mot d’ordre « encore plus de changements » » des campagnes précédentes a fait place à une stratégie pour visser les pauvres et les ex-pauvres sur la peur du retour d’un passé misérable qui n’était pas si lointain.

46 Ce qui s’est donc passé, ce n’était pas que le gouvernement et les appareils de la « gauche institutionnelle » (une contradiction entre ces termes ?) aient commis des fautes, n’ayant pas su adopter la stratégie qu’il fallait pour obtenir un certain type de conversion idéologique. Il s’agissait, à vrai dire, d’une erreur politique, qui était en même temps une erreur économique, aux termes d’une économie-politique très au-delà du sens que le capitalisme, le libéralisme – et, en fin de compte, le national-développementisme lui-même – y attachent. On peut dire que l’erreur économico-politique du gouvernement PT était d’engendrer la peur au cœur de la production sociale, en renversant l’espoir, la production désirante qu’il avait alimentés précédemment par ses « politiques sociales ». Des politiques dont même les développementistes et une grande partie de nos conservateurs qui s’auto-dénomment « libéraux » n’ont jamais réussi à comprendre qu’elles avaient un caractère de politique économique et de politique productive. La terreur qu’éprouvent les pauvres et les ex-pauvres, c’est-à-dire ce qu’on appelle la « nouvelle classe moyenne », à l’idée d’un retour du passé misérable qui est encore marqué sur leurs corps et leurs esprits (terreur poussée à l’extrême pendant la campagne électorale), et la terreur que les anciennes élites – y compris l’ancienne « classe moyenne » – éprouvaient et éprouvent encore face à l’ascension de ces mêmes pauvres, semblent subitement s’enchaîner dans une sorte de vague unique qui traverse la société de façon transversale. Même si ces derniers continuent d’exprimer une haine effrayante et raciste de classe à l’égard des premiers, une crainte de tout ce qui semble socialement nouveau, en quelque sorte, semble former un sinistre réseau réactif majoritaire parmi nous ; bien que des noyaux de mouvements de résistance et d’innovation politique se retrouvent aussi un peu partout. Tout de même, la mélancolie des intellectuels de gauche face à cette situation, que ce soit la nostalgie de l’idéologue national-développementiste qui a ouvert ce texte ; ou le diagnostic selon lequel les pauvres et les ex-pauvres consomment d’une façon incontrôlée sans qu’on les ait « éduqués » avant pour cela, ou encore le stalinisme milicien du bureaucrate intellectuel « marxiste » qui s’en prend à tout mouvement social qui ne soit pas prévu dans ses manuels, tout cela fait partie de cette affectivité conservatrice qui nous traverse.

47 La fissure sociale, dans ce sens, va bien au-delà de la question idéologique ; à vrai dire, sa matérialité est déterminée – même dans le sens d’une économie politique, comme l’a voulu Marx – par une sorte de conflit affectif et libidinal ; autrement dit, la lutte entre la production sociale et la violence sociale anti-productive a lieu dans la façon dont les personnes et les groupes sociaux sont pris physiquement et psychiquement par les mouvements du désir et du contre-désir. Nous en arrivons alors à la quatrième histoire, celle de la domestique pauvre qui a une vie meilleure, qui remarque que ses filles arrivent où elle n’est jamais arrivée et qui a peur de tout ce qui semble menacer ce mouvement. Dans ce sens, il est très facile pour des intellectuels qui ont une vie plus ou moins confortable depuis des générations, de traiter le discours de cette dame sur la réduction de la majorité pénale ou ses éventuels propos homophobes, comme l’expression de quelque « ignorance », « aliénation » ou « dépolitisation » ; il s’agit plutôt de l’expression de la situation affective où les pauvres se trouvent aujourd’hui au Brésil, presque l’inverse de celle où ils se trouvaient il y a six ou sept ans : c’est la peur d’une perte, du retour au passé qui se profile, à la place de la joie des horizons ouverts.

48 Or, si un gouvernement et un parti soi-disant de gauche, avec ses appareils « militants », répondent aux mobilisations sociales par la stratégie de la peur et de la haine ; s’ils préfèrent s’allier à des fondamentalismes religieux plutôt que d’assumer une stratégie ouverte et l’alliance avec les nouvelles formes de vie qui viennent, par exemple, avec le mouvement LGBT et le mouvement des femmes ; s’ils ignorent les nouveaux mouvements de production de la subjectivité comme de nouveaux mouvements économiques, dans une incapacité même d’être pragmatiques à leur égard – autrement dit de comprendre comment ils ouvrent de nouveaux marchés et que même la production industrielle est activée par les nouvelles inventivités sociales – ils n’ont pas le droit de se plaindre que la société et la politique soient dominées par le conservatisme, qui s’exprime aussi par la haine contre ce même gouvernement. Il est vrai que le conservatisme, l’ancienne petite et haute bourgeoisie, hait le gouvernement du PT pour ce qu’il a été, pour les « exclusivités » sociales perdues et pour les gens qui sont venues occuper « leurs » espaces. Mais ce n’est que dans leur délire paranoïaque que le PT est toujours de gauche.

49 Pour cette raison, l’économie qui reste en dehors des analyses nationales-développementistes et d’une bonne partie de la gauche, en général, c’est exactement la politique que non seulement ces intellectuels mais tout le bloc du gouvernement au pouvoir – et d’une certaine façon aussi l’opposition – disent ne pas exister, parce qu’en réalité, ils la craignent. Toute l’économie politique qui reste en dehors de leurs analyses et de leurs programmes, à savoir toute la production de subjectivité solennellement ignorée, exprime leur crainte mal déguisée de perdre cette place de pouvoir que ces intellectuels ont soigneusement construite pour eux : celle de « représentants » du peuple. Le fait est que ceux qui étaient censés n’être que « représentés » ont commencé à parler et à produire, en rejetant d’une façon générale la place secondaire qui leur était désignée par leurs « civilisateurs autochtones » : des colonisateurs compatriotes illustrés. Ce n’est pas par hasard que les développementistes méprisent n’importe quel discours contre la destruction de l’environnement et pour la défense des Indiens, en les traitant très souvent comme une sorte de conspiration étrangère contre la grande cause développementiste : une cause au nom de laquelle des écosystèmes et des populations entières doivent être sacrifiés. Quoique pleins de zèle pour les présupposés identitaires de notre « culture nationale », ils n’ont même pas vu, paraît-il, les films de notre plus grand cinéaste. Ils n’ont pas appris avec la tragédie du poète et journaliste Paulo Martins (Jardel Filho), dans Terre en transe (Terra em Transe - 1967)), tant et si bien qu’ils vivent la farce pathétique du Christ conquérant (Tarcísio Meira) dans L’Âge de la Terre (A Idade da Terra - 1980).

Notes

  • [1]
    Procédure déjà utilisée, voir Rodrigo Gueron, Jorge Vasconcellos, Depois de Junho, o que fazer ? Ações estético políticas ! (notícia de um Brasil insurgente : as manifestações de junho de 2013 e a reação microfascista a elas), in Revista Alegrar, n° 15. http://www.alegrar.com.br.
  • [2]
    Les sept entreprises de pétrole qui contrôlaient l’extraction, le raffinage et la distribution du produit sur toute la planète (Shell, Exxon, BP, Mobil, Texaco, Chevron et Gulf Oil) jusqu’au moment où l’OPEP, cartel des pays arabes, a réussi à y faire face dans les années 1970.
  • [3]
    Comme on le sait, Getúlio Vargas (1882 – 1954) s’empare du pouvoir en 1930, lors d’une révolution. En 1937 (bien qu’il ait gouverné depuis 1935 sous un régime d’exception), il fait un coup d’État et installe l’État Nouveau (fasciste), qui sera renversé en 1945. Mais il revient au pouvoir en 1950, élu à une grande majorité, dans un gouvernement constitutionnel à forte connotation nationaliste. Acculé, face à un coup d’État imminent, Vargas se suicide et la population rebellée se tourne contre ses ennemis politiques. Getúlio Vargas peut être comparé au Général Juan Domingo Perón (1895 – 1974), leader populaire argentin, président du pays durant deux périodes (1946-1955 et 1973-1974). Perón arrive au pouvoir en 1943 par un coup d’État mené par des officiers de tendance fasciste, et édifie le Welfare State argentin, le mieux réussi sur le continent. En 1946, il fut élu président avec 56% dos voix, aidé par son ex-amante qui deviendra son épouse, Eva Perón. Il avance des politiques sociales et nationalise des entreprises stratégiques. En 1955, il est renversé par un nouveau coup militaire pendant une crise économique, affaibli aussi par la mort de sa femme « Evita ». Suite à un long exil en Espagne, il revient en 1973, est réélu président mais, déjà malade, il meurt en 1974. Perón comme Getúlio, ont eu des influences fascistes au début puis aboutissent à une sorte de gauche nationaliste populiste.
  • [4]
    Deleuze, Gilles, Guattari, Félix, Mille Plateaux, Capitalisme et Schizophrénie 2, Paris, Éditions de Minuit, p. 577.
  • [5]
    CEPAL : « Commission Économique pour l’Amérique Latine et les Caraïbes », organisme des Nations Unies, créé en 1948, dans le but de réfléchir aux stratégies de développement pour cette région. Dans l’introduction du livre qui présentait pour la première fois ces stratégies, il y a le texte de l’économiste argentin Raul Prebisch sur « Le développement économique de l’Amérique latine et quelques-uns de ses principaux problèmes », qui finit par jouer un rôle de « manifeste fondateur » pour les chercheurs de cet organisme. Ce texte a été traduit en portugais par Celso Furtado, qui a été, avec Maria da Conceição Tavares (chef du bureau brésilien de la CEPAL dans les années soixante) l’un de membres les plus importants de cet organisme au Brésil. Prebisch, Raul, « El desarrollo económico de la América Latina y algunos de sus principales problemas », in Gurrieri, A. La obra de Prebisch en la Cepal, México, Fondo de Cultura Económica, 1982.
  • [6]
    Bosi, Alfredo, « A escravidão entre dois liberalismos », in A Dialética da Colonização, São Paulo, Companhia das Letras, 2002.
  • [7]
    Film documentaire de Leon Hirszman, tourné en 1979 pendant la grève qui, affrontant la dictature militaire, a paralysé presque toute l’industrie, notamment l’industrie automobile, autour de São Paulo, mais sorti seulement en 1990, quelques mois après la mort de son metteur-en-scène.
  • [8]
    C.E.P.A.L : Commission Économique des Nations Unies, pour l’Amérique latine.
  • [9]
    Santo André, São Bernardo et São Caetano, des villes ouvrières de la périphérie de São Paulo.
  • [10]
    Film sorti en 1990, qui raconte l’histoire des conditions précaires, avec même des risques fréquents de mort, dans lesquelles se trouvaient les ouvriers qui avaient travaillé à la construction de Brasilia, les « candangos », comme on les appelait, pour la plupart des immigrants venant du Nord-Est du pays. Ces conditions précaires ont poussé ces ouvriers à une grande révolte, qui a été violemment réprimée et écrasée, y compris avec l’assassinat de quelques-uns de ces révoltés.
  • [11]
    « Pré-Vestibulares » examens d’admission aux universités.
  • [12]
    Gueron, R., Vasconcellos, J., op. cit.
  • [13]
    Concept créé par Marx (Marx, « Formes précapitalistes de production ». Œuvres Économiques 2, Paris, Col. « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, Éditions Gallimard, p. 314), dans une opération où il fait un sorte de « contre-théologie » des diverses formes de production, en montrant comment dans chacune d’elles, dans une sorte d’opération de réification et de mystification, toute la production est renvoyée à une instance privilégiée, en oubliant qu’elle se fait, en premier lieu, comme une activité humaine. Ce concept est cité plusieurs fois par Deleuze et Guattari dans l’ouvrage Anti-Œdipe, Capitalisme et Schizophrénie 1, (Deleuze, Guattari, Éditions de Minuit, Paris, 1972).
  • [14]
    Fondé en juin 1952, pendant le second gouvernement Vargas, encore sous le nom de BNDE, le BNDES (Banque Nationale pour le Développement Économique et Social) a son surgissement et sa conception intimement liés aux stratégies de soutien à l’industrialisation nationale, conçues par les économistes et les intellectuels liés à la Cepal.
  • [15]
    Safatle, Vladimir, « A nova República acabou » in Carta Capital, n° 841, 15/03/2015.