Présentation

1La préparation de ce dossier de Rue Descartes a débuté en 2017 suite aux mobilisations contre la loi Travail qui ont mené au blocage de plusieurs établissements d’enseignement supérieur et à des grèves qui se sont étalées pendant des mois. On discutait alors de la nécessité de « réinventer l’université », de faire face à la médiocrité managériale qui la gouverne, de la refonder « dans la liberté, l’exigence et l’émancipation », comme le proposait le rapport rédigé par le Groupe Jean-Pierre Vernant. Trois ans plus tard, nous voilà dans une nouvelle période de grèves nationales. Des enseignants au lycée dénoncent les effets néfastes d’une réforme du bac qui ne fera qu’appauvrir la formation des élèves, en faisant primer les temps d’évaluation sur les temps de réflexion et d’apprentissage. Près de 300 laboratoires universitaires et 145 revues sont prêts à arrêter toute activité scientifique et à se mobiliser contre la loi de programmation pluriannuelle de la recherche (LPPR) qui, avec ses CDI de projet destinés aux “jeunes chercheurs” les plus performants, accentue davantage la logique entrepreneuriale, la compétitivité et la précarité qui minent le milieu de la recherche et de l’enseignement.

2Avec l’appel à la mobilisation du 5 mars 2020, puis le début du confinement qui vient suspendre toutes les réformes en cours, nous décidons de reporter la parution de ce dossier. Politiques de l’enseignement n’aborde pas directement les problèmes soulevés par la continuité pédagogique à domicile qui fut un enjeu central de cette période où l’on semble redécouvrir l’importance du service public – « il est des biens et des services qui doivent être placés en dehors des lois du marché » – et, plus particulièrement, celle de l’école comme lieu susceptible de réduire les formes d’inégalité sociale. Dès les premiers jours du confinement, la logique managériale qui structure nos services publics s’est empressée de faire appel à l’inventivité des enseignants, alors même que personne n’était en mesure de choisir ses propres contraintes. L’expérimentation et la liberté pédagogiques de plus en plus menacées par l’uniformisation du métier sont vite devenues une injonction de la part de plusieurs directeurs et chefs d’établissements. « Un professeur travaille quoiqu’il arrive, même dans un moment historique de fermeture au public ! » Et puisque nos contrats continuent, autant profiter de l’occasion pour réfléchir à des propositions pédagogiques “alternatives” et “innovantes”, capables de faire briller nos établissements après leur fermeture. Il est encore trop tôt pour savoir comment le tâtonnement pédagogique qui a caractérisé cette période bouleversera nos pratiques enseignantes. Mais nous pouvons espérer que les luttes à présent submergées par l’urgence sanitaire et les préoccupations qu’elle engendre ne soient pas négligées.

3Depuis des années, les enseignants ne cessent de manifester, de publier des articles et des tribunes pour dénoncer la transformation de leur métier que les réformes récentes sont en train de mettre en place. Dans une tribune parue dans Le Monde, Fanny Capel, professeure de lettres, ne manquait pas de souligner que le nouveau bac est avant tout « un levier puissant pour transformer le sens des études et du métier d’enseignant. Professeurs comme élèves sont sommés de s’adapter à des injonctions impossibles, avec pour mantras l’évaluation permanente, la performance immédiate, la réduction des coûts [1]. » On voit ainsi arriver au lycée le même modèle entrepreneurial que la loi LRU, relative aux libertés et responsabilités des universités, est venue introduire dans l’enseignement supérieur. Dans La Destruction de l’université française, l’historien Christophe Granger a fourni une analyse des plus éclairantes de ce paysage universitaire caractérisé par la précarisation de l’université, son ouverture aux entreprises et la libéralisation des études. Soumises à un désengagement de l’État, les universités publiques font l’expérience d’une “autonomie” qui en réalité leur impose une exigence d’autofinancement à laquelle elles doivent se plier pour pouvoir mener à bien leurs activités scientifiques. À terme, cela ne vient pas seulement remettre en cause la possibilité qu’avaient les universitaires de choisir leurs objets de recherche (ceux-ci doivent aujourd’hui s’ajuster aux priorités et aux agendas des mécènes et des entreprises), mais crée une situation intenable, source de toutes sortes de souffrances au travail : les universitaires sont tellement occupés à autre chose que le travail de recherche et d’enseignement – à monter des dossiers, à chercher des partenaires et des financements, à rédiger des conventions et à faire des tâches administratives – qu’ils n’ont plus le temps de faire leur métier. Cette situation absurde, qu’Antonia Birnbaum dénonçait dans un « texte d’humeur », « À quoi bon alors l’université [2] ? », révèle ce que l’absorption de l’université par l’économie vient finalement supprimer, à savoir, la possibilité même de l’étude.

4Le poids de la professionnalisation et la conséquente nécessité de tout rapporter à une utilité immédiate font que les études supérieures ne constituent plus, comme Granger le souligne, un « temps à part » insoumis aux lois de la production, de la performance et de la rentabilité. C’est cette temporalité de l’étude que l’on veut maintenant écourter au lycée, où les épreuves communes de contrôle continu (E3C) viennent multiplier les échéances courtes dans l’espoir d’assurer une performance immédiate. Ce « temps à part » se trouve aujourd’hui menacé partout où l’on pourrait s’attendre à trouver des foyers de résistance aux mesures managériales qui cadrent le système de l’enseignement et, plus généralement, tous les services publics. On peut penser notamment aux écoles supérieures d’art et de design qui, suite à la réforme LMD, sont venues aligner leur organisation des études sur celle des universités. Alors que les professeurs d’enseignement artistique ne cessent de défendre la spécificité de la recherche artistique [3], insistant sur l’importance de détacher l’expérimentation artisanale de toute logique productiviste ou normative, il devient de plus en plus difficile de laisser des plages vides dans les emplois du temps des étudiants pour le travail d’atelier, qui n’est pas forcément régi par la logique du « faire » mais par ce que Fernand Deligny appelait un « agir » sans finalité immédiate. Cette “peur du vide”, cette crainte des temps improductifs entraîne une difficulté croissante à autoriser les étudiants à se retrouver seuls face à eux-mêmes. Les mots de Deleuze, pour qui le rôle d’un professeur est « de réconcilier les étudiants avec leur solitude », semblent quelque peu datés dans des écoles tournées vers la professionnalisation, où les étudiants en art deviennent, tout comme les lycéens, des entrepreneurs de leurs parcours et de leurs études, qu’ils composent eux-mêmes en choisissant ce qui les intéresse dans l’offre pédagogique. Ils sont invités à “utiliser l’école”, à choisir à la carte des stages qu’ils superposent à des cours de plus en plus réduits à des “modules” ou à des “capsules”, qui sont autant de concentrés d’enseignements adaptés à leurs nouveaux régimes d’attention. Évidemment, cela ne met pas seulement en péril le temps long d’une recherche qui se cherche elle-même, mais risque aussi de modifier ce que Barthes appelait « la relation enseignante [4] ». Alors que l’enseignant se transforme peu à peu en prestataire de services, l’étudiant risque de développer tantôt l’attitude d’un consommateur insatisfait, sceptique quant à l’efficacité de la capsule qu’il vient de prendre, tantôt celle d’un vendeur persuasif capable de présenter son projet ou sa démarche artistique en quelques minutes (genre « ma thèse en 180 secondes ») à l’occasion d’un speed dating – le nouveau format par excellence des rencontres professionnelles prêt à être importé dans la grille des études.

5Comment aller à l’encontre de ce nouveau mode de gestion et de gouvernement des êtres qu’est « l’entreprise de soi [5] » et renouer avec l’idée de l’enseignement comme « technique de soi », comme processus d’élaboration d’une conduite et d’un mode de vie ? On n’arrête pas de dire qu’il faut changer notre mode de vie mais on ne laisse pas à l’éducation la possibilité d’être le levier de ce changement. Plutôt que d’avoir les propriétés d’un marché, l’université, et plus largement l’enseignement supérieur, doit « constituer d’abord une forme de vie collective, une manière de se lier et de s’organiser tout entière ordonnée à des valeurs qui ont pour elles la certitude d’être à la fois collectives et collectivement pratiquées [6]. » Comment nos enseignements peuvent-ils contribuer à réinventer ces manières de se lier les uns aux autres ? Quels affects sont-ils en mesure de susciter ? Quelles formes d’égalité et quelles relations d’inclusion sont-ils à même d’instituer ? Que peuvent nos politiques d’enseignement face au formatage des méthodes d’apprentissage et à la normalisation croissante de notre métier ? Quelle place peut-on faire à l’expérimentation (et à une certaine opacité qui en découle) dans un monde « mis en grille [7] » qui s’obstine à tout évaluer de manière permanente et continue pour mieux mesurer la soumission de chaque activité aux normes et aux critères économiques qui le régissent ?

6Le modèle de l’entreprise et la conception professionnalisante de l’enseignement s’imposant aujourd’hui partout, l’enjeu de ce numéro est de décloisonner les débats, de croiser le regard d’universitaires, de professeurs d’enseignement artistique et d’enseignants au lycée qui cherchent à prendre l’enseignement lui-même comme objet de recherche, à faire place à l’expérimentation, ou à concevoir l’enseignement de la philosophie comme un véritable « travail de terrain » qui vient mettre à l’épreuve les concepts et les méthodes de la tradition philosophique. Les expériences analysées par les uns et les autres, sous forme d’essais, de témoignages ou d’entretiens, montrent la manière dont l’enseignement philosophique cherche à se déplacer et à se renouveler, aussi bien dans un lycée professionnel que dans une école d’art ou d’architecture, quitte à prendre la forme d’un « philosopher » que d’aucuns ne mettraient plus sous le nom de « philosophie ».

7Si la possibilité d’expérimenter de nouvelles configurations d’enseignement semble définir la spécificité pédagogique des écoles d’art, elle est aussi explorée au lycée notamment dans le cadre de structures de retour à l’école pour des étudiants dits “décrocheurs”. Des expériences de classe inversée y cherchent à construire un rapport créatif et actif au savoir qui encourage l’initiative des élèves et leur propose d’occuper une place dans le groupe qui va permettre à celui-ci de s’organiser autrement que dans une classe traditionnelle. Ces expériences d’enseignement sont ici pensées côte à côte avec celles qui se construisent dans les écoles d’art et de design. Imaginées par des artistes invités ou par les enseignants eux-mêmes – qui pour l’instant ont encore la liberté pédagogique d’imaginer des situations de travail aux effets incalculables et inattendus –, ces configurations d’enseignement cherchent à placer étudiants et professeurs dans une posture de recherche qui les confronte le plus souvent à leur non-savoir et destitue toute position de maîtrise. Elles suscitent, surtout, cette joie toute particulière qui advient lorsque l’on décide de donner de son temps et de son énergie pour construire quelque chose ensemble sans forcément savoir où cela nous mènera et quel en sera le résultat. À une époque où la calculabilité intégrale apparaît comme la condition du savoir, cette « ouverture à ce qui dépasse tout calcul », dont parlent ici Bernard Stiegler et plusieurs autres contributeurs, s’avère essentielle ne serait-ce que par les affects qu’elle suscite. Car à s’en tenir à une approche spinoziste [8], seuls les affects susceptibles d’augmenter la capacité d’agir et de penser par soi-même permettent de mettre en œuvre une logique de l’émancipation et de travailler politiquement.

8« Je veux travailler politiquement ». L’exigence que se donne l’artiste Thomas Hirschhorn l’a conduit à s’écarter de toute logique qualitative et à préférer des situations de travail où seul compte l’énergie déployée : « énergie = oui ! qualité = non [9] ! ». L’iconographie de ce dossier réunit des images du workshop What can I learn from you ? What can you learn from me ? qui a eu lieu en 2018 au musée d’art moderne Remai Modern à Saskatoon, au Canada. Ce workshop de 27 jours s’est déroulé selon un certain nombre de règles élaborées par l’artiste tout au long d’une série de projets qu’il qualifie de « présence et production » : faire un « travail de terrain » préalable pour présenter son projet artistique à des gens qui n’ont pas forcément l’habitude de fréquenter les musées ; payer des honoraires à celles et ceux qui acceptent d’y participer en se chargeant d’un temps d’enseignement ; s’assurer qu’ils bénéficient d’un libre accès à toutes les expositions du musée ; être présent pendant toute la durée du workshop pour rencontrer les participants et prendre part à ce qui s’y dessine ; adopter un principe de « non-programmation » et, par conséquent, un principe de « non-satisfaction » du public qui n’exclut pas la possibilité d’une expérience déceptive. Réajustées et repensées par l’artiste au fil de ses projets, ces règles lui permettent non seulement de distinguer sa proposition artistique d’un simple événement culturel, où prime la satisfaction d’un public ciblé, mais aussi d’intégrer à son projet ce qu’il appelle un public « non-exclusif », qui n’exclut pas les non-spécialistes de l’art contemporain – le contraire donc d’un public sélectionné et prédéterminé [10].

figure im1

9La configuration expérimentale de ce workshop n’est pas sans rappeler le « jeu idéal » que Deleuze décrit dans Logique du sens : un jeu dont l’ensemble des règles ne préexiste pas au jeu lui-même, mais découle de son déroulement et varie au fur et à mesure de son invention. Si ce jeu sans règles préexistantes peut sembler impraticable, Deleuze rappelle que cet idéal n’est ni plus ni moins que la réalité de la pensée, c’est-à-dire « ce par quoi la pensée et l’art sont réels, et troublent la réalité, la moralité et l’économie du monde [11]. »

10Cette autonomie-là, cet ensemble de règles que l’on se donne soi-même, c’est ce qui permet à Thomas Hirschhorn de proposer une situation d’enseignement, de transmission et de partage qui a la puissance de redéfinir le musée lui-même et de repenser son rapport au public. Si l’on pense à Vincennes ou à la création du Collège international de philosophie, à l’idée d’une université ou d’un Collège « sans condition [12] », qui s’adresse à un public « non-exclusif » sans pour autant adhérer à une démarche de vulgarisation, on voit bien comment sa proposition artistique résonne ici avec un certain nombre de situations d’enseignement et de recherche qui ont su participer au travail de définition de l’institution qui les a accueillies.

Notes

  • [1]
    Cf. « Le Bac républicain est mort. Vive le… quoi ? », tribune publiée par Fanny Capel le 3/3/20 dans le journal Le Monde.
  • [2]
  • [3]
    Voir notamment le n° 72 de la Revue Hermès, « L’Artiste, un chercheur pas comme les autres », CNRS éditions, 2015. Et aussi le n° 130 de la revue Culture et recherche, « La Recherche dans les écoles supérieures d’art », hiver 2014-2015.
  • [4]
    « […] la relation enseignante, écrit Barthes, n’est rien de plus que le transfert qu’elle institue ; la “science”, la “méthode”, le “savoir”, l’ “idée” viennent par la bande ; ils sont donnés en plus ; ce sont des restes. » Cf. « Ecrivains, intellectuels, professeurs » publié dans Tel Quel en 1971, réédité dans Œuvres complètes, t. III, Éditions du Seuil, p. 887-907. Sur l’actuelle mutation de la relation enseignante, voir aussi les travaux de Plínio Prado, notamment Le Principe d’université et « L’Université, le soi et le marché contemporain », publié dans L’Humanité (31/12/2009), ainsi que le sous-chapitre « Libéraliser les études » de l’ouvrage déjà cité de C. Granger.
  • [5]
    Sur ce sujet, voir notamment Sarah Abdelnour et Anne Lambert, « “L’entreprise de soi”, un nouveau mode de gestion politique des classes moyennes ? » (2014), mis en ligne sur Cairn.info
  • [6]
    C. Granger, La Destruction de l’université française, Éditions La Fabrique, 2015, p. 174.
  • [7]
    Sur ce sujet, voir l’ouvrage collectif, Derrière les grilles, Sortons du toutévaluation, publié sous la dir. de Barbara Cassin, Éditions Mille et une nuits, 2014. Et aussi le texte brillant de Bertrand Ogilvie, « L’inévaluable » in Le Travail à mort, au temps du capitalisme absolu, Éditions L’Arachnéen, 2017, p. 121-142.
  • [8]
    Voir la lecture spinoziste que Pascal Sévérac fait du Maître Ignorant et, notamment, l’opposition qu’il établit entre des « affects anti-cognitifs », qui déclenchent le sentiment de sa propre impuissance à penser (l’admiration par l’élève de son professeur) et des « affects de la connaissance » qui suscitent la confiance dans l’égale capacité intellectuelle de chacun. Cf. P. Sévérac, « La position du maître : enseigner, abrutir, émanciper » in Rue Descartes n° 71 /2011, p. 102-108.
  • [9]
    Cf. Thomas Hirschhorn, Une volonté de faire, Éd. Macula, 2015.
  • [10]
    À propos de ce projet, voir l’entretien « Conversation between Thomas Hirschhorn and Sandra Guimarães » publié sur le site web de l’artiste : http://www.thomashirschhorn.com. Voir aussi le catalogue publié par le Remai Modern en 2018 Thomas Hirschhorn, What can I learn from you. What can you learn from me. (Critical Workshop).
  • [11]
    G. Deleuze, Logique du sens, Minuit, 1969, p. 76.
  • [12]
    Cf. J. Derrida, L’Université sans condition, Éditions Galilée, 2001. Sur les fondements théoriques du CIPh voir Le Rapport bleu réédité en 2019 dans la collection « Archive » du CIPh par les Presses Universitaires de Paris-Nanterre.