Le secret, un partage baroque du politique

Figaro  : Mais, feindre d’ignorer ce qu’on sait, de savoir tout ce qu’on ignore ; d’entendre ce qu’on ne comprend pas, de ne point ouïr ce qu’on entend ; surtout de pouvoir au-delà de ses forces ; avoir souvent pour grand secret de cacher qu’il n’y en a point ; s’enfermer pour tailler des plumes, et paraître profond, quand on n’est, comme on dit, que vide et creux ; jouer bien ou mal un personnage ; répandre des espions et pensionner des traîtres ; amollir des cachets ; intercepter des lettres ; et tâcher d’ennoblir la pauvreté des moyens par l’importance des objets : voilà toute la politique, ou je meure !
Le Comte  : Eh ! C’est l’intrigue que tu définis !
Figaro  : La politique, l’intrigue, volontiers ; mais comme je les crois un peu germaines, en fasse qui voudra[1].
Vous direz peut-être Messieurs que si vous saviez les motifs et la raison des conseils du roi, assurément vous les suivriez. Mais à cela j’ai à répondre que le maître du vaisseau ne rend point de raison de la façon avec laquelle il le conduit ; qu’il y a des affaires dont le succès ne dépend que du secret, et beaucoup de moyens propres à une fin ne le sont plus lorsqu’ils sont divulgués[2]

1La contribution qui va suivre pourrait se comprendre comme le volet d’un diptyque, dont l’autre volet [3] aura montré que le succès de la métaphore théâtrale pour décrire le politique au XVIIe siècle ne va pas sans sa banalisation, sous forme de topos de la littérature morale et politique, ni dans un deuxième temps sans sa secondarisation, tant il est vrai qu’une image très utilisée peut devenir une toile de fond dont l’analyse ou la conscience ne sont plus nécessaires. La métaphore théâtrale utilisée pour mettre en avant le coup d’État fulgurant laisse place à ce que j’ai appelé un machiavélisme baroque, infidèle à Machiavel bien sûr, qui renouvelle l’idée esthético-politique de « représentation » et inaugure un espace politique qui dépasse la scène du théâtre et les coulisses qu’elle induit.

2Assurément le secret, politiquement compris, participe de cette atmosphère philosophique qui sépare la morale et la politique tout en mettant en scène cette séparation. C’est une curiosité de l’histoire de la philosophie que spontanément les notions de raison d’État et de secret soient rapportées à Machiavel alors même que le Florentin n’en fait, à aucun moment, des concepts fondamentaux : l’expression de « raison d’État » n’existe pas dans son œuvre, le « secret » est d’un usage peu machiavélique dans Le Prince (je distingue « machiavélique » pour la légende noire et fausse concernant la pensée de Machiavel, de « machiavélien » pour désigner ce qui se rapporte à Machiavel [4]). C’est à une analyse conjointe du Prince et des Discours sur la première décade de Tite-Live, dans l’univers tacitiste qui s’annonce, qu’il faudrait se consacrer pour accomplir un travail exégétique convaincant. Je m’en tiens pour l’instant à cette conception répandue et erronée, contribuant à la légende machiavélique, qui invente un mythe pseudo-machiavélien du secret et de la raison d’État, d’une même tonalité que le contre-sens lui attribuant un « art du politique » ou un « art de l’État » quand il s’agit, avec l’arte, d’une technique, d’un métier du politique [5].

3Le baroque politique peut ainsi être considéré comme un « faux » machiavélisme, comme on peut parler de faux positif en médecine : un résultat qui existe tout en induisant en erreur. Mon hypothèse de départ est que la notion de secret, tant et tant convoquée pour la période et souvent à juste titre, des Médicis en Italie à Richelieu en France, des républiques citadines italiennes à l’absolutisme français, éclaire autrement ce que je nomme le baroque politique et l’idée de représentation (je n’enclos pas le « baroque » dans une période datée, même si 1600-1750 me semblent les termes les plus pertinents par leur « rigidité vague »). Partant, Beaumarchais écrit, au terme d’une période d’obscurité politique du secret finalement fracassée par les Lumières et la Révolution, une synthèse ramassée, commençant la tirade par la feinte pour la finir avec le grand secret et clore le débat d’une phrase aussi nominale que lapidaire dans l’amalgame : « La politique, l’intrigue, volontiers. » Beaumarchais met ici un point final à toute une conception de la politique par le secret dont il a compris les ressorts : dissimuler ses intentions et ses ignorances, augmenter sa puissance de ce seul fait ; l’important est de laisser croire au secret, quel que soit son contenu, indépendamment même de l’existence d’un contenu. La politique comme intrigue est brutalement dévoilée, abandonnées ses arcanes, et ainsi défaite de toute force. Le secret ne se dira pas dans les images du théâtre : ultime pas de Beaumarchais, c’est sur scène qu’est énoncée cette vérité, dernier feu baroque qui s’éteint par l’ultime révélation. De la scène à la trappe.

4Ma thèse sera la suivante. Dans l’image du politique comparé au théâtre, le secret détourne du pouvoir exalté par sa représentation. Le secret est l’ouverture d’un espace en même temps qu’il est une clôture. Ouverture d’un espace mais non pas d’un lieu, encore moins d’une scène. Si le secret est par excellence tenu dans les meubles secrétaires, aux appuis restreints et aux tiroirs cachés, s’il est échangé dans les studioli aux marqueteries trompeuses – tantôt vraies tantôt fausses –, c’est qu’il sépare la pratique politique de l’exercice du pouvoir, c’est qu’il ouvre un espace contre la temporalité de la représentation. C’est un partage du politique qui est ouvert en même temps que clos par le secret. Coexistent ainsi, dans les développements politiques, les images théâtrales du pouvoir et l’invisibilité du secret. On ne saurait donc s’en tenir à l’idée de représentation du pouvoir, il faut faire toute sa place à la dissimulation.

Raison d’État

5Le secret est fondamentalement ambigu, étant à la fois contenu et pratique : « il y a beaucoup de différence entre le secret et la forme du secret », écrit le cardinal de Retz, expert en la matière [6]. De Machiavel au Grand Siècle, la deuxième compréhension – à savoir la pratique, se confondant parfois avec le gouvernement – a prévalu, nourrissant le risque de la tyrannie. Dans l’histoire des pratiques politiques, avec la découverte d’une science du politique indépendante et des techniques de pouvoir, tout a contribué à abonder la métonymie. L’assimilation entre le secret, la raison d’État, un prince possiblement affranchi ou au-dessus des lois (legibus solutus), et le silence favorisé par la tradition des lectures romaines et notamment de Tacite, c’est toute une atmosphère qui est envahie par l’idée de secret. Les tensions et oppositions se font en partie sur cet horizon d’un secret toujours impénétrable, jamais démontrable. Les Annales de Tacite abondent en exemples de silence du puissant, silence qui est signe et manifestation du pouvoir : il importe « de ne point divulguer les mystères du palais, les conseils des amis de César, les services des gens de guerre […] la première condition du pouvoir, c’est qu’il n’y ait de comptes reconnus que ceux qui se rendent à un seul [7] ». Le rapprochement entre raison d’État et secret n’est pas essentiel. Seule une certaine compréhension des auteurs, et leur inscription dans le machiavélisme, pour s’en réclamer ou le critiquer, permet une telle assimilation. Car si la raison d’État est une manière de considérer le salut public comme autorisant une dérogation à la loi, cela ne signifie pas directement que le secret en est le ressort et la pratique nécessaires. Le « tacitisme », compris comme la puissance logée dans le silence et la décision impénétrables des grands, favorise le rapprochement et transforme le non-nécessaire en nécessaire. La raison d’État dès lors ne se conçoit pas sans le secret. Mais où est la place de celui-ci, place forcément difficile à identifier du fait même du secret ? Une autre raison justifie le rapprochement : de même que le secret est un contenu et une pratique (la protection de ce contenu), de même la raison d’État est une pratique et la science de cette pratique. Si la raison d’État est une rationalité de l’exercice du pouvoir et le savoir de cette pratique, le secret doit aussi obéir à une rationalité dont toute la difficulté est qu’elle sera toujours invisible. Ce qui se révèle alors est une rationalité à l’œuvre qui n’était pas soupçonnée et qui est au service de l’État. Le secret en était une condition absolument nécessaire. Mais le secret lui-même ne verra jamais sa rationalité affichée, même après-coup. Si la raison d’État englobe une composante de secret, on peut dire que le secret constitue la part obscure, jamais légitime, de la raison d’État.

6Tout se passe comme s’il y avait confusion entre le pouvoir et une certaine conception de l’exercice du pouvoir ; comme si la pratique devançait la définition du pouvoir ; comme si le pouvoir tenait tout entier dans sa pratique. Ce ne sera pas la première fois que nous rencontrerons cette logique contournée, ce monde renversé. On peut cependant commencer avec une distinction. Le fait qu’il s’agisse d’un contenu, d’un énoncé ou d’une intention, partagés par un très petit nombre (idéalement deux individus, voire un seul), fait du secret un contenu et une pratique d’abord privés, même s’ils sont ordonnés à une préoccupation pour les affaires publiques. Le secret compris avec la raison d’État implique que le politique se fasse dans des lieux séparés. Le secret, c’est d’abord ce qui est mis à l’écart, ce qui est celé et écarté, mis à part, ce qui est renfermé, forclos, verrouillé (il vient du supin secretus du verbe secernere – mettre à part, écarter – lui-même formé du préfixe se- indiquant la séparation, et de cernere, – distinguer, séparer : secernere est dont presque redondant). Le politique est ainsi dépendant d’une séparation entre préoccupation privée de l’homme d’État et conservation de l’État : le pouvoir est garanti par le secret forcément privé ; l’État est protégé par le mutisme des individus de pouvoir. En conséquence, le lieu « privé » de l’homme de pouvoir est à définir complètement. L’homme de pouvoir et de secret n’est pas en représentation, il n’a parfois pas de fonction particulière, il se confond souvent avec le ministre de l’ombre ou le conseiller, avec le secrétaire. Le machiavélisme baroque se situe évidemment avant l’invention de la souveraineté étatique par Jean Bodin, même si on peut considérer que cette invention a été comme préparée par la pratique du secret articulée à l’opposition entre affaires privées et affaires publiques. Mais précisément, cette séparation est toute nimbée de l’obscurité essentielle au secret. Les coups d’État ne sont pas systématiquement exempts de satisfactions privées. Si l’on pense aux deux Frondes en France, on ne peut pas véritablement séparer les intérêts privés des Condé, Beaufort, Retz etc., les intérêts corporatistes des parlements et des compagnies, de leur refus aristocratique ou bourgeois du pouvoir centralisé par Richelieu puis Mazarin, des taxes, des abus de pouvoir.

7Il y a encore quelque chose de théâtral dans les anecdotes de Tite-Live ou Tacite : se taire et montrer, tels sont la fulgurance et l’arbitraire apparent du pouvoir, qui sous-entendent une rationalité seulement pénétrée par le prince. À son fils qui lui demande que faire de sa victoire à Gabies, Tarquin le Superbe, se méfiant du messager, oppose un silence obstiné aux questions et s’avance dans les jardins en étêtant les pavots les plus hauts. Le messager rapporte le mutisme et les gestes, que Sextus Tarquin comprend : il doit tuer les dirigeants de la ville [8]. Les règnes de Claude, Néron, Tibère, sont chez Tacite emplis de secrets et de manipulations en tous genres. Pourtant, même si on considère le politique comme un espace de faux-semblant et de présentation, la métaphore théâtrale est usée ; pour être nécessaire, elle est néanmoins insuffisante. Le secret ne peut se comprendre dans les catégories habituelles du politique à l’époque baroque : l’apparence, comme ce qui apparaît sans être obligatoirement trompeur, la présentation, que je distingue de la représentation comme ostentation du pouvoir (par excellence la représentation louis-quatorzienne du pouvoir), le spectacle comme vis-à-vis révélateur tendu au spectateur, membre de la communauté politique ainsi microcosmique dans la salle de théâtre. Le secret sur scène est simplement un ressort de l’intrigue, il ne peut être montré, il ne peut faire l’objet d’une théorie théâtrale du politique [9]. En fait le secret pourrait bien constituer les bornes de cet ensemble du politique-théâtre, coulisses et salle comprises. Le secret est cet espace qui est hors théâtre. On comprend mieux alors en quoi la métaphore du théâtre est essentielle tout en étant insuffisante pour le politique. Le secret se comprend avec elle sans jamais s’y fondre. Si le secret relève d’une forme d’obscurité ou d’ambiguïté, c’est parce que normalement il n’est jamais révélé, jamais décrypté. Amelot de la Houssaie, commentant sa propre traduction de Baltasar Gracián, se réfère souvent à Machiavel mais également à Tacite. Et à propos d’une maxime censée célébrer le parler clair et élégant de l’homme de cour, maxime qui se révèle particulièrement contournée, puisque « quelquefois l’obscurité sied bien », c’est vers Tacite qu’il se tourne et à son Consulte ambiguus (Ann., 13). Le prince doit parler « ambigument », à la manière d’un oracle [10].

8Si la raison d’État est excès, dérogation, débordement, si le coup d’État est action fulgurante, surprenante, directement issue de l’exécutif, sans raison ordinaire mais obéissant à et constituant une raison extraordinaire, le secret, dans cet ordre d’idée, serait le contraire de l’excès, le point minimal où le pouvoir se concentre, une involution toute efficace. Il n’est pas trésor enfoui susceptible d’être déterré pour conférer du pouvoir à son inventeur. Il est bien plutôt la condition et le contraire de l’excès de gouvernement, du coup d’État si théâtral. Dynamique dérobée, le secret, conformément à l’étymologie du mot, est séparé, mis à part, toujours nécessairement écarté. Se tient là un élément distinct de la raison d’État et de l’état d’exception. Ce dernier est création d’une temporalité, qui s’oppose à la temporalité ordinaire [11], celle-là est création d’un espace, espace dérobé, fantasmé ou réel. Le secret est en ce sens la clé du pouvoir, à l’opposé de toute fabrication laborieuse ou assujettie aux raisons justificatrices. C’est bien à une « autre » raison que se réfèrent la raison d’État et la pratique du secret, ce n’est pas à la raison du philosophe. Le pouvoir du secret, pourvoyeur de pouvoir, c’est d’être fondé sur la certitude qu’il existe avec un contenu qui doit rester caché. On comprend bien ce qui rapproche raison d’État et secret, outre que le second est la condition d’existence de la première, c’est que l’un et l’autre sont conditions de maîtrise : fantasme peut-être, mais clé du pouvoir, le secret est le contraire de toute fabrication laborieuse inféodée aux quêtes de légitimité. Si Amelot de la Houssaie compare le secret tacitiste à l’oracle, c’est qu’il participe d’une puissance du caché et du mystère. Jouer sur l’imagination du pouvoir est efficace.

9Le secret en politique est la certitude du soupçonnable, pas plus, pas moins. Si la raison d’État n’est pas affaire de représentation, au sens d’ostentation, elle est tout de même affaire de visibilité et d’invisibilité. Qu’il soit dit ici tout ce que nous devons aux travaux précis, savants, particulièrement éclairants de Michel Sénellart sur la raison d’État, son histoire philosophique et son historiographie, ainsi que sur Machiavel. Toute analyse touchant à la raison d’État et au machiavélisme est forcément empreinte de son travail considérable. Le tenant pour déterminant, je m’interdis de le réduire à un résumé et renvoie à son œuvre entière. Relevons seulement que la troisième partie de l’ouvrage Les Arts de gouverner[12] est consacrée au secret, et l’ultime chapitre aux arcana imperii, dans une subtile discussion sur les moyens et la fin. Sénellart conclut en estimant que la publicité a moins été revendiquée contre les arcana repris par les tenants de l’absolutisme qu’elle ne s’oppose « à la visibilité du pouvoir, comme signe de l’invisible » (p. 282).

Dissimuler les arcanes

10Cacher les moyens de la puissance pour être plus puissant, entretenir le soupçon du secret, ne seraient pas suffisants pour assurer le pouvoir à son détenteur, mener à bien les affaires de l’État et augmenter sa puissance. Le dynamisme du pouvoir doit compter avec un élément supplémentaire, qui est en fait une manière d’interpréter le secret dans le sens de la pure pratique, à savoir la pratique de la dissimulation. Quelque chose se fait par le secret. Machiavel place le prince sous le régime de la visibilité, des apparences, de la réputation et du crédit. Ainsi ses vertus comprennent de dissimuler ses intentions, non pas d’entretenir le secret, qui serait plutôt de l’ordre de la conjuration. La référence à Machiavel est pertinente historiquement mais inopportune conceptuellement [13]. Il n’en est pas de même avec la dissimulation. La référence machiavélienne est exploitée par le baroque politique, soit une manière baroque de considérer les rapports de pouvoir et les rapports entre nature et artifice, nourrie par les échanges entre esthétique et politique, qu’on ne saurait réduire à la seule théâtralisation.

11La dissimulation, tel est le secret de la réussite de la raison d’État, c’est-à-dire des hommes qui la pratiquent. Avec la dissimulation, l’analyse se déplace, depuis la notion de raison d’État toujours problématique vers celui qui agit. Le secret n’est pas seulement l’omission ou le silence, il est leurre, feinte, mensonge, stratégie, stratagèmes, tromperie… Du silence à l’action, de l’exercice du pouvoir abstraitement compris à la pratique politique active. La phrase attribuée à Louis XI fait florès : « Qui nescit dissimulare, nescit regnare. » (« Qui ne sait pas dissimuler, ne sait pas régner [14] »). Nous avons jusque-là, dans la saisie du secret par la raison d’État, distingué élément essentiel et composante. La dissimulation, bien davantage mise en avant que le secret lui-même, complique l’analyse. Elle se conçoit autant comme relevant du mensonge que comme relevant du secret. En ce sens, la politique se comprend comme une forme de causalité, non pas en un sens pragmatique d’être cause suprême de nombreux effets dans le réel, mais comme rapport de cause à effet dont la cause reste cachée. Même dévoilée, elle ne peut être que supposée puisqu’aucun discours de légitimation n’est requis ou évoqué. Le secret, c’est cacher et mettre à part, dans un endroit introuvable, qu’il ne faut même pas chercher, car la cause n’est pas logiquement retrouvable. Si rationalité il y a – et le secret est aussi le risque de l’arbitraire, d’où la faveur absolutiste dont il a bénéficié puis les fureurs révolutionnaires qui s’en remettront à la transparence et à la publicité pour éviter le despotisme – elle est invisible et reste impénétrable par le commun. Paradoxe d’une rationalité qui est insaisissable de manière rationnelle. Le secret supprime l’étape causale de la dissimulation de quelque chose. C’est la circulation de la lettre de cachet qui consolide le pouvoir, pas nécessairement le contenu. On comprend que ne peut être filée la métaphore théâtrale. Le secret serait nécessairement du côté de la coulisse. Or la coulisse est un lieu bien identifié, même caché il abrite les changements de décors, de costumes, etc. On sait ce qui s’y passe sans le voir. Le coup de théâtre, que Louis Marin a si bien rapproché du coup d’État, révèle qu’il y a eu secret. Mais le coup n’est terrible que dans la mesure où, par cette brusque révélation des arcanes du pouvoir, il révèle seulement que d’autres secrets sont toujours possibles, puisque personne ne les connaît, puisqu’aucune causalité ne peut confirmer et laisser anticiper ce qui arrive. Le secret, pour être signe, même volatil, et condition de la puissance, doit être deviné de l’extérieur, soupçonné, sans évidemment être percé à jour. Hannah Arendt, dans Les Origines du totalitarisme, a montré que l’efficace du secret n’était pas forcément qu’il eût un contenu, que quelque chose fût caché. Le secret du secret, c’est qu’il faut mettre à l’écart pour mieux mettre au centre. En ce sens, la raison d’État ne peut se réduire à sa composante de secret, elle est par trop savoir d’une pratique. En tant que pratique, elle révèle qu’il y a eu secret nécessaire. En tant que savoir, elle inclut une composante secrète. Elle ne se confond nullement avec lui.

12Ainsi la dissimulation, comme action concrète de l’homme de pouvoir agissant, est le comportement qui correspond à la politique du secret. Le secret, ainsi compris comme une modalité de la dissimulation, nous introduit à une problématique fondamentale que je n’ai pas encore abordée : la séparation, inaugurée par Machiavel, entre la sphère morale et la sphère politique. De surcroît, la sphère privée et la sphère publique ne sont pas si séparées dès lors qu’on envisage le secret, puisque celui-ci est gardé dans l’intimité de l’homme de pouvoir pour mieux avoir des effets sur la sphère politique. Ainsi la dissimulation, d’ordinaire considérée comme immorale dans la conduite personnelle, est prônée par Machiavel en politique, puis par d’autres penseurs dans la période baroque. Pour Machiavel comme pour Gracián ou Naudé, cela ne signifie nullement que le politique doit être immoral, cela signifie que la séparation ne doit pas passer par la frontière traditionnelle entre morale et politique. En revanche cela entraîne que la dissimulation est un « art machiavélien d’être secret », comme l’écrit Michel Sénellart, qui l’analyse comme la nouveauté séparant l’être de ce qui paraît. Machiavel articule le secret à la dialectique entre virtù et fortune d’une part, et « [rabat] l’art du gouvernement sur la science de la guerre » d’autre part. Ce faisant, il révèle la « mobilité » du prince, elle-même condition du pouvoir. Dans cette perspective, le paraître n’est pas immédiatement l’art de dissimuler, mais bien l’art de manipuler par des signes. Car « [l]’apparence s’inscrit dans le système de relations qui régit les échanges réels et symboliques, entre le prince, ses proches et ses sujets. Elle répond au besoin d’un code commun, sans lequel aucune cohésion politique ne serait possible ». Le prince lui-même ne reste pas dans l’ombre, au contraire il doit gérer ses apparences « au sein d’une économie du visible dont le prince reste le foyer [15] ». Nous retrouverons cette idée que le secret génère un code et qu’il engage, dans l’espace politique, une circulation de signes, plutôt qu’un système de mensonges et encore moins un rapport de forces.

13Moins lié à la raison d’État qu’il n’y paraît, cantonné du moins à un rapport de composante, le secret a une existence dans la dissimulation comme pratique, cette fois essentielle, du prince. C’est bien un « art machiavélien » que d’être secret, et on verra qu’il dépasse la seule période de la Renaissance pour signer une pensée du politique qui fait de la séparation d’avec la morale une condition du savoir sur le politique. Les raisons ne constituent le bien que des seuls détenteurs du secret.

14À l’opposé de la représentation ostentatoire, le secret implique d’autres rapprochements. Ainsi, si le prince produit le secret en tant que tel (il ne suffit point de le connaître, d’« en connaître » comme on dit au Bureau des légendes), si, en conséquence, son action procède d’abord de la dissimulation, en revanche le public, les sujets, le peuple, destinataires de l’exercice du pouvoir, ne le connaissent pas. Ils peuvent seulement soupçonner qu’il y a secret et que toutes conditions d’exercice du pouvoir leur échappent. L’envers d’une politique du secret, c’est évidemment que les premiers concernés par les effets du secret ne peuvent le percer à jour. À cet égard, les arcana imperii ont généralement une place de choix, d’abord dans les précédents de la raison d’État, ensuite dans les origines du secret. Des études érudites et fines donnent pleine satisfaction à la curiosité de qui voudrait comprendre le passage du Moyen Âge à la Renaissance sans rupture. La place de Clapmar et de son ouvrage De Arcanis rerum publicarum (1605) est ici fondamentale, après le « tournant machiavélien [16] ». Le but poursuivi par Clapmar cependant n’est pas la puissance de l’État ou du prince, mais bien la tranquillité intérieure, à laquelle il ordonne la classification des arcanes, nécessaires pour empêcher les troubles et factions. Le secret tient ainsi dans les stratagèmes et simulacres, dérogeant à la justice bien comprise, nécessaires à la tranquillité des sujets du prince, distincts du droit. Clapmar cite Tacite et les historiens romains, critique Machiavel, s’inspire des théoriciens de la « bonne » raison d’État, entendons la raison d’État qui n’est pas impie (défendue au premier chef par Botero dans De la raison d’État 1589-1598, je renvoie aux travaux de Romain Descendre).

15Les arcana imperii sont par définition ce qui ne peut être percé à jour, ce qui substantiellement est celé tout en étant au cœur de la politique. On s’éloigne de l’effet de l’action du prince. Le thème des arcana imperii est une origine lointaine du secret de la raison d’État renaissante et baroque. En revanche, cette parenté lointaine explique d’autres rapprochements. Le secret en politique doit demeurer indéchiffrable, le gouvernant doit seulement laisser croire qu’il existe. En ce sens, le secret est bien un mystère. Le pouvoir et le secret comme pratique seraient héritiers des mystères sécularisés [17]. Il y a peut-être des raisons à telle action mais elles ne seront jamais visibles, jamais de façade, et alimenteront une conception du politique comme essentiellement mystérieux, en tous cas insaisissable par le commun.

Ambiguïté et énigme : contre l’ostentation

16On le voit à l’issue de ce qu’il faut considérer comme une phénoménologie du secret en politique, au travers des origines putatives (arcana imperii) et des rapprochements approximatifs (raison d’État). Le secret fait partie d’une pratique politique, il est une composante du politique défini dans le cadre d’un arte machiavélien du gouvernement qui court jusqu’à l’époque baroque, mais il n’est pas un savoir, ni une science, et sa place au sein d’une science politique est très instable. Son statut est paradoxal : comment établir les fondements d’une science et d’une pratique politiques largement appuyées sur le caché et le cachet, dès lors qu’on ne peut dévoiler ce qui leur est essentiel ? En effet, annoncer une science de la politique du secret, c’est définitivement et irrémédiablement lui retirer toute efficace, alors même que l’efficacité en est le but premier. Le secret exclut la politique d’un régime de vérité : le secret révélé est une perte de pouvoir, non pas la révélation d’une vérité. Il est, sans forcément aller jusqu’au mystère sécularisé, énigmatique. C’est ainsi qu’on peut reprendre la notion d’ambiguïté qu’Amelot de la Houssaie convoquait chez Tacite pour commenter Gracián. En politique où l’on doit agir « ambigument », le secret est une énigme suspendue au-dessus de la foule des gouvernés, qui n’ont pas accès aux rationalités cachées du pouvoir.

17De l’ambiguïté à l’énigme, il est difficile de ne pas verser dans la façade impénétrable du maître du secret politique, le cardinal de Richelieu. Si ses portraits par Philippe de Champaigne, qui pourraient facilement intégrer la représentation ostentatoire du pouvoir, sont fascinants, c’est bien parce qu’ils laissent voir l’énigme comme indéfiniment irrésolue. Il n’est pas de masque ni de tromperie dans ces portraits, il y a le simple visage qui appelle le déchiffrement tout en assurant le regardeur que le secret, de Richelieu et du pouvoir en général, ne sera jamais percé. Ces portraits ne disent rien, ils ne montrent rien, que le pouvoir à nu c’est-à-dire dans tout son mystère. Il suffit de comparer ces portraits, clairement identifiés à une présentation du pouvoir, avec ceux, par exemple, de Paul III par Titien (voir Titien, Portrait de Paul III avec ses petits-fils, https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Titian_-_Pope_Paul_III_with_his_Grandsons_Alessandro_and_Ottavio_Farnese_-_WGA22985.jpg) où ce sont un homme de pouvoir, mais également un personnage, et aussi une famille (les Farnèse), enfin une ville, Rome, et une politique renaissante, qui sont représentés. Rien de tel chez Champaigne et Richelieu : ce qui se voit est pure énigme, tout est montré et tout est celé.

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Philippe de CHAMPAIGNE, Portrait du Cardinal de Richelieu, (vers 1637), 260 x 178, National Gallery, Londres.

Du prince à l’homme prudent

18Richelieu nous y invite : pour comprendre le secret politique, il faut aller au-delà de la pratique abstraitement abordée – et pour cause puisque le secret se doit d’être impénétrable. Le secret, s’il n’est pas seulement le nom d’une pratique de dissimulation pour gouverner et augmenter la puissance étatique, est aussi un contenu qui est détenu par une ou plusieurs personnes. Le secret se confie et se cèle à plusieurs. Mazarin donne des conseils pour éprouver les confidents de son secret, dans une partie à trois [18]. Si le secret a un lieu virtuel, un faux-lieu, un tiroir caché, c’est bien le cercle restreint des détenteurs du secret, petit groupe d’hommes de pouvoir, d’appuis univoques ou réciproques. On peut avancer que le groupe est constitué, quand bien même à deux interlocuteurs seulement, par le secret, dans la mesure où le risque moral du mensonge et de la manipulation sont partagés. Le partage restreint du noyau du pouvoir, telle est la clé de l’art du gouvernement. Ce partage oblige (le dépositaire du secret est obligé de conserver mon secret) et il exclut (la foule, le public, les sujets, etc.). Le coffre (arca, ae, F) est immatériel, le partage délimite un groupe hyperrestreint, excluant de ce fait. Espace mais non lieu.

19Dans l’effacement de la séparation entre morale et politique, plusieurs acteurs du secret sont néanmoins possibles. Les écrits sont, dans leur statut même, déjà ambigus. On sait que Machiavel se détache de la tradition des miroirs des princes, ouvrages à un seul destinataire, de conseils édifiants, de morale des devoirs et de grandeur. Tout un courant philosophique divers prend acte de cette séparation machiavélienne et intègre délibérément le secret dans la politique. Les faux-semblants baroques sont à l’œuvre. Avec la pensée de Juste Lipse, la redéfinition de la prudence prend un tout autre cours que le schéma aristotélicien d’une relation entre la politique et l’équité. On ne s’attache plus à une éthique mais à la conduite d’un homme dans le groupe autant que du prince et son entourage. L’apparence devient problème du visible et de l’invisible. Juste Lipse ne refuse pas la métaphore théâtrale, mais il lui ajoute un adjectif qui banalise l’image elle-même : « velut theatrum hodiernae vitae » écrit-il commentant Tacite [19]. C’est bien sûr un aspect de la similitudo temporum. Mais surtout le spectacle perd de son aura puisqu’il est quotidien. De fait, la prudence n’est pas spectaculaire, notamment lorsqu’elle n’est pas directement une vertu éthique. Juste Lipse en fait une notion mixte, la prudentia mixta, se divisant en une prudence propre et une prudence étrangère. C’est au nom de la prudence mixte que le prince gouverne avec ses ministres et conseillers. Le cercle est constitué où circulent les secrets du pouvoir ; la prudence est devenue une « vertu de l’intellect pratique, par rapport à la sagesse contemplative […] Affranchie de la sapienza, elle devient un savoir à part entière, tournée vers la vie active [20] ».

20Chez Juste Lipse, les acteurs ont tous un rôle encore assez facilement identifiable. L’ambiguïté énigmatique atteint un point culminant chez Baltasar Gracián, auteur que l’analyse fouillée et contextualisée de Benito Pelegrín permet au lecteur francophone d’aborder, c’est pourquoi je renvoie à ses textes et éditions dans leur ensemble. Tout en reprenant sans critique l’idée de raison d’État, Gracián définit à son tour une prudence fort ambiguë. Elle est mélangée d’une part, elle est ambivalente d’autre part car elle peut être le meilleur instrument aussi bien de l’homme de cour que du prince, dans une partie où les amis sont rares. Gracián met la raison au cœur de la conduite, opposée à la « passion vulgaire » et à la « violence tyrannique ». La raison d’État en ce sens ne saurait être un alibi pour les gens de peu de foi [21]. Après avoir affirmé que « les choses ne passent point pour ce qu’elles sont, mais pour ce qu’elles paraissent être » et que « le bon extérieur est la meilleure recommandation de la perfection intérieure » (CXXX, p. 409), il affirme que la Raison parle d’elle-même, la surface est l’intérieur, et « la plus fine raison d’État […] n’affecte rien » (CXXXI, p. 410). Amelot de la Houssaie, dans son commentaire linéaire, ne manque pas de rappeler la mobilité du prince selon Machiavel, qui sait changer avec la fortune. Cette adaptation au temps qui change est la meilleure preuve d’une rationalité politique (CXXXIX c., p. 416). La prudence n’est pas ainsi étrangère à la raison d’État, qui, elle, n’a plus rien de problématique. Celle-ci est même arrimée à la prudence, la finesse doit rester dans les limites de la prudence et ne pas devenir tromperie délibérée : « le plus grand artifice est de bien cacher ce qui passe pour tromperie » (CCXIX, p. 475. Je souligne). Gracián pense en équilibriste, plus machiavélien que Machiavel (dont il reprend l’image du renard et du lion, CCXX, p. 475-476), au moins dans la forme. L’artifice, qui doit masquer ce qui pourrait passer pour tel, amène l’éloge de la dissimulation : « Dissimuler est le principal moyen de gouverner. » (LXXXVIII, p. 372) Gracián prend soin de distinguer la dissimulation du mensonge. Si la leçon machiavélienne de séparation entre morale et politique est assumée, ce n’est pas pour verser dans l’immoralisme, là même où Gracián pourrait être soupçonné de le faire (voir aussi CXLVI, CLIV, CCXV-CCXVI). En revanche, le point de vue (le point de fuite ?) a changé. Même si Machiavel a pu être compris comme s’adressant aux républicains et non, comme le premier sens y invite, au prince, Gracián s’adresse à l’homme droit, au noble homme de cour qui sait se conduire dans les affaires des hommes, il s’adresse au héros, au discret[22]. L’Homme de cour est intitulé en espagnol Oráculo Manual y arte de prudencia, c’est un manuel de poche qui énonce les maximes propres à conduire l’honnête homme. Il ne s’agit plus du tout de miroir des princes mais bien de miroir de soi-même, l’homme prudent est son seul vis-à-vis : « L’on ne saurait être maître de soi-même, que l’on ne se connaisse à fond. Il y a des miroirs pour le visage, mais il n’y en a point pour l’esprit. Il y faut donc suppléer par une sérieuse réflexion sur soi-même. » (LXXXIX, p. 373). La dissimulation connaît ainsi deux temps : d’abord dans l’art de gouverner, la maxime LXXXVIII est la reprise de la définition traditionnelle, ensuite dans la prudence tout court, et la maxime XCVIII, dont La Houssaie traduit le titre par le seul « Dissimuler », s’intitule en espagnol « Cifrar la voluntad », où cifrar dit la même chose que l’ancien « chiffrer », à savoir crypter selon un code (XCVIII, p. 379).

21L’homme prudent de Gracián apparaît comme celui qui sait chiffrer ses intentions et les raisons de sa conduite. La valorisation des apparences, au-delà de la critique, revient à chiffrer intelligemment, parce que l’homme prudent se connaît. Ce qui est clair pour soi, devient ambigu pour la politique, ce qui vaut pour un seul est obscur pour la communauté. N’oublions pas que les rapports de Gracián, avec son propre ordre jésuite, furent des plus opaques. Que faire d’un énoncé qui prétend qu’il n’est meilleure manière de chiffrer que d’énoncer clairement ? Ce pourrait être une définition du conceptisme…

Du non-lieu au chiffre

22Pourtant, au milieu de toutes ces ambiguïtés, le secret est une conséquence technique de la prudence chez Gracián, il n’est pas le ressort essentiel d’une politique de puissance. C’est peut-être ce qui distingue le philosophe jésuite des hommes de pouvoir. Richelieu, Mazarin, mènent une politique de puissance, qui confond leurs intérêts et ceux de l’État. Le secret pourrait bien être ce qui n’est pas vu plutôt que ce qui n’est pas su. Suprême ambiguïté car l’on sait qu’il y a du secret, quelque part dans les arcanes des décisions, des accords, des ambassades, des narrations, mais simplement on ne sait pas où il est, c’est-à-dire sur quoi précisément il porte. L’ambiguïté sur le contenu du secret est une ignorance de ce qui est vu. On voit le pouvoir en contemplant Richelieu peint par Champaigne, et simultanément on n’en voit rien du tout. Dans son Testament politique[23], Richelieu s’adresse à un monarque précis, Louis XIII ; il fait un retour sur l’histoire politique récente et construit des conseils en fonction de ce passé proche et agité. Bien sûr, il ne dit rien de ce qu’il faut cacher ! Le secret est gardé même dans la parole. Le Testament politique reste énigmatique dans la mesure où il ne donne aucune clé du pouvoir réellement exercé. Son successeur Mazarin s’adresse quant à lui aux « politiciens ». Le « pacte » avec le lecteur est différent, Umberto Eco a même pu considérer qu’il procédait d’un esprit démocratique. Le cardinal Mazarin semble d’autant plus bavard que son prédécesseur était lisse. La dissimulation y est élevée en art politique par excellence, et Mazarin de dévoiler ruses et stratagèmes. Pourtant, malgré les apparences, il n’en dit pas plus que Richelieu. Ce qu’il dévoile pourrait bien être un leurre, tant les ruses ne semblent pas spécialement fines. Richelieu et Mazarin, maîtres dans l’art du secret, continuent, même en écrivant leur pratique, de le laisser soupçonner et imaginer. Faire croire augmente leur puissance, leur façade est une sorte d’hyper-rationalité dans la dissimulation elle-même.

23La raison d’État est évidente en tant que pratique, la science du pouvoir se rapproche d’un savoir qui en donne les clés. L’art du secret comme technique de gouvernement est un horizon qui s’éloigne au fur et à mesure que l’on s’en rapproche. C’est le paradoxe d’un espace invisible, d’une circulation sans voies manifestes. La dissimulation élevée au rang de pratique par excellence du secret politique fait subir une transformation à la métaphore théâtrale usitée par les penseurs de la morale et de la politique. Il importe de comprendre en quoi la dissimulation est au carrefour de deux pôles du pouvoir : la représentation et le secret. La représentation, c’est le pouvoir exprimé, qui s’affiche, maîtrisée par l’apparat et les conventions ; le pouvoir ainsi tient dans sa manifestation ostentatoire. En ce sens, l’intelligibilité du pouvoir par la métaphore du théâtre passe par le masque : le pouvoir ne se donne que figé et cache les intentions et les manœuvres. Le politique comme théâtre pourrait laisser paraître ce qui est caché derrière les paravents. L’espace politique, dès lors que s’impose, avec ou contre les lectures de Machiavel, la raison d’État, ne se réduit pas à la scène théâtrale fustigée par les moralistes, à un vis-à-vis du pouvoir et du spectateur. Le secret comme composante d’un savoir pratique politique s’ordonne à une autre spatialité, immédiatement paradoxale. À la manière d’un baron de Münchhausen qui s’extrait des marais en se tirant lui-même par les cheveux, le secret ouvre son espace sans occuper de lieu. Les métaphores baroques privilégiées, au-delà du théâtre, se réfèrent aux oculi qui se ferment en spirale, possiblement sur rien, ou aux anamorphoses : une image manifeste en cache une autre qui peut être révélée par un autre point de vue que la position frontale ordinaire, très précis et généralement difficile à trouver, ou par l’usage d’un cylindre, objet technique, qui réfléchit et transforme. L’image se dérobe, tout comme une porte dérobée se dissimule dans un mur, tout comme un studiolo s’enclave dans les autres pièces. Le studiolo est particulièrement ambigu : lieu intime d’étude privée, il peut être ouvert et accueillir un public. Il n’est pas une pièce secrète, mais l’activité qui s’y livre peut l’être. Au contraire, une pièce ou un passage secrets, une fois découverts, sont défaits de leur capacité. Le secret du studiolo n’a pas de lieu, et donc d’existence, assignés. C’est le paradoxe déjà signalé de la définition du secret : l’ambiguïté du contenu-contenant. On ne sait jamais si le secret est un contenu ou une pratique effectuée pour elle-même. C’est cela que dit silencieusement l’énigme du visage de Richelieu par Champaigne : poker face. Ou ce que relève Louis Marin, toujours dans l’image théâtrale cependant, avec le « dedans-dehors ; ni trop loin-ni trop près [24] ». Le paradoxe du secret est d’être une « incroissance ».

24On peut faire une distinction fine entre énigme et ambiguïté d’une part et chiffre d’autre part. Il y a sans doute là deux modèles du secret politique dont il faudrait retracer la tradition dans le politique visibilisé – où visibilisé ne signifie pas révélé, déchiffré, décrypté.

25Premièrement, le visibilisé qui ne montre rien. J’en trouve un exemple dans la construction du château et de la ville même de Richelieu, en Anjou, accordée par Louis XIII à son cardinal. L’architecture est classique, symétrique, toute en perpendiculaires. La Grande rue bordée d’hôtels particuliers tous semblables, que les courtisans du cardinal se devaient d’acquérir, mène à l’entrée du parc. Celui-ci a son plan en croix avec, en son centre, presque panoptique avant la lettre, le château (aujourd’hui disparu). Tout y est fait pour la visibilité, transparence classique à soi (les courtisans sont en vis-à-vis), et surveillance surplombante par le maître du château. Manifestation ostensible du pouvoir, rien cependant ne s’y est vu. Le cardinal n’a pratiquement pas paru sur les lieux, enveloppe vide, et est mort avant l’achèvement de l’édifice principal. En l’occurrence, le château très visible n’a rien caché, pas même un studiolo dont on aurait pu facilement supposer qu’il abriterait les secrets du cardinal. La politique du cardinal s’est faite au Louvre, dans des endroits non visibilisés.

26Deuxièmement, une comparaison entre deux représentations. Nous avons vu que Champaigne répugnait à montrer le cardinal de manière ostentatoire. Tout de sensibilité janséniste, les portraits ne veulent pas être plus bavards qu’une façade aussi lisse qu’inquiétante, où tout peut être soupçonné. En revanche, le portrait, certes plus ancien, de Gian Galeazzo Sanvitale par le Parmesan (voir Le Parmesan Portrait de Gian Galeazzo Sanvitale, https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Parmigianino,_galeazzo_sanvitale_01.jpg) affiche le chiffre, le code, qui montre le secret sans le dévoiler, nous laissant dans l’incertitude. Il s’agit d’un portrait d’apparat, donc de manifestation ostensible de la richesse, de la dignité et des qualités du portraituré. Pourtant, alors même que ce type de portrait répond à de nombreux codes (symboles de richesse, de culture, de générosité, de foi, etc.), le Parmesan a introduit un chiffre qui laisse les interprètes muets. La main droite gantée semble proposer au regardeur l’envers d’une médaille où sont inscrits les chiffres 7 et 2, qui pourraient aussi être un « C » et un « F ». Les conjectures sur les initiales comme sur d’éventuels symboles d’alchimie n’ont jamais été probantes, les lumières historiques et en histoire de l’art n’ont rien éclairé [25]. Dans un portrait de représentation ostensible est logé un chiffre, un secret aussi manifeste qu’il reste indéchiffrable.

Baroque machiavélisant : Naudé

27Si je récapitule les voies de la pensée du secret, je peux dire qu’il y a une tradition postmachiavélienne complexe, qui passe par la raison d’État, et évite la voie clapmarienne des arcana imperii. Les formes du secret baroque sont une suite éclatée d’infidélités. Gabriel Naudé en est un exemple particulièrement notable. Se réclamant de Juste Lipse, de Charron, il reprend des éléments du Prince, plagie parfois Ammirato (Discorsi sopra Cornelio Tacito, 1594), travaille pour Bagni, pour Mazarin, et écrit un ouvrage apparemment confidentiel dévoilant les ressorts du secret élevé en technique de l’exercice absolu du gouvernement. S’il tend à confondre parfois la pratique généralisée du secret pour les hommes de pouvoir et ce qu’il élabore sous le nom de coup d’État, il propose aussi un grand ouvrage sur la « prudence mêlée », censé rester confidentiel : les Considérations politiques sur les coups d’État (1639) [26] sont publiées en douze exemplaires selon son auteur [27]. Dans la dialectique difficile entre pratique et contenu du secret, entre rationalité et fulgurance de la raison d’État, Naudé occupe une place de choix. Jean-Pierre Cavaillé est parmi les rares à s’être intéressé à Naudé, dans le contexte du libertinage érudit. J’emprunte trop à ses analyses pour que la place impartie me permette de le citer en abondance. Cavaillé a montré l’originalité de Naudé qui, tout en reprenant l’idéal de rationalité d’État, établit, avec le troisième niveau de prudence mêlée, que le coup réside dans le secret, alors même qu’il ne peut y en avoir de maxime. Naudé, qui n’est pas ministre ou conseiller de l’ombre, énonce les maximes de ce qui ne peut en avoir. Toute la tâche du secrétaire tient alors dans l’élaboration d’un savoir pratique dont il ne peut y avoir une science.

28Naudé, tout en étant un défenseur de l’absolutisme naissant, dans un courant du libertinage érudit, peut être lu, tout comme Machiavel, comme maniant la rhétorique de la double détente : s’adressant au prince, il s’adresse au peuple, ou du moins à un public qui pourrait faire son miel du dévoilement des arcanes de l’État. La science politique donne ainsi les clés d’autres sciences, et c’est la raison qui est maîtresse :

29

… l’on peut à peu près savoir et découvrir tous les plus grands secrets des monarchies, les intrigues des cours, les cabales des factieux, les prétextes et motifs particuliers, et en un mot, ce que le roi a dit en secret à la reine, et les discours que Junon a tenus à Jupiter (Plaute), par le moyen de tant de relations, mémoires, discours, instructions, libelles, manifestes, pasquins, et semblables pièces secrètes, qui sortent tous les jours en lumière, et qui sont en effet capables de mieux et plus facilement former, dégourdir, et déniaiser les esprits, que toutes les actions qui se pratiquent ordinairement ès cours des princes, dont nous ne pouvons qu’à grand peine connaître l’importance, faute d’avoir pénétré dans leurs causes et divers mouvements[28].

30Concernant le secret précisément, Naudé critique vertement et à plusieurs reprises l’acception et l’usage qu’en fait Clapmar, accusé d’en adopter une définition si large qu’elle recouvre toutes les actions de gouvernement. Or le secret ne peut s’énoncer qu’abstraitement et au milieu de l’évocation des fondements d’une science politique, l’exposé ne peut pas passer directement à la pratique si ce n’est sous forme d’exemples, dont Naudé fait un abondant usage, les intégrant à sa rhétorique démonstrative. L’assimilation approchée entre secret et coup d’État prend place dans les deux premiers chapitres des Considérations, c’est-à-dire dans la partie définitionnelle, beaucoup moins dans les trois chapitres suivants qui traitent davantage de la mise en pratique : « des secrets, ou pour mieux dire des coups d’État » (p. 82). Ce pourrait être un aveu : le secret, comme technique de gouvernement, ne peut pas être développé dans les conseils, maximes et autres dévoilements de la pratique d’État. Naudé va le plus loin qu’il peut, tout en soulignant que, tel le Nil, les secrets d’État ne découvrent jamais leur source, et qu’on en « [tire] mille commodités sans avoir aucune connaissance de son origine » (p. 90).

31« Tromperies », « violences » (p. 68), « labyrinthe de ruses, et de subtilités infinies » (p. 69), « hypocrisie » et « simulation » (p. 73), « puissants stratagèmes » (p. 117)… tels sont les moyens du secret, assimilé aux coups d’État, et parfois dans le texte à la raison d’État. Il faut cependant nuancer. L’amalgame usité çà et là par Naudé ne doit pas nous laisser croire à une identité. Le coup d’État, sous sa plume, désigne une action du pouvoir, forte, fulgurante, surprenante, qui a nécessité le secret sur sa préparation comme sur les intentions qui y président, mais qui n’y tient pas tout entier. Le secret est ici condition nécessaire, si nécessaire qu’on pourrait la confondre avec ce qu’elle permet. C’est le sens du bouleversement de la temporalité et de la logique par Naudé : « l’exécution précède la sentence » (p. 104), aberration logique et juridique qui fait le fondement du coup d’État. La phrase a pu aussi aller dans le sens d’un précédent pour le très moderne état d’exception. Ce rapprochement n’a de sens que par le terme d’excès qui peut décrire l’une et l’autre pratiques, essentiellement d’un point de vue juridique, et non pas politique ou moral (p. 71). C’est à un débordement des lois ordinaires que Claude se livre qui, « ne pouvant par les lois de sa patrie prendre à femme sa nièce charnelle […] eut recours aux lois d’État, pour fonder son évidente contradiction aux lois ordinaires et l’épousa » (p. 101). Naudé ne théorise pas davantage une raison d’État qui serait excès par rapport au droit ordinaire, mais les exemples classiques parsèment son ouvrage, et ils sont insignes : « l’on trouvera qu’Alexandre pratiquait en secret ce que César a fait depuis tout ouvertement, s’il faut violer le droit, c’est pour régner. » (p. 118-119)

32Cependant l’énoncé même de la congruence entre coup d’État, raison d’État et secret – que Naudé dit aussi d’État – se trouve au cœur même de l’ouvrage, au centre de l’exposé, dans le foyer même de la pensée du coup d’État, dans le passage où la prudence est exposée comme une « vertu morale et politique, laquelle n’a autre but que de rechercher les divers biais, et les meilleures et plus faciles inventions de traiter et faire réussir les affaires que l’homme se propose » (p. 86). En existent ainsi deux sortes, la prudence ordinaire et la prudence extraordinaire. Nous sommes au cœur du second chapitre qui présente la prudence, puis les maximes ou raisons d’État, auxquelles on peut assimiler, dit Naudé, les coups d’État, « qui peuvent marcher sous la même définition » : « elles sont un excès du droit commun, à cause du bien public », « des actions hardies et extraordinaires que les princes sont contraints d’exécuter aux affaires difficiles et comme désespérées, contre le droit commun, sans garder même aucun ordre ni forme de justice, hasardant l’intérêt du particulier pour le bien public » (p. 104). Mais, tandis que la rationalité est sauve dans la logique, le coup d’État est spécifié précisément dans une temporalité à contre-sens : la phrase « l’exécution précède la sentence » est déclinée en multiples expressions et citations qui disent toutes la même chose, signe de l’insistance que Naudé veut faire peser sur la distinction spécifique des coups d’État par rapport aux raisons d’État. La nuance n’est en outre pas seulement spécification. Le coup d’État procède d’une figure temporelle a-logique (la fulgurance, la surprise, l’envers). Plus largement la prudence « lorsqu’elle ordonne pour le présent, prévoit l’avenir et se souvient du passé » (p. 189). Il n’est pas d’anticipation possible pour le destinataire, il est grande anticipation secrète pour l’auteur. Le secret demeure dans la catégorie de l’espace même s’il n’a pas de lieu : le coffre – arca – est devenu une image. Naudé inclut les coups d’État dans les raisons d’État, mais il les circonscrit, pour ne pas tomber dans le travers de Clapmar. La substance commune, c’est la prudence mélangée, donc nouvellement définie [29]. Maximes et coups d’État en sont des dérivations.

33Naudé rapproche la prudence de ce qu’il refuse de traduire depuis l’italien : la segretezza[30], que Louis Marin retraduit par « le sens du secret », voire « le sens du politique [31] ». En ce sens, il fait une grande place – ce qui se comprend désormais – à la dissimulation, dans le prolongement de la tradition post-machiavélienne, quelque peu tacitiste, et dans une complexification de la lecture de Juste Lipse : « renarder », c’est « se défier de tout le monde et dissimuler avec un chacun », c’est-à-dire que le secret est ici « omission ». Mais Naudé ajoute que le secret nécessaire est aussi « commission » : il s’agit d’atteindre son but « par moyens couverts » ; finesse, subtilité, équivoques, louvoiements sont alors requis. L’amalgame entre contenu et pratique, entre science et exécution, est dit par Naudé grâce à l’expression que j’entends comme explétive « pratiques et intelligences secrètes [32] ». Pour autant, selon lui, une telle caractérisation manque son objet : la pratique secrète extraordinaire, énoncée ainsi, ne fait pas autre chose que de décrire la pratique courante, ordinaire de l’État. C’est l’erreur de Clapmar et de quelques autres qui diluent leur objet en dissolvant l’extraordinaire dans l’ordinaire. Naudé rétablit les choses avec un argument que nous aurons à reprendre : le secret est non seulement ce contenu celé et cette pratique exécutive, il est aussi ce qui réunit quelques personnes, « entre deux ou trois des plus avisés et plus confidents ministres qu’ait un prince » (p. 90). Naudé ne se masque pas la difficulté épineuse, et, convoquant Charron, Lipse, Cardan, Tite-Live et Machiavel, tous figures tutélaires, il attribue à Machiavel ce qu’il est en train de faire lui-même, à savoir « [rompre] la glace » et « [profaner] […] ce dont les plus judicieux se servaient comme de moyens très cachés et puissants pour faire mieux réussir leurs entreprises » (p. 93). Naudé semble se tirer de ce pas impossible en soutenant, grâce à des exemples, que son discours est simple imitation, qu’il en reste à l’aspect formel et ne dévoile rien de son temps. De fait les exemples sont antiques ou littéraires. Naudé ne dit rien des politiques de Richelieu, Mazarin ou Bagni.

34Le propos du livre, en sa première page machiavélienne, est placé sous le signe du chiffre : « déchiffrer les actions des princes, et faire voir à nu ce qu’ils s’efforcent tous les jours de voiler avec mille sortes d’artifices » (p. 67). Naudé ne s’en tient pas au dévoilement des ruses et stratagèmes du pouvoir, il entend bien déchiffrer, décrypter, les conditions et les pratiques efficaces du pouvoir exécutif, ce qui est d’ordinaire dissimulé. Naudé envisage les deux définitions du secret, contenu et pratique. Déchiffrer implique qu’il y a bien quelque chose, même si ce quelque chose se dérobe ou qu’il est dissimulé. On pourrait même aller jusqu’à dire que le déchiffrement le constitue définitivement en objet, puisqu’il est la manifestation qu’il y a un lieu de pouvoir qui apparaît brutalement avec le coup d’État. D’où le recours, sans surprise pour nous désormais, à la comparaison avec l’anamorphose, qui complète la comparaison avec les médailles « hérétiques » présentant en même temps le pape et le diable (p. 111). Si je reprends mon exemple du portrait de Richelieu par Philippe de Champaigne, n’est-il pas troublant de considérer que, même là où le peintre présente une face lisse, donc tout le contraire d’un masque, là où il entend faire paraître le pouvoir dans sa simplicité ou sa nudité, le regardeur, au moins le regardeur contemporain, imagine et voit le caractère diabolique du cardinal, maître de la raison d’État, adepte du secret favorisant ses entreprises aussi bien privées que publiques ?

Confident, conseiller, ministre, secrétaire…

35On touche à la dernière étape de notre parcours descriptif du secret politique dans une compréhension de l’espace machiavélisant baroque. Un partage du politique, effectué par le secret, lui-même érigé en technique par excellence du gouvernement et au cœur de la science politique, se fait entre quelques personnes et ainsi fait société. Dans la société intime et restreinte du baroque politique, le secret est objet et vecteur de communication. Le secret comme non-révélation (ou dissimulation) dessine un partage du politique et assure une communication sociale-restreinte.

36Si je reprends les penseurs qui ont jalonné cette recherche, je note d’abord l’ambiguïté manifeste du destinataire du Testament politique de Richelieu, qui fait la saveur de ce type d’écrits : le cardinal s’adresse explicitement à Louis XIII, indirectement à la mère de celui-ci, secondairement à tout souverain qui voudra lire ces lignes, enfin à la postérité, peut-être même aux sujets. Mais entre Richelieu, Louis XIII et Marie de Médicis, entre Mazarin et Anne d’Autriche, qui est le détenteur des secrets, qui doit les garder, qui doit les faire circuler ? La spécificité de la relation sociale-restreinte est d’être très asymétrique et sans doute sujette aux changements. Faire passer la ligne de partage entre dominants et assujettis est loin de faire le tour de la question. Dans le Testament politique, premièrement, Richelieu ne livre pas de secrets ni ne décrypte la politique du secret : annonçant qu’il doit « parler en ce lieu du secret et de la diligence qui sont si nécessaires au bon succès des affaires », il en dit simplement que « la raison est évidente [33] » et le chapitre se clôt. Deuxièmement on se rend compte qu’il démultiplie les relations scellées par le secret et conseille le roi, mais il conseille aussi les conseillers, puis enfin le roi sur l’attitude qu’il doit adopter à l’égard des conseillers (p. 192-208) ! Dans le régime de visibilité auquel s’ordonne le Testament politique, c’est la raison qui est première et qui dicte les conseils au prince. Même l’Église établit un ordre conforme à la raison (p. 109), qui « doit être la règle et la conduite d’un État » (p. 217).

37Baltasar Gracián est conscient que le rapport entre destinateur et destinataire du secret politique est d’emblée problématique. Ami ouvert que l’on met dans la confidence, pourvoyeur de « bons avis », c’est un miroir de soi fidèle et un vis-à-vis qui replace l’action dans les relations sociales et leur complexité morale et politique [34]. Mais s’ouvrir à un autre, pour être nécessaire, c’est se risquer. Se confier, c’est forcer un verrou qui n’est jamais mieux gardé que par le silence (CLXXIX, p. 446). À l’inverse, être confident du prince, c’est, dit Gracián, payer un impôt, et dans la mesure où le prince se fait esclave de son confident, il peut bien lui surgir l’envie de se libérer de cette obligation (CCXXXVII, p. 491). Le secret partagé est obligation réciproque et asymétrique. Partie prenante du pouvoir, le confier comme le recevoir sont dangereux. Gracián oscille avec un équilibre élégant entre le point de vue du prince et le point de vue du confident, signe que le traité est ici tout politique et non pas moraliste.

38Naudé, son strict contemporain, est plus technique tout en étant finalement plus ambivalent. On sait le mépris dans lequel il tient la populace, la foule, le peuple, le vulgaire, dont il faut, de toutes les manières, se méfier. Pour autant, le soupçon est présent par intermittence. Naudé ne se masque pas le risque majeur du secret politique, à savoir la tyrannie. D’où sa classification des secrets et coups d’État en justes et injustes [35], signe que l’absolutisme et la raison d’État ne sont pas nécessairement des violences faites au bon gouvernement. Les maximes « déclarées et éventées, les sujets peuvent plus facilement reconnaître quand les déportements de leurs princes tendent à établir une domination tyrannique, et conséquemment y donner ordre » (p. 74). Plus profondément, le dernier chapitre des Considérations est consacré tout entier au conseiller. Naudé prend le point de vue du prince, mais il avoue explicitement qu’il n’a pas traité de ce dernier. Transparaît sa préoccupation principale, sans doute à tonalité personnelle : le conseiller fait la politique du secret. Le lien d’obéissance au souverain n’est pas discutable. Le conseiller, comme le secrétaire, sont des « serviteurs secrets et affidés » (p. 174). Ils sont les yeux et les oreilles du prince (p. 175). Plus précisément, selon Naudé, le conseiller se définit par le partage du secret, d’où découlent tous les conseils prodigués dans le chapitre. La confiance apparaît seulement en toute fin de développement, mais c’est pour se voir conférer une tournure particulière. Citant Tite-Live, Naudé rappelle que la confiance est un lien qui oblige (p. 192).

39C’est donc un jeu à plusieurs qui s’instaure, où il est crucial d’identifier les acteurs, actifs ou passifs. Louis Marin, tout à la métaphore théâtrale, métaphore qui peut jouer dans les deux sens puisque le théâtre (Corneille) est une théorie en action, reconnaît dans la partie l’écrivain (l’auteur tragique ou l’historien du roi) et le spectateur. L’espace politique est ainsi un face-à-face entre acteurs et spectateurs. En ce sens, les seconds sont juges, et toute la politique est affaire de circulation du pouvoir entre locuteur et allocutaire. Mais les thèses de Louis Marin ne portent pas spécifiquement sur le secret, celui-ci est seulement assimilé aux stratagèmes du pouvoir [36]. Elles portent sur l’échange substantiel entre politique et théâtre, par le biais de la représentation ; le ministre-conseiller est alors un comédien sans personnage [37]. Mais l’image du théâtre se brouille et ne peut rendre le rapport à quatre que Louis Marin identifie : le détenteur-prince, le dépositaire-confident, les destinataires primaires (« eux », exclus du secret), enfin la cour, exclue du partage, qui assiste aux signes du secret partagé. C’est le règne de la représentation. Jean-Pierre Chrétien-Goni [38], à sa suite, reprend la distinction absolument fondamentale entre dépositaire et destinataire, à même de désemmêler la question du partage du secret.

40Si l’ambiguïté doit être maintenue entre contenu et pratique pour que le secret ait une efficace politique, c’est bien parce qu’il y a un destinateur du secret (celui qui le crée et en est à l’origine), un dépositaire (celui qui le reçoit et le protège), et un destinataire auquel il est celé. Le peuple, aussi bien chez Machiavel que chez Naudé, tient sa place : il n’est pas partie prenante du partage du secret, et pourtant il le « partage » en ce sens qu’il sait que la politique est ordonnée autour de ces pratiques, même s’il n’en connaît pas le contenu. Il fait partie du réseau de communication. L’absolutisme (tout comme le totalitarisme pour Arendt, à ceci près que le secret y est enveloppe vide) est fondé sur ce triangle du secret, dont seuls deux sommets connaissent le fond, le troisième sait seulement qu’il y a du secret. Tel est le fonctionnement de la puissance exécutive. On comprend mieux le statut ambivalent et flou du secrétaire : il est à la fois dans le cercle de la confidence mais il est à distance, donc plutôt du côté du peuple puisqu’il n’accède pas au contenu. Du côté du pouvoir, dans son cercle, ayant l’oreille du prince, il peut être écarté brusquement, par le fait du prince, ou par un coup d’État. Mazarin a éprouvé que le ministre n’était pas aussi inamovible que celui qu’il sert. Le conseiller peut bien avoir la clé du chiffre, il sert de verrou à une certaine forme de pouvoir mais n’en reçoit pas pour autant la puissance absolue. Son pouvoir est discret, il ne saurait être apparent ou en représentation ; le ministre, le conseiller, le secrétaire, sont eux-mêmes les verrous de la relation triangulaire destinateur-dépositaire-destinataire.

41Ce rapport-là est ancien et contribue à une vision « continuiste » du pouvoir, très ancrée dans la conception du gouvernement. Mantegna le représente au palais ducal de Mantoue, comme un relais de la fresque du bon gouvernement de Lorenzetti à Sienne [39]. (Voir Lorenzetti, Chambre des Époux, mur della corte : https://commons.wikimedia.org/wiki/Category:Camera_picta_-_North_Wall_-_The_Court#/media/File:Andrea_Mantegna_-_The_Court_of_Mantua_-_detail.JPG).

42Le prince n’est pas présenté en majesté, pas même au centre de la cour, il prend conseil et se tourne, presque avec humilité, vers le conseiller-ministre-secrétaire debout et en mouvement derrière lui. Dans ses mains, une lettre. Le pouvoir est profane et il s’exerce au sein d’un groupe restreint, tout occupé de rationalité politique. Par rapport au simple conseil, c’est bien un rapport despotique, au sens étymologique, qui est instauré avec la politique du secret. On parle de confident, mais il s’agit plus de confier que de se fier à lui. Partager un secret, c’est créer des chaînes, des liens, c’est le celer à un tiers. Le despote, avant d’être le tyran honni des XVIe-XVIIIe siècles, est le propriétaire d’esclaves. Or le secret instaure une relation « sociale » asymétrique, faite d’obligations, d’emprise, mais aussi d’un droit. La dernière chose que je voudrais souligner est que nous sommes non seulement devant une manière d’envisager la pratique exécutive et la science politique, mais aussi devant l’instauration d’une sorte de droit. Le rapport despotique peut évidemment décrire une forme de relation entre gouvernants et gouvernés. Mais la question de l’obligation, quand bien même elle serait fondée sur un déséquilibre des parties, est non seulement une relation sociale-restreinte mais aussi une certaine relation de droit. Pierre Nicole le dit expressément dans les Essais de morale, cités par Chrétien-Goni : le « droit de dépôt » se suffit à lui-même, point n’est besoin de la confiance, encore moins de serment. Le seul dépôt crée une relation et donc un droit réciproque et asymétrique [40].

43Du point de vue de l’histoire de la philosophie, le secret n’est pas un concept de rupture, que ce soit entre le Moyen Âge et la Renaissance, entre la Renaissance et le baroque, absolutiste ou non, français ou italien. Sous-jacent au politique, il travaille selon une diffusion éclatée et redistribue à chaque fois les espaces politiques, constituant des groupes finalement assez changeants qui reposent sur la communication partielle. L’archaïque relation sociale et juridique est marquée par un partage, non pas du sensible, non pas du butin, non pas des ressources, mais du secret. Enchâssé dans les relations de pouvoir et invisible dans le cabinet, il établit un espace qui n’a pas de lieu et travaille dans une autre dimension que la dimension théâtrale du gouvernement. Dans l’espace politique baroque machiavélisant, le secret est la garantie de l’exercice du pouvoir dans un esprit minimaliste et efficace, mais aussi une science du fantasme politique, puisque la connaissance du contenu, par les destinataires, n’est pas requise. Dès lors, deux voies sont possibles et ont toujours été possibles, celle de l’arbitraire symbolisé par la lettre de cachet, et celle de la rationalité politique élevée en science du gouvernement. Dans les deux cas, tout opposés qu’ils soient, l’équilibre est instable, le « droit » n’est pas d’équité, les relations ne sont pas de confiance mais de soupçon élevé en art.

Notes

  • [1]
    Beaumarchais. Le Mariage de Figaro (III, 5), Paris, Éditions G-F, 1983, p. 190-191.
  • [2]
    Richelieu. Disc. au Parlement de Paris, janv. ou fév. 1627 in Annales de la Société des Soi-disans Jésuites, t. III, Paris 1767, p. 230.
  • [3]
    Grangé, Ninon. « Coup d’éclat, de théâtre, d’État : machiavélisme baroque et métaphore théâtrale », in Hommages, Mestre-Zaragoza, M. (dir.), à paraître.
  • [4]
    Cf. Sénellart, Michel. « La raison d’État antimachiavélienne. Essai de problématisation », in LAZZERI, C. et REYNIÉ, D. (dir.), La Raison d’État : politique et rationalité, Paris, Éditions des Presses Universitaires de France, 1992, p. 15-42.
  • [5]
    Fournel, Jean-Louis, et Zancarini, Jean-Claude. « Les enjeux de la traduction. Traduire les penseurs politiques florentins de l’époque des guerres d’Italie », in Actes de la recherche en sciences sociales, 2002/5, n° 145, p. 84-94.
  • [6]
    Retz, Cardinal de. Mémoires, Paris, Éditions La Pochothèque/Classiques Garnier, 1999, p. 665.
  • [7]
    Tacite. Annales, I, VI.
  • [8]
    Tite-Live. Histoire romaine, I, 54, trad. fr. A. Flobert, Paris, G-F, 1995, p. 142-143.
  • [9]
    Contra Marin, Louis. « Théâtralité et pouvoir. Magie, machination, machine : Médée de Corneille », in Politiques de la représentation, Paris, Éditions Kimé-CIPH, 2005, p. 263-285, ici p. 264-265.
  • [10]
    Gracián, Baltasar. LHomme de cour, trad. fr. A. de La Houssaie, Paris, Éditions Gallimard, 2010, Maxime CCXVI et n. c. de La Houssaie, p. 473.
  • [11]
    Cf. Grangé, Ninon. LUrgence et leffroi. Létat dexception, la guerre et les temps politiques, Paris, ENS-Éd., 2018.
  • [12]
    Sénellart, Michel. Les Arts de gouverner. Du regimen médiéval au concept de gouvernement, Paris, Éditions du Seuil, 1995, surtout p. 253-269.
  • [13]
    Cf. Ion, Cristina. « L’envers du pouvoir. Le secret politique chez Machiavel », in Cités, 2006/2, n° 26, p. 85-99. Et Machiavel. Le Prince, chap. XV-XIX et XXXIII.
  • [14]
    Cf. Sénellart, Michel. « Simuler et dissimuler : l’art machiavélien d’être secret », in Laroque, F. (dir.). Histoire et secret à la Renaissance, Paris, Presses de la Sorbonne Nouvelle, 1997, p. 99-106.
  • [15]
    SénellartT, Michel. « Simuler et dissimuler : l’art machiavélien d’être secret », art. cité.
  • [16]
    Sénellart, Michel. Les Arts de gouverner, op. cit., p. 211. Je suis sa lecture de Clapmar p. 259-272.
  • [17]
    Kantorowicz, Ernst. « Mystères de l’État. Un concept absolutiste et ses origines médiévales (bas Moyen Âge) », trad. fr. L. Mayali, in Mourir pour la patrie, Paris, Éditions des Presses Univeritaires de France, 1984, p. 75-103, ici p. 77.
  • [18]
    Mazarin. Bréviaire des politiciens, 1683, trad. fr. F. Rosso, Paris, Éditions Arlea, 2007.
  • [19]
    Lipse, Juste. Commentaire des Annales de Tacite, 1574.
  • [20]
    Sénellart, Michel. « Le stoïcisme dans la constitution de la pensée politique. Les Politiques de Juste Lipse (1589) », in Cahiers de philosophie politique et juridique. Le Stoïcisme aux XVIe et XVIIe siècles, 1994, n° 25, p. 128.
  • [21]
    Gracián, Baltasar. LHomme de cour, op. cit., XXIX, p. 315.
  • [22]
    Gracián, Baltasar. Le Héros, trad. fr. J. de Courbeville, Paris, Éditions Champ Libre, 1973 ; L’Homme universel (Le Discret), trad. fr. J. de Courbeville, Paris, Éditions Champ Libre, 1980.
  • [23]
    Richelieu. Testament politique, Paris, Éditions Perrin, 2017.
  • [24]
    Marin, Louis. « Pour une théorie baroque de l’action politique. Les Considérations politiques sur les coups dÉtat de Gabriel Naudé », in Politiques de la représentation, op. cit., p. 216.
  • [25]
    Cf. Arasse, Daniel. LHomme en jeu, Paris, Éditions Hazan, 2012, p. 277.
  • [26]
    Naudé, Gabriel. Considérations politiques sur les coups dÉtat, éd. F. Marin et M.-O. Perulli, Paris, Éditions Le Promeneur, 2004.
  • [27]
    Cf. Cavaillé, Jean-Pierre. « Gabriel Naudé. Destinations et usages du texte politique », in CCRH, n° 20, avril 1998, p. 69-78.
  • [28]
    Naudé, Gabriel. Considérations politiques sur les coups dÉtat, op. cit., p. 81.
  • [29]
    Cf. Grangé, Ninon. « Coup d’éclat, de théâtre, d’État », art. cité ; et Grangé, Ninon. « De l’accélération à la temporisation », in ÉPR, 2020-2, n° 17.
  • [30]
    Naudé, Gabriel. Considérations politiques sur les coups dÉtat, op. cit., p. 189.
  • [31]
    Marin, Louis. « Pour une théorie baroque de l’action politique », art. cité, p. 231.
  • [32]
    Naudé, Gabriel. Considérations politiques sur les coups dÉtat, op. cit., p. 86-88.
  • [33]
    Richelieu. Testament politique, op. cit., p. 219-220.
  • [34]
    Gracián, Baltasar. LHomme de cour, op. cit., CXLVII, p. 421.
  • [35]
    Naudé, Gabriel. Considérations politiques sur les coups dÉtat, op. cit., p. 108 et suiv.
  • [36]
    Marin, Louis. « Pouvoir du récit et récit du pouvoir », in Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 25, 1979, p. 28.
  • [37]
    Marin, Louis. « Pour une théorie baroque de l’action politique », art. cité, p. 229.
  • [38]
    Chrétien-Goni, Jean-Pierre. « Institutio arcanae. Théorie de l’institution du secret et fondement de la politique », in Lazzeri, C., et Reynié, D. Le Pouvoir de la raison dÉtat, Paris, Éditions des Presses Universitaires de France, 1992, p. 135-189.
  • [39]
    Cf. Arasse, Daniel. LHomme en perspective, Paris, Éditions Hazan, 2019, p. 192-196.
  • [40]
    Chrétien-Goni, Jean-Pierre. « Institutio arcanae », art. cité, p. 168-169.