« Noise ». Leçons d’un empirisme sonore déchaîné

1 Le claquement de cravache sur le dos d’un cheval devant sa fenêtre, se plaignait Schopenhauer, lui lacérait le cerveau et anéantissait toute pensée en germe. Le bruit, selon lui, est la plus impertinente des perturbations « interrompant et même écrasant nos pensées [2] ». Avec quelle audace, avec quelle naïveté, devrions-nous alors suspecter que le bruit pourrait avoir une quelconque leçon à donner aux philosophes contemporains ? Ce qui nous intéressera dans ce dossier, c’est justement cette impuissance qui s’exprime, selon Schopenhauer, dans sa confrontation avec le bruit. Plutôt que d’accorder aux philosophes le privilège de parler à partir d’un logos imperturbable, nous partirons de cette vulnérabilité de la pensée lorsqu’elle est confrontée au bruit.

2 Ce dossier s’intéresse au bruit compris dans son acception la plus commune, à savoir la sonorité indésirable dans la vie de tous les jours, son enjeu d’innovation dans l’histoire de la musique du xxème siècle, sans oublier les multiples dimensions de conceptualisations scientifiques et techniques contenues dans le terme de « noise », ayant trait à la variation aléatoire. Il faut alors préciser que ce dossier porte un intérêt tout particulier à la polysémie que ce terme revêt en anglais, qui est la langue d’écriture de la plupart des contributeurs. En effet, dans la langue anglaise il est courant d’utiliser le mot « noise » dans une multitude de contextes sans rapport direct avec le son, mais le plus souvent en opposition à l’information. Ainsi compris, le terme de « noise » dénote aussi bien d’un phénomène acoustique indésirable ou surprenant, que du parasitage, du brouillage, de l’interférence ou de la perturbation affectant une transmission de signal. La terminologie anglaise désigne depuis longtemps un concept intrinsèque à l’analyse statistique de la variabilité des données dans presque tous les domaines de l’enquête empirique. Ainsi, ce n’est pas le vacarme de la salle de marché (trading floor) qui nous intéresse lorsqu’il est question de « noise » en finance, mais l’incertitude liée aux variations aléatoires de la bourse. Même l’acoustique, source phénoménologique de cette notion, peut être considérée comme ayant pleinement émergé en tant que science, durant les années cinquante, lorsque le bruit sonore pouvait être représenté sous forme de bruit statistique, représentable par des graphes de fréquences et d’amplitudes de changements de signal transitoires.

3 La « noise » doit donc nous intéresser en tant qu’elle fait appel à un palimpseste, une riche superposition de notions intuitives opposant le calme et l’agitation, le clair et le trouble (du latin turba : la foule), l’opaque et le confus. Notion oppositionnelle, celle-ci évoque une histoire riche en idées associées – comme l’ordre et le désordre, ou encore le travail et la futilité (cette dernière indiquant un récipient qui fuit et peu fiable dans l’alchimie médiévale) – et elle est également riche en concepts mathématiquement formalisés, tels que la formalisation de l’entropie statistique de Ludwig Boltzmann.

4 Ainsi la notion de bruit, entendue délibérément dans le sens de la polysémie que revêt sa terminologie anglaise, anime ce dossier en tant que problème philosophique de premier ordre. Celle-ci ne se réduit pas aux types, classes ou de mesures de phénomènes qualifiant le bruit sonore, mais elle touche à la relation plus fondamentale entre la contingence et le contrôle, le prévisible et l’incertitude, l’aléatoire et le nécessaire [3].

5 Le fait que la plupart des contributeurs de ce dossier soient des philosophes, mais également des compositeurs et des artistes, montre à quel point cet angle large sur le bruit (ou la « noise ») intéresse les créateurs et informe leur pratique expérimentale sonore aussi bien que philosophique. Or, si leur pratique artistique ne se réduit pas au genre musical de la Noise[4] (communément associée à la musique bruitiste), on remarque néanmoins des croisements et une résonance culturelle allant de la musique électro-acoustique à l’extrémité la plus exigeante de l’improvisation libre. Il est alors utile de souligner le moment décisif des années quatre-vingt-dix, lorsqu’un ensemble de pratiques sonores expérimentales des plus radicales se reconnaît, pour la première fois, sous cette dénomination. Ce moment se concentre autour de la production sonore de musiciens expérimentaux japonais, tels que Merzbow (Masami Akita), Hijokaidan ou encore les Incapacitants, et marque un virage « japanoise » vers une affirmation sonore intransigeante du bruit comme bruit, donnant naissance à la dénomination « Noise » qui désigne depuis un ensemble hétéroclite de pratiques sonores expérimentales [5]. Radical, donc, parce qu’il ne s’agit plus nécessairement du bruit sonore dans la musique (entendu comme phénomène acoustique indésirable inclus sous prétexte de provocation), ni d’un bruit sonore devenu musical (par inclusion de sonorités jadis exclues de la salle de concert). Il s’agit avec la Noise d’évacuer toute méthode et de détourner les supports techniques de leur fonction prévue. Même si le phénomène acoustique est ici frontal, il faut donc rester sensible à l’inclusion de l’angle large de ce terme « noise », pour saisir l’enjeu psycho-social et potentiellement politique du rapport qu’il implique entre contingence et contrôle. C’est pourquoi la traduction française de la dénomination « Noise » par « musique bruitiste » pose un certain nombre de problèmes : non seulement parce que la « Noise » fait irruption au Japon justement sous le signe de cet anglicisme, mais encore parce que celles et ceux qui la pratiquent dans le monde entier, et que l’on pourrait désigner sous le terme de « noisers [6] », se sont donnés la prérogative de faire du bruit sonore sans nécessairement faire de la musique, et de redessiner ainsi la frontière entre musique et bruit sonore à partir de son dehors.

6 Parfois raillée pour les paradoxes conceptuels que cette intransigeance a pu provoquer lorsque la « Noise » se mue en genre musical reconnaissable et souvent prévisible, les conséquences de ce tournant radical constituent néanmoins une anomalie digne d’intérêt philosophique [7]. Même si le moment de la Japanoise semble révolu dans sa pureté paradoxale, l’héritage de ce questionnement radical de la forme ne cesse de proliférer et de se diversifier, notamment dans l’œuvre sonore des contributeurs de ce dossier : Mattin, J. P. Caron, Reynaldo Young et Matthieu Saladin étant tous philosophes aussi bien qu’artistes et compositeurs.

7 Le dossier que nous présentons ici cherche donc à mettre en évidence l’infléchissement que subit la réflexion philosophique chez celles et ceux qui se confrontent aux pratiques expérimentales sonores les plus radicales, afin de poser la question suivante : de quelle manière les pratiques expérimentales bruitistes, associées à l’anglicisme « Noise », remettent-elles en cause la pérennité des a priori propres à la philosophie ? Le but des articles présentés n’est donc pas de construire une nouvelle théorie du concept de « bruit » sonore ou encore de la « Noise » en tant que genre musical. Il s’agit plutôt de suivre, comme après le choc d’une boule de billard, les mouvements de pensées des philosophes contemporains lorsque ces derniers ont été en contact avec l’expérimentation sonore radicale, sans oublier l’angle large que celle-ci mobilise quant à la polysémie techno-scientifique et socio-politique de ce terme en anglais. Si ce dossier soulève tout particulièrement la « Noise » comme catégorie d’expérimentation sonore (sans la réduire au genre musical du même nom), on n’insistera jamais assez sur le fait que tous les auteurs ayant contribué à ce numéro inscrivent leur pratique artistique et théorique dans un cadre de recherche allant au-delà du bruit comme phénomène sonore.

8 Peu de notions sont en effet plus cruciales pour notre compréhension de la transformation de la vie moderne que cette notion, polysémique en anglais, de « noise ». Ce terme anglais, compris dans son sens large, est en effet devenu synonyme de la complexité du monde contemporain et de ses réseaux mondiaux d’information numérisée. Comme l’a si bien dit l’économiste Fischer Black dans son article fondateur de 1986, intitulé simplement « Noise » : « les effets du bruit [noise] sur le monde et sur notre vision du monde sont profonds. Le bruit [noise], au sens d’un grand nombre de petits événements, est souvent un facteur causal beaucoup plus puissant que ne peut l’être un petit nombre de grands événements [8] ». Toutefois, en ce qui concerne les modèles économiques uniquement, la profondeur de l’intuition de Fischer Black va bien au-delà de la simple question de leur efficacité. Il soulève un principe épistémologique fondamental concernant toute théorie : le bruit dans sa conception large est ce qui affecte notre capacité à tester les théories. Nous devons donc à Fischer Black cette vérité assez déconcertante, aux conséquences épistémologiques, éthiques et, oserions-nous dire, métaphysiques : c’est à cause du bruit [noise] que nous sommes « obligés d’agir en grande partie dans l’obscurité [9] ».

9 Or, la particularité de ce numéro est d’aller à l’encontre de Fischer Black et de chercher à produire une enquête sur la nature ambiguë du bruit sonore et techno-scientifique, qui s’avère plus complexe que sa simple opposition au logos. Le fait est que le bruit au sens large est, depuis ces dernières décennies, considéré à la fois comme délétère et potentiellement générateur d’aspects fonctionnels. Cette ouverture croissante à l’ambiguïté des phénomènes regroupés sous le terme « noise » est devenue centrale pour notre compréhension des modèles émergents et de l’organisation complexe dans la théorie des systèmes. Tous les domaines empiriques, des variations de la génétique des populations aux prévisions financières, de l’urbanisme au changement climatique, sont tributaires de ce profond changement dans la théorisation du bruit – sans parler d’un siècle de réflexions musicales et artistiques sur le bruit sonore et l’aléatoire en général comme ressources explicites de la création artistique. Appelant explicitement à cet angle large sur la conceptualisation des phénomènes associés à la notion de « noise », ce dossier est d’ailleurs conçu en coordination avec la parution simultanée d’un numéro spécial de la revue Angelaki, traitant d’une dimension plus délibérément techno-scientifique du bruit cybernétique, concernant tout particulièrement le rapport entre bruit et intelligence artificielle, notre rapport aux nouvelles technologies, mais aussi la critique du schéma cybernétique des processus adaptatifs et créatifs, et enfin le bruit sémantique dans la Natural Language Prediction (NLP) dans sa dimension socio-politique [10].

10 Matthieu Saladin, artiste et enseignant-chercheur à l’université Paris 8, s’interroge, souvent à partir de données et statistiques socioéconomiques, sur ce qui est rendu inaudible, comme par exemple les symptômes ou les rapports tacites et incorporés, qui investissent une situation au regard des relations sociales, économiques, politiques ou idéologiques. Sa pratique artistique prend aussi bien la forme de protocoles, d’installations et de performances que de publications (livres ou disques), de vidéos et de créations de logiciels. Son disque vinyle Evaporation (2023) donne à entendre l’évaporation de la quantité moyenne d’eau que perd un corps sur une journée de travail dans un bureau. Son article « Paréidolie noise » part de l’œuvre de Lewis Caroll Les Aventures d’Alice aux pays des merveilles, pour évoquer la nature onirique de l’histoire vécue par la fillette et le rôle spécifique joué par les bruits sonores alentour ayant accompagné son assoupissement. Ainsi les sons du vent, de l’étendue d’eau voisine, des animaux et de la vie sociale alimentent incidemment un récit hallucinatoire, œuvrant, dans le brouillard du signifiant propre au sommeil et à la reconfiguration du sens et du non-sens. Saladin part de ce cas typique de paréidolie sonore – processus durant lequel les bruits sonores devenus informes s’avèrent disponibles pour y projeter d’autres formes – pour emmener le lecteur à travers la hantise des EVP (electronic voice phenomena) figurant dans l’histoire des médias et des technologies de reproduction sonore, jusqu’à l’écoute propre de la « harsh Noise ». Cet arc historique lui permet de se demander : qu’entendons-nous alors dans ces bruits sonores ? Et, plus particulièrement, que nous disent ces voix du processus même de la pensée philosophique, lorsque la clarté censée la définir s’abandonne aux lignes de fuite de son brouillage ?

11 J.-P. Caron, compositeur et musicien, qui enseigne la philosophie à l’Universidade Federal do Rio de Janeiro, met lui aussi en œuvre une problématique sociale, cette fois-ci à travers l’improvisation collective et l’exécution d’instructions représentées sur les partitions. Sa pratique artistique et philosophique conjugue une critique marxiste de l’économie politique avec la problématique d’une « synthèse sociale ». Ce projet comprend la composition et l’exécution de partitions, en vue de la socialité qu’elles proposent. Caron collabore avec les groupes Dehors, zEros, Epilepsia, Oco, Notyesus – et est membre de Seminal Records, un label discographique basé au Brésil. Son album Breviário (2015) réunit philosophie et musique dans la théorisation et la composition du temps et de l’espace musicaux, et porte une attention particulière à la question de la « musique drone », ce genre musical millénaire caractérisé par des sons continus et répétitifs et son atmosphère hypnotique, dans son rapport à un étirement subjectif du temps, qui met sous pression les représentations cognitives du temps et de l’espace. Dans « Stratégies pour l’architecture : pratiques bruitistes et structures de détermination », J.-P. Caron met en contraste l’ambition unitaire de la philosophie avec la « Noise » d’un empirisme sonore radical, visant ainsi l’union entre théorie et praxis, telle qu’elle a été conçue par Frederic Jameson à partir de sa lecture de Marx et de Freud. Ce n’est donc précisément pas selon le cliché d’un négatif du sens, d’un pur excès ou d’une altérité absolue de la pensée que Caron propose de penser le « bruit ». Bien au contraire, sa réflexion part du rapport entre « bruit » et morphologie qui anime l’architecture sonore d’œuvres aussi diverses que celles de Vomir, Whitehouse, Zbigniew Karkowski ou encore K2. Son article élabore ainsi le concept de bruit à partir de gestes constructifs.

12 Reynaldo Young est un compositeur uruguayen ayant remporté de nombreux prix et distinctions (prix de la fondation PRS, prix de composition Daryl Runswick, distinction au concours international Jaurés Lamarque Pons), il est aussi fondateur et directeur de l’ensemble de musique avant-gardiste professionnel pour les sans-abris « cardboard citizens new music ensemble », le seul groupe de ce genre au Royaume-Uni. Cette invitation à enrichir ce numéro par sa contribution intervient à la suite de la brillante soutenance de sa thèse de doctorat, qui portait sur le travail d’Alain Badiou et Paulo Freire. Dans son article « Une éducation dans le bruit », Young part du constat formulé par A. J. Bartlett, selon lequel un « aspect tout à fait immanent de l’éducation [est] qu’elle concerne fondamentalement le changement lui-même [11] ». Young prend ce postulat pour tenter d’élaborer une union entre praxis et théorie spécifique à son parcours de compositeur et de philosophe. En conjuguant la pensée d’Alain Badiou avec celle de Paulo Freire, il développe une conception du « bruit » qui se réfère aussi bien au bruit acoustique qu’au phénomène technique et scientifique de stochastique, comme ce qui temporalise, de manière irréversible et entropique, le vide ontologique dans une phénoménologie de l’évènement. L’éducation dans le bruit, incorporant la « pédagogie des opprimés » freirienne, ne vise alors non pas un apprentissage de la connaissance ou de la vérité, mais un accompagnement de celui qui doit improviser la déclaration d’un événement « impossible » selon un statut quo, et investiguer ses conséquences selon une logique étrangère à la situation. Une éducation dans le bruit correspond donc à la fonction du timonier (κυβερνήτης) de la négativité, accompagnant une trajectoire émancipatrice, marquée par l’indécidable, l’indiscernable, le générique et l’innommable. Elle correspond donc au côté praxial et temporel de ce que Badiou appelle une éducation par les vérités [12].

13 L’exception à cet alliage entre pratique artistique et écriture philosophique est l’article intitulé « Hécube contemporaine ». Celui-ci n’est pas le fruit d’une pratique artistique conjuguée à la philosophie, mais il résulte indirectement d’une recherche traitant le rapport épistémologique entre information et bruit, dans sa dimension formalisée et métaphorique, notamment concernant le concept d’entropie [13]. Le texte répond à une perplexité que provoque la métaphore maîtresse qu’utilise Kant dans la première préface à la Critique de la raison pure, dans laquelle Kant se réfère aux Métamorphoses d’Ovide pour comparer une métaphysique sauvage et hors bornes à la reine Hécube : « Naguère au faîte de la grandeur, puissante par tant de gendres et de fils, par mes brus et mon époux, je suis maintenant traînée en exil [14] » (Modo maxima rerum, tot generis natisque potens–nunc trahor exul, inops). Or, ce qui semble être tu dans cette métaphore, c’est qu’Ovide fait culminer la douleur d’Hécube dans sa métamorphose en chienne enragée. Le cliché de la reine des sciences est ainsi poussée à son paroxysme : la métaphysique sauvage serait une chienne enragée ! Cet article revient, par le biais de l’œuvre sonore de l’artiste power noise Rosaceae (Leyla Yenirce), à une Hécube qui hante la philosophie du problème de l’haeccéité. La question au cœur de cet article rejoint donc le problème qui est au cœur de ce dossier et qui pourrait s’exprimer de cette manière : quel est le coup porté au corpus philosophique par l’empirisme sonore déchaîné de la « Noise » ? De quelle métaphysique sauvage nous hante-il ? Et quelles sont ses répercussions sur une conception incarnée du « soi » en tant qu’individu et sujet, et sur l’intégrité du sujet transcendantal ?

14 Mattin, en revanche, est un artiste et musicien de renommée et l’auteur du livre récemment paru intitulé Social Dissonance[15]. Il travaille de manière conceptuelle avec le bruit et l’improvisation, et s’intéresse aux formes performatives de l’étrangeté comme moyen de traiter l’aliénation. Il a donné un certain nombre de conférences et il a enseigné dans des institutions telles que le Dutch Art Institute, le Cal Arts, le Bard College, Paris VIII, Princeton University et le Goldsmiths College, en parallèle d’une pratique musicale qui compte plus de cent sorties sur différents labels dans le monde entier, avec les groupes Billy Bao et Regler. Enfin, il s’est produit dans des festivals tels que Performa (NYC), No Fun (NYC), Club Transmediale (Berlin), Arika (Glasgow). Les performances du « Social Dissonance Score » ont notamment figuré à la Documenta14 à Athènes et Kassel en 2017. Dans l’entretien que j’ai mené avec Mattin (« Paroles »), nous évoquons son évolution artistique depuis l’improvisation libre au « Social Dissonance Score », ainsi que la mise en scène subtile de notre normativité, en tant que spectateurs et participants, lors d’une performance qui frustre et qui semble échouer systématiquement. Cela nous conduit à évoquer la tension inhérente à la notion du « soi » dans son rapport à l’individu et au sujet, à la lumière du paradoxe qui habite l’individu libéral aliéné. La « dissonance sociale » se révèle alors comme animant une liberté ostentatoire, qui peine à masquer le chevauchement de contraintes structurelles exercées par l’histoire des forces politiques, par le langage que nous utilisons, et par les mécanismes neurocognitifs qui échappent à la conscience. L’idéal de l’individu libéral, et sa déception, nous reconduit dès lors au différend entre Marx et Max Stirner, à ses extrêmes néo-libéraux aussi bien qu’anarchistes.

15 Je finirai par quelques mots sur le cahier iconographique préparé par Maria Sewcz, grande photographe allemande. Son œuvre éduque le regard à une exigence analytique et formelle, dont l’effet est de s’affranchir du langage sémantique convenu (ein Sehen ohne Vorbild). Son projet TR 34 ; ISTANBUL offre ainsi, en trame iconographique de ce numéro, ce que l’on pourrait alors nommer, avec Young, une éducation du regard dans le bruit.

16 Enfin deux des articles annexés à ce dossier ont été conçus dans la continuité de la thématique de la « noise » : celui d’Anna Longo de la rubrique Épistémè, dans lequel l’auteure propose une critique des schèmes et de la marchandisation de l’incertitude dans l’économie de l’information ; ainsi que la recension proposée par Antoine Chessex, artiste sonore et chercheur suisse primé, de l’ouvrage Social Dissonance de Mattin.

Notes

  • [1]
    Je tiens à remercier chaleureusement tous les contributeurs, ainsi que les relecteurs et le comité de rédaction de la Rue Descartes pour avoir accordé une attention et un temps précieux à la réalisation de ce dossier.
  • [2]
    Arthur Schopenhauer, Parerga et paralipomena. Philosophie et science de la nature, Hachette Livre BNF, 2013. Arthur Schoppenhauer, « Über Lerm und Geräusch », Parerga und Paralipomena, 1851, A. W. Hayn, http://de.wikisource.org/wiki/Ueber_Lerm_und_Ger%C3%A4usch.
  • [3]
    L’évocation de cette problématique se base sur un développement plus en détaillé, au regard des sciences et de la technique, dans C. Malaspina et R. Brassier, An Epistemology of Noise, 2018, Bloomsbury Academic.
  • [4]
    Pour atténuer l’ambiguïté de la traduction imparfaite du terme « noise », je propose de marquer la différence entre bruit au sens large (« noise ») et bruit sonore en ajoutant une majuscule à « Noise » lorsqu’il s’agit du genre musical.
  • [5]
    Parmi la bibliographie croissante dédiée à documenter et à élucider l’entrée en scène de cette pratique « Noise », on peut souligner le livre de Paul Hegarty, Noise / A History, Continuum 2007 ; David Novac, Noise, Music at the Edge of Circulation, Duke University Press, 2013 ; Tara Rodgers, Pink Noises: Women on Electronic Music and Sound, 2010, Duke University Press; ou encore celui de Catherine Guesde et Pauline Nadrigny, The Most Beautiful Ugly Sound In The World : À L’Écoute De La Noise, 2018, Editions MF ; David Wallraf, Grenzen des Hörens, Transcript Verlag, 2021.
  • [6]
    C’est un terme utilisé par la philosophe et artiste Noise Martina Raponi, auteure de Strategie del Rumore, 2016, Mimesis. Raponi est un membre du NRU 21st Century Noise (Noise Research Union), auquel Mattin et moi-même appartenons également : http://www.noiserr.xyz.
  • [7]
    Ray Brassier, “Multitudes Web - 22. Genre Is Obsolete”, in Genre Is Obsolete, 2007, http://multitudes.samizdat.net/Genre-is-Obsolete.
  • [8]
    Fischer Black, « Noise », The Journal of Finance, vol. 41, n°. 3, July 1986, p. 528–43. Wiley Online Library, https://doi.org/10.1111/j.1540-6261.1986.tb04513.x.
  • [9]
    Ibid., p. 529.
  • [10]
    The Mental State of Noise and the New Frontiers of Cognition, Angelaki: Journal for the Theoretical Humanities, parution 2023, ed. Cécile Malaspina. Contributions: Steven Sands, et John Ratey, « The Concept of Noise » ; Yagmur Denizhan, « Intelligence as a Border Activity Between the Modelled and the Unmodelled » ; Feng Zhu, « The Intelligence of Player Habits and Reflexivity in Magic: the Gathering Arena Limited » ; Luca Possati, « Looking Through the Algorithmic Unconscious: Noise as Anti-Mediation » ; Sha Xin Wei, « Noisiness, the Stuff of Thought » ; Joshua Bacigalupi, « Creativity: Transcending the Cybernetic Mode via the Virtuality of Relevant Noise » ; Catherine Malabou, « The Mental State Of Noise: Oliver Sacks’ Musicophilia or should we stop the brain’s noise? » ; Patrick ffrench, « Pierced Eardrums: Liminal Noise in Post-Semiotic French Thought » ; Sonia de Jager, « Semantic instability in Natural Language Processing: the generative argument from Noise » ; Naomi Waltham Smith, « Noise Strike » ; Inigo Wilkins, « The topos of noise »; Yuk Hui, « Sketch of an Axiology of Contingency » ; Rosa Menkman, « The Shredded Hologram Rose ».
  • [11]
    A. J. Bartlett, ‘The Cold Dead Hands: Real Change’, Forcings, 2021, https://ajbartlett.substack.com.
  • [12]
    Alain Badiou, Petit manuel d’inesthétique, Paris, Seuil, 1998, p. 29.
  • [13]
    C. Malaspina et R. Brassier, ibid.
  • [14]
    I. Kant, Critique de la raison pure, dans Œuvres philosophiques de Kant, Gallimard (Pléiade), 1985, préface de 1781, A VIIMX, W 11.
  • [15]
    Mattin, Social Dissonance, Urbanomic, MIT Press, 2022.