L’éducation dans le bruit

Un aspect entièrement immanent de l’éducation [est] que son objet est fondamentalement le changement lui-même
A. J. Bartlett [3]

La Philosophie comme Pratique, la Pratique comme Biographie

1 Comme il arrive souvent, le discours qui suit ne fait que réfléchir à un mode particulier de produire et de faire. En l’occurrence, pour ma part, il est celui d’un compositeur, interprète et enseignant. Ainsi, bien que le présent texte soit résolument théorique, ma pratique laissera en quelque sorte toujours sa trace, à la manière d’un rayonnement résiduel dont le murmure traverserait les questionnements théoriques. Depuis quinze ans, je dirige un groupe de musique expérimentale que j’ai fondé en 2003, le cardboard citizens new music ensemble (CCNME), dont les membres sont des sans-abris, des demandeurs d’asile et des réfugiés. Après des années de pratique, un répertoire en constante évolution de techniques musicales, conçu pour l’improvisation collective, a fini par s’inscrire dans un cadre artistique, pédagogique et militant que j’ai nommé le Noise of the Oppressed [Bruit des Opprimés] (NO) [4].

2 C’est uniquement à travers la praxis du NO que les capacités du bruit à construire un sujet me sont apparues incontestables. Il n’y a jamais eu besoin d’une quelconque normativité esthétique dictant au CCNME comment faire du bruit. Bien sûr, il y avait des points de départ, des prescriptions axiomatiques (c’est-à-dire éthiques), qui faisaient office de partitions – par exemple : « commencez à écouter depuis l’intérieur » ou « soyez attentifs à la voix la plus faible ». Le CCNME jouait donc, en cueillant délicatement des sons au seuil du bruit, dans un dialogue musical collectif toujours accompagné d’une réflexion critique.

3 Alors, lorsque j’ai découvert la philosophie de Badiou, qui admet ouvertement son vide immanent et exige d’elle-même explicitement de se taire et d’écouter[5], j’y ai ressenti une étroite familiarité avec le versant théorique de mon projet. Il existait enfin une voix philosophique qui n’interférait pas avec la pratique : « Continuez à faire » était sa seule injonction, continuer à sonder les vérités du bruit, il y aura du temps pour les théoriser plus tard (le soir, peut-être…)

4 Tout cela ne décrit, en fait, rien d’autre que ce que Badiou désigne comme le « conditionnement » de la philosophie. Pour Badiou, la pensée philosophique ne peut pas exister dans un état d’auto-enfermement : la pensée doit s’ouvrir et se laisser affecter – voire bafouer – par l’extérieur. La philosophie, affirme Badiou, doit laisser sa pensée être conditionnée par le dehors.

5 Ces conditions ne sont rien d’autre que les processus capables de produire, dans la praxis, les vérités universelles de leur temps. Il existe exactement quatre (et seulement quatre) domaines de l’activité humaine au sein desquels ces praxis, que Badiou appelle procédures de vérité génériques, peuvent émerger : la science, l’art, la politique et l’amour [6]. On remarquera dans cette énumération l’absence de la philosophie elle-même : il se trouve que la philosophie ne produit pas de vérités propres : elle est au service des procédures de vérité génériques, facilitant la « compossibilité » des vérités que seules les procédures génériques peuvent produire [7]. La philosophie est vide, ou plutôt : la philosophie se doit de garder une place toujours vide que les vérités produites en dehors d’elle auront occupée. La philosophie elle-même est « essentiellement soustractive[8] ». Cet aspect soustractif de la philosophie entre en résonance avec la notion freirienne de praxis comme la dialectique de la réflexion et de l’action [9]. Je partirai de cette correspondance pour affirmer que le cœur vide de la philosophie entre en résonance avec n’importe quel bruit, pourvu qu’il s’agisse d’un bruit en quête de vérité.

6 En somme, Freire désigne ici à la fois une praxis et un héritage, Badiou représente à la fois une rencontre avec un système philosophique et la décision d’incorporer les outils conceptuels qui y sont obtenus ; ma conceptualisation (d’une praxis du) bruit aura été le résultat de l’utilisation de ces outils pour construire un pont entre une praxis freirienne et un mode de pensée badiouien. Et, comme tout pont, le pont Badiou-Freire doit être lui-même immanément bruyant, s’il veut être structurellement solide.

Le bruit comme vide temporalisé

7 Mon hypothèse est que le concept de bruit émane en tant que lien nécessaire au pont spéculatif établi entre les notions de philosophie et d’éducation. Mon pari initial est de postuler l’équivalence matérielle entre la philosophie et l’éducation (plus précisément, la biconditionnalité philosophie <=> éducation). Le bruit, en indexant une différence minimale entre ces termes, ressort du côté de l’éducation en tant que traduction phénoménologique de la notion ontologique de « vide » de Badiou :

(biconditionnalité) :philosophie<=>éducation
(traduction) :le vide—>bruit

8 Le vide est une catégorie fondamentale dans la pensée de Badiou de l’être-en-tant-qu’être. Prolongeant sa décision métaontologique inaugurale selon laquelle ontologie = mathématiques[10], Badiou apporte en quelque sorte sa propre version, hautement formalisée, d’une tradition de pensée qui accorde une place centrale à l’idée que toute situation est structurée autour d’un inextricable vide de structure. Cette position fait ressortir un fossé immanent entre ce qui peut être symbolisé et prendre consistance, et un noyau fait d’une inconsistance non symbolisable qui subsiste, persiste et rend paradoxalement possible la présentation de la consistance même. Le néant de Sartre, l’excès de Réel de Lacan, le point utopique de Miller, le symptôme de Žižek : ce que toutes ces notions ont en commun est de poser un vide constitutif qui fait tenir ensemble tout ce qui est possible dans une situation, pourvu que le vide lui-même ne puisse y être inclus.

9 Le passage du vide au bruit engage donc un déplacement hors du lieu (idéalisé ou sans friction) isentropique, atemporel, propre à l’ontologie mathématique, vers le monde entropique, temporel, propre à l’apparence physico-phénoménologique : le vide-comme-bruit, tel que je propose de le penser ici, est toujours un néant, mais désormais envisagé dans une perspective qui engage la temporalité.

10 Cette temporalisation du vide badiouien représente la conjecture majeure de mon propos. Si, pour Badiou, la philosophie est l’ouverture d’un espace pour la pensée compossible de vérités politique, artistique, scientifique et érotique [11], alors j’avance que l’éducation est le soin accordé au temps de la praxis, c’est-à-dire, aux recherches de ces vérités et à l’émergence des sujets à partir de cette praxis. Pour Badiou, on induit un sujet en déclarant qu’un événement « impossible » s’est produit dans une situation : imprévisible, aléatoire et finalement inévitable, l’événement peut être vu comme traduisant l’irruption fugitive du vide ontologique (i.e. mathématique) au sein d’un domaine phénoméno-logique (i.e. physico-temporel). En suivant ses conséquences incertaines, le sujet improvise et force une logique étrangère à la situation dans laquelle l’événement s’est produit : une nouvelle vérité est ainsi constituée. Ce « trajet d’une vérité [12] » implique un itinéraire qui, je l’affirme ici, est nécessairement empreint de bruit. Ce parcours comprend quatre étapes qui – en combinant les éléments badiouiens avec le concept de bruit – pourraient être résumées comme suit :

11 (1) quelque chose d’improbable se produit dans une situation – à savoir, l’événement ; au hasard de sa rencontre (ou plutôt de sa trace : les événements sont des occurrences fugitives, qui disparaissent aussitôt qu’elles apparaissent), le sujet en devenir décide de déclarer son occurrence (l’événement sera soit ignoré, soit nié par la situation : du point de vue de la logique établie de cette dernière, l’événement est dépourvu de valeur, « indécidable »). Se manifestant toujours comme une perturbation irréversible qui bouleverse le sens, le vide peut être considéré comme apparaissant dans le monde comme du bruit.

12 (2) après avoir décidé d’affirmer l’événement, le sujet se livre à la recherche de ses conséquences « indiscernables » selon une succession d’enquêtes aléatoires. Si une telle trajectoire est aléatoire – dans la mesure où il n’y a pas de connaissance préalable possible pour guider le cours de la recherche – alors on peut dire que la trajectoire du sujet emprunte inévitablement un chemin bruyant.

13 (3) ensuite, le sujet lutte pour forcer la situation à changer sa logique, afin qu’elle s’adapte à l’ensemble des résultats des enquêtes en lien avec l’événement : l’ancienne logique s’effondre et une nouvelle vérité est amenée au monde (la vérité est locale et finie dans sa présentation subjective, et infinie dans ses implications « génériques »). En tant que conséquences logiques du travail subjectif, les vérités apparaissent donc d’abord comme du bruit sans règles selon la perspective de la situation.

14 (4) ainsi, la vérité devient savoir, tout en restant incommensurable avec lui ; dans la mesure où le savoir ainsi reconfiguré doit toujours garder une place pour la prochaine vérité qui arrive de manière imprévisible, cette place doit rester vide, « non nommée » – se présentant phénoménologiquement comme un bruit rémanent sans nom.

15 Ces quatre étapes, ou modalités, d’un itinéraire subjectif (l’indécidable, l’indiscernable, le générique, l’innommable) que Badiou regroupe sous le terme de « soustraction [13] » sont précisément ce qui, de mon point de vue, surdétermine le fait que la recherche d’une vérité soit une praxis plongée dans le bruit, en tant que dimension de sa temporalité.

Le déploiement temporel d’une vérité, ou, la (négu)entropie subjective

16 La notion de praxis subjective est inséparable de la soustraction, ainsi que le fait remarquer Frank Ruda : « puisque les vérités sont des procédures, alors la soustraction doit aussi être reliée à la pratique de manière immanente [14]. » C’est ici que nous pouvons établir une connexion avec un principe essentiel de l’approche freirienne, selon lequel (i) l’éducation ne peut être séparée de l’idée de praxis ; on peut par conséquent affirmer que (ii) l’éducation est le versant praxial de la philosophie, ce qui signifie que (iii) l’éducation est soumise aux opérations impliquées dans la soustraction.

17 Nous pouvons donc à présent défendre que la praxis suppose une soustraction qui requiert une transition pour passer de l’ontologie mathématique atemporelle et isentropique de Badiou à une dimension phénoménologique, temporelle et donc irréversible ou entropique. En constituant un trajet, la procédure de vérité suppose le déclenchement d’une temporalité – de fait, comme le relève Olivia Lucca Fraser : « [l]e projet subjectif est, lui-même, conçu comme le déploiement temporel d’une “vérité”[15] ». Cette temporalité est déclenchée par une transition allant de l’ontologie à la phénoménologie[16] : « prenant son origine dans un événement et se déployant dans le temps, le sujet ne peut pas, d’après Badiou, être dûment compris en termes strictement ontologiques, c’est-à-dire en termes de théorie des ensembles, dans la mesure où ni l’événement ni le temps n’ont de place dans la théorie classique des ensembles[17] ». Vu sous cet angle, le sens de l’énoncé de Badiou selon lequel « [l]a production d’une vérité est la même chose que la production subjective d’un présent [18] » gagne quelque peu en clarté. De même, se précise également la notion de fidélité subjective en tant que «discipline du temps, qui contrôle de bout en bout les conséquences de [l’événement] [19] ».

18 C’est au regard du « déploiement temporel d’une vérité » que l’entropie et l’irréversibilité commencent à percer et après quoi le vide ontologique apparaît, dans l’émergence de la temporalité, tel un bruit phénoménologique. En outre, le temps lui-même est produit comme un résultat du travail du sujet, ce que, partant, nous pouvons théoriser comme la recherche des conséquences de l’événement entropique. Toutefois, ce point mériterait peut-être plus de précision : ce que l’événement produit est une temporalité irréversible, donc entropique ; ce que la recherche du sujet et la fidélité vis-à-vis de l’événement produisent est à la fois de l’entropie et de la néguentropie, ou plutôt la dialectique du couple entropie/néguentropie que je désigne ici comme (négu)entropie.

19 De fait, étant donné que le sujet de la vérité s’engage dans un processus qui implique structuration, normativité et information, une négation de l’entropie est en jeu. Je tiens néanmoins à soutenir que l’aspect de la praxis qui relève de la néguentropie, bien que favorisant certainement l’émergence de la structure et de la forme, est tout de même un producteur de bruit. Mieux encore, cela produit du bruit parce que cela produit de la forme – ou, pour le dire en termes badiouiens : toute forme jusque-là inattendue qui émerge du côté du sujet correspond à ce qui est perçu comme du bruit du côté de l’état. En fait, la dialectique (négu)entropique proposée ici se rapporte à la « dialectique affirmative » de Badiou, selon laquelle « une création ou une nouveauté doit être définie paradoxalement comme une partie affirmative de la négation [20]. » D’où ma désignation du trajet d’une procédure de vérité – et de la soustraction – comme un processus (négu)entropique. C’est dans ce sens que l’on peut alors considérer l’événement comme une bifurcation irréversible, marquant une décision, ou une nomination, qui force un commencement temporel à être ainsi rempli par le travail (négu)entropique du sujet, c’est-à-dire la « production subjective d’un présent ».

20 En résumé, nous pouvons à présent affirmer que (i) le vide surgit en tant qu’événement entropique, (ii) dont le bruit phénoménologique déclenche le travail (négu)entropique du sujet, (iii) dont le bruit logique se fait entendre au long de la recherche et le forçage d’une nouvelle vérité, (iv) dont la réverbération transforme de manière irréversible (entropique) la connaissance de la situation dans laquelle l’événement a eu lieu.

21 Par conséquent, si une éducation doit advenir effectivement par des vérités, elle doit être pensée par le biais d’une temporalité. Celle-ci prend la forme d’une activation rétroactive des traces laissées par l’inconsistance de l’être, lorsque celui-ci fait irruption dans la situation [21]. En outre, comme je l’expliquerai plus amplement par la suite, Freire lui-même avait conscience du fait que l’éducation exigeait le courage d’accepter les « risques de la temporalité » : il conçoit l’éducation comme un processus qui « “baigne” en permanence dans la temporalité », dans un devenir humain toujours inachevé qui, en fidélité à un bergsonisme revendiqué, temporalise l’espace [22].

22 Si toute procédure de vérité doit nécessairement procéder du « biais de son vide [23] », cela signifierait alors que l’éducation doit en conséquence procéder du biais combinant vide + temporalité – une dyade qui convoque le signifiant « bruit » :

le vide + temporalité –> bruit

23 Le bruit devient ainsi l’apparence phénoménale – dans le temps – du vide, qui, dans sa pureté mathématique originelle (en tant qu’ensemble vide – ou nul – de la théorie mathématique des ensembles, représenté par ∅ et posé axiomatiquement) se tient, toujours déjà, hors du temps.

24 Puisque l’on peut dire du bruit qu’il persiste dans son indéfinissabilité [24], échappant constamment à sa conceptualisation à partir d’un sens figé [25], le bruit est un candidat tout désigné pour amener le nom traduit du vide aux mondes phénoménologique et empirique : accepter une telle traduction permet de penser un vide temporalisé, ou plutôt, une pensée temporalisée du vide : en ce sens, le bruit demeure vide de sens, toujours un néant, toujours du vide, bien qu’il soit à présent appréhendé sous un angle subordonné à la temporalité, à l’entropie et à l’irréversibilité [26].

25 Le bruit, puisque l’on peut dire qu’il opère une traduction du vide – qui est ce qui se manifeste de manière fugitive comme un événement –, devient par là une notion inséparable de la subjectivité et reliée de façon immanente au concept de vérité. En outre, le vide est traduit dans le bruit de fond omniprésent qui imprègne constamment à la fois l’intérieur subjectif (sous forme d’anxiété) et l’extérieur phénoménal (sous forme de « bruit épistémologique [27] »).

26 Cependant, ce bruit de fond (η) peut être diversement indexé en fonction des différentes étapes du processus de vérité (négu)entropique produisant du temps : (i) il y a tout d’abord l’irruption hasardeuse, entropique, du vide immanent d’une situation : l’événement en soi, qui (ii) apparaissant phénoménologiquement comme un bruit (ηφ) déclenche le sujet dans son travail (négu)entropique produisant du temps, qui lui-même (iii) est un émetteur de bruit logique (ηλ) comme il recherche de manière aléatoire les conséquences de l’événement, la vérité de celui-ci étant finalement (iv) forcée dans la situation comme une nouvelle connaissance, au moyen de laquelle (v) est configurée une nouvelle situation, déroulant en spirale le récit de l’Histoire :

figure im1

27 Ces lignes appellent une mise au point : l’intention ici n’est nullement de dresser une apologie du bruit, autrement dit, le bruit lui-même n’est pas la vérité de l’événement : le bruit est parfaitement neutre, indifférent. Tout comme le vide est ontologiquement inclus dans toute situation, le bruit est un bourdonnement en arrière-plan, toujours présent : il faut toujours qu’il y ait non seulement un événement, mais, plus important encore, un sujet porté et transformé par cet événement [28].

28 En d’autres termes, (1) quelque chose d’anomal doit venir perturber la courbe en cloche de la distribution statistique normale de l’aléatoire, un « pic de tension », une secousse non normale qui briserait la tendance [29] (2) il faut qu’une intervention subjective signale ce pic anomal et déclare que son apparition, ses causes et ses effets sont dignes d’être approfondies [30].

Le dialogue freirien et la temporalisation de l’espace

29 Comme déjà signalé, pour Freire, la temporalité est immanente à l’éducation. À ce titre, elle entre en étroite relation avec la notion de « durée » de Bergson :

30

l’éducation se renouvelle constamment à travers la praxis. Pour être, il faut être en devenir. Sa “durée” – au sens bergsonien du terme –, comme processus, se situe dans le jeu des contraires permanence/changement [31].

31 Mais aussi, et surtout, la durée revêt chez Freire une dimension socio-politique : « la structure sociale, pour être, doit devenir ou, en d’autres termes : être en devenir permet à la structure sociale de durer, dans l’acception bergsonienne du terme [32]. »

32 Comment donc Freire procède-t-il pour rendre ce devenir bergsonien subjectif et, partant, politique ? Comment « l’hétérogénéité pure [33] » de la durée de Bergson devient-elle pédagogique, critique, émancipatoire ? Autrement dit, comment peut-on éviter le risque que l’élan vital de Bergson ne devienne, comme l’a dit Ernest Bloch de manière cinglante, un processus vide « existant en soi et pour soi » qui « reste vide et ne produit jamais que lui-même […] pour lui-même [34] » ? La réponse de Freire consiste à subjectiver la durée pure à travers la praxis du dialogue.

33 Le dialogue – « la condition fondamentale de l’humanisation » – est l’un des principaux opérateurs de la configuration de Freire. Cependant, et c’est une mise en garde de tout premier ordre, « il n’y a pas de dialogue véritable sans une véritable pensée [35] ». Or, Freire conçoit la pensée véritable comme « [u]ne pensée qui perçoit la réalité comme un processus, qui la capte dans un devenir constant et non comme quelque chose de statique [et qui] “baigne” en permanence dans la temporalité dont elle ne craint les risques [36] ». À ce titre, elle s’oppose à la « pensée naïve », qui, elle, s’effondre sous le poids du « temps historique » et, par conséquent, voit sa temporalité subjective normalisée dans l’espace statique d’un « présent poli ». Comme Freire le dit lui-même, « [p]our la pensée naïve, l’important est de s’adapter à cet aujourd’hui normalisé. Pour la réflexion critique, au contraire, l’essentiel est de transformer en permanence la réalité, pour humaniser en permanence les êtres humains [37]. »

34 Freire livre ici un concept majeur : l’idée selon laquelle le développement de la conscience – qui passe de la naïveté à la critique – implique d’embrasser « les risques de la temporalité ». Il s’agit d’une idée empruntée à Pierre Furter, auteur auquel fait régulièrement référence Freire dans ses premiers travaux. En effet, pour Furter, l’éducation développant la conscience ne doit plus avoir pour but d’« éliminer les risques de la temporalité, en s’agrippant à un espace garanti, mais plutôt de temporaliser l’espace [temporalisar o espaço] » ; ainsi, poursuit Furter, « l’univers ne se révèle pas à moi en tant qu’espace, en m’imposant une présence compacte à laquelle je ne peux que m’adapter, mais il se révèle à moi comme un champ d’action, un domaine qui prend forme à mesure que j’agis [38] ». Le but de la pensée naïve, affirme Freire, est précisément « de s’agripper à cet espace garanti, en s’y ajustant, et de se nier elle-même, en niant la temporalité [39]. »

35 Ne pas craindre les « risques de la temporalité » : il est ici clairement fait appel à ce qui s’apparenterait à du courage subjectif, nécessaire pour affronter tout ce que la temporalité recèle : imprévisibilité, incertitude, entropie, bruit. Exercer ce courage à travers le dialogue enjoint à renoncer à un « espace garanti » de connaissance et à expérimenter avec/dans le temps subjectif, (négu)entropique de la procédure de vérité.

Le lieu de la Vérité, le temps du Sujet

36 Si l’on considère la biconditionnalité mentionnée plus haut (philosophie <=> éducation), on doit en déduire que l’éducation ne produit pas elle-même des vérités. C’est là le corollaire premier et cardinal du fait de placer l’éducation du côté de la philosophie et non de celui des praxis subjectives. Ce qui amène immédiatement à la question suivante : si elle ne produit pas de vérités, que fait l’éducation ? Que fait l’éducation qui soit différent de la philosophie ? Ma réponse provisoire engage à penser séparément les catégories de Vérité et de Sujet – comme s’il s’agissait d’une fission philosophique qu’on pourrait décrire comme suit : si la préoccupation de la philosophie est centrée sur le lieu de la Vérité, celle de l’éducation est centrée sur le temps du Sujet.

37 En second lieu, le lien entre Badiou et Freire, établi par le concept de bruit-comme-vide-temporalisé, implique que le trajet d’une procédure de vérité décrit plus haut devrait devenir la charte philosophique de la praxis de l’éducation.

38 L’ensemble de ces considérations signifie que l’éducation maintient le temps produit dans le lieu ouvert par la notion philosophique de Vérité. Cela revient à dire que le Sujet de l’éducation devient un corrélat praxique de la pensée philosophique des vérités de son temps : ou encore, autrement dit, un Sujet éducatif est l’émanation temporelle du lieu ouvert par la catégorie philosophique de Vérité[40].

philosophie <–> éducation<=>éducation<–>philosophie
(Vérité)<–|–>(Sujet)
lieu<–|–>temps

39 Ce schéma peut entrer aussi bien dans la configuration philosophique de Badiou que dans celle de Freire : du côté de ce dernier, nous avons la temporalisation courageuse de l’espace qu’exige l’éducation dialogique ; du côté de Badiou, le fait que toute constitution subjective exige que la fidélité à une vérité soit un « contrôle organisé du temps [41] ».

40 Ainsi, si la philosophie organise un « espace de compossibilité » pour les vérités de son temps, l’éducation organise-t-elle un temps de compossibilité pour ces vérités. Autrement dit, si la philosophie est « l’entremetteuse » des procédures de vérité [42], l’éducation est la gardienne du temps praxique produit par les sujets induits par ces vérités. En cela, l’éducation se charge de la fidélité à la fidélité.

41 L’éducation veille donc au temps produit à travers la praxis par les sujets de la vérité : c’est pour cette seule raison que le vide (dans la mesure où il est la source ontologique de l’événement qui a galvanisé le sujet en premier lieu) doit être pensé comme temporalisé dans la praxis éducative. Et ce vide temporalisé est ce qui apparaît dans le monde phénoménal comme du bruit :

philosophie <–> éducation<=>éducation<–>philosophie
lieu de Vérité<–|–>temps du Sujet
le vide (∅)—>bruit (η)

42 Dans cette perspective, l’éducation devient alors la gardienne du processus temporel auquel est soumise une catégorie vide : celle du Sujet le plus générique possible. Ni un sujet de science, ni d’art, ni de politique, ni d’amour, mais un sujet qui partage au moins un élément avec chacun d’entre eux. En d’autres termes, si la philosophie prépare un emplacement toujours vide pour la Vérité, l’éducation, elle, prépare un espace de temps toujours vide pour le Sujet. Et tout comme pour la Vérité, le Sujet de l’éducation reste strictement soustractif. Reprenons sommairement les éléments du soustractif en lien avec notre Sujet éducatif :

  1. tout part d’un événement indécidable : l’éducation mise avec les sujets sur leur décision de déclarer, sans aucune espèce de garantie (statistique), que l’événement a bien eu lieu ;
  2. l’indiscernable, lié à l’évaluation de l’événement par les sujets ; la décision de déclarer l’événement n’est régie par aucune loi, soutenue par aucune norme d’évaluation et aucun « principe d’objectivité [43] ». L’éducation ne peut ni fournir une loi, ni se présenter comme un mandataire de la loi : ce qu’elle peut faire est contenir et soutenir l’absence de loi : elle devient ici une voix qui rassure (et corrompt), une injonction illégale à « continuer » adressée aux sujets ;
  3. le générique, lié à la recherche des sujets des conséquences immanément infinies de l’événement ; l’éducation, contrairement à l’entraînement, n’a pas de prédicat : elle est liée à ce processus inachevable ;
  4. l’innommable, lié à l’éthique : la vérité demeure innommable, et le bruit doit être autorisé à être bruit : l’éducation est le rappel que toute vérité, même lorsqu’elle devient information et connaissance, prendra toujours son origine du côté bruyant de l’épistémologie (et, partant, qu’il existe un côté de l’épistémologie, en dehors de sa frontière définie par la connaissance, qui doit toujours rester bruyant, incertain, imprévisible).

soustractionéducation
(traduction)
événementindécidable—>parier sur un pari
sujetindécidable—>l’éducation est illégale
véritégénérique—>inachèvement
Véritéinnommable—>épistémologie bruyante

L’éducation (musicale) dans le bruit

43 Mais comment cette configuration spéculative pourrait-elle se concrétiser dans la matérialité pratique du monde ? Je reviens maintenant à la pratique du NO, en me penchant brièvement sur la situation musicale qu’elle propose.

44 Il existe en fait seulement deux voies subjectives : la composition et l’improvisation. Leurs sujets (in)forment la musique en tirant des éléments sonores à partir du seuil du bruit et, de là, préparent la scène pour qu’un événement musical ait lieu.

45 Prenons le cas particulier d’une situation d’improvisation. Un événement peut s’y produire. Il s’agit d’une apparition illégale, hasardeuse, du vide musical lui-même. Il apparaît comme du bruit, dans une rupture fugitive de la musicalité, et disparaît aussitôt : un événement est dissipatif. Étant dissipatif, (dé)formatif, le bruit-événement nécessite une sorte d’(in)formation : cela doit se faire au moyen d’un acte rétroactif de nomination. Mais, alors que, pour Badiou, la nomination de l’événement est toujours poétique, dans le cas d’une situation musicale, la nomination s’articule dans l’immanence de sa matérialité auditive : elle s’affirme dans l’horizon de la poétique musicale disponible pour le langage musical de la situation. Nommer l’événement, en ce qui concerne les sujets de l’improvisation, entraîne alors l’articulation musicale de toute brèche hasardeuse de la musicalité. Les échos, ou traces que laisse cette singularité, sont présentés de manière explicite dans la boucle d’écoute des pensées musicales qui circulent au sein d’une situation d’improvisation [44]. L’éducation intervient à ce stade en devenant une topologie résonnante qui entoure l’affirmation (négu)entropique du sujet. Du point de vue de la situation, cette topologie résonnante ne peut pas encore être symbolisée : comme elle puise son origine hors de la musicalité générique, il n’existe absolument aucune qualité musicale (i.e., aucun savoir)) qui lui corresponde. Il s’agit, du point de vue de la communauté musicale (qui agit ici comme mandataire de l’état), du bruit. Cet acte subjectif de nomination implique une traduction liminaire du vide ontologique en bruit phénoménologique. C’est la première torsion de la (négu)entropie, le déclenchement de la temporalité, le début du travail subjectif. L’éducation amplifie ici la nomination a-légale par le sujet d’une nouvelle (possible) vérité musicale, elle réaffirme la déclaration de l’existence musicale de l’événement-bruit, activant ce qui relève d’une normativité qui reste toujours dialectique, dialogique, freirienne.

46 Mais pour qu’une vérité musicale apparaisse, la simple articulation matérielle de la résonance d’un événement ne suffit pas : il faut qu’opère une reconnaissance de sa nature implicative : quelles sont les conséquences musicales ? Si l’on inclut ce bruit dans cette situation musicale particulière : comment fait-il surgir une nouvelle musicalité et, avec elle, une nouvelle loi ? Une éducation musicale par le bruit tirera toutes les conséquences possibles (potentiellement infinies) d’une telle articulation, dans la pensée collective d’une nouvelle loi qui formera musicalement ce qui jusque-là était informe. Cette information est le travail néguentropique des sujets musicaux. Cette seconde intervention est de nature logique, dans le sens où son trajet, quoiqu’indiscernable, implique que l’événement-bruit, indécidable pour la situation, ait été décidé et qu’une nouvelle musicalité soit en place. Il s’agit, par-là, de la production de ce que j’ai dénommé bruit logique et cela implique une deuxième phase de normativité.

47 La troisième intervention exige de l’éducation qu’elle fournisse une cohérence, une organisation et une éthique du soin [45] envers l’inévitable anxiété provoquée par la proximité du réel du bruit. L’éducation marque un trajet éthique doublement modulé. D’un côté, il est modulé par un registre de courage qui incite le sujet à « continuer » en dépit du paralysant manque de loi. De l’autre, il est modulé par un registre de justice, qui veille à l’élaboration d’une loi nouvelle, débarrassée de toute espèce de surmoi terrorisant, du fait que la vérité de l’événement même doive rester innommable. La vérité endosse donc, avec le sujet, l’entière responsabilité de la soustraction de ce dernier à la loi (l’éducation est a-légale).

48 L’improvisation n’est jamais de la communication musicale, mais l’élaboration collective d’une vérité musicale inachevable ; ce n’est jamais une expression de soi-même, mais la soustraction subjective de l’ego afin de laisser le bruit être bruit. Cette soustraction, cette courageuse « capacité négative [46] » est précisément ce qui devient la conscientização, au sens freirien.

49 On pourrait ici se demander si la démarche de Noise of the Oppressed doit être considérée comme politique, plutôt qu’artistique : des éléments de réponse se trouvent dans une conférence de Badiou en 2010 portant sur l’art militant : « l’art ne peut pas être la création d’un événement politique en tant que tel, car l’événement politique suit lui-même ses propres lois. Les conséquences politiques d’un événement ne sont donc pas de nature artistique [47]. » Par conséquent, dans la mesure où il s’agit d’une activité purement artistique, il faut résister à la tentation de penser le NO comme une procédure politique. Néanmoins, Badiou édicte, dans la même conférence, « quatre règles provisoires concernant la question d’un art militant faible », à savoir : (1) il faut davantage aller dans le sens de « ce qui est intense localement », bien plus que dans le sens de ce qui est « puissant globalement ». Cet « impératif de faiblesse » (2) requiert le « retour à une idée forte, depuis la faiblesse elle-même. » (3) La visée est la « présentation » et le processus, jamais la « glorification représentative des résultats [48] ». À la lumière de ces règles provisoires, et en ayant à l’esprit les lois intrinsèques à chaque pratique, on peut reconnaître que NO, de par les activités musicales du CCNME, (1) rassemble localement des individus qu’on peut considérer comme appartenant au prolétariat contemporain (sans-abris, réfugiés, sans-papiers) dans un corps militant ; (2) ce corps se livre à une activité artistique principalement articulée autour de la pratique de l’improvisation (c’est-à-dire davantage en s’attachant au processus qu’en glorifiant le résultat) ; et (3) de par sa fidélité aux événements musicaux de la fin du XXème siècle et du début du XXIème (Cage, Brown, Cardew, Japanoise), cette praxis trouve un fort ancrage dans l’« idée forte » d’une avant-garde. Ainsi, il se peut que le NO ne puisse être envisagé comme un mouvement politique en tant que tel, mais il répond néanmoins aux quatre règles provisoires pour un art militant proposées par Badiou.

50 On pourrait encore objecter qu’en introduisant une composante freirienne si importante, il existe un risque d’unir de façon illégitime l’entreprise artistique dans son ensemble (y compris la réflexion sur l’éducation amenée par la praxis) à la condition politique, dans la limite du cadre établi par Badiou. Je répliquerai que l’intervention pédagogique de Freire est d’ordre plus générique que purement politique. En suivant l’analyse édifiante d’A. J. Bartlett qui voit la figure platonicienne de Socrate comme le représentant d’une « éducations par les vérités », je propose une équivalence éducative/philosophique : Socrate et Freire traversent tous deux leur situation propre pleinement (c’est-à-dire pas uniquement politiquement), et, par là, ils mettent à nu les vides de leur état respectif. Ils y parviennent grâce à un mouvement double : d’abord, en incarnant un non-savoir (pour Socrate, une ignorance du savoir du sophiste, pour Freire, une ignorance de l’éducation bancaire) et ensuite, en révélant un manque (le manque d’une éducation non sophistique dans l’Athènes du Vème siècle avant J.-C., le manque de pédagogie critique dans le Brésil des années cinquante). Tous deux établissent les conditions de possibilité d’un espace au sein duquel le forçage d’un nouvel ensemble générique (à savoir, une éducation par les vérités) devient autant un impératif subjectif qu’une menace pour l’état qui leur correspond [49].

Pensées finales

51 Sans être nécessairement unie à la condition politique, il ne fait aucun doute que l’éducation est, pour Freire, une praxis inséparable de la lutte émancipatrice contre l’oppression de la domination capitaliste [50]. Je soutiens qu’aujourd’hui, une éducation dans le bruit instaure un combat de légitime défense contre les assauts du capitalisme récent. Et ce, tout simplement parce que le vrai bruit, aux yeux du capitalisme marchand, n’a pas la moindre valeur utilitaire : la production de bruit est immanente et subversive, en ce qu’elle produit des sujets que le capitalisme ne parvient pas à digérer [51]. Cette indigestibilité représente la face soustractive du bruit (sur le versant d’une ontologie tissée sur le vide) ; mais le bruit, qui est éducatif, est aussi immanément relationnel (sur le versant de la production subjective d’une nouvelle logique).

52 Le bruit reste subversif, moins du fait de son potentiel destructeur que par sa faculté à rester ontologiquement soustractif et logiquement relationnel. Un tel bruit est émis par le travail des sujets de la vérité et leur production du temps : il s’agit du temps éducatif du Sujet, émanant du lieu philosophique de la Vérité : la philosophie aménage un emplacement toujours vide pour la Vérité ; l’éducation apprête un espace de temps toujours incertain pour le Sujet. Les sujets d’une éducation par les vérités devront s’aventurer au-delà des frontières du savoir établi et apprendre à naviguer au bord du vide, à se tenir au seuil du bruit et à affronter l’incertitude et l’anxiété extrêmes qui en découlent. L’éducation, comme Socrate le savait si bien, est illicite, corruptrice de l’ordre établi. Elle est une entreprise hasardeuse.

53 S’habituer à l’aléa – qui n’est rien d’autre que cultiver son courage – et continuer : le bruit, à la fois interne et externe, devient alors l’environnement naturel d’une éducation par les vérités.

54 Le principe de Bartlett selon lequel l’éducation « a fondamentalement pour objet le changement lui-même » est une position axiomatique en parfait accord avec une éducation par le bruit. Mais le « vrai changement », souligne Bartlett, doit rester simultanément inconnu et non impossible [52]. Et si le bruit, comme le soutient Malaspina, « renseigne sur ce qui reste à connaître [53] », alors, en réunissant ces deux assertions, on aboutit à la thèse selon laquelle le bruit, s’il est immanent à l’éducation, nous renseigne sur ce qui reste à connaître, tout en étant simultanément inconnu et non impossible.

55 L’éducation doit donc être la gardienne d’une idée bruyante du bruit – son conseil de base étant continuez à faire : laissez le bruit être bruit et une vérité pourrait (négu)entropiquement en sortir – mais l’éducation doit aussi rappeler au sujet que, si le bruit est appelé à rester du bruit, il y aura toujours un reliquat, un bruit « soustrait au nom propre [54] ».

56 En d’autres termes, l’éducation est cette voix réconfortante qui assure aux sujets en devenir que, lorsqu’ils traversent une vérité ou sont traversés par elle, il restera toujours un bruit après le bruit événementiel, un bruit résiduel, écho résonnant avec délicatesse à travers la chambre vide de la Vérité philosophique [55].

Notes

  • [1]
    A. J. Bartlett, « The Cold Dead Hands: Real Change », Forcings, 2021, https://ajbartlett.substack.com [consulté le 5 août 2021].
  • [2]
    J’ai pleinement conscience de la consonance négative du mot « pédagogie » au sein de la communauté rattachée au discours badiouien (voir par exemple A. J. Bartlett, « Refuse become subject: The educational ethic of Saint Paul », Badiou Studies, vol. 3, n° 1, 2014, p. 193-216). Je tiens néanmoins à conserver le terme, étant entendu que je l’utilise dans son sens freirien, porteur d’émancipation, et jamais dans son sens badiouien, porteur d’oppression. Concernant la référence à l’« ontologie » de Badiou, voir plus bas, note 10.
  • [3]
    Alain Badiou, Petit manuel d’inesthétique, Paris, Seuil, 1998, p. 29 (je souligne).
  • [4]
    Si le choix d’une telle appellation, quelque peu grandiloquente, qui fait évidemment référence à la Pédagogie de l’Opprimé (PO) de Freire et au Théâtre de l’Opprimé (TO) d’Augusto Boal, semble revendiquer avec prétention une filiation avec l’une des plus grandes généalogies pédagogico-artistiques du XXème siècle, ce choix reflète simplement ce que j’aime à appeler « la contingence banale du travail » : NO a naturellement pris forme au cours d’ateliers, de répétitions et de représentations avec la troupe de théâtre Cardboard Citizens, qui se trouve être la plus grande spécialiste des techniques du TO au Royaume-Uni.
  • [5]
    Voir l’introduction des éditeurs d’Alain Badiou, Infinite Thought: Truth and the Return to Philosophy, éd. et trad. angl. par Oliver Feltham et Justin Clemens, Londres-New York, Continuum, 2004, p. 33.
  • [6]
    D’après Badiou, une idée que Platon lui-même a implicitement posée. Voir Alain Badiou, Manifeste pour la philosophie, Paris, Seuil, 1989, p. 15.
  • [7]
    Voir Alain Badiou, Conditions, Paris, Seuil, 1992, p. 65, 75, 79, 93 ; cf. Badiou, Manifeste, p. 15, 18-19.
  • [8]
    Badiou, Conditions, p. 68 (souligné par l’auteur). Il faudrait ajouter que, pour Badiou, non seulement la philosophie ne coïncide pas avec ces conditions, mais ces conditions sont elles-mêmes intrinsèquement multiples (les vérités de la politique diffèrent structurellement de celles de l’art, lesquelles diffèrent de celles des sciences, etc.) ; il existe pour Badiou quatre (et seulement quatre) procédures de vérité, et leurs vérités ne sont pas, formellement parlant, interchangeables. Cependant, « s’il est vrai que toute fidélité est particulière, il est pourtant nécessaire de penser philosophiquement la forme universelle des procédures qui la constituent ». Je reviendrai sur ce point dans la dernière partie de cette étude, en commentant les (possibles) aspects politiques de la praxis (essentiellement) artistique du Noise of the Oppressed.
  • [9]
    Paulo Freire, Pedagogia do Oprimido, 1970, (63ème édition Rio de Janeiro-São Paulo, Paz e Terra, 2017), p. 70.
  • [10]
    Étant donné que Badiou délègue tout discours sur l’être aux mathématiques (en particulier à la théorie axiomatique des ensembles), il n’y a pas, à strictement parler, d’ontologie dans sa philosophie. Pour Badiou, ontologie=mathématiques : par conséquent, toute élaboration philosophique procédant de cette décision aura été, nécessairement, méta-ontologique. Voir Alain Badiou, L’Être et l’événement, Paris, Seuil, 1988, p. 20.
  • [11]
    La notion de « compossibilité », que Badiou emprunte à Leibniz, décrit une opération qui se déroule à l’intérieur d’un lieu que la philosophie seule ouvre et maintient, à savoir la Vérité (au singulier, avec un V majuscule) ; cet espace est déblayé et mis à la disposition des vérités produites en dehors de la philosophie, et ce par une déclaration de la formule « il y a des vérités » (au pluriel, en minuscules) ; Voir Badiou, Conditions, Paris, Seuil, 1992. en particulier « Le retour de la philosophie elle-même », p. 57-78.
  • [12]
    Badiou, Conditions, p. 188.
  • [13]
    Ibid., p. 179-195.
  • [14]
    Frank Ruda, « Subtraction–Undecidable, Indiscernible, Generic, Unnameable », The Badiou Dictionary, éd. par Steve Corcoran, Edimbourg, Edinburgh University Press, 2015, p. 329-37, p. 330.
  • [15]
    Olivia Lucca Fraser, « The Law of The Subject: Alain Badiou, Luitzen Brouwer and The Kripkean Analyses of Forcing and The Heyting Calculus », Cosmos and History, vol. 2, n° 1-2, 2006, p. 94-133 (p. 94, je souligne).
  • [16]
    Badiou, dans une approche méthodologique qu’il décrit comme une « phénoménologie calculée », conçoit le domaine phénoménologique comme une « logique de l’apparaître » ou « onto-logie » ; voir Alain Badiou, Logique des mondes, Paris, Seuil, 2006, p. 48 (souligné par l’auteur).
  • [17]
    Fraser, ibid. (je souligne.)
  • [18]
    Badiou, Logique des mondes, p. 593.
  • [19]
    Badiou, L’Être et l’événement, p. 233 (souligné par l’auteur).
  • [20]
    Alain Badiou, « Destruction, Negation, Subtraction: on Pier Paolo Pasolini », Lecture at the Art Center College of Design (Pasadena, 6 février 2007), https://www.lacan.com/badpas.htm [consulté le 20 juillet 2014].
  • [21]
    Sur ce point, voir Jean-Jacques Lecercle, Deleuze and Language, Basingstoke - New York, Palgrave Macmillan, 2002, p. 109-10.
  • [22]
    Freire, La Pédagogie des opprimés, Marseille, Agone, trad. française par Élodie Dupau et Melenn Kerhoa, p. 98.
  • [23]
    Alain Badiou, L’Éthique, essai sur la conscience du mal, Paris, Nous, 2003, p. 105.
  • [24]
    « Il manque une définition formelle et partagée du bruit. Ce manque ouvre un espace pour une réverbération métaphorique au sein du discours scientifique, et plus encore dans les interstices entre sciences naturelles et sciences humaines, technologie et arts » (Cécile Malaspina, An Epistemology of Noise: From Information Entropy to Normative Uncertainty, Londres, Bloomsbury Academic, 2018, p. 7. Je retiens ici l’usage du mot « partagée » : certes, il existe de nombreuses définition du mot « bruit », bien que chacune relève d’une discipline ou d’une communauté de pratiques particulières où le mot apparaît – théorie de l’information, thermodynamique, statistique, mécanique quantique, traitement du signal, théorie des probabilités, statistique, biogénétique, psychologie cognitive, économie, acoustique, psychoacoustique, théorie de la musique, et ainsi de suite ; néanmoins, le fait est que le signifiant « bruit » semble toujours dépasser, ou esquiver, le domaine d’applicabilité qui lui est assigné.
  • [25]
    D’après Greg Hainge, « Le bruit persiste parce qu’il ne peut pas être reconfiguré ou réprimé […] mais il reste bruit de façon indélébile. » (Greg Hainge, Noise Matters: Towards an Ontology of Noise, New York, Bloomsbury, 2013, p. 23).
  • [26]
    Il est intéressant de relever que le propre discours de Badiou sur le passage du domaine ontologique au domaine phénoménologique (ou, selon ses termes, « onto-logiques ») n’est pas en reste de concepts qui pourraient être reliés au bruit. Son « postulat du matérialisme » (à savoir que « tout atome de ce monde est un atome réel », voir Logique des mondes, p. 264-265) en association avec le fait que chacun de ces atomes contient un inexistant propre de l’élément, implique son apparition. En effet, l’inexistant est la forme que revêt le vide ontologique quand il apparaît dans un monde phénoménologique (un objet qui, suivant le postulat du matérialisme, doit être réel) ; l’inexistant est « un être qui vient “là” comme néant ». Cet « être qui vient “là” comme néant » pourrait donc être considéré comme onto-logiquement bruyant. En outre, lorsque cet être inexistant est sublimé (aufgehoben) de manière contingente, son statut de néant (de quasi-objet ontologiquement bruyant) bascule de l’intensité minimale d’existence vers une intensité maximale. Le résultat est l’apparition même d’un événement (voir Badiou, Logique des mondes, p. 361-362).
  • [27]
    Voir Malaspina, An Epistemology of Noise, p. 7.
  • [28]
    Le concept de bruit ne fait pas office de raccourci visant à relier des praxis différentes et intrinsèquement hétérogènes : comme déjà évoqué plus haut, les procédures de vérité spécifique à chaque praxis sont multiples de façon inhérente. Le concept de bruit, par conséquent, n’est pas un pont, mais un problème qui doit être réenvisagé selon cette multiplicité. Le bruit, comme le vide, doit être considéré comme local et immanent à chaque situation (comme le sont d’ailleurs les événements et les vérités) : ainsi, il est nécessaire de distinguer phénoménologiquement (voire logiquement) le bruit politique du bruit artistique, et ainsi de suite. Cette distinction doit rester un impératif de la discipline subjective.
  • [29]
    Voir Malaspina, An Epistemology of Noise, p. 99 ; cf. Badiou, « une secousse affectant un objet du monde, la signature de ce que nous appellerons un événement », Logique des mondes, p. 362.
  • [30]
    Une fois encore, cette configuration entre en cohérence avec les fondements philosophiques du dispositif philosophique de Badiou, si l’on considère que : « [l]’existence de l’inexistant est ce par quoi, dans l’apparaître, se déploie sa subversion par l’être sous-jacent. C’est le marquage logique d’un paradoxe de l’être. Une chimère ontologique. » (Logique des mondes, p. 399) ; cette « subversion dans l’apparaître » implique finalement la logique de destruction que je décris ici comme le bruit logique produit par le travail néguentropique du sujet : « si ce qui ne valait rien en vient, sous les espèces d’une conséquence événementielle, à tout valoir, alors une donnée établie de l’apparaître est détruite. » (ibid., p. 400). Dans les termes que l’argumentation que je propose ici, le bruit est le tumulte produit dans un monde au moyen de la « chimère onto-logique » qui surgit lorsqu’un élément inexistant est sublimé (aufgehoben), c’est-à-dire lorsqu’il est secoué d’un existence minimale à une existence maximale.
  • [31]
    Freire, La Pédagogie des opprimés, p. 83 (souligné par l’auteur).
  • [32]
    [[E]star sendo é o modo que tem a estrutura social de durar, na acepção bergsoniana do têrmo], Pedagogia do Oprimido, p. 245 [tr. française. La Pédagogie des opprimés, p. 246] (souligné par l’auteur) ; cf. « La “durée” est un concept bergsonien, synonyme de temps réel : Bergson l’oppose à celui de temps artificiel ou quantitatif propre aux mathématiciens et physiciens […]. Il considère la durée – comme un processus – l’aspect le plus important de la vie humaine », Paulo Freire, Educación y cambio, Buenos Aires, Búsqueda-Celadec, 1976, p. 15 n. 7.
  • [33]
    Voir Henri Bergson, Essai sur les données immédiates de la conscience, Paris, P.U.F., coll. « Quadrige » Grands Textes, [1889] 2007, p. 77.
  • [34]
    Ernst Bloch, Le Principe Espérance, Tome I, Paris, Gallimard, 1976, trad. Françoise Wuilmart, p. 243.
  • [35]
    Freire, La Pédagogie des opprimés, p. 98.
  • [36]
    [“[B]anha-se” permanentemente de temporalidade cujos riscos não teme], Freire, Pedagogia do Oprimido, p. 114 [tr. fr. La Pédagogie des opprimés, p. 98].
  • [37]
    Freire, Ibid., p. 98.
  • [38]
    Pierre Furter, Educação e Vida, Petrópolis, RJ, Vozes, 1966, p. 26-7 [trad. française extraite de Freire, La Pédagogie des opprimés, p. 98]. Il est curieux d’observer à quel point l’importance de Pierre Furter est négligée au sein des études consacrées à Freire. Et ce, pas uniquement en ce qui concerne les aspects utopiques de son système : rares semblent les spécialistes qui relèvent que le concept d’« éducation bancaire », dont Freire est maintenant vu comme le créateur, a sans doute été emprunté à Furter. Voir l’introduction de Julio Barreiro à l’édition espagnole de Educação Como Prática da Liberdade : Julio Barreiro, « Educación y concienciación », in La Educación como Práctica de la Libertad, Paulo Freire, trad. Lilién Ronzoni, Montevideo,Tierra Nueva, 1969, p. 7-19, p. 16.
  • [39]
    Freire, La Pédagogie des opprimés, p. 99.
  • [40]
    Je prolonge ici la notation de Badiou : si, selon lui, il existe des vérités (politiques, scientifiques, artistiques, amoureuses) et s’il existe une catégorie philosophique de Vérité et s’il existe d’autre part des sujets (politiques, scientifiques, artistiques, amoureux), alors, selon ma perspective, il existe en plus une catégorie éducative de Sujet qui, tout comme la notion de Vérité, doit rester générique et vide. Voir note 11.
  • [41]
    Badiou, L’Être et l’événement, p. 233.
  • [42]
    « La philosophie est en effet l’entremetteuse des rencontres avec les vérités, elle est la maquerelle du vrai. », Badiou, Petit manuel d’inesthétique, p. 21.
  • [43]
    Badiou, Conditions, p. 190.
  • [44]
    Qui pourrait naturellement ne comporter qu’un seul exécutant.
  • [45]
    Voir A. J. Bartlett, « Refuse become subject: The educational ethic of Saint Paul », p. 194.
  • [46]
    Selon la lecture avisée de Malaspina, la « capacité négative » de John Keats est « essentiellement le courage de permettre aux structures représentatives de son propre “soi” de se dissoudre » (Malaspina, An Epistemology of Noise, p.182).
  • [47]
    Alain Badiou, « Does the Notion of Activist Art still have a Meaning? », conférence publique (13 octobre 2010) <https://www.lacan.com/thevideos/10132010.html> [consulté le 20 février 2023]).
  • [48]
    Ibid. La quatrième règle est la synthèse des trois premières.
  • [49]
    Voir A. J. Bartlett, Plato: an Education by Truths, p. 7 et chap. 6, « Generic », p. 196-228.
  • [50]
    « Je ne puis être professeur si je ne perçois pas chaque fois mieux que, pour ne pas rester neutre, ma pratique exige de moi une définition. Elle m’impose de prendre position, de décider, de rompre. […] Je suis professeur pour soutenir constamment la lutte contre toute forme de discrimination, contre la domination économique des individus ou des classes sociales. Je suis professeur pour me manifester contre l’ordre capitaliste vigoureux qui inventa cette aberration totale : la misère dans l’opulence [a miséria na fartura] », Paulo Freire, Pédagogie de l’autonomie, Toulouse, Eres, 2013, trad. J.-Cl. Régnier, p. 116 (souligné par l’auteur).
  • [51]
    À partir du cadre soustractif que je propose ici, selon lequel le bruit prend son origine dans le surgissement phénoménologique fugitif d’un vide ontologique et, dès lors, est produit par le travail (négu)entropique d’un sujet de vérité, le bruit ne peut être ni absorbé par l’État, ni mercantilisé par le marché, ni substantialisé par la culture ; dans la mesure où, « l’être générique d’une vérité n’est jamais présenté » (Alain Badiou, « The Ethics of Truths », Pli, n° 12, 2001, p. 247-55, p. 252) et en faisant écho au passage de la vérité au savoir, ce « bruit marchandisé » a, tout simplement, cessé d’être du bruit. De mon point de vue, une notion telle que la “musique noise” n’est rien d’autre qu’une contradiction performative. Sur ce point, voir Ray Brassier, « Genre is Obsolete », in Noise and Capitalism, éd. par Antony Iles et al., Donostia-San Sebastián, Arteleku Audiolab, 2009, p. 61-71 et Nick Smith, « The Splinter in Your Ear: Noise as the Semblance of Critique », in Culture, Theory & Critique, n° 46, vol. 1, 2005, p. 43–59.
  • [52]
    Bartlett, « The Cold Dead Hands ».
  • [53]
    Malaspina, An Epistemology of Noise, p. 74.
  • [54]
    Badiou, Conditions, p. 185.
  • [55]
    Je suis infiniment reconnaissant envers Cécile Malaspina pour les commentaires patients et éclairés qu’elle a apportés à une version antérieure du manuscrit – il va sans dire que toute erreur ici présente est de mon seul fait. Je remercie également les deux évaluateurs anonymes de Rue Descartes pour leurs commentaires – leur générosité et expertise m’ont été d’une aide immense – et Sabine Thuillier, qui a traduit ce texte avec justesse et élégance.