Hécube contemporaine

1 « There is no time here, not anymore. » Un faisceau sonore chaotique, d’une intensité viscérale, se dénoue autour de cette phrase un soir de mars 2019, lors du festival Noisexistence[2]. La puissance physique du système sonore provoque d’abord une prise de conscience aiguë des limites tolérables du son, mais aussi des membranes vibrantes et perméables du corps propre, accentuant la nature relative de son intériorité. Les masses sonores provenant du système parcourent l’espace comme des colonnes vibrantes en rotation, évoquant la sensation de tornades de fréquences. Traversant le corps, elles dépassent violemment la capacité auditive de l’oreille, transformant le corps dans sa totalité en une membrane tympanique. Le son audible n’est alors plus que le sommet d’une dynamique englobante, faite de collisions de fréquences et d’amplitudes stratifiées, d’opacités et de transparences enchevêtrées. La métamorphose de l’auditeur, si l’on peut parler ainsi, consiste alors en une transmutation subjective de l’espace de concert et de tout ce qui s’y trouve, auditeur inclus, en une matière fluviale unique, une roche en fusion, résonnante avec différents degrés d’opacité. Le corps et l’esprit continuent à ressentir, longtemps après la fin du spectacle, un prolongement des vibrations physiques et de l’assaut affectif. Pour ma part, j’ai passé une nuit sans sommeil, comme hantée par une angoisse sans objet identifiable.

2 La phrase qui scande cette performance, « There is no time here, not anymore », est une révérence artistique à l’œuvre de Mark Fisher. Dans Ghosts of My Life: Writings on Depression, Hauntology and Lost Futures, Fisher revient sur cette phrase extraite de la scène finale de Sapphire & Steel, série télévisée britannique des années quatre-vingt, qu’il met au service de son analyse de la « hantologie » derridienne, réagencée à la lumière de sa critique mélancolique du réalisme capitaliste. Rosaceae condense cette phrase, au point de l’oblitérer, parmi les bribes d’une voix désincarnée et des échantillons de voix manipulés, dans une complexité sonore tellement compacte qu’elle devient à la fois complètement abstraite au niveau sémantique et brutalement concrète dans l’expérience matérielle du son. Au sein d’une telle collision sonore, différents styles de musique font naufrage, entraînant avec eux, dans un abîme informe, une musique traditionnelle de mariage kurde. Rosaceae suscite ainsi une nouvelle forme de hantise, qui a pour but de donner une voix informe à celles qui n’ont pas de voix. La pièce est dédiée aux filles et femmes Yazidi, au trauma indicible des enlèvements menés par l’État Islamique en Irak à partir de 2014.

3 Malgré les apparences, il ne s’agit pas ici de prôner une idéalisation de la création sonore noise comme simple court-circuit de la médiation conceptuelle. Réduire la noise à un idéal d’immédiateté pulsionnelle, ce serait là un cliché, démenti par la pluralité de ses pratiques. Plus encore, une telle réduction offrirait un destin limité à l’analyse philosophique de la pratique noise. Il nous faut effectivement prendre en compte la puissance physique et l’intensité affective mises en œuvre, dans la mesure où elles perturbent l’économie sémantique et donc l’échafaudage conceptuel. La noise met bel et bien en crise l’expérience, dans la mesure où le phénomène acoustique habite la limite entre le statut d’objet d’expérience et un certain état physiologique. Sa topologie, distinguant intérieur et extérieur, est brouillée. Il faut alors penser la noise comme la mise en abyme du cadre transcendantal de l’expérience, notamment des notions de temps et d’espace a priori, plutôt que comme une simple négation de la raison. Même si notre expérience de la noise se présente toujours comme si elle perturbait un ordre préexistant, il s’agit donc ici de défendre sa pertinence originaire, dans un sens analogue à la priorité qu’attribuait Georges Canguilhem à ce qui est anormal par rapport à la norme, en ceci que l’anormal appelle et suscite la norme : « il n’y a donc aucun paradoxe à dire que l’anormal, logiquement second, est existentiellement premier [3] ».

4 Pour honorer ce défi, l’expérience de la noise sera traitée ici moins comme un objet soumis à l’autorité de l’analyse philosophique, que comme un reflux sur la réflexion philosophique, comme un stimulus affectant la pratique philosophique. C’est en s’emparant de l’énergie réfractaire de la noise que cet article compte aussi déjouer toute célébration hâtive de l’irrationalisme, telle qu’elle peut se présenter non seulement dans le milieu artistique, mais aussi au long du spectre des attitudes philosophiques. Il nous faut redoubler de vigilance devant tout enthousiasme pour l’irrationalisme qui nous reconduirait, malgré lui, à travers des émois romantiques, au noyau dur d’une attitude réactionnaire. Le temps n’est plus à l’incantation irrationaliste, fût-elle extatique ou quiétiste, franchement dionysiaque ou transfigurée en scepticisme qualunquiste radical. Car nous écrivons à l’heure où l’extrême droite avance, comme le disait le grand historien du fascisme, Pierre Milza, « à visage couvert [4] », désormais rangée parmi les partis conventionnels de nombreux pays démocratiques.

5 Pourtant, la difficulté de l’argument auquel se confronte cet article réside précisément dans le fait de prendre au sérieux l’expérience de la noise, pas seulement comme objet de réflexion philosophique, mais comme impulsion à l’autocritique philosophique. Le nécessaire reflux de l’expérience de la noise sur la philosophie, le souci d’honorer son impact perturbant dans la pratique philosophique elle-même, donnera ici l’occasion de raviver la métaphore d’Hécube que Kant introduit dans la première préface à la Critique de la raison pure. Certes, réfléchir au statut de cette métaphore à partir de l’expérience de la noise signifie qu’on entreprend un chemin doublement illégitime, l’expérience n’ayant chez Kant qu’un rôle secondaire (même s’il est absolument décisif) dans la constitution de l’objet de l’expérience, et la métaphore n’ayant évidemment pas le même statut que le concept. La réflexion qui suit ne doit donc pas s’entendre comme une contribution à l’exégèse kantienne, mais plutôt comme une réponse sincère à l’impulsion que donne la noise pour revisiter une perplexité que nous lègue la critique kantienne.

6 Quelle est cette perplexité ? Nous héritons, comme Hamlet, d’un « temps hors de ses gonds » : « Time is out of joint[5]. » Il nous incombe de nous confronter à un moment critique où la présence humaine sur Terre risque de provoquer une revanche écrasante du temps long de la géologie sur le temps relativement court de notre historicité. Dans la mesure où l’extinction de l’espèce humaine n’est plus de l’ordre d’une pure spéculation apocalyptique, mais d’un scénario scientifiquement travaillé, le temps historique, propre à l’espèce humaine, risque de collapser – non seulement dans le flux épais du temps long géologique et même du temps ultra dense cosmique, mais dans un vide transcendantal entièrement dépourvu de temps et d’espace. Ainsi le cadre transcendantal des cognitions a priori et la fonction d’échafaudage qu’a celui-ci pour tout objet d’expérience possible sont-ils dès lors menacés d’obsolescence par l’extinction potentielle de notre espèce. Ceux-ci rendraient, en effet, caduque la condition épistémologique de corrélation, entendue par ses critiques comme réciprocité nécessaire entre esprit et nature – critique qui visa une alternative au corrélationisme à travers un réalisme spéculatif [6]. La catégorie du futur risque donc de se dissoudre dans le brouillard d’un horizon sans temps ni espace. D’autre part cette éclipse potentielle du futur, de notre futur, correspond aussi à la démolition d’un pan entier du domaine spéculatif en faveur d’une ontologie de la présence.

7 Une telle crise appelle un renouvellement critique. Ce renouvellement, nourri par les théories critiques féministes, post- et dé-coloniales, ainsi que post-humanistes, pointe précisément du doigt l’exercice instrumentaliste de la raison (voire l’exercice désincarné de la raison artificielle) dont il découvre précisément les racines dans les acquis des Lumières [7].

8 Pour être claire : se pencher sur le défi que lance la noise à la philosophie ne signifie pas tourner le dos aux Lumières en faveur d’un irrationalisme, mais contribuer au chantier de la critique. Il faut donc insister sur une certaine perplexité que nous lègue l’héritage kantien, si l’on veut espérer mieux répondre au défi du nouvel obscurantisme, du rejet de la science, notamment de la science climatique, ainsi que du naturalisme réactionnaire et anti-égalitaire de l’extrême droite.

9 Or, pour réhabiliter la dimension spéculative de la philosophie, il ne suffira peut-être pas de dynamiser le matérialisme spéculatif par un rationalisme prométhéen. L’effort ici inspiré par la noise consiste à penser à rebours une zone d’ombre jetée par les conséquences inattendues des Lumières sur une problématique contemporaine. Hécube, qui était aux yeux de Kant la métaphore d’une philosophie spéculative anarchique et sans borne, sera pour nous la métaphore qui hante la philosophie spéculative contemporaine du point de vue de notre futur imminent. Hécube pose, selon l’argument exposé ici, le problème d’une aísthēsis (αἴσθησις) pure, qui hanterait la raison pure comme son complément logique mais refoulé. Refoulé car, si l’idée d’une raison pure semble parfaitement innocente, celle d’une aísthēsis (αἴσθησις) pure évoque à l’inverse un scandale théorique, puisque l’idée d’un objet à penser en est exclue, et puisque son spectre renvoie à tout ce qui terrorise les philosophes : la fantaisie et la folie, le désir et la culpabilité, l’enthousiasme et l’irrationalité. Pour développer cet argument, nous reviendrons en un premier temps sur la douleur d’Hécube dans les Métamorphoses d’Ovide, pour expliciter en un second temps la métaphore d’Hécube chez Kant, ce qui nous permettra de revenir à la performance de Rosaceae et à la « hantologie » derridienne telle qu’elle est revisitée par Mark Fisher.

Who is Hecuba to Kant, that he should cry for her?

10 Reine de Troie, mère de dix-neuf enfants, dont Pâris et Cassandre, Hécube assiste à la chute de sa cité ainsi qu’à la mort de son époux et de tous ses enfants. Ovide commence sa version de la fameuse douleur d’Hécube par une scène où celle-ci verse des larmes chaudes sur le cadavre de sa fille Polyxène, à la suite de son sacrifice sur la tombe d’Achille. Le passage sur la douleur d’Hécube s’ouvre donc sur cette scène célèbre où Hécube verse des larmes brûlantes sur le cadavre blessé, couvrant de baisers les lèvres de Polyxène. Folle de chagrin, Hécube arrache ses cheveux blancs incrustés de sang et se frappe la poitrine en prononçant les mots qui se trouvent cités dans la Critique de la raison pure : « Modo maxima rerum, tot generis gnatisque potens nuribusque uiroque, nunc trahor exul, inops[8] ». Dans les Métamorphoses, nous retrouvons les mêmes mots, ici mis en italique, dans leur contexte : « Naguère au faîte de la grandeur, puissante par tant de gendres et de fils, par mes brus et mon époux, je suis maintenant traînée en exil, pauvre, arrachée à mes tombeaux, présent destiné à Pénélope … J’ai enfanté une offrande pour mon ennemi ! Pourquoi, âme inflexible, rester en vie ? … Dieux cruels, pourquoi maintenir en vie une vieille, sinon pour lui faire voir d’autres funérailles [9] ? » C’est à l’abattement et au deuil de la mère pour son enfant, comme on le trouve chez Homère, Euripide ou Sénèque, qu’aurait pu se limiter la métaphore de la douleur d’Hécube chez Kant. Cependant, avec Ovide, la douleur d’Hécube va culminer dans la métamorphose.

11 Au moment où Hécube jette la fameuse phrase citée par Kant, Ovide dirige son regard vers le corps sans vie de Polydore, dont la protection avait été confiée au roi de Thrace, Polymnestre. Ce dernier a trahi cette confiance et tué le jeune Troyen (XIII, 429-438). Voici donc Polydore, dernier enfant d’Hécube dont on espérait vainement la survie, échoué sur le rivage :

12

Hécube reste muette de douleur, et dans sa douleur même elle avale à la fois sa voix et les larmes qui montent de l’intérieur. Comme changée en une pierre dure, elle reste figée sur place et regarde fixement à terre, devant elle. Parfois elle lève vers le ciel un visage menaçant, ensuite elle regarde le visage de son fils étendu, ou parfois ses blessures, ses blessures surtout ; et elle s’arme et se nourrit de colère [10].

13 Cependant, le silence n’est que le point de basculement vers la métamorphose d’Hécube. Réalisant que son fils a été trahi par Polymnestre, Hécube entreprend de retrouver ce dernier. Cachant son chagrin afin de s’approcher sans provoquer sa méfiance, elle l’attire dans un endroit isolé en lui promettant un trésor pour son fils Polydore. Ovide nous offre alors l’une des scènes les plus violentes de l’histoire de la littérature classique : « Elle se saisit alors de lui… enfonce ses doigts dans les yeux du roi perfide, arrache les globes de leurs orbites… plonge les mains dans la plaie et, souillée de ce sang coupable, elle creuse non les yeux, (il n’en a plus), mais la place où ils étaient. » Les Thraces horrifiés lui jettent des pierres, « mais elle, avec un rauque grognement, cherche à mordre les cailloux qu’on lui lance et, la bouche ouverte prête à dire des mots, elle aboie [11] ». Le cri bestial d’Hécube, retentissant depuis les champs de Thrace, aurait ému non seulement les Troyens, mais aussi les Grecs et même les dieux.

14 Voici, dans cette métamorphose d’Hécube, la figure inverse de celle qui contemple le sublime depuis son refuge transcendantal imperturbable, se ressaisissant, désincarnée et maîtresse de son expérience. Hécube doit persister dans l’être, malgré elle. Le sujet du je pense est mis en crise de façon irrémédiable. Pour Hécube, l’expérience ne se constitue plus en objet de connaissance et ne correspond plus à aucun concept. C’est une réalité qui la submerge et qu’elle ne maîtrise pas, au point de dissoudre son identité et son statut de sujet dans sa métamorphose. Son rapport à l’être est tel qu’il lui ôte l’accès au discours rationnel, mais c’est un rapport à l’être tout de même ; un rapport traumatique qui contracte et dilate le temps et l’espace dans un cri dont l’intensité hantera la pensée à travers les siècles, de la Divine Comédie de Dante au Hamlet de Shakespeare, avant d’occuper cette place, absolument capitale et étrangement tue, au cœur d’un des basculements les plus conséquents de l’histoire de la philosophie : la Critique de la Raison Pure.

15 Si Antigone est la figure féminine qui hante le rapport entre art et État chez Hegel, articulant « une profonde et ténébreuse unité », qui menace de dissoudre la communauté mais promet aussi une « subjectivité libre infinie [12] », qui hante aussi la Logique hégélienne en incarnant la contradiction entre la vie éthique rationnelle et la vie éthique archaïque [13] – alors comment interpréter la façon dont nous hante cette métaphore de la spéculation sauvage, la métaphore d’Hécube, chienne enragée, bannie de la cité comme de la philosophie critique ?

La métamorphose d’Hécube

16 La métaphysique est une chienne enragée. Voici, exprimé de façon provocatrice, le constat auquel nous mène, en dernière analyse, la métaphore que Kant emprunte aux Métamorphoses d’Ovide dans la première préface à la Critique de la raison pure. Kant y compare la métaphysique à la reine des sciences. Certes, rien de nouveau à cela. Nous trouvons cette image au moins depuis Boèce, au VIème siècle, qui décrit la philosophie comme tenant un livre dans une main et un sceptre dans l’autre. Dans le prologue de saint Thomas d’Aquin au commentaire de la Métaphysique d’Aristote, la philosophie (synonyme de la théologie) est souveraine et maîtresse des autres sciences en ce qu’elle examine les causes premières et les objets transcendant la matière [14]. Or Kant nous présente une reine des sciences réduite à l’impuissance. Son royaume est pulvérisé en champ de bataille, saccagé par la guerre entre le dogmatisme et le scepticisme. Kant prête alors à cette reine les mots d’Ovide. C’est à ce moment précis qu’une métaphore usée devient un événement philosophique cardinal. Car en comparant la reine des sciences, ainsi ravagée, à la Troyenne Hécube, Kant est conduit à donner une postérité philosophique de premier rang à cette phrase tirée des Métamorphoses d’Ovide : « Naguère au faîte de la grandeur, puissante par tant de gendres et de fils, par mes brus et mon époux, je suis maintenant traînée en exil. » (Modo maxima rerum, tot generis natisque potens–nunc trahor exul, inops[15]).

17 Il faut alors rappeler que la citation convoquée par Kant reprend elle-même le cliché classique, souvent érotisé, de la lamentation. Seulement, ce cliché de la femme en pleurs atteint sous la plume d’Ovide son apogée en un développement paradoxal : la douleur d’Hécube culmine en sa métamorphose en chienne enragée. Le cliché de la reine des sciences, ainsi réinventée et poussée à son paroxysme, nous confronte alors à une conclusion stupéfiante : la métaphysique est une chienne enragée. Les lecteurs de Kant semblent y avoir été insensibles, si l’on compare le peu d’attention prêtée à la référence à Hécube par rapport à la belle carrière qu’a connue l’analogie de la révolution copernicienne [16]. Si résonance il y a dans ce cri bestial, il s’agit donc d’une hantise qui évoque une philosophie sauvage : Hécube, en effet, est la métaphore qu’emploie Kant pour la dissolution dramatique de la spéculation philosophique dans son état anarchique, sans borne ni loi, encore démunie des remparts protecteurs de la critique à venir.

18 L’effort kantien tient à protéger l’exercice de la raison pure, et donc à assurer l’exercice harmonieux et tempéré de la philosophie spéculative contre les excès dogmatiques et sceptiques – voire à empêcher son indistinction potentielle avec la folie, angoisse philosophique qui a été analysée de façon magistrale par Monique David-Ménard [17]. Or, d’un point de vue contemporain, la métaphore sonore de ce cri bestial se voit amplifiée, sans doute davantage que l’image victorieuse d’une révolution copernicienne, par les conséquences inattendues des Lumières.

19 S’il faut concéder à la Critique de la raison pure d’avoir porté un coup irréversible au dogmatisme et d’avoir freiné les excès d’une spéculation anarchique, ne convient-il pas de constater que c’est le cri bestial d’Hécube et non la révolution copernicienne qui « parle » à l’effroi que nous vivons devant les grands feux et les inondations bibliques accompagnant le réchauffement climatique anthropogène ? La douleur d’Hécube, son deuil inhumain, ne surgissent pas seulement d’un passé mythique, mais nous hantent depuis l’horizon d’un futur imminent ou, plutôt, depuis la possibilité imminente d’une oblitération du futur : la douleur d’Hécube hante une génération de jeunes qui se sentent dérobés de leur futur, et une génération de vieux qui sont dans le déni le plus obstiné de cette oblitération potentielle. Or cette éclipse potentielle du futur, de notre futur, correspond à la démolition d’un pan entier du domaine spéculatif. Hécube, pourrait-on alors dire, entre dans l’imaginaire contemporain par effraction. Elle est revenante, non pas depuis un passé mythique, mais depuis un futur cataclysmique. Cette hantise paradoxale pousse jusqu’à la contradiction le tableau métaphorique de la résonance que nous lègue le système kantien : celui d’un raisonnement bien-fondé, se propageant harmonieusement depuis la pensée a priori jusqu’au monde empirique en ordonnant celui-ci. Il nous incombe alors de ressaisir la juste place de cette image sonore, de ce cri bestial, que Kant nous lègue malgré lui, parmi les efforts récents pour ressusciter la philosophie spéculative et la raccorder à une esthétique spéculative [18].

« There is no time here, not anymore »

20 Rappelons-nous l’ambition kantienne de transformer l’agrégat chaotique de la pensée spéculative précritique en une unité systématique, dont la cohérence sera transparente comme un plan architectural. Dans une telle « maison », chaque partie devra exister pour toutes les autres comme toutes les autres existeront pour elle. Aucun principe n’y pourra être pris avec certitude dans une relation, s’il n’a pas été examiné dans sa relation avec l’usage entier de la raison pure. En matière de raison pure, rien ne peut être considéré comme acquis tant que tout n’est pas acquis, « nil actum reputans, si quid agendum », citation abrégée qui nous renvoie à Lucain : « César, tête baissée en tout, ne croyant rien accompli si quelque chose restait à accomplir, avançait farouchement [19]. » L’exigence kantienne d’une résonance complète de toutes les cognitions a priori de la raison sous-entend donc une épistémologie harmonique. Il convient alors de rappeler le lien étymologique entre harmonie [20] et menuiserie, se référant à ce qui est joint fonctionnellement, au sens d’adéquation : ce qui va bien ensemble, ce qui se joint correctement. Nous trouvons cette notion de harmozō (ἁρµόζω) chez Homère, lorsque Ulysse obtient la permission de Calypso pour construire son navire [21]. Il s’agit alors d’apprécier le rapport intrinsèque entre le temps (propagation régulière) et l’espace (agencement fonctionnel et juste), qui garantit la résonance harmonieuse de l’entendement.

21 Ce critère d’harmonie (propagation régulière à travers le temps et agencement fonctionnel et juste dans l’espace) complète alors le tableau métaphorique dont nous avions commencé à examiner le glissement, de la regina scientiarum à la reine déchue et à sa métamorphose en chienne enragée. Or le retentissement de la douleur d’Hécube menace toujours de déréguler cette résonance. Là où Kant dit : « Habite dans ta propre maison et tu sauras combien tes possessions sont simples », le cri d’Hécube hante l’imaginaire philosophico-poétique.

22 Nous en retrouvons les traces dans la fameuse métaphore de Shakespeare, elle aussi originaire de la menuiserie : « Time is out of joint », le temps est hors de ses gonds, disjoint ou détraqué [22]. C’est la phrase que Hamlet prononce, en s’adressant à son ami Horatio, après avoir vu le spectre de son père qui lui révèle avoir été assassiné : « Rentrons ensemble » dit Hamlet, « et toujours le doigt sur les lèvres, je vous prie. Notre époque est détraquée [23] ». Hamlet s’étonnera ensuite de l’effet que produit chez l’acteur le récit de la douleur d’Hécube, qui aurait « humecté les yeux brûlants du ciel et (aurait) passionné les dieux ». Hamlet avoue combien l’émotion de l’acteur, malgré son artifice évident, l’intrigue :

23

N’est-il pas monstrueux que ce comédien, ici, dans une pure fiction, dans le rêve d’une passion, puisse si bien soumettre son âme à sa propre pensée, que tout son visage s’enflamme sous cette influence, qu’il ait les larmes aux yeux, l’effarement dans les traits, la voix brisée, et toute sa personne en harmonie de formes avec son idée ? Et tout cela, pour rien ! pour Hécube ! Que lui est Hécube, et qu’est-il à Hécube, pour qu’il pleure ainsi sur elle [24] ?

24 Hamlet imagine combien cet effet monstrueux serait amplifié si celui qui le met en acte partage l’expérience de la trahison et du deuil.

25 À travers cette condition d’expérience partagée imaginée, Hamlet nous livre alors une description qui n’est pas loin d’être un prospectus pour la power noise de Rosaceae : « Que serait-il donc, s’il avait les motifs et les inspirations de douleur que j’ai ? Il noierait la scène dans les larmes, il déchirerait l’oreille du public par d’effrayantes apostrophes, il rendrait fous les coupables, il épouvanterait les innocents, il confondrait les ignorants, il paralyserait les yeux et les oreilles du spectateur ébahi ! » Hamlet semble ici annoncer ce qui sera le signal d’assaut de la noise contre la musique, le mot d’ordre de son auto-défense contre l’emprise du pouvoir sémantique : « Moi, le fils du cher assassiné, moi, que le ciel et l’enfer poussent à la vengeance, me borner à décharger mon cœur en paroles, comme une putain, et à tomber dans le blasphème, comme une coureuse, comme un marmiton ! Fi ! quelle honte ! [25] » Hamlet, en recommandant les acteurs aux soins de Polonius, souligne d’ailleurs l’égard que ceux-ci méritent, malgré l’infériorité de leur rang social, au vu de leur fonction cruciale par rapport au temps, « car ils sont le résumé, la chronique abrégée des temps [26] ».

26 Or la métamorphose d’Hécube, tout comme la performance infernale imaginée par Hamlet, qui semblent résonner avec la power noise de Rosaceae, ne remplissent plus la fonction d’une chronique régulatrice du temps. Le geste poétique vise ici un feedback cataclysmique où le temps de l’événement se dilate dans le temps de la hantise : le cri bestial d’Hécube provoque une fissure dans le temps, tout comme le bruit introduit une désarticulation du champ sémantique. On pourrait alors imaginer que le cri animal d’Hécube et la power noise de Rosaceae interviennent dans ce point temporel stratégique que Shakespeare réserve aux artistes, mais pour y ouvrir une brèche, entraînant une fissure dans l’édifice architectural des cognitions a priori. À la place d’une résonance, entendue comme une propagation régulière et harmonieuse d’une information à travers le temps, par exemple une transmission radio, le retentissement physico-affectif du bruit de Rosaceae, tout comme le retentissement métaphorique du cri bestial d’Hécube, semblent provoquer une brisure dans le temps : le temps est disjoint, out of joint, comme le dira Hamlet.

27 Mark Fisher, auquel fait référence le titre de l’œuvre de Rosaceae, reprend cette phrase, maintes fois répétée dans Spectres de Marx de Derrida [27]. Il trouve en Derrida l’affirmation que « rien ne jouit d’une existence purement positive » et « tout ce qui existe n’est possible que sur la base d’une série d’absences, qui le précèdent et l’entourent, lui permettant de posséder sa consistance et son intelligibilité [28] ». Fisher analyse le réalisme capitaliste à partir de cette causalité spectrale – celle des abstractions de la finance, de l’idée même de capital, mais aussi de cette science des spectres qu’est la psychanalyse. Mais en deçà de cette réverbération d’événements ou de spectres psychiques, sociopolitiques ou économiques qui nous hantent, Fisher se penche sur les microgenres musicaux comme la synth wave et la vaporwave, pour analyser le glissement entre la mélancolie d’une musique portée par un espoir pour un futur technologique et celle d’une musique qui porte sur la perte du futur comme horizon du possible. On trouve alors chez Mark Fisher un infléchissement mélancolique de cette hantise du futur qui anime déjà, et différemment, Marx et Engels lorsqu’ils affirment : « Un spectre hante l’Europe. C’est le spectre du communisme [29]. » Se référant à Martin Hägglund, Fisher insiste sur cette nuance qui différencie la hantise de ce qui n’est plus et de ce qui n’est pas encore : le premier nous hante par « ce qui n’est plus (en actualité), mais qui reste effectif comme virtualité (la compulsion de répéter un motif [pattern] fatal) », le second porte « ce qui n’a pas encore eu lieu (dans l’actualité), mais qui est déjà effectif dans le virtuel (attracteur, anticipation orientant le comportement actuel) [30] ».

28 C’est justement dans ces deux dimensions qui dilatent toute ontologie du présent, dans cette bifurcation entre ce qui reste effectif dans le virtuel et ce qui l’est déjà comme attracteur et anticipation, que nous voudrions situer l’Hécube contemporaine en tant que hantise et revenante depuis notre futur imminent. Si une trop grande complaisance pour une structure métaphorique qui risque d’encourager un essentialisme du genre nous fait hésiter, il n’est néanmoins pas entièrement sans intérêt de relier cette Hécube oubliée et réprimée – qui ne mérite pas une seule mention, ni dans Spectres de Marx, ni dans Ghosts of My Life – à la préoccupation derridienne pour l’oubli du « maternel » et de la « langue maternelle [31] ».

29 Rosaceae, en évoquant cette lecture particulière que fait Fisher de Derrida, avant de la dissoudre dans le bruit, nous sensibilise différemment à la hantise. L’assaut sensoriel qu’elle opère sur le cadre transcendantal de l’expérience, en perturbant les repères spatiotemporels par des micro brisures dans notre expérience du rapport espace-temps, met ainsi en acte la logique de la scène finale de la série Sapphire & Steel à laquelle fait référence Fisher. Il s’agit d’une scène d’apparence anodine, dans un café de bord de route rappelant les années quarante, à l’atmosphère suspendue, presque surréaliste. L’un des deux protagonistes émet alors un soupçon : « C’est un piège. C’est nulle part et c’est éternel [32]. » Tout ce que nous savons des deux protagonistes, comme nous le rappelle Fisher, c’est qu’ils sont détectives, possiblement non-humains, envoyés par un pouvoir mystérieux pour « réparer ces brisures dans le temps [33] ». Si on ne peut pas parler d’une réparation de cette brisure dans le cas de la performance de Rosaceae, il faut toutefois souligner la puissance diagnostique qu’a ici la noise. En provoquant des micro brisures dans l’expérience spatiotemporelle, Rosaceae nous permet de sentir et de prendre conscience des dynamiques esthétiques et affectives qui entrent en jeu dans son agencement transcendantal. Il s’agit alors moins d’un retour vers une langue maternelle que de la piqûre de rappel d’un bruit pré-sémantique. Ne pourrait-on dès lors pas dire que Rosaceae répond à cet appel derridien adressé à une intellectuelle du futur qui écouterait le spectre, non pas pour lui faire la conversation, mais pour lui rendre la parole ?

Raison pure et aísthesis pure

30 Hécube hante le champ spéculatif de la philosophie postkantienne, il nous semble, par son efficacité dans le virtuel. Son cri fait entrevoir un rapport à l’être qui coupe la parole et dérègle les a priori du temps et de l’espace tout en devenant, in fine, un ressort pour la création : poétique chez Ovide, conceptuelle chez Kant. Je propose d’interpréter l’expérience de l’œuvre noise de Rosaceae comme déréglant, elle aussi, le cadre transcendantal des a priori du temps et de l’espace dans l’expérience de l’auditeur, rouvrant ainsi le dialogue qu’avait établi Kant entre la création poétique et la philosophie spéculative et critique [34]. Certes, l’auditeur ne fait pas une expérience menant à une métamorphose irréversible. Néanmoins, il serait hâtif de n’interpréter cette expérience de la noise qu’à l’aune de la fascination pour le sublime, dont le sujet ressort inchangé et, au contraire, renforcé. Si l’expérience non réfléchie de l’espace et du temps se voit bouleversée dans la performance de Rosaceae, c’est dans la mesure où elle nous offre les moyens pour envisager une condition limite de l’expérience. Comme dans l’expérience du sublime, la stabilité du moi transcendantal, son identité logique, sa topologie dans l’articulation de l’espace-temps, et la foi assumée en sa pérennité, se trouvent temporairement brouillées. En revanche, l’inclination que provoque la noise n’apparaît pas conservatrice mais spéculative. La noise, semble-il, induit un bruit transcendantal, une anomalie de l’unification du divers sensible. Le sujet ne revient pas inchangé vers la position initiale, tel le sujet kantien après l’expérience du sublime. Si l’on peut parler d’un reflux de l’expérience de la noise vers la pratique philosophique, c’est que cette anomalie ouvre plutôt la possibilité d’une extrapolation, à partir de cette expérience, de ces micro-brisures dans le temps, vers un horizon spéculatif renouvelé, fût-il mélancolique comme chez Fisher.

31 La métamorphose d’Hécube, ainsi que la réexploitation qu’en fait la critique kantienne, nous montrent deux échecs : pour Hécube, l’être se présente comme un trauma de l’haeccéité qui met en échec la raison ; en revanche, pour la raison critique il n’y a d’expérience possible que là où l’être est toujours déjà fagoté par nos a priori. Implosion ou camisole de force. En quoi consisterait alors un horizon spéculatif renouvelé à partir de la noise ? Comment comprendre le rapport stratégiquement perturbé à l’unification du sensible dans le « je pense » transcendantal [35] ? Si la difficulté est de taille, on peut dire que l’effort pour en cerner les contours n’est pas une pure idiosyncrasie, mais s’agrège à d’autres. La contribution que souhaite apporter cet article est précisément d’émanciper la notion d’aísthēsis pure de l’humiliation qui consiste à la tenir pour une absurdité. Certes, la notion d’une aísthēsis pure rouvre un chantier permanent plutôt que d’en clore un. Si elle reste entièrement à définir, nous pouvons déjà prédire qu’elle ne sera pas définie comme une faculté secondaire, car elle n’est même pas encore une faculté, et encore moins comme un jeu libre des facultés. Elle apparaîtra plutôt comme l’une des conditions sine qua non de la genèse des facultés, de leur organisation selon un cadre transcendantal et, crucialement, de sa réorganisation possible [36]. Elle pourra alors assumer sa place légitime de complément logique, doté d’une priorité existentielle – pour reprendre différemment la formule de Canguilhem – de l’idée de raison pure.

Notes

  • [1]
    Cet article est la réélaboration d’une conférence plénière donnée le 8 juillet 2022 à la Royal Musical Association, Music & Philosophy Study Group, Londres. https://musicandphilosophy.ac.uk/events/mpsg22/ (consulté le 4.10.2022). Je remercie chaleureusement Tiziano Manca, Naomi Waltham Smith, Anna Longo, Laura Cremonesi et Julien Rabachou pour leur relecture attentive et incisive de cet article. Toute erreur de jugement ou autre est bien évidemment de mon fait.
  • [2]
    Il s’agit d’une performance de power noise intitulée There is no time here, not anymore, commandée par David Wallraf à l’artiste Rosaceae (Layla Yenirce) à l’occasion du festival, depuis sortie sous forme de disque intitulé Efia. https://pudelprodukte.bandcamp.com/album/efia (Accéde 26.09.2022)
  • [3]
    Georges Canguilhem, Le Normal et le pathologique, Paris, Presses Universitaires de France, 1966, p. 180.
  • [4]
    Il est vrai que nous faisons face, à l’échelle internationale, à un discours public plus ouvertement radical et plus explicitement xénophobe, raciste et sexiste. Or, même si la plupart des partis d’extrême droite rejettent l’accusation de fascisme, il serait hâtif de se fier à leur défense de la liberté d’expression, de la conformité à la loi, du respect de la constitution et du fonctionnement démocratique. Comme le remarque si pertinemment Pierre Milza : « L’euphémisation du discours, la nécessité d’avancer à visage couvert, le choix du légalisme affiché dès la fin de la guerre d’Algérie par l’équipe d’Europe Action, d’où sortira quelques années plus tard la cellule mère de la “Nouvelle Droite”, tout cela relève … d’une stratégie de contournement propre à la très grande majorité des organisations d’extrême droite. » Pierre Milza, L’Europe en chemise noise, les extrêmes droites européennes de 1945 à aujourd’hui, Paris, Fayard, 2002, p. 19.
  • [5]
    Shakespeare William, Hamlet [1603], François-Victor Hugo (trad.), Paris, Librairie libraires Nicholas Ling et John Trundell, 1865, https://etlettera.files.wordpress.com/2017/02/hamlet-traduction-de-francois-victor-hugo-shakespeare.pdf (consulté le 22.09.2022).
  • [6]
    Pour reconstruire les points angulaires de ce tournant spéculatif, il est utile de revenir aux interventions de Ray Brassier, Iain Hamilton Grant, Graham Harman et Quentin Meillassoux lors d’un colloque, présenté par Alberto Toscano à Goldsmiths College, University of London en avril 2007 of Goldsmiths College, à une première élaboration dans le Volume II de la revue Collapse, ainsi qu’à l’introduction par Robin Mackay publiée chez Urbanomic en 2007.
  • [7]
    « Selon Adorno and Horkheimer, la raison des Lumières est animée par un instinct inexorable de subsomption conceptuelle, qui subordonne la particularité, l’hétérogénéité, et la multiplicité à l’universalité, l’homogénéité et l’unité, rendant ainsi tout équivalent à tout autre chose, mais précisément de manière à ce que rien ne puisse être identique à lui-même. » Ceci correspondrait à une « amputation de l’incommensurable » par une « rationalité instrumentale », « une pensée de l’identité » qui serait en réalité une « pathologie anthropologique ». Ray Brassier, « The Thanatosis of Englightenment », Nihil Unbound, New York, Palgrave Macmillen, p. 137 (ma traduction). Voir Theodor Adorno et M Horkheimer, Dialectic of Enlightenment, tr. E. Jephcott, Stanford (trad.), CA, Stanford University Press, 2002, p. 9. La pensée post-humaniste reprend, au sujet de l’opacité de l’information, la critique que fait Edouard Glissant du principe d’universalité et de la transparence, à partir duquel se déploie la présomption de rendre pleinement intelligible l’autre. Matthew Fuller, « Anonymity », dans Rosa Braidotti & Maria Hlavajova (dir.), Posthuman Glossary, London, Bloomsbury, 2018, p.189. La critique xénoféministe, à son tour, propose de contester et de réagencer l’universel en une architecture muable, telle un logiciel à code source ouvert. Voir Helen Hester, « Xenofeminism », in Rosa Braidotti & Maria Hlavajova (dir.), Posthuman Glossary, London, Bloomsbury, 2018, p. 460.
  • [8]
    Immanuel Kant, Critique of Pure Reason [1998], dir. Paul Guyer Allen W. Wood, Cambridge, Cambridge University Press, « Cambridge Edition of the Works of Immanuel Kant », 2000, p. 99 [A ix]. Ovide, Livre XIII, Métamorphoses, Bibliotheca Classica Selecta (BCS), Université Catholique de Louvain. Trad. et notes de A.-M. Boxus et J. Poucet, Bruxelles, 2008, 13:508.
    http://bcs.fltr.ucl.ac.be/METAM/Met13/Met13-399-622.htm (consulté le 23.09.2022).
  • [9]
    Ce motif de la douleur se retrouve chez Saint Augustin, s’arrachant les cheveux, se frappant le front et pressant ses genoux entre ses doigts croisés, désespéré par l’impuissance de ses propres actions : « D’où vient cette monstruosité ? [Unde hoc monstrum]? », Augutin, Confessions, 2nd edition, F.J. Sheed (trad.), Indianapolis, Hacket, 2006, p.8. In Giorgio Agamben, Karman, Stanford: Stanford University Press, 2018.
  • [10]
    Ovide, Métamorphoses, op. cit., 13:540-544.
  • [11]
    Ovide, Métamorphoses, op. cit., 13:560-67.
  • [12]
    Dominique PAGANI, Féminité et communauté chez Hegel, Paris, Delga, 2010, p. 143.
  • [13]
    Karin de BOER, On Hegel. The Sway of the Negative, Basingstoke, Palgrave Macmillan, « Renewing Philosophy », 2010, p. 266.
  • [14]
    Paul Thagard et Craig Beam, « Epistemological Metaphors and the Nature of Philosophy », Metaphilosophy, Vol. 35, No. 4, July 2004, p. 504-516, https://www.jstor.org/stable/24439714 (consulté le 24.09.2002). Voir aussi Gijsbert Van den Brink, « How Theology Stopped Being Regina Scientiarum–and How Its Story Continues », Studies in Christian Ethics, Volume 32, Issue 4, November 2019, p. 442-454, 2019, https://doi.org/10.1177/0953946819868092 (consulté le 24.09.2022).
  • [15]
    Immanuel Kant, op. cit., p. 99-124. Ovide, op. cit., p. 13: 508-10.
  • [16]
    Copernic ne réussit à expliquer les mouvements célestes qu’en allant à l’encontre de l’intuition, c’est-à-dire en concevant l’observateur comme tournant autour du soleil. Dorénavant la raison ne pourra trouver dans la nature que ce qui est en accord avec ce qu’elle place dans la nature. Cette révolution de la pensée en physique forge alors la voie pour la métaphysique, cognition spéculative et dite autonome de toute expérience, qui ne pourra plus que trouver des objets conformes à la cognition a priori, si elle veut stabiliser son statut de science. Par conséquence, la métaphysique ne pourra plus se soucier de l’être en soi, mais seulement de l’être pour nous, toujours déjà filtré et purifié par les cognitions a priori. Immanuel Kant, Critique of Pure Reason [1998], op. cit., [B xiv].
  • [17]
    Monique David Ménard, La Folie dans la Raison Pure. Kant lecteur de Swedenborg, Paris, Vrin, 1990.
  • [18]
    Il est même question, pour certains, d’effectuer la transition du tournant linguistique à un tournant spéculatif. Voir Levi Bryant, Nick Srnicek et Graham Harman (dir.), The Speculative Turn, ed. Levi Bryant, Nick Srnicek et Graham Harman, Melbourne, re:press, 2011, p. 1. La question d’une esthétique spéculative se pose aussi plus spécifiquement dans le contexte des nouvelles médiations technologiques élargissant les données sensorielles humaines à l’échelle planétaire, transformant les modes et productions de connaissance. Voir Speculative Aesthetics, ed. Robin Mackay, Luke Pendrell, James Trafford, Falmouth, Urbanomic, 2019. Mais aussi, rassemblant des réflexions autour de l’œuvre de Felix Guattari et Alfred North Whitehead, Melanie Sehgal et Alex Wilkie (dir.), Adventures in Aesthetics, à paraître, Bristol, Bristol University Press.
  • [19]
    La citation correcte est : « César, tête baissée en tout, ne croyant rien accompli si quelque chose restait à accomplir, avançait farouchement. » Lucain, Pharsale, 2: 657. Dans Immanuel Kant, op. cit., p. 114, B xxiv.
  • [20]
    Je remercie Tiziano Manca pour son observation concernant le fait que nous dérivons de la racine « har » non seulement du terme d’« harmonie », mais aussi d’« articulation » et d’« art ».
  • [21]
    Petar Hr. Ilievski, « The Origin and Semantic Development of the Term Harmony », Illinois Classical Studies, Vol. 18, 1993, p. 19-29, https://www.jstor.org/stable/23064430 (consulté le 24.09.2022).
  • [22]
    « Tecum habita, et noris quam sit tibi curta supellex » (Italique dans l’original). « Dwell in your own house, and you will know how simple your possessions are » (Persius, Satires 4:52) Immanuel Kant, op. cit., p. 104 [A xx]. Voir aussi « The Transcendental Doctrine of Method », Third Chapter, « The architectonic of pure reason », « By an architectonic I understand the art of systems. Since systematic unity is that which first makes ordinary cognition into science; i.e. makes a system out of a mere aggregate of it, architectonic is the doctrine of that which is scientific in our cognition in general … », ibid., [A 832/B 860].
  • [23]
    « Let us go in together, And still your fingers on your lips, I pray. The time is out of joint: O cursed spite. That ever I was born to set it right! Nay, come, let’s go together. » William Shakespeare, Macbeth. Hamlet. Traduction François-Victor Hugo, Paris, Librairie Gründ, https://etlettera.files.wordpress.com/2017/02/hamlet-traduction-de-francois-victor-hugo-shakespeare.pdf (consulté le 22.09.2022).
  • [24]
    William Shakespeare, Macbeth. Hamlet, ibid.
  • [25]
    Ibid.
  • [26]
    Ibid.
  • [27]
    Jacques Derrida, Spectres de Marx, Paris, Galilée, 1993.
  • [28]
    Mark Fisher, Ghosts of My Life: Writings on Depression, Hauntology and Lost Futures, Winchester, Zero Books, 2014, (ebook).
  • [29]
    Karl Marx et Friedrich Engels, Manifeste du parti communiste, Paris, Bureau d’Édition, 1938, p. 13.
  • [30]
    Mark Fisher, Ghosts of My Life, op. cit.
  • [31]
    Jacques Derrida, Spectres de Marx, Paris, Galilée, 1993, p. 137 dans la version anglaise.
  • [32]
    Mark Fisher, Ghosts of My Life, ibid.
  • [33]
    Mark Fisher, Ghosts of My Life, ibid.
  • [34]
    Il ne s’agit pas ici de généraliser cette ligne d’interrogation à l’ensemble du champ créatif de la noise. Le travail même de Rosaceae a évolué depuis cette performance, ayant déjà abandonné, lors d’une performance à la Kaserne de Bâle en 2021, tout résidu sémantique et toute attache à un discours ayant trait à l’attente qui pèse dans un pays occidental sur un artiste issu de l’immigration de mettre en scène une différence. « Rosaceae (DE) Im Anschluss: David Wallraf (DE) im Gespräch mit Cécile Malaspina (FR) und Rosaceae », Kaserne, Basel, 20 novembre 2021, https://www.kaserne-basel.ch/en/programme/rosaceae/20-11-2021_21-00, (consulté le 25.10.2022).
  • [35]
    L’artiste Mattin, venant de la pratique de l’improvisation libre et de la noise, mobilise de manière analogue cette problématisation du sujet, mais il l’insère dans une stratégie qui ne ressemble pourtant en rien à celle de Rosaceae. Mattin explore de façon très délibérée diverses dimensions de l’aliénation, notamment en questionnant la chimère de l’individu autonome libéral, à travers la notion et au moyen d’un score s’intitulant « dissonance sociale ». Mattin, Social Dissonance, Falmouth, Urbanomic / MIT Press, 2022.
  • [36]
    L’espace manque ici pour rapprocher la problématique d’une aísthēsis pure aux débats actuels, concernant notamment ce que Benjamin Bratton appelle « une technostructure de calcul à l’échelle planétaire ». La notion d’une aísthēsis pure se prête dans ce contexte à contribuer à une compréhension plus audacieuse du concept d’entropie de l’information, (voir mon argumentation dans An Epistemology of Noise, 2018), pour soulever d’un nouvel angle la normativité inextinguible et inhérente à toute distinction entre information et bruit. Ceci est d’autant plus urgent face à un système digital planétaire dont Bratton souligne, à juste titre, l’ampleur et la complexité, c’est-à-dire à « [un système de systèmes] de capteurs, de satellites, de câbles, de protocoles de communication et de logiciels d’une ampleur et d’une complexité presque inconcevables ». Voir Benjamin Bratton, « A New Philosophy Of Planetary Computation », Noema, 5 octobre 2022(https://www.noemamag.com/a-new-philosophy-of-planetary-computation/). Dans ce contexte, la problématique d’une aísthēsis pure devient pertinente, notamment par rapport à l’intelligence artificielle, où il s’agit, comme le montre très bien Yagmur Denizhan, du rapport entre ce qui est modélisé et ce qui ne l’est pas – rapport dont il nous faudra souligner les enjeux non seulement techniques, mais aussi épistémologiques, esthétiques et politiques. Voir à ce sujet Yagmur Denizhan, « Intelligence as a Border Activity Between the Modelled and the Unmodelled », dans Malaspina Cécile & Charlie Blake (dir.), Angelaki: Journal of the Theoretical Humanities, [parution prévue en 2023].