Recension du livre Social Dissonance de Mattin. Préface Ray Brassier

1 Dans Social Dissonance[1], le philosophe et artiste Mattin forge la notion de « dissonance sociale » pour dépasser le leurre d’un prétendu détachement de la subjectivité et de la socialité, inhérent à l’approche avant-gardiste du « son en lui-même ». Pour Mattin, la pratique des musiques bruitistes (Noise) et improvisées, bien que prônant souvent une forme de « liberté » artistique absolue, se heurte à l’impossibilité d’une autonomie artistique de par l’implacable enchevêtrement de processus socio-politiques produit par le capitalisme, et notamment dans le contexte duquel ces pratiques artistiques prennent forme. Il devient dès lors improbable de séparer la production artistique d’un système d’exploitation capitaliste dont les ramifications auraient envahi jusqu’aux pratiques sonores les plus marginales, telles les musiques Noise et improvisées.

2 L’ouvrage commence en nous rappelant les ambivalences présentes dans les musiques d’avant-garde et, plus spécifiquement, le paradoxe produit dans ce contexte par le présupposé d’une liberté artistique souvent magnifiée par la posture avant-gardiste. Ce paradoxe consiste dans l’impossibilité pour les actrices et acteurs d’un tel champ de se séparer des conditions de production et d’aliénation propres à par leur pratique [2]. Pour Mattin, le sujet vivant et évoluant dans un système capitaliste est en effet inévitablement aliéné. L’aliénation est ici pensée en résonance aux thèses historiques marxistes et feuerbachiennes et de surcroît articulées en consonance avec les positions anti-essentialistes et anti-phénoménologiques de la philosophie de Ray Brassier.

3 La constatation d’une aliénation inéluctable du sujet est le fondement des différentes thèses de Mattin définissant son concept de dissonance sociale. Or, cette même aliénation devient une part constitutive de la construction de la subjectivité : Mattin s’attelle en effet à explorer la production de l’aliénation autour de deux axes formant les deux principaux chapitres de la publication : une aliénation « d’en-haut » intitulée objectivité spectrale et une aliénation « d’en-bas » intitulée subjectivité fantôme. Sa partition-concept, « Social Dissonance score », présentée à Kassel et Athènes dans le cadre de la Dokumenta 14 clôt l’ouvrage en documentant la mise en pratique collective des positions théoriques présentées et développées tout au long des quelques deux-cents pages qui constituent la publication.

4 D’après Mattin, le concept de dissonance sociale requiert la mise-en-œuvre d’un positionnement critique, autant pratique que théorique, envers une approche « classique » des avant-gardes sonores qui privilégient le « son en lui-même » et amputent ainsi le son et l’écoute de leur dimension socio-politique. Une possible généalogie de cette position du « son en lui-même [3] » pourrait remonter à John Cage qui, bien qu’ayant développé une approche musicale inclusive du bruit, aurait aussi pavé le chemin de pratiques sonores dépolitisées du fait de leurs approches naturalistes et essentialistes. Pour Cage, tout comme pour de nombreuses positions artistiques après lui, la matérialité du son, aussi bruitiste soit-elle, primerait sur la socialité, le discours, les mécanismes de pouvoir, et la signification. Les avant-gardes musicales auraient ainsi historiquement souvent adopté un positionnement purement essentialiste [4] qui penserait le sonore « en tant que tel », comme séparé de ses dimensions sociales. Cette pratique autotélique (le son pour le son) et, selon Mattin, fatale pour l’avant-garde, se retrouverait dans les musiques Noise et improvisées actuelles. En effet, pour Mattin, le sonore ne peut se concevoir que dans son enchevêtrement avec le social et, par conséquent, doit être conceptualisé dans une perspective politique. La dissonance sociale permettrait donc de concrétiser un glissement du sonore vers le social. Le champ esthétique, aussi marginal soit-il, n’existerait ainsi pas en dehors d’un capitalisme absolu soumettant les sujets à l’aliénation [5].

5 Ce postulat de l’aliénation inévitable du sujet s’articule donc au cœur de l’ouvrage en deux concepts centraux : D’une part en une aliénation « d’en haut » définie comme objectivité spectrale et d’autre part une aliénation « d’en bas » pensée comme subjectivité fantôme. L’aliénation d’en haut, présuppose que l’individu est réifié. En lecteur attentif de Marx, Mattin rappelle que l’aliénation est définie par le mode de production capitaliste concrétisant la division entre le produit du travail, la condition et le contexte de production, et le travail en tant que tel. L’aliénation n’est néanmoins pas uniquement le moyen par lequel le travail est enlevé ou abstrait du sujet, mais elle définit également un processus apparaissant à différentes étapes du développement capitaliste. Ce que Mattin nomme l’objectivité spectrale n’implique pas uniquement les objets (en l’occurrence la production artistique) fétichisés, mais bien l’objectivation de l’expérience elle-même[6]. Cette expérience objectivée du sujet, complexifiée par les nouvelles dimensions des rapports sociaux liés aux développements des technologies digitales, crée une illusion du soi qui rend l’idée de l’autonomie du sujet problématique. Mattin affirme donc que l’objectivité spectrale implique une aliénation d’en haut, au niveau total de la socialité elle-même, inéluctablement définie par des conditions historiques et sociales [7].

6 Ces dimensions historiques influant la production objectivante de la subjectivité ne pourraient être pensées sans une forme d’aliénation d’en-bas. Celle-ci se concrétiserait à travers une forme particulière de subjectivité, ici intitulée « fantôme ». S’appuyant sur les thèses neuroscientifiques de Thomas Metzinger, Mattin explore les mécanismes à travers lesquels la subjectivité serait sous l’emprise d’une illusion du soi. Cette illusion du soi agirait en conjonction avec la saturation technologique dans laquelle le sujet évolue, selon de nouvelles formes d’aliénation produites par le capitalisme digitalisé [8]. Si l’objectivité spectrale est basée sur l’interaction sociale du régime de la production de commodité, elle s’articule néanmoins avec une forme de subjectivité fantôme, neurobiologique aussi bien que sociale, et spécifique à sa médiation digitale. Dans ce contexte, et suivant un concept de Thomas Metzinger, le soi devient « némocentré » (nemocentric), sans expérience propre, et donc centré sur personne [9].

7 Après ces considérations philosophiques sur le contexte général de l’aliénation du sujet, Mattin se propose d’articuler ses positions dans le contexte de la pratique artistique. Pour Mattin, la perspective du sujet nemocentré est importante pour penser l’aliénation dans son extériorité, considération indispensable à la mise-en-œuvre du dispositif de la partition-concept, « Social Dissonance Score », dans un contexte artistique. Une fois articulé à la dissonance sociale, le sujet némocentré permettrait le surgissement d’une dimension collective dans le contexte artistique : d’une part parce que le « sujet sans-soi » interroge radicalement la notion d’auteur individuel et prône la dimension collective ; d’autre part, parce que les relations traditionnelles entre le public et les individus sur scène se désintégreraient, provoquant une dissolution de la dimension spectaculaire de la pratique artistique [10]. Ce qui émerge est la visée d’une révolution némocentrique et collective qui serait à la fois sociale et neurobiologique, telle une plasticité en transformation permanente. En pensant l’aliénation sous l’égide d’une externalisation (Entäusserung, faisant référence à la notion de ekenosen (Gr. ἐκένωσεν) ou l’incarnation de dieu en Jésus Christ, chez Saint Paul, ou encore chez Hegel, la transition de l’idée à la nature), Mattin tente de briser l’emprisonnement du sujet dans un soi aliéné pour trouver une ligne de fuite, tout du moins temporaire, à travers la potentialité de la pratique artistique comme dispositif de dissonance sociale. On pourrait ainsi en déduire qu’en tant que dispositif artistique, la dissonance sociale permettrait un glissement du sujet individuel vers un sujet décentré et collectif.

8 Mattin propose donc de dégager deux mouvements, ou axes esthétiques, pour penser la dissonance sociale : d’une part la musique bruitiste (Noise Music) dans sa radicalité nihiliste la plus absolue, et d’autre part le champ des musiques improvisées, catégorie esthétique certainement plus vaste et ambivalente. Selon Mattin, les musiques noise et improvisées partagent de nombreuses similitudes avec la critique du spectacle énoncées par Guy Debord : la mise en scène du spectacle musical, quel que soit son niveau de radicalité, s’inscrit dans le règne ultime de la marchandise et du spectaculaire. Pour échapper à cette damnation du spectacle, Mattin active la pratique du bruit à travers le concept d’Orstranenia de Viktor Shklovskym [11]. Ce concept du « rendre étrange » perturbe l’ordre des choses, et pourrait être directement liée à une mise en œuvre du bruit vivant comme catégorie sociale. Le bruit vivant ne serait donc pas uniquement une catégorie esthétique, mais aussi un moyen de produire un devenir social à travers l’étrangement. Cette approche du « rendre étrange » est pensée plus loin en résonance avec le concept brechtien de Verfremdung[12]. S’inspirant de cette tradition de pensée, le bruit et l’improvisation musicale pour Mattin deviendraient un moyen d’externaliser l’aliénation en une possibilité de l’étrangement (Verfremdung), fracturant ainsi le contexte de la performance, comme le montre la documentation de la mise en pratique de la dissonance sociale dans le dernier chapitre de la publication.

9 Pour Mattin, la dissonance sociale permettrait donc la distorsion des rapports sociaux à travers l’articulation du bruit et de l’improvisation. L’aliénation externalisée devient alors la condition d’une dissonance sociale devenue pratique constituante d’un sujet collectif [13]. Selon Mattin, accepter l’aliénation comme faisant partie constituante de la subjectivité, « comme une blessure narcissique », devient la condition sine qua non d’une dissonance sociale émancipatrice. En brisant ce qu’il nomme le quatrième mur intérieur [14], le sujet peut devenir collectif à travers la pratique de la dissonance sociale, en déstabilisant le rapport sujet-objet par un renversement. Si le sujet se présente aujourd’hui comme totalement instable, fragmenté, fragile, et déchu de son essence individuelle, le geste artistique souhaité par Mattin permettrait d’en prendre conscience, tout en désintégrant son rapport objectivant au spectacle à travers la dimension collective. Dans un processus d’étrangement rendu possible par la pratique artistique, l’ambivalence du « je » et du « nous » est mise en évidence au sein même des rapports sociaux. Un sujet collectif pourrait ainsi surgir des ruines du capitalisme absolu.

10 Établissant un rapport étroit entre une pensée philosophique systématiquement argumentée et recherchée et une pratique artistique expérimentale, le présent ouvrage offre une excellente contribution, non seulement à la philosophie critique, mais aussi au champ des études du son, ou sound studies. En allant au-delà de l’expérience individuelle, qui caractérise la notion bien établie de la « dissonance cognitive », la notion de « dissonance sociale » permet à Mattin de mettre en évidence l’importance d’approcher toute pratique artistique comme un terrain socio-politique. Une ambivalence au cœur de la dissonance sociale soulève cependant une difficulté et une absence : celle de penser le son et l’écoute en relation au corps et dans sa production de différences. En effet, si le sujet est désindividualisé, alors la question du corps, liée à la possibilité d’une subjectivité « située », semble muette dans son glissement vers le collectif, risquant ainsi de faire taire certaines voix. L’ouvrage de Mattin gagnerait donc à être lu dans sa complémentarité avec l’articulation d’une critique sonore en lien avec une pensée située du corps, telle qu’on la trouvera dans les travaux des chercheuses et artistes Annie Goh et Marie Thompson. La mise en relation du son et de l’écoute avec les différentes formes de violence produites par le capitalisme nécessite en effet une multiplicité des approches pour en révéler la perverse complexité.

Notes

  • [1]
    Mattin, préface Ray Brassier, Social Dissonance, Falmouth, Urbanomic/MIT Press, 2022.
  • [2]
    Ibid., p. 9.
  • [3]
    S. Kim-Cohen, In the Blink of an Ear : Toward a Non-cochlear Sonic Art, Bloomsbury, 2009, p. xvi. Mattin, ibid., p. 22, n. 16.
  • [4]
    Ibid., p. 22.
  • [5]
    Ibid., p. 27.
  • [6]
    Ibid., p. 72.
  • [7]
    Ibid., p. 110.
  • [8]
    Ibid., p. 108.
  • [9]
    Ibid., p. 120.
  • [10]
    Ibid., p. 119.
  • [11]
    Ibid., p. 151.
  • [12]
    Ibid., p. 173.
  • [13]
    Ibid., p. 188.
  • [14]
    Ibid., p. 195.