Entretien avec Sonja Lavaert et Pierre-François Moreau

1 RAFFAELE CARBONE : Cet entretien naît d’une sorte d’heureuse coïncidence, mais s’appuie aussi sur un socle d’intérêts partagés et sur une méthodologie de travail commune : vous êtes tous les deux des spécialistes reconnus de la pensée moderne, mais vous avez également travaillé sur la philosophie du xxe siècle et avez montré dans certains de vos ouvrages que le regard du monde contemporain sur lui-même est en grande partie déterminé par le rapport à son héritage issu de la modernité. Je voudrais ici mentionner tout à la fois le volume édité par Sonja Lavaert et Winfried Schröder, Aufklärungs-Kritik und Aufklärungs-Mythen. Horkheimer und Adorno in philosophiehistorischer Perspektive, et l’article de Pierre-François Moreau – paru dans ce même livre – intitulé « Adorno und Horkheimer als Spinoza-Leser ». La première question que je souhaiterais vous poser est de savoir comment s’est développé votre intérêt pour la manière dont certains auteurs du xxe siècle (Husserl, Lukács, Ernst Bloch, Horkheimer, Adorno, etc.) réinterrogent les philosophies de l’époque moderne dans le cadre de leurs projets respectifs.

2 SONJA LAVAERT : Différents mouvements de pensée et une certaine vision de la philosophie se rencontrent dans mon cas. En travaillant sur Machiavel, sur la formation d’une philosophie politique moderne et matérialiste, sur la généalogie de la libre-pensée et Spinoza, j’ai été amenée à découvrir certains auteurs récents ou du xxe siècle que j’avais initialement lus en tant que commentateurs. C’est ainsi que j’ai connu Negri, qui m’a mise sur la piste du concept de multitude, de l’idée absolue de la démocratie, du besoin d’envisager la totalité des choses, de la modernité alternative d’un Machiavel, d’un Spinoza ou d’un Marx, qui va à l’encontre de la pensée bourgeoise. Les analyses de Spinoza m’ont interpellée en raison du monde dans lequel nous vivons – d’ailleurs, mon intérêt pour le lien entre Machiavel et Spinoza a toujours été inspiré par ce qui se passe dans l’actualité. À un certain moment, j’ai eu l’idée – elle s’est imposée et est devenue une étape nécessaire de la recherche – d’inverser l’orientation, ou plutôt, de faire entrer les auteurs actuels et historiques sur un même plan. C’est exactement la même chose qui s’est passée avec Horkheimer, que j’ai aussi d’abord lu comme un commentateur de Machiavel (qu’il place dans une ligne de pensée bourgeoise avec Spinoza, en opposition à la vision de Negri ou d’Althusser, qui sont, dans ce contexte, également une source d’inspiration importante) et que je n’ai découvert que beaucoup plus tard comme l’auteur de Théorie traditionnelle et théorie critique et de La dialectique de la raison.

3 La Théorie critique que décrit et pratique Horkheimer est fondamentalement en harmonie avec la critique radicale de Negri (même s’ils ont une vision différente des auteurs historiques). Tous deux partent d’une conception de la philosophie comme une activité critique, développée en fonction de la réalité sociale effective et de la vie quotidienne, une conception dont j’ai été imprégnée par les enseignements de mon professeur à l’Université de Gand, Rudolf Boehm. Ceci est un deuxième mouvement de pensée qui a précédé toutes mes études, tout ce que j’ai fait. Boehm m’a mise sur la piste de la philosophie en tant que “critique”, d’une conception de la connaissance en tant que “topique” (il ne s’agit pas d’accroître la connaissance mais de poser les questions justes et de se concentrer sur les thèmes justes), de la phénoménologie (principalement du Husserl tardif) et de la critique du capitalisme par Marx réinterprétée et relue à travers une perspective phénoménologique. Boehm est surtout connu comme traducteur de Heidegger en français et de Merleau-Ponty en allemand, mais il a également apporté sa propre contribution à la philosophie critique et, en tant que professeur, il a enseigné dans le style classique allemand nous faisant lire les textes sources, un grand privilège. Enfin, mon travail à l’université – mes cours sur la libre-pensée et la philosophie des Lumières – m’a également ramenée aux auteurs modernes et aux auteurs des Lumières tout autant qu’aux auteurs récents. Tout ceci est également lié à une certaine vision de l’histoire, histoire sociale, histoire réelle, histoire de la philosophie ; la philosophie comprise comme critique présuppose une vision de l’homme comme acteur et créateur de son histoire.

4 PIERRE-FRANÇOIS MOREAU : C’est en premier lieu à Lukács que je me suis intéressé. J’avais lu, en terminale, la Théorie du roman – c’était bien autre chose que les cours de littérature sclérosés que l’on nous dispensait au lycée à l’époque. Et j’avais lu, en même temps, bien sûr, la préface des années soixante où, près d’un demi-siècle après sa rédaction, il critiquait son propre livre, en le caractérisant comme porté par le mélange d’une éthique de gauche et d’une épistémologie de droite ; il considérait d’ailleurs ce mélange comme une tendance durable dans la gauche intellectuelle et il y classait aussi Adorno, Ernst Bloch et Sartre. En ce sens, c’est par Lukács que j’ai découvert Bloch ; j’ai ensuite retrouvé la même opposition entre eux dans le débat sur l’expressionisme et dans leur rapport à Brecht. Par-delà les différences de moments et d’objets, il y a quelque chose de fondamental qui est en jeu dans leurs divergences. D’une certaine façon, on pourrait dire qu’une grande part de l’histoire du marxisme au xxe siècle en Allemagne (et pas seulement en Allemagne) trouve sa signification essentielle dans la contradiction entre leurs deux positions.

5 C’était une époque où le climat philosophique de la République de Weimar était encore largement ignoré en France. Il y avait quelques exceptions : les travaux de Jean-Michel Palmier, par exemple, parfois confus, toujours enthousiastes, souvent instructifs, et qui avaient l’intérêt de mêler philosophie, littérature, arts et politique. C’était aussi le moment où Miguel Abensour fondait la collection « Critique de la politique » et commençait à y publier les ouvrages de l’École de Francfort. J’avais consacré alors un certain nombre de recensions à ces livres, parce qu’il me semblait qu’il fallait les faire connaître dans le public français. D’ailleurs, le premier article que j’ai publié, en 1974, était une présentation de l’itinéraire de Marcuse, dans une revue de vulgarisation. Un peu plus tard, j’avais recensé dans la NRF, notamment, Théorie et pratique de Habermas, puis L’Athéisme dans le christianisme de Bloch. Mais c’est vrai que le climat français ne s’y prêtait guère (s’il y avait un intérêt superficiel – journalistique – pour Marcuse, c’était à cause de son influence supposée sur mai 68 ; le reste de son œuvre, sur Hegel en particulier, était largement ignoré). Par contraste, j’étais frappé par l’ouverture des Italiens sur ces questions – par exemple le livre très éclairant de mon ami Francesco Apergi. Plus généralement, ces lectures m’avaient fait pénétrer dans l’incroyable foyer intellectuel qu’est la République de Weimar ; il y a un contraste frappant entre la si faible durée et la fragilité de cette époque d’une part, et les répercussions qu’elle a eues sur tout le siècle, et encore après, d’autre part, – entre autres par l’influence des exilés dans d’autres univers culturels. J’ai depuis essayé de montrer certains aspects de cette fécondité multiple dans les colloques « Krisis » que j’ai organisés avec Ninon Grangé et Frédéric Ramel (le dernier portait sur Günther Anders).

6 Husserl ensuite : dans ma première année d’enseignement (j’effectuais mon stage d’agrégation dans une hypokhâgne, ce qui permettait de se consacrer longuement à des textes centraux), j’ai fait un cours détaillé sur les Recherches logiques. J’étais frappé par le souci des structures rationnelles – des « idéalités » (par opposition à sa philosophie ultérieure) ; j’ai retravaillé cette question depuis, sous l’influence de Desanti. Il y a un matérialisme qui s’ignore dans cette approche qui critique le psychologisme et explore le fonctionnement des objets de pensée, des connexions et des lois sans référence à un sujet. On pourrait penser qu’on est là très éloigné de l’École de Francfort, mais en fait lorsque, dans « Théorie traditionnelle et théorie critique », Horkheimer veut présenter le « concept traditionnel de théorie », fondé sur une logique orientée par un idéal mathématique, il cite les Recherches logiques et Logique formelle et logique transcendantale (et Adorno lui-même s’est longuement confronté à la phénoménologie, de sa thèse de doctorat jusqu’à la Métacritique). On est donc dans un champ de controverse clairement déterminé.

7 R. CARBONE : On connaît depuis longtemps l’importance de l’École de Francfort pour le regard philosophique sur les sciences sociales, pour la critique du positivisme, pour la construction des problématiques de l’autorité, de l’émancipation, de la reconnaissance, telles qu’on les découvre jusqu’à nos jours dans les thèses d’Adorno, Benjamin, Habermas, Honneth. Mais ce n’est que depuis quelques années que l’on se rend compte aussi du rôle-clef que l’École a joué dans la constitution de l’image que les philosophies contemporaines se font du passé européen, et, en particulier, de l’histoire de la philosophie classique ; et à quel point cette image a orienté leur analyse du monde contemporain. C’est souvent, en effet, à propos de l’analyse des auteurs de la première modernité que Horkheimer notamment a été conduit à élaborer la méthodologie et la démarche interprétative qui seront ensuite à l’œuvre dans ses études bien connues sur la société, la domination, le pouvoir. D’autre part, la trajectoire balisée par certains ouvrages et cours universitaires des théoriciens francfortois, mais aussi d’auteurs comme Ernst Bloch ou Georg Lukács – que Pierre-François Moreau vient d’évoquer –, révèle probablement sa pleine signification dans les deux sens de la relation présent-passé, passé-présent. Or, je voudrais vous demander quels sont les textes de ces penseurs qui, à vos avis respectifs, peuvent nous fournir des éléments essentiels pour réfléchir à nouveaux frais sur la « constitution » de la modernité et sur le rôle que les philosophes de l’âge classique ont joué dans ce processus. Mais, dans cette optique, sans doute serait-il d’abord fondamental de mettre au jour la stratification sémantique du concept de « modernité », en réfléchissant par exemple sur ses équivalents dans les différentes langues européennes au fil de textes qui en ont fait un objet de réflexion, notamment Der philosophische Diskurs der Moderne de Habermas (1985) et Radical Enlightenment : Philosophy and the Making of Modernity 1650-1750 de Jonathan Israel (2001).

8 S. LAVAERT : Il est nécessaire de faire des allers-retours entre la philosophie critique récente et les premiers textes modernes que l’on peut qualifier de critiques, de Machiavel à Kant et bien sûr Marx. Parmi les travaux « récents », fondamental, à mon avis, est l’apport de Negri, tout d’abord son premier livre sur Spinoza, L’Anomalie sauvage. Puissance et pouvoir chez Spinoza (1981) et ensuite Le Pouvoir constituant. Essai sur les alternatives de la modernité (1992) ; je citerai également, de Horkheimer, Les Débuts de la philosophie bourgeoise (1930), Théorie traditionnelle et théorie critique (1937), et avec Adorno, La dialectique de la raison (1937) ; de Husserl, La Crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendentale (1954), inachevé et publié à titre posthume. En fait, il est difficile d’en sélectionner seulement quelques-uns : pour la critique, l’œuvre de Marx est fondamentale, et, en particulier, les textes publiés pour la première fois autour de 1930 comme L’Idéologie allemande (1932), ainsi que les auteurs qui poursuivent le travail de Marx, comme Althusser, Merleau-Ponty, etc. Et, en effet, la recherche qui se concentre sur la définition de la modernité, des Lumières (au pluriel !), est essentielle : Les Lumières radicales (2001) de Jonathan Israel est certainement pionnier pour une réflexion sur la formation de la modernité, en raison de la distinction qu’il fait entre Lumières radicales et Lumières modérées, des sources qu’il expose (non seulement les philosophes canoniques, mais toutes sortes de textes clandestins et anonymes), de son obstination à souligner le rôle de Spinoza. Beaucoup de choses dans son ouvrage sont critiquables, le travail philosophique reste à faire, mais il offre aux lecteurs une documentation d’une richesse inimaginable, un schéma utile et une sorte de liste des thèmes philosophiques à explorer. L’interprétation qu’il donne de la philosophie moderne et des Lumières les présente comme une critique radicale, c’est-à-dire une critique qui remonte aux principes, qui est générale et sans exceptions, qui se retourne sur elle-même, qui est constamment renouvelée, et dont l’issue est ouverte et interrogative. Pour citer Kant (dans la Critique de la raison pure, 1781), il s’agit d’une critique à laquelle tout doit être soumis, même la religion et la législation politique, qui tendent pourtant à s’y soustraire. Le Discours philosophique de la modernité de Habermas est également un commentaire intéressant. Les liens qu’il établit entre d’une part, la critique de nombreux penseurs récents ou postmodernes, Horkheimer et Adorno, mais aussi Foucault, et d’autre part, Nietzsche et Heidegger, sont très éclairants. Je trouve la confrontation de Habermas avec Castoriadis et leur critique mutuelle très utiles pour comprendre les caractéristiques de la pensée moderne.

9 P.-F. MOREAU : Cette question des rapports entre présent et passé est en effet décisive, et dans les deux sens. D’une part, cette modernité contemporaine, celle qui se développe après la Première Guerre mondiale, peut donner une impression de rupture absolue, de rejet des anciennes valeurs et des anciennes formes qui se sont effondrées dans l’apocalypse de 14-18 ; pourtant, elle comporte une dimension de relecture des classiques et n’hésite pas à emprunter des concepts à ces philosophies de la première modernité ou de l’idéalisme allemand (voire à les utiliser contre le positivisme des sciences sociales telles qu’elles se sont développées à la fin du xixe siècle). D’autre part, du fait qu’elle pose des questions renouvelées, qu’elle met en crise les anciennes évidences, elle conduit à relire ces philosophies du passé avec un regard différent, à leur poser des questions qui n’étaient pas celles des commentateurs classiques. C’est très clair dans la Dialectique de l’Aufklärung, mais tout aussi bien dans Histoire et conscience de classe – avec des démarches divergentes évidemment. Ce sur quoi Lukács insiste de plus en plus, au fur et à mesure que se développe sa pensée de la maturité, c’est l’héritage de la Raison, et les dangers qu’elle court – d’autres sont plutôt sensibles aux dangers que, selon eux, elle fait courir. Mais il importe, me semble-t-il, de distinguer soigneusement deux questions, et deux formes de l’irrationalisme. La première question, c’est la fonction indéniablement positive de la Raison dans le progrès humain, et son rôle absolument libérateur (le nier est une escroquerie et c’est la porte ouverte à toutes les tyrannies) ; la seconde question, c’est celle des différentes formes de rationalité, et de l’usage de certaines d’entre elles, ou de leurs effets, dans les modes de domination. Les deux formes de l’irrationalisme, ce sont, en conséquence, d’un côté, le déni pur et simple de la Raison au nom des croyances, des superstitions, des affects et des préjugés (y compris dans leurs variantes théologiques et spéculatives) ; d’un autre côté, la forme technocratique qui prétend parler au nom d’un monopole de « la » Raison, identifiée au discours du pouvoir et de ses « experts », et qui refuse de s’interroger sur les points aveugles, les conditions et les limites de leurs démonstrations, et interdit de prendre en considération les formes de rationalité présentes chez ceux qui ne sont pas au pouvoir, ou sur la possibilité d’une autre expertise qui, même sous une forme encore confuse et dispersée, met en question l’idéologie dominante. C’est la question du sol de la Raison, ou des racines de la Raison. Une question que la philosophie doit toujours se poser : d’où viennent les idées justes ?

10 Elles viennent donc, parfois, de la relecture critique des textes anciens, ou de l’effort pour séparer, dans des événements ou des mouvements du passé, des tendances contradictoires dont certaines débouchent sur la modernité. Ainsi Ernst Bloch cherche dans le passé des points forts : ce peut être un courant d’idées (la « gauche aristotélicienne »), des hétérodoxes (Münzer) et des philosophes de l’âge classique (Spinoza, Thomasius). Le cas de Münzer est intéressant, parce que celui-ci tient un discours millénariste, prophétique, apparemment aux antipodes du matérialisme dont se réclame Bloch – mais bien sûr proche de son aspiration révolutionnaire. Or, la façon dont Bloch procède est révélatrice : il cherche à discerner ce qui, dans les écrits de Münzer, relève du passé (ou plutôt d’un certain passé) et ce qui pose les jalons de l’avenir, parfois en s’emparant d’un autre discours du passé (par exemple les interprétations radicales des textes sacrés juifs ou chrétiens). C’est sans doute une telle dialectique qui manque à Jonathan Israel, malgré l’intérêt de ses travaux. En fait, il faut se rendre compte que ce qui fait qu’une idéologie est dominante, c’est précisément qu’elle domine aussi ses propres contestations : cela ne prouve pas qu’elle est monolithique et qu’il est impossible d’y introduire des failles, mais cela implique que ceux qui contestent tel trait ou telle région de cette idéologie le font avec les outils qu’ils trouvent à leur disposition – c’est-à-dire parfois avec d’autres de ses éléments composants, ou bien d’autres fois avec des fragments ou des reprises d’idéologies plus anciennes. Du coup, les plus « modernes » parmi les dominants ont beau jeu de dénoncer leurs critiques comme réactionnaires, en masquant ce que porte de nouveau ce langage ancien.

11 R. CARBONE : Considérons maintenant plus précisément les positions adoptées par les théoriciens francfortois de la première génération à propos du projet d’autonomie revendiqué par la modernité. La question est certainement complexe, et d’abord parce que pour y répondre il faudrait tenir compte de la spécificité de chaque texte dans lequel ces penseurs thématisent l’époque moderne, la société et la pensée bourgeoises. Par exemple, la vision de la modernité et de l’Aufklärung qui se dégage de La dialectique de la Raison (1947) ne se recoupe pas exactement avec l’interprétation des « Lumières » élaborée dans le cours universitaire intitulé « Die Aufklärung », tenu par Horkheimer à Francfort pendant le semestre d’hiver 1959/1960. Toujours est-il que, par-delà leurs différentes positions, dans les années trente et quarante, ces théoriciens Horkheimer, Marcuse, Adorno, etc. essaient de détecter certaines apories de la philosophie moderne en montrant qu’elles sont strictement liées au développement (et aux changements) de la société bourgeoise[1]. À leur avis, au cours de ce processus, les idéaux de liberté et d’égalité qui semblaient animer et caractériser le projet originaire de la société bourgeoise se renversent en leur contraire : la domination de l’homme sur l’homme, l’homogénéisation de la nature sous le signe de la domination mathématique et technique, le conséquent nivellement quantitatif et abstrait de la variété des qualités. Chacun sait que certains auteurs – selon un axe qui relie, par exemple, les approches de Cassirer et de Blumenber – soulignent le geste propre de la modernité, consistant dans l’autoposition de l’homme et de sa puissance technico-rationnelle, qui est à même d’ouvrir par elle-même un champ non prédéterminé de possibles. De manière générale, on peut donc affirmer que les penseurs francfortois prennent leur distance par rapport à une certaine vision de la modernité qui met l’accent sur cet acte intellectuel spécifique qui l’aurait inaugurée. Toutefois, ils ne souscrivent pas pour autant aux schèmes interprétatifs mis en œuvre par la littérature antimoderne. Tout en dénichant certaines « antinomies de la pensée bourgeoise » – pour emprunter l’expression de Lukács dans Histoire et conscience de classe (1923)[2] –, ils mettent en avant les liens entre la Théorie critique et la tradition rationaliste depuis Platon jusqu’à Descartes, et des Lumières jusqu’à Hegel – voir, par exemple, l’article de Marcuse « Sur le concept d’essence » (1936) et l’essai-programme horkheimerien « Théorie traditionnelle et théorie critique » (1937).

12 D’autre part, la Théorie critique semble subir un tournant important au cours des années quarante, notamment avec l’article horkheimerien « Raison et autoconservation » (1942) et avec La dialectique de la raison (1947). Dans ce dernier ouvrage, Horkheimer et Adorno, en cherchant les causes de la régression vers la barbarie nazie au sein même de la rationalité, proposent une interprétation d’ensemble du délabrement de la civilisation occidentale. Ils pensent que le développement de l’histoire humaine est encadré par la domination de la nature. Mais la sujétion de la nature prend appui sur sa réduction à une matière chaotique qui fait l’objet d’une simple classification par le moi tout-puissant : une seule relation s’empare ainsi de la variété et de la multiplicité dont faisait état le monde de la magie, celle qui subsiste « entre le sujet donateur de sens et l’objet dépourvu de sens[3] ». La domination de la nature externe grâce à la technique et l’industrie implique la domination sociale (comportant la discipline et la soumission), qui, à l’époque moderne, trouve ses soubassements dans la maîtrise de soi et l’auto-répression, bref dans la domination de la nature interne. C’est dans ce contexte que s’inscrivent les références à Machiavel, Bacon, Hobbes, Spinoza et Kant dont La dialectique de la raison est parsemée.

13 À cet égard, en considérant que, dans La dialectique de la Raison, il est possible de détecter une tension entre une notion déshistoricisée d’Aufklärung en tant que raison instrumentale produisant la domination de la nature et un concept d’Aufklärung désignant la transformation de la société bourgeoise[4], comment évaluez-vous la manière dont Horkheimer et Adorno se réapproprient certaines notions et théories des philosophes modernes pour rendre problématique la narration dominante de la civilisation occidentale ?

14 S. LAVAERT : Je pense qu’il est tout à fait correct de distinguer différents aspects de la critique de Horkheimer et Adorno dans La dialectique de la raison, mais aussi dans les travaux antérieurs de Horkheimer avec lesquels on peut tracer une ligne directe. Bien entendu, cela est lié à la dialectique qui, tant sur le plan du contenu que de la forme et de la méthode, va de pair avec une approche matérialiste historique. Dans ce sens, je voudrais relativiser la Wende (le tournant ou la rupture) dont parle Honneth [5]. J’y vois plutôt une continuité dans l’ambiguïté ou la tension entre plusieurs perspectives présentes dans l’œuvre de Horkheimer, et ce, dès le début. Et c’est peut-être précisément à cause de cette tension, de l’ambiguïté et même de la contradiction, que le texte se rattache si bien à une expérience générale et reconnaissable par rapport au projet d’autonomie moderne, et qui a ensuite exercé une si grande influence sur la philosophie et la culture jusqu’à aujourd’hui. Cette influence n’a pas été univoque mais elle a aussi été négative, contrecarrant l’émancipation et conduisant au conformisme postmoderne (ce qui n’est certainement pas l’intention de l’approche dialectique). D’abord, il y a la lecture problématique de Machiavel et de Spinoza que mène Horkheimer, en mettant tout dans le même sac, en ne faisant aucune distinction, en ignorant le potentiel critique. Plus encore, ce sont précisément les grands témoins de Horkheimer et Adorno, Machiavel, Bacon, Spinoza, Kant, qui peuvent ou doivent être lus comme des auteurs ayant façonné la modernité comme projet d’émancipation critique : le lien entre la raison et le pouvoir que fait Bacon dans sa critique de l’idole permet de comprendre la rationalité de l’efficacité technique et anticipe la critique marxienne de l’idéologie ; la vision matérialiste du temps, de la contingence et de l’histoire de Machiavel remet en question le concept de progrès – son insistance sur la réalité des apparences et sa revendication d’une vérité effective collective, pratique et orientée vers l’avenir est un démasquage et le contraire d’une « idéologie des apparences [6] » ; l’anthropologie naturaliste de Spinoza fondée sur l’égalité et la liberté (et donc la diversité) universelles des êtres humains va à l’encontre de toute forme de représentations identitaires, de particularismes et d’exceptionnalismes. La critique de Habermas et d’Hénaff selon laquelle Horkheimer et Adorno réduisent eux-mêmes la Raison à son accommodation instrumentale est justifiée, tout comme l’interprétation de Foucault, de leur concept traditionnel du sujet. S’ils reprenaient au moins à leur compte la critique de leurs grands témoins pour remettre en cause la pensée occidentale dominante dans sa totalité ou dans certains de ses aspects partiels, ce qui est le cas dans une certaine mesure, tout irait bien. Mais le fait est qu’ils le font trop peu. La critique la plus claire du projet des premiers Francfortois se trouve chez Castoriadis. Horkheimer et Adorno ne font pas ou pas assez de distinction entre le projet d’autonomie et d’émancipation d’une part, et le contrôle rationnel (de la nature, des autres, de soi-même) ou le capitalisme d’autre part ; Castoriadis voit dans ce manque de distinction une influence de Heidegger. La critique de la technologie moderne et de ses conséquences, la réification et le désenchantement du monde, étaient monnaie courante dans l’Allemagne du début du siècle (avec Weber, Simmel, etc.) et, pendant la période de Weimar, elle était commune aux opposants du capitalisme, qu’ils soient de droite comme de gauche. Ce qui est particulier et « nouveau » chez Heidegger, par exemple par rapport à Histoire et conscience de classe de Lukács (1923), c’est qu’il considère la technologie comme le résultat de la métaphysique occidentale, et non comme le produit de l’émergence du capitalisme et d’un nouvel imaginaire social-historique et du contrôle rationnel concomitants. Chez Heidegger, on retombe dans l’idéologie, et le projet d’émancipation et de démocratie qui lui est parallèle dans la pensée moderne est nié [7]. Horkheimer semble donc souffrir de cette vision heideggérienne et je me demande si sa lecture de Spinoza en particulier n’a pas été colorée par Heidegger, pour ne pas dire empoisonnée. C’est un thème à explorer. Mais il y a aussi un autre aspect. La critique de la raison instrumentale en tant qu’idéologie, la remise en cause de la « légende de la Raison [8] », la défense de la théorie et la revendication de l’unité de la théorie et de la pratique nous situent au bon endroit. La restriction du concept de nécessité à un événement fataliste se produit au sein d’une théorie qui se fonde sur le dualisme cartésien de la pensée et de l’être, et dans la mesure où les chercheurs sont coincés avec ce présupposé dualiste, ils ne peuvent pas penser ni agir de manière indépendante. La critique de l’attitude pseudo-rationnelle et destructrice envers la nature est très actuelle et c’est aussi une critique développée par Horkheimer.

15 P.-F. MOREAU : La difficulté, ici, c’est plutôt le degré d’historicisation. On pourrait parler d’une expérience préphilosophique, qui remonte sans doute plus loin et qui est comme un terrain commun à tous ces intellectuels (et à d’autres avant eux, et aussi à ceux qui ne sont pas des intellectuels). Cette expérience, c’est la conscience que le développement des villes, de l’industrialisation, de la technique bouleverse profondément les rapports sociaux et ce que l’on pourrait appeler l’atmosphère de la vie, et qu’il jette les individus dans des modes d’existence nouveaux qui les désarçonnent (c’est très lisible dans le tout premier écrit de Lukács, sur l’évolution du drame moderne). La conscience de cette dissolution est ambiguë : elle peut s’exprimer dans le langage de la nostalgie (l’idée du retour à un monde plus simple, à des rapports plus chaleureux, à une communauté moins clivée) ou, tout aussi bien, dans l’espoir d’un renouveau lié à ces bouleversements. La même ambiguïté s’étend au regard sur l’individu (on peut se désoler de ce qu’il se détache de la totalité à laquelle il était intégré ou, au contraire, s’alarmer des contraintes et des limitations qui pèsent sur lui) et à la façon dont est ressentie l’évolution historique (comme perte irrémédiable ou comme aspiration à une nouvelle culture, au printemps d’une nouvelle vie). Cette conscience de dissolution était antérieure à la guerre ; la guerre l’a accentuée et transformée en conscience de catastrophe. Mais d’un tel vécu préphilosophique, on peut ensuite en faire des philosophies très différentes – ou en faire le moteur de choix politiques opposés. Ceux qui s’engagent dans les conseils ouvriers et ceux qui vont se battre dans le Baltikum ont parfois un matériau affectif de base pas très éloigné (un livre comme Die Stadt d’Ernst von Salomon pourrait en témoigner ; de même, rétrospectivement, Wir Söhne, de Bodo Uhse) : ensuite, c’est leur itinéraire qui fait la différence.

16 Les philosophies se fabriquent donc avec des matériaux préphilosophiques qu’elles ordonnent dans des directions très différentes. Le même perçu confus est réorganisé dans des connexions logiques et des interprétations historiques divergentes. Certaines font remonter aux débuts du capitalisme le « mal » qui leur apparaît comme imprégnant désormais la réalité, d’autres à l’invention de la technique, d’autres encore à la Raison elle-même. Elles peuvent momentanément se confondre dans leur expression comme dans leurs exemples, mais il va de soi que leur pouvoir explicatif et leur capacité d’enregistrement des séries causales réelles ne sont pas équivalents. Sur la relation complexe entre rapport à la Nature, domination sur les hommes, naissance de la Raison, les thèses francfortoises aperçoivent bien un certain nombre de connexions, mais leur reprise (au fond très classique) d’un discours sur la spécificité de l’homme les éloigne de pistes qu’ils auraient pu trouver chez Spinoza ou chez Marx. D’un point de vue matérialiste, pour les hommes comme pour tous les autres animaux, le reste de la Nature est à la fois danger et ressource ; c’est lorsque la simple extraction des ressources se transforme en travail producteur d’outils que quelque chose change et qu’une effectivité sociale se constitue, qui a des répercussions sur les animaux en train de devenir proprement humains ; plus que « domination de la Nature par l’homme » il y a constitution de l’homme par l’effet du processus naturel qu’est le travail ; l’une des conséquences de cette constitution est la transformation des effets naturels de dominance usuels dans le monde animal en modes de domination sociale liés à la production, et des formes de prédation en systèmes d’exploitation. Ce qu’Engels appelait « la transformation du singe en homme par le travail » (on dirait aujourd’hui « l’évolution des hominidés ») provoque aussi les mutations de la sensorialité et la constitution historique de la Raison. Les analyses de la Dialektik der Aufklärung enregistrent d’une certaine façon cette connexion de problèmes (par exemple autour de la figure d’Ulysse), mais ont tendance à en effacer les points nodaux et à en écraser les variations historiques. Dans ces conditions, l’idée de domination risque de devenir une notion abstraite, non pas parce qu’elle manquerait de contenu, mais parce qu’elle en aurait trop à la fois. Sur la question de la Raison, il me semble qu’en 1930, dans son livre sur Les Débuts de la philosophie bourgeoise de l’histoire, Horkheimer au contraire s’efforçait de marquer des étapes dans les processus historiques et parlait de différents modes successifs de la Raison – par exemple entre Moyen Âge et Temps modernes, et à l’intérieur de ceux-ci entre Droit naturel et utopie. Il repérait ces différences depuis une position à mi-chemin entre l’historicisme et une révolte contre cet historicisme même (la souffrance des hommes est nécessaire au progrès de l’Histoire, mais aucun progrès ne peut justifier cette souffrance – au fond ces deux côtés demeurent infiniment séparés). Dans la Dialektik, cette position complexe semble comme effacée.

17 Cependant, dans le rapport critique d’Adorno, notamment, à la pensée dominante, il est un autre élément que l’on ne saurait trop souligner : sa finesse dans le repérage de la façon dont les idéologies sont nouées à leurs formes d’écriture. De tels démontages théoriques, par exemple sur le « jargon de l’authenticité » ou sur les lectures biaisées de Hölderlin (dans l’essai « Parataxe ») ne relèvent pas seulement de la force polémique individuelle : ils sont en quelque sorte ancrés dans une position théorique – la distance prise à l’égard de la dégradation du langage.

18 R. CARBONE : Dans l’article intitulé « Horkheimer et Adorno lecteurs de Spinoza », vous affirmez, Pierre-François Moreau, que les citations tirées de l’Éthique qu’on trouve dans La dialectique de la raison peuvent être lues, d’une part, d’un point de vue philosophico-historique, c’est-à-dire dans la logique propre du système spinoziste, et, d’autre part, en adoptant un point de vue herméneutique, c’est-à-dire en considérant la logique de la reconstruction de l’Aufklärung effectuée par Adorno et Horkheimer : si l’on se place dans cette seconde perspective, le nom de Spinoza ne renvoie pas vraiment à l’architectonique logico-métaphysique de son système ; il serait plutôt un signe ou un renvoi indiquant une direction de la réflexion sur la domination et la rationalité[9]. Or, je me demande si certaines affirmations spinozistes (par exemple : « Je vais par conséquent traiter de la nature et des forces des affects, comme de la puissance que l’âme a sur eux, selon la même méthode dont j’ai usé dans les parties précédentes à propos de Dieu et de l’âme, et je considérerai les actions des hommes et leurs appétits comme s’il était question de lignes, de surfaces ou de corps[10] ») ne risquent pas de prêter le flanc aux interprétations « outrées » de Horkheimer et d’Adorno et à leur sombre vision de la modernité bourgeoise : « La Raison expulse la différence de la théorie. Elle considère les passions “ac si questio de lineis, planis aut de corporibus esset”. L’ordre totalitaire est réalisé tout à fait à la lettre[11] ». Je crois qu’on pourrait se poser la même question au sujet de certaines thèses de Bacon ou de Kant.

19 Si effectivement l’enjeu de La dialectique de la raison est de comprendre l’essence de la société bourgeoise afin de mettre au jour les soubassements diachroniques des dynamiques autoritaires et antiémancipatrices du xxe siècle, on pourrait affirmer que Horkheimer et Adorno utilisent les auteurs modernes dans un mouvement qui va des textes à un contexte ample et significatif : ils se proposent de décrypter les interactions spécifiques entre les idées et principes essentiels de la civilisation occidentale (cristallisés dans ses textes majeurs) et le processus autodestructeur qui l’affecte, et ce, pour rétablir les lignes directrices de sa longue histoire et en cerner les ambiguïtés originaires[12]. Si les textes ont une stratification et un ancrage historique, peut-on considérer comme légitime cette démarche qui a tendance à dépouiller la structure théorique d’un système de sa spécificité au profit d’une vision globale de toute une époque ?

20 S. LAVAERT : Oui et non. Encore une fois, cela a à voir avec le point que j’essayais juste d’établir. Si l’on ne tente pas d’analyser les textes de Spinoza ou de Machiavel dans leur logique propre, on court le risque d’une lecture superficielle et non critique qui néglige le potentiel du texte. Mais pour nous, lecteurs de l’œuvre de Spinoza et aussi des premiers textes de Francfort, devenus entre-temps des auteurs historiques ou des « amis morts », l’affaire est beaucoup plus complexe et davantage de distinctions et de perspectives se présentent. Nous devons lire les passages concernant Spinoza dans La dialectique de la raison dans la logique de Spinoza, d’un point de vue « philosophico-historique », et, en même temps, il faut les lire dans une perspective « herméneutique », dans la logique de la reconstruction des Lumières proposée par Horkheimer et Adorno. Ceux-ci sont à la recherche des principes et des mécanismes de pensée d’une civilisation égarée, ils lisent les textes sources dans une perspective historique surplombante, mais ils le font précisément parce qu’ils ramènent tout dans un seul plan historique immanent partant de l’actualité ou l’impliquant, et dans cette large perspective surplombante, chacune des déclarations de Spinoza peut être référée à une réflexion sur la domination et la rationalité. Le risque d’une lecture non critique, si l’on ne tente pas de lire le texte attentivement du point de vue de l’auteur (ce qui implique également de le situer dans son contexte historique, comme le préconise Horkheimer dans Égoïsme et émancipation à propos de Machiavel) menace tout travail contemporain qui fait appel à un auteur de la première modernité. Ainsi, les Lumières se sont perdues dans l’erreur à cause du naturalisme, du dualisme cartésien, de leur vision mécaniste du monde, d’un savoir essentiellement technique qui ne se concentre pas sur la compréhension mais sur la méthode [13]. Le naturalisme de Machiavel, Bacon ou Spinoza est orienté vers l’individu, établit des hiérarchies, s’accommode du capitalisme et des intérêts de la classe bourgeoise, et n’est donc pas pour tout le monde ; les hommes veulent apprendre de la nature afin de l’utiliser, la contrôler et afin de contrôler et exploiter les autres personnes [14]. D’autre part, le modèle mécaniste de la connaissance engendre une confiance mal placée dans le cours des événements, dans le progrès, et mène donc au fatalisme, à la passivité et à la soumission. La critique de ces deux aspects est juste mais aussi erronée. Il y a bien une crise de la civilisation et de la connaissance, une aberration (aussi bien dans les années trente et quarante qu’aujourd’hui). En revanche, faire de Spinoza l’emblème d’une métaphysique apolitique de la subjectivité, est un préjugé répandu contre lequel nous devons nous élever.

21 P.-F. MOREAU : Il y a peut-être là deux problèmes différents :

  1. Si l’on veut caractériser une époque, un des moyens est de chercher qui sont ses porte-paroles. Dès lors, on ne lira chez eux que ce qui se prête à l’interprétation en termes d’époque. D’où, presque nécessairement, des simplifications, des faux-sens, des confusions avec d’autres auteurs dont ils avaient pris soin de se distancer. Dès lors, les spécialistes de ces auteurs, pour qui l’essence et l’intérêt même d’un système tiennent à ce qu’il a de singulier, à son architecture propre, verront dans cette entreprise une simple accumulation de contresens. D’un autre côté, peut-on accepter que l’histoire tout entière d’une époque s’éparpille, de façon nominaliste, en autant d’unités irréductibles qu’elle compte de « personnages » (théoriques ou autres) ? Il faut donc bien, à un moment ou à un autre, trouver des critères qui permettent de construire des ensembles significatifs, à l’intérieur desquels les individualités trouvent leur position et leurs enjeux – donc opérer, à l’intérieur de l’époque, un morcellement efficace.
  2. Une autre question est celle de savoir quel est le lien entre ce qu’écrivent les philosophes et la formation sociale où ils vivent. En sont-ils les représentants, les initiateurs – ou, au moins pour certains, les critiques ? Dans une époque, il y a un courant dominant, et des hétérodoxes, qui parfois « anticipent » (un concept délicat à manier – il est très présent chez Lukács) ; cette hétérodoxie, c’est parfois le discours des dominés, ou au moins ce qui émerge dans ce discours ; parfois aussi des variations radicales issues du discours majoritaire. Ce qui est remarquable, c’est que même les critiques s’expriment dans le langage qu’ils ont appris, bien que parfois ils en amorcent la transformation. Dès lors, plutôt que de chercher à délimiter un « courant modéré » et un « courant radical », il vaut mieux reconstituer les répertoires d’arguments dans chaque secteur de la pensée, et accepter l’idée que parfois ces divisions traversent les individus.

22 Aux générations suivantes, il arrive que les classes dominantes s’approprient les conquêtes qui ont été faites contre elles, dans un tour rhétorique qui confond héritage et réception (par exemple en prétendant que les droits de l’homme sont issus du christianisme – formule qui transforme en continuité linéaire une histoire complexe de luttes, de répressions et de constructions d’idées neuves dont les premières expressions ont pu détourner ou reconfigurer des langages anciens). De ces « héritages » et de ces appropriations elles se font un étendard contre les nouvelles formes d’hétérodoxies.

23 Pour revenir aux formulations de Spinoza, bien sûr qu’il faut considérer les passions (et les idéologies, et les formations sociales, et l’État, le travail et la technique) « ac si quaestio de lineis, planis aut de corporibus esset[15] ». C’est la condition pour les analyser froidement, les critiquer, ne pas succomber aux forces de domination et surtout : ne pas contribuer à leur reproduction par les effets d’une révolte romantique. Et sur ce point, Spinoza n’est pas représentatif de son époque : au contraire, il s’oppose à la plupart de ses contemporains (et à nombre de leurs successeurs) pour lesquels il n’est pas question d’étendre jusqu’au bout le regard scientifique aux actions humaines ; ou, plus exactement, contre la position dominante, il représente la position sur le moment minoritaire, mais déterminante à long terme.

24 R. CARBONE : Il me semble finalement intéressant de déplacer la focale sur les crises que nous vivons actuellement et sur certains paradoxes de notre époque. Par exemple, d’une part, on a affaire à une société qui semble vivre à l’heure de l’instantanéité des médias de masse et des réseaux sociaux ; d’autre part, on assiste à des usages politiques du passé, prenant la forme de célébrations ou de références mémorielles, qui donnent lieu à des interprétations approximatives ou corroborent certaines idées reçues mais ne contribuent pas à une meilleure compréhension du rapport entre présent et passé : autant d’éléments qui nous poussent à nous interroger sur le développement et sur les contradictions de notre civilisation en adoptant une perspective « transséculaire ». Je voudrais ainsi vous poser une dernière question à la lumière de ces brèves et schématiques observations. L’analyse de la rationalité bourgeoise, propre à la civilisation occidentale considérée comme un tout, qui se dégage de La dialectique de la raison, peut-elle se révéler utile pour développer une vision plus large des problèmes de notre temps et mettre en œuvre, en conjuguant profondeur historique et vue d’ensemble, une conscience critique des enjeux contemporains ?

25 S. LAVAERT : Nous sommes aujourd’hui confrontés à une crise de la connaissance, de la science et de la civilisation similaire à celle des premiers théoriciens de l’École de Francfort. Nous pouvons apprendre beaucoup de leur conception critique de la philosophie, de leur défense de la théorie, de leur réflexion sur la rationalité et la domination. La description que fait Horkheimer de la haine de la Théorie est redevenue tout à fait d’actualité. Cependant, je pense qu’en retournant à cette perspective critique nous devons en même temps revenir aux textes sources de l’époque moderne. Au début de cet entretien, j’ai parlé d’une convergence de différents mouvements de pensée : la critique formulée par Horkheimer et Adorno s’inspire de l’approche matérialiste historique et de la méthode dialectique de Marx, mais elle se rattache également à une préoccupation assez prégnante dans les premières décennies du vingtième siècle et qui s’est trouvée mise sur le devant de la scène avec la phénoménologie. La conception qu’a Heidegger de la rationalité technique comme conséquence de la métaphysique occidentale nous éloigne d’une critique matérialiste de l’idéologie, et en général de la question de l’économie et de la politique. Être et Temps a (ou peut avoir) un effet individualisant et dépolitisant. Avec Husserl, c’est un retournement inverse qui s’opère. Dans les mêmes années durant lesquelles Horkheimer élabore son texte programmatique sur la Théorie critique, Husserl conçoit le projet de la Krisis, qu’il présente lors d’une conférence à Prague en 1935. Contrairement à son œuvre antérieure, Husserl se concentre désormais sur le monde de la vie lié au sujet, et sa critique de la civilisation s’avère dès lors compatible avec une vision matérialiste historique, ce qui interroge sa position initiale dans les Recherches logiques, comme l’a expliqué auparavant Pierre-François Moreau. En tout cas, Husserl voit maintenant la « nécessité de l’histoire pour la phénoménologie » et proclame/soutient que nous, humains, n’avons pas seulement « un patrimoine spirituel, mais sommes profondément et rien d’autre que devenus historiquement et spirituellement (« nicht nur geistiges Erbe haben, sondern auch durch und durch nicht anderes als historisch-geistig Gewordene sind[16] »). Dans le sillage de Kant, il voit que la tâche des philosophes est d’être des « fonctionnaires de l’humanité [17] ». Lorsqu’il parle de la crise de la science, il ne s’agit nullement d’un manque de scientificité ou de savoir, mais de ce que la science peut signifier pour l’existence humaine. La perspective husserlienne rejoint ainsi la critique de la civilisation occidentale et de l’idéologie bourgeoise de Horkheimer et Adorno, pour qui les principaux problèmes tiennent à la connaissance instrumentale, la mathématisation de la nature, le dualisme cartésien, le naturalisme cynique et défaitiste, et qui en trouvent un témoignage chez les philosophes modernes, Machiavel et Spinoza en premier. Le naturalisme et la mathématisation de la connaissance conduisent à une méconnaissance du sujet, de l’homme en tant qu’acteur et être collectif. J’ai l’impression que les témoins ont été mal choisis ou du moins mal lus, mais le diagnostic est correct.

26 P.-F. MOREAU : Il me semble que là encore il y a plusieurs problèmes. « La » rationalité bourgeoise n’est pas tout à fait la même chose que la civilisation occidentale Et d’abord, est-on sûr qu’il existe quelque chose comme « la » civilisation occidentale ? N’est-ce pas un pseudo-concept qui projette sur l’Antiquité et le Moyen Âge des traits typiques de la formation sociale moderne ? On pourrait en dire autant de « la métaphysique occidentale ». Ceux qui en parlent en général écrasent toutes les différences entre les systèmes, et s’intéressent surtout aux philosophies idéalistes (ils balaient les pensées hétérodoxes, matérialistes, utopistes en prétendant qu’elles ne sont que l’inverse ou le symétrique des idéalistes ; c’est une opération constante de délégitimation assez efficace – et qui masque un fait logique essentiel : en histoire des idées, un inverse n’est pas toujours symétrique).

27 Les analyses de la Dialectique de l’Aufklärung permettent d’apercevoir un certain nombre de problèmes. Mais pour les déchiffrer complètement, il faut, comme disait Althusser, « changer de continent ». En particulier, les deux auteurs repèrent un grand nombre de traits qui ne sont ni strictement économiques, ni purement idéologiques, mais qui relèvent d’un niveau intermédiaire et essentiel de la formation sociale. Ce niveau intermédiaire est constitué par les modes d’existence, les praxis qui organisent la vie humaine, les formes d’identité dans lesquelles les hommes apprennent à se reconnaître – et à s’opposer ; chacune de ces praxis articule des besoins, des comportements, des institutions, implique une division du travail et offre un matériel disponible à tous les modes d’exploitation et de domination ; elles ont un substrat anthropologique reconfiguré à chaque époque historique, et l’on ne saurait faire abstraction d’aucun de ces deux traits pour les analyser.

28 Revenons aux deux phénomènes cités. Les médias de masse et les réseaux sociaux sont des objets qu’il faut replacer dans une histoire longue des praxis : ils représentent le plus récent maillon d’un phénomène entamé au moins dès le xixe siècle (et Benjamin en a fourni des analyses dispersées, mais intenses) ; en un sens les journaux traditionnels fonctionnent déjà comme des réseaux sociaux, par le courrier des lecteurs ; et avec la même dimension illusoire (on donne la parole au public qui partage les mêmes opinions et les mêmes préjugés, donc qui répercute les orientations du journal) ; une campagne de presse déchaînée valait bien les harcèlements actuels sur les réseaux (et pouvait conduire à des suicides, ou à des duels, qui sont une forme de suicide, ou à des meurtres, comme celui du directeur du Figaro par Mme Caillaux). Dans les deux cas, il s’agit d’un phénomène social permis, à un moment historique donné, par un complexe d’inventions techniques, mais ancré dans un invariant anthropologique : le double besoin d’informer et de s’informer – avec ses deux caractéristiques majeures, qui elles aussi apparaissent sous des formes transformées diverses : la falsification de l’information et l’imbrication entre information et divertissement.

29 Quant à l’usage politique du passé, c’est une constante : en France, Suzanne Citron a montré comment successivement la monarchie puis la république ont constitué le « roman national » qui finit par être enseigné dans les écoles pour former les citoyens. La clef s’en trouve dans le fait que les formations sociales ont besoin d’éléments symboliques unificateurs pour perpétuer leur ingenium, Spinoza en a démonté les mécanismes (la thèse récente de Blanche Gramusset a approfondi ce que nous savions sur l’imaginaire historique collectif et ses signes dans l’Éthique et les Traités – la natte des Chinois). Et on sait que les révolutionnaires de 1789 se fantasmaient en citoyens romains, et ceux de 1848 en ceux de 1789… La lutte pour la constitution et l’interprétation de ces symboles est un élément-clé de la lutte pour la mainmise sur l’ingenium collectif. La prise en compte de ce niveau de matérialité peut nous arracher à la naïveté avec laquelle nous nous indignons du chauvinisme, du racisme ou de la xénophobie, comme s’il s’agissait d’épiphénomènes moraux, alors que des causes historiques les expliquent et expliquent aussi pourquoi on ne pourra pas s’en débarrasser avec quelques discours pieux.

Notes

  • [1]
    Par exemple, en lisant les Essais, Horkheimer met au jour les contradictions irrésolues de l’époque de Montaigne – Dieu et le monde, la liberté et la sujétion, l’instinct naturel et la conscience morale –, derrière lesquelles se cache la contradiction réelle entre l’individu qui aspire à se développer et les conditions du capitalisme naissant. Cf. M. Horkheimer, « Montaigne et la fonction du scepticisme », dans Id., Théorie critique. Essais, présentés par L. Ferry et A. Renaut, Paris, Payot, 2009, p. 241-288, ici p. 259.
  • [2]
    G. Lukács, Histoire et conscience de classe, traduit par K. Axelos et J. Bois, Paris, Les Éditions de Minuit, 1960, p. 142.
  • [3]
    M. Horkheimer, Th. W. Adorno, La dialectique de la raison. Fragments philosophiques, traduit de l’allemand par É. Kaufholz, Paris, Gallimard, 2013 [1974], p. 33.
  • [4]
    Cf. J. Abromeit, « Généalogie et historicisme critique : deux modèles de l’Aufklärung dans les écrits de Horkheimer et d’Adorno », dans La dialectique de la raison. Sous bénéfice d’inventaire, éd. K. Genel, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2017, p. 45-68.
  • [5]
    A. Honneth, Kritik der Macht. Reflexionsstufen einer kritischen Gesellschaftstheorie, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 1986, p. 43-69.
  • [6]
    M. Horkheimer, Les Débuts de la philosophie bourgeoise de l’histoire, traduit de l’allemand par D. Authier, Paris, Payot, 2010, p. 10.
  • [7]
    C. Castoriadis, « La “fin de la philosophie” ? », dans Le Monde morcelé. Les carrefours du labyrinthe 3, Paris, Éditions du Seuil, 1990, p. 297-298.
  • [8]
    J’utilise cette expression employée par Pierre-François Moreau durant sa conférence au séminaire POLIS à l’Université libre de Bruxelles ULB, le 30/5/2022.
  • [9]
    P.-F. Moreau, « Adorno und Horkheimer als Spinoza-Leser », dans Aufklärungs-Kritik und Aufklärungs-Mythen. Horkheimer und Adorno in philosophiehistorischer Perspektive, éd. S. Lavaert et W. Schröder, Berlin-Boston, De Gruyter, 2018, p. 113-121, ici p. 113-114.
  • [10]
    B. Spinoza, Œuvres IV, Ethica/Éthique, texte établi par F. Akkerman et P. Steenbakkers, traduction par P.-F. Moreau, Paris, PUF, 2020, IIIe partie, « Préface », p. 243.
  • [11]
    M. Horkheimer, Th. W. Adorno, La dialectique de la raison, ouvr. cité, p. 134.
  • [12]
    Il ne s’agit pas d’étudier le mouvement qui désactive les tendances émancipatrices propres à la société bourgeoise au début des temps modernes, mais de montrer la complicité généalogique entre la raison et la domination, qui risque de saper les fondements de l’émancipation et d’un ordre social conforme à la raison.
  • [13]
    M. Horkheimer, Th. W. Adorno, La dialectique de la raison, ouvr. cité, p. 24-25.
  • [14]
    Ibid., p. 25.
  • [15]
    « comme s’il était question de lignes, de surfaces ou de corps » (voir n. 10).
  • [16]
    E. Husserl, Die Krisis der europäischen Wissenschaften und die transzendentale Phänomenologie, Hamburg, Meiner, 2012, p. xvi.
  • [17]
    Ibid., p. xviii.