Recension du livre Le jazz en respect. Essai sur une déroute philosophique, de Joana Desplat-Roger

1 Innovation musicale majeure du siècle dernier, le jazz ne semble pas avoir affecté la philosophie. Les philosophes n’ont jamais su parler du jazz, et, quand ils en ont parlé, cela a été par méprise, voire par mépris. Joana Desplat-Roger fait un pari : ce silence de la philosophie sur le jazz a un sens philosophique qu’elle va chercher à restituer. S’inscrivant dans le sillage de François Zourabichvili, pour lequel « la philosophie doit accepter la confrontation avec ce qui échappe à sa maîtrise » (cité p. 16), l’autrice tente de penser philosophiquement la résistance du jazz à la philosophie, qui s’est bien souvent traduite par une réticence des philosophes au jazz. Pour cela, elle va opérer de deux manières : il s’agit dans un premier temps de faire l’histoire de ce non-rapport philosophique, avant d’esquisser, dans un second temps, une philosophie de l’art pour laquelle le jazz deviendrait, enfin, audible.

2 Se pose donc d’abord un double problème : comment (et pourquoi) faire l’histoire d’un non-rapport entre les philosophes et le jazz, et que dire de plus que ce qui a été dit ? En France, Laurent Cugny avait déjà tenté de combler un manque en proposant une analyse musicologique du jazz [1]. Entre l’écriture philosophique et musicologique et le jazz, dans ce cas, il ne se serait agi que d’un rendez-vous manqué qu’il s’agirait de réparer. C’est une autre perspective que dessine le livre : plus qu’un rendez-vous manqué, il s’agirait d’un véritable malaise de la philosophie face au jazz. Il est vrai que parler de la musique est toujours une gageure (Jankelevitch n’a-t-il pas écrit des pages entières pour dire qu’on ne pouvait rien en dire ?). S’agit-il d’une forme esthétique ? La parole est aux musicologues. D’une pratique culturelle ancrée dans un contexte tout à la fois historique, social et politique ? Elle revient aux sociologues et aux historiens. Aux philosophes les miettes, mais Kierkegaard ne nous a-t-il pas appris que des miettes pouvaient naître des monuments de la pensée ?

3 Le livre pose une série de problèmes, en commençant par interroger le silence des philosophes sur le jazz, que l’on sait pourtant ordinairement peu avides de retenue et de modestie. Entre certains silences, il y a quelques paroles et beaucoup d’incompréhensions. Par exemple, le spectacle affligeant de Derrida contraint de quitter la scène sous les huées d’un public venu assister à un concert d’Ornette Coleman, dont il était prévu qu’il introduise la prestation par la lecture d’un texte, qui s’est avéré assez peu au goût des spectateurs pressés d’écouter le pionnier du free jazz. Loin d’une simple anecdote, dont il revient au lecteur de savoir s’il faut en rire ou s’en offusquer, l’autrice comprend cette scène comme une manifestation de la résistance philosophique (p. 61) du jazz. Derrida n’a jamais pu finir de lire un texte – écrit, donc – censé présenter un musicien initiateur d’un mouvement musical libéré de toute écriture (le free jazz). Le philosophe qui a tenté de déconstruire le logocentrisme de la philosophie s’est retrouvé pris au piège de sa propre écriture : la philosophie ne peut pas sortir indemne de sa confrontation avec le jazz (ni, malheureusement pour Derrida, avec son public).

4 Le rapport du jazz à l’écriture est de fait complexe : musique trop savante pour les spécialistes de musique populaire, elle est trop populaire pour les spécialistes de musique savante (p. 49). Se pose donc la question philosophique traditionnelle de l’œuvre d’art : comment saisir comme œuvre ce dont l’unité ne se laisse pas enfermer dans l’écriture et dont la forme semble à jamais inachevée, dans des improvisations épiphaniques, dont le caractère éphémère semble constitutif de l’esthétique ? Faut-il alors concéder que le jazz est « voué à rester à l’extérieur du champ de l’œuvre » (p. 84) ? Sans admettre son extériorité totale, l’autrice entreprend, à partir du jazz, de redéfinir le cadre esthétique à partir duquel on pense l’art. C’est ensuite sous l’angle de l’expressivité que l’analyse se poursuit. Après avoir critiqué la possibilité de donner un contenu musical à l’expression, se pose la question du contenu extra-musical à partir du problème politique du jazz. L’expression musicale est d’emblée l’objet d’un malentendu, censé désigner une forme d’extériorisation de ce qui est intérieur. Reprenant la critique zourabichvilienne de l’expressivité (« Beethoven n’a pas exprimé son esprit d’exploration, il a exploré tout court ! », p. 104), l’autrice conclut que l’expression désigne un rapport d’extériorité trop inessentiel entre l’expression et l’exprimé, et se propose d’analyser le rapport entre la politique et le jazz dans sa dimension pratique. Aborder le jazz par l’angle politique est-ce alors lui faire justice, en le ramenant à ses conditions historiques de possibilité, ou, au contraire, dans une perspective ouverte par Laurent Cugny, est-ce risquer de lui dénier son esthétique musicale pure ? Dans un cas comme dans l’autre ne se retrouve-t-on pas à reconduire une esthétique de la domination blanche ? Dans un cas, par un déni des modes de subjectivation politiques des musiciens de jazz dans l’histoire, dans l’autre, par un déni d’universalité : nier l’histoire des Noirs américains ou nier leur Œuvre, voilà l’impasse théorique et politique. Ramener le jazz au politique c’est risquer de faire de la musique noire américaine une attitude face au monde. Montrant les apories des débats sur la couleur de la musique, l’autrice en arrive à poser le problème : « la question qui semble devoir se poser n’est pas de savoir si la Great Black Music est bien une musique “noire”, mais de quelle manière la condition noire peut-elle trouver un mode d’expression au sein d’une pratique musicale spécifique ? » (p.112). On pensait l’expression, comme concept esthétique qualifiant le rapport des musiciens de jazz à leur musique, disqualifiée dans le chapitre précédent (elle le sera réellement à la toute fin du livre, après discussion de l’esthétique d’Adorno), et peut-être est-ce là le signe d’une vraie difficulté à conceptualiser un rapport entre deux plans qui, bien qu’historiquement liés, semblent appartenir à des dimensions différentes de l’existence humaine (l’art et les conditions sociales de son émergence). Si Philippe Carles et Jean-Louis Comolli ont pu faire du jazz une musique de résistance, dans la mesure où l’histoire du jazz témoigne de cette affinité révolutionnaire, l’autrice interroge, avec Yannick Seité, la pertinence de supposer une affinité essentielle entre le jazz et l’émancipation politique, au prétexte que l’improvisation impliquerait nécessairement une forme de liberté révolutionnaire, et alors même qu’on retrouve des formes d’injonction à l’improvisation dans des domaines aussi peu révolutionnaires que le management. L’improvisation, en elle-même et détachée de tout contenu, est peut-être un des concepts phares du management (p. 115), mais n’y a-t-il pas qu’un jeu sur les mots quand on compare l’improvisation dans le jazz et celle sur les marchés boursiers ? Que l’improvisation ne soit pas, par elle-même, émancipatrice, c’est difficilement contestable, mais cela ne nous dit rien de l’improvisation telle qu’elle a été pratiquée dans l’histoire du jazz. Tant vaut la thèse critiquée, tant vaut la critique, le concept d’improvisation déshistoricisé ne dit effectivement pas grand-chose du rôle politique que l’improvisation a joué dans l’histoire du jazz. Peut-être aurait-il été opportun ici de revenir sur les grandes articulations de l’histoire du jazz qui correspondent à une nouvelle manière de concevoir l’improvisation. Le fameux chorus de trompette d’Armstrong sur West and Blues, celui de Coleman Hawkins sur Body and Soul, puis l’émergence du be-bop avec des thèmes improvisés (comme Donna Lee de Charlie Parker), l’album charnière Giant Steps de Coltrane et, bien sûr, le free jazz d’Ornette Coleman, en passant par les innovations de Miles Davis de Birth of the cool à Bitches Brew en passant par Kind of blue. Cette histoire du jazz est absente du livre, qui choisit de se confronter aux thèses sur le jazz, plutôt qu’au jazz lui-même (l’autrice admet elle-même en conclusion qu’il est parfois « préférable de ranger nos livres pour remettre le son du jazz »). Toutefois, ces périodes de réarticulation de la place de l’improvisation correspondent à des périodes phares de réarticulation théorique des pratiques de résistance et de luttes des Noirs américains. On aurait attendu d’un chapitre sur le jazz et la politique qu’il se concentre davantage sur l’expérience politique des joueurs et joueuses de jazz noirs américains. Les vies des premiers boppers (Charlie Parker bien sûr, mais également Thelonious Monk, Bud Powell ou encore Max Roach) témoignent bien d’un ancrage politique de leur musique.

Adorno et le jazz

5 On le sait, Adorno n’aimait pas le jazz et il ne s’en cachait pas, le reléguant à un art d’industrie, différent en nature de la véritable esthétique musicale. S’il existe de nombreuses études sur Adorno et le jazz (de longs développements critiques sont consacrés à celle de Christian Béthune), Joana Desplat-Roger a l’originalité de lire sa critique à l’aune de l’ensemble de son œuvre plutôt qu’à celle de ses seuls écrits musicologiques. C’est que, selon elle, la critique d’Adorno n’est pas musicologique : elle est politique (p. 131). Le jazz, selon Adorno, serait immobile, inapte à ouvrir l’esprit sur une dialectique du temps, une conflictualité proprement esthétique et temporelle qui découle d’un art de la composition dont seule la musique savante aurait le secret. Le jazz, hétéronome, comme la culture populaire en général, se fondrait dans l’air du temps, et n’atteindrait pas l’autonomie nécessaire à l’instauration d’un rapport de force avec l’historicité dans laquelle il s’insère : le jazz est esclave de l’histoire. Étrange pour une musique qui a accompagné des décennies de luttes pour la reconnaissance, étroitement associée à une mémoire vive de l’esclavage, réel celui-ci. Plutôt que de voir dans le jazz une forme de création esthétique et politique qui résiste au temps, Adorno y voit l’immobilisme de la société de consommation. Dans un morceau de jazz aucun détail ne compte, le début ne fait pas plus sens que la fin : c’est une musique littéralement décomposée. Il est clair qu’Adorno n’a rien compris au jazz, un passage sur la syncope (le contretemps typique du jazz, à l’origine du fameux swing), cité par l’autrice en témoigne : loin d’être une invention rythmique, témoin d’un nouveau rapport au temps, qui vient précisément butter contre le cours historique du monde, elle est condamnée à être « écrasée par les temps forts de la mesure » (Adorno, cité p. 140). L’autrice montre ainsi le contexte particulier de la réception du jazz dans la République de Weimar : le jazz tel que pouvait l’écouter Adorno était largement joué par des orchestres blancs dans des salons dansants (dont il est permis de penser qu’ils n’avaient pas encore développé l’art de faire swinguer la syncope honnie) et était perçu par l’intelligentsia, à travers son rythme syncopé, comme une simple manière de faire danser des corps sexualisés et désindividualisés (s’assimilant à la meute dans une danse sensuelle et mécanique). L’autrice, cherchant à comprendre cette critique du rythme, tente de l’expliquer dans un premier temps par un manque de subversivité du jazz des années vingt-trente, qui verra sa propre histoire bouleversée par les différents courants (d’aucuns diraient « révolutions ») qui vont se succéder à partir des années quarante et de la révolution be-bop. On aurait aimé ici avoir davantage de détails musicaux sur ce qu’Adorno pouvait réellement écouter du jazz tel qu’il était joué outre-Atlantique. Quant au manque de subversivité, n’est-ce pas une qualification rétroactive du swing, à partir de ce que deviendra l’histoire du jazz ? Adorno a-t-il pu écouter la trompette de Louis Armstrong avec les Hot 5 et Hot 7 à la fin des années vingt, ou bien l’orchestre de Duke Ellington des années trente ? Toujours est-il qu’il signe et persévère, en 1968 (que de chemin le jazz a-t-il déjà parcouru alors !) il parle encore du jazz comme d’une « illusion de la liberté » (p. 145). Plus indécente encore est sa comparaison entre le fascisme et le jazz, que Joana Desplat-Roger analyse à travers la figure commune aux deux, dans la perspective adornienne, celle du clown. Une fois balayés les points de rapprochement établis par Adorno, qui confinent au délire, elle montre que c’est la pitrerie des jazzmen qui les rapproche de la pitrerie fasciste en attirant la foule par des effets comiques, et en lui faisant croire à une subversion là où il n’y a qu’actualisation d’une potentialité de notre temps. Bref, là encore (et là plus qu’ailleurs), la critique adornienne vise peut-être juste mais rate sa cible, au point que du ridicule on passe à l’indigne. Qu’est-ce qui a rendu Adorno si sourd à cette musique et si aveugle à son sens politique ? Si sa critique a consisté à « ne jamais vraiment s’occuper du son, mais toujours du spectacle » (p. 166), on reste tout de même coi à la lecture de ce qu’il en dit. L’autrice aborde la question dans un sous-chapitre « Adorno et l’afro-américanité » où elle pose la question frontalement, déjà soulevée par d’autres auteurs (Fumi Okiji l’a exprimé dans un livre récent, cité par l’autrice) : y a-t-il un arrière fond raciste à la critique du jazz par Adorno ? L’autrice montre bien en tout cas l’imaginaire raciste qui imprègne certains articles d’Adorno et qui, sans forcément l’expliquer, contextualise ses écrits sur le jazz. Mais cet imaginaire ne fournit qu’un contexte, presque extérieur pourrait-on dire (ou pas…) à la philosophie d’Adorno. Or, Joana Desplat-Roger montre que précisément la double critique philosophique d’Adorno de l’individualisme (bourgeois) et du collectivisme (communautaire) lui interdit de prendre l’expression esthétique d’une souffrance comme une véritable libération de l’individualité. N’a-t-il vu dans le jazz qu’une expression communautaire de souffrance ? L’autrice ne le précise pas, mais on comprend mieux à partir de l’indéniable imaginaire raciste d’Adorno comment il a pu critiquer le jazz à partir de ses propres bases philosophiques.

6 Peut-on tout de même sauver Adorno ? C’est ce qu’espère l’autrice en jouant sur le double sens de pharmakon pour qualifier sa critique. Elle montre que la figure du clown peut jouer un rôle esthétique considérable pour faire apparaître les « déformations qui sont infligées aux hommes par la forme de leur société » (cité p. 185). Mais Adorno n’a pas perçu chez les jazzmen une clownerie authentique, il n’a vu qu’un pastiche du clown, non pas une expression de « la dissolution du sujet afro-américain sous la domination de la société blanche américaine », mais une simple illustration d’une souffrance communautaire. Les jazzmen, par leurs supposées pitreries, endosseraient de bon gré l’image même qu’ils sont censés combattre. Toutefois, c’est l’Adorno musicologue que tente de sauver l’autrice, en montrant que ce dernier, s’il a bien compris la musique (suffisamment en tout cas pour qu’elle trouve nécessaire de reprendre ses critères esthétiques) a mal compris le jazz. Elle tente ainsi de montrer qu’on peut percevoir dans la musique de Monk une dialectique qui mélange subtilement le savant et le populaire (au sens du folklorique plutôt qu’au sens de l’industrie de masse) qu’Adorno admirait chez Mahler. Le caractère politique du jazz ne pouvait trouver grâce aux yeux d’Adorno qui estimait que seule la forme esthétique devait être subversive. Or, Joana Desplat-Roger affirme que « le jazz s’est explicitement revendiqué comme un mode d’expression politique » et ne pouvait donc qu’être qualifié d’hétéronome par Adorno. Toutefois, n’est-ce pas alors réduire le jazz aux revendications politiques de ses acteurs ? On court toujours ce risque : parler d’esthétique pour le jazz, c’est le détacher de son contexte, parler du contexte c’est nier son impulsion esthétique et créatrice. L’autrice échappe à cette alternative : « la révolution politique opérée par le free jazz doit d’abord être comprise comme musicale. Et si cette révolution musicale est politique, ce n’est pas au sens où elle est l’illustration des revendications politiques des musiciens en s’incarnant dans une forme musicale, mais au sens où elle implique une transformation en profondeur du matériau musical » (p. 203).

7 Il y a plusieurs manières de tenter de comprendre le mépris des philosophes pour le jazz. La première, la plus simple et la plus immédiate, est sociologique : trop petit-bourgeois pour apprécier la musique « populaire » noire, ils ont émis un jugement (ou une absence de jugement) de classe. Joana Desplat-Roger a choisi une voie plus difficile, plus exigeante aussi, qui consiste à tenter de comprendre philosophiquement l’incapacité des philosophes à apprécier (au double sens de jouir et de juger) le jazz. On est donc parfois dérouté par le parcours, lorsqu’elle tente de rendre raison du silence des philosophes français de l’après-guerre sur le jazz, comme si l’on devait s’étonner d’un silence, ou lorsqu’elle cherche, malgré tout, à sauver Adorno, en dépit de sa franche mécompréhension du jazz. Car, après tout, le jazz n’a jamais eu besoin d’eux. Mais c’est justement là la difficulté et l’enjeu de ce qu’a cherché à faire Joana Desplat-Roger : rendre raison d’une mésentente. Non pas seulement l’expliquer, mais montrer comment elle vient travailler en profondeur les philosophes qui n’ont pas su l’entendre. Le jazz, lui, en sort indemne. La philosophie ? Pas sûr, c’est en tout cas le pari de l’autrice qui a tenté de poser les fondements d’une compréhension philosophique du jazz. Outre l’intérêt de l’histoire du (non) rapport des philosophes au jazz qui y est retracée, Le jazz en respect permet de suivre pas à pas la bataille intellectuelle que livre son autrice pour enfin rendre le jazz philosophiquement audible.

Note

  • [1]
    Laurent Cugny, Analyser le jazz, Paris, Outre-Mesure, 2009.