Imagination et formalisation : enquête sur les indexicalités de la science

L’expérience commune est un critère absolu de vérité.
Enrico Castelli, PUF, 1959
II faut croire qu’il y a une conception de la vérité lente qui fait bâiller, et une conception de la vérité subite qui emplit de plaisir.
P. Quignard, Albucius, pol, 1990

1Les phénomènes d’indexicalité constituent une question majeure, non seulement de la philosophie du langage et de la philosophie de l’esprit, mais aussi des approches pragmatistes et ethnométhodologique [*]. Ils fondent pour celle-ci l’orientation épistémologique générale de ses recherches : s’interdire d’analyser séparément les pratiques et la production du sens de l’action. Ceci a conduit, au moins dans la dernière période, à analyser les pratiques scientifiques comme des cours d’action située qui, comme tout cours d’action, requiert un savoir-faire pratique, incarné, constitutif de la compétence de membre et d’une compétence de métier.

2L’un des bénéfices heuristiques de l’approche ethnométhodologique est sans doute une argumentation puissante contre le relativisme et en faveur d’une conception non sceptique de la science. Mais il semble que cette avancée se fasse précisément au prix d’un resserrement des pratiques scientifiques réduites dès lors aux activités concrètes, « locales » [1] voire routinières de la science. En mathématiques notamment, Livingston s’est attaché principalement à montrer que le texte d’une démonstration mathématique et l’activité qui consiste à « faire » cette démonstration ne peuvent être traités séparément. Le texte « articule » le travail de la preuve [2]. Si, incontestablement, une part importante de la pratique scientifique est faite d’activités de ce type, elle ne s’y réduit pas. Par exemple le processus qui mène à l’invention d’une démonstration ne peut être confondu avec le compte rendu ordonné de la preuve. Dans leur ouvrage sur La pertinence, D. Sperber et D. Wilson centrent leur étude sur la compréhension spontanée en justifiant ce choix de la manière suivante. « L’inférence spontanée joue un rôle dans l’interprétation littéraire ou religieuse, tandis que la pensée savante est une entreprise sortant de l’ordinaire, même pour les savants » [3]. Ce sont ces entreprises qui sortent de l’ordinaire qui nous intéresseront ici.

3Prenant acte de la fécondité du concept d’indexicalité (tout en notant cependant qu’il requiert d’être thématisé – conçu seulement comme dépendance contextuelle, par exemple, il s’avère peu opératoire), notre propos est d’examiner cette notion lorsqu’on la confronte aux aspects de la pratique scientifique qui ne se réduisent pas à des activités familières.

4Il ne s’agit donc pas de faire une théorie générale et systématique de l’indexicalité dans les sciences. L’ambition de ce texte, plus exploratoire que démonstratif, est beaucoup plus modeste. Les aspects moins directement observables « en temps réel », et pourtant essentiels, voire caractéristiques de la pratique scientifique, qui retiendront notre attention ont trait à la dimension créative de la science et aux pratiques de théorisation. S’ils peuvent se prévaloir d’un lien indéniable avec des activités concrètes, ils ne se donnent à voir le plus souvent que de manière indirecte, « représentée », et différée. En un certain sens, on pourrait dire que, dans les deux cas, l’adéquation-intrication entre le déroulement des activités et les formulations qui les articulent se trouve subvertie. D’une part, par exemple, la naissance d’une idée nouvelle (ou d’une hypothèse) « surgit » du cours d’action, « rompt » sa continuité, bien plus qu’elle ne s’y inscrit. D’autre part, les pratiques de formalisation (notre réflexion se limitera à cette composante des pratiques de théorisation), même si elles peuvent être rapportées à un cours d’action particulier partiellement observable, se réfèrent à des intentions (ne serait-ce que le nécessaire travail de clarification conceptuelle et de contrôle méthodologique consubstantiel à toute science), qui débordent le cadre spatio-temporel de l’action proprement dite. Formalisation et formulation dans le cours d’action ne se confondent pas.

5Corrélativement, quittant la scène où compte rendu et pratique se nourrissent de la même « accountability » [4] la restitution de la créativité scientifique et la réception des travaux de théorisation ne peuvent se prévaloir de cette immédiateté. Leurs possibles comptes rendus, du double point de vue de leur production et de leur réception, font dès lors partie intégrante de l’enquête.

6Pour des raisons d’abord biographiques, les objets particuliers sur lesquels s’appuiera l’analyse sont empruntés aux mathématiques. Mais ce choix ne se réduit pas à une pure facilité. Les processus de formalisation examinés ici portent sur les jugements en situation d’incertitude, d’une part parce que cela permettra de mettre en lumière ce qui distingue les visées de la formalisation et celles de toute modélisation, et d’autre part, surtout, parce qu’ils nous semblent de nature à clarifier les procédures de raisonnement mises en œuvre dans toute situation où les connaissances sont incomplètes, imprécises ou incertaines. Ils constituent à ce titre une ressource précieuse pour tout retour réflexif sur les pratiques de théorisation scientifique.

7Ces deux moments de la pratique scientifique, la naissance d’idées nouvelles et le retour réflexif sur les procédures de raisonnement, seront donc examinés du point de vue des formes spécifiques de dépendance au contexte qui sont les leurs. Mais auparavant il convient d’analyser en quoi l’indexicalité des expressions linguistiques et des actions en jeu dans les activités scientifiques familières permet de repenser une objectivité que l’externalisme des approches constructivistes ne peut saisir.

I – Indexicalité et objectivité : la sociologie des sciences en question

8Pour de nombreux lecteurs, le seul « nouveau » discours sociologique sur les sciences aujourd’hui est le « programme fort » de Bloor [5]. Il ne peut être question de le présenter ici de manière exhaustive. Rappelons seulement qu’il repose sur quatre principes fondamentaux qui doivent orienter les recherches qui s’en réclament :

  1. un principe de causalité : identifier les conditions sociales qui provoquent croyances ou état du savoir [6].
  2. un principe d’impartialité vis-à-vis du vrai et du faux, du rationnel et de l’irrationnel, du succès et de l’échec.
  3. un principe de symétrie : par exemple, les croyances vraies et fausses sont justiciables du même type d’explications générales.
  4. un principe de réflexivité : ses schèmes explicatifs doivent être applicables à la sociologie elle-même [7].
Ce programme a été la cible de critiques corrosives venant de sociologues « académiques » [8] comme de scientifiques [9]. Si on peut souscrire à un certain nombre de ces critiques, notamment à la critique du relativisme irréductible que ce programme induit, en considérant que les recherches sociologiques anglophones sur les sciences s’apparentent toutes à l’école de Bloor, on méconnaît d’autres contributions, comme celle de l’ethnométhodologie, et surtout on se prive de la substance même des controverses qui opposent ces deux courants [10]. Polémiquer contre Bloor, feignant de considérer qu’il engage toute forme nouvelle d’approche sociologique des sciences, n’est-ce pas au fond une manière d’esquiver le débat sur la sociologie elle-même, en promouvant une controverse qui laisse la sociologie classique en arrièreplan, non interrogée?

9Ce qui est reproché à la « nouvelle » sociologie des sciences, c’est principalement son relativisme qui conduirait à renoncer à la notion d’objectivité. Mais la critique ne peut être menée jusqu’au bout. D’abord, les références théoriques des sociologues des sciences sont au fond les mêmes que celles de leurs principaux détracteurs : une sociologie d’inspiration durkheimienne associée à un modèle explicatif de type causal. Or, c’est notamment la confrontation de ce type de sociologie avec les pratiques scientifiques qui en révèle les limites. Une critique radicale de la nouvelle sociologie des sciences conduit à étendre cette critique à la sociologie en général.

10M. Lynch montre de manière convaincante, à partir d’une analyse minutieuse des différentes lectures du second Wittgenstein, qu’un élément absolument décisif interdit de confondre d’un point de vue conceptuel les deux approches – celle de l’ethnométhodologie et celle du « programme fort » – même s’il est par ailleurs difficile de tracer une frontière étanche entre les groupes de chercheurs qui se réclament de l’une ou de l’autre de ces démarches. Ce qui en effet est au cœur du litige est la conception du rapport entre pratique et discours, entre pratique et culture, ou encore entre objet et représentation. Pour les sociologues de l’école de Bloor, un hiatus irréductible sépare la pratique du sens qu’on lui attribue. Pickering, par exemple, écrit que « "culture" désigne le champ des ressources auxquelles les scientifiques font appel dans leurs travaux, et “pratique” se réfère aux actes de construction qu’ils effectuent dans ce champ. "Pratique" a aussi un aspect temporel qui fait défaut à la "culture". Les deux termes ne doivent pas être considérés comme synonymes : un marteau, des clous et quelques planches de bois ne sont pas la même chose que la construction d’une niche à chien » [11] C’est là que le relativisme peut trouver une place.

11Pour les ethnométhodologues, à l’inverse, l’observation des séquences de travail révèle qu’on ne peut analyser séparément pratique et sens de l’action. Ils notent, à propos des manuels scientifiques, que ceux-ci regorgent d’instructions diverses concernant les méthodes, les objets, les manipulations. « Cependant, l’observation minutieuse montre que quelque chose du travail de laboratoire se trouve chaque fois mêlé à la pratique réelle qui excède ce qui peut être formulé par des instructions, fussent-elles les plus détaillées possible. » « C’est « ce quelque chose en plus » omniprésent qui délimite un champ de phénomènes que l’on peut étudier et qui ne sont pas thématisés par les comptes rendus classiques des méthodes scientifiques. » [12] À ce titre, l’ethnométhodologie est une discipline « de fondement » mais dans un sens différent de la phénoménologie. Si, pour la phénoménologie, l’origine est à chercher dans les activités d’une conscience transcendantale, l’ethnométhodologie, à l’inverse, est fondationnelle au sens où elle cherche à mettre au jour les micropratiques et les procédures qui fondent l’objectivité D l’observabilité et la descriptibilité — des phénomènes. Ces innombrables ajustements qui échappent à toute formalisation décontextualisée relèvent d’une analyse temporelle et interdisent d’analyser séparément pratique et sens de l’action.

12La pomme de discorde est l’analyse que fait Wittgenstein du fait de « suivre une règle ». Pour D. Bloor, entre la formulation de la règle et la pratique, il convient d’intercaler des interprétations, des conventions qui constituent la substance de ces formes de vie partagées par une communauté [13] : la formulation de la règle ne détermine pas la pratique. Pour l’ethnométhodologie, s’il y a bien apprentissage de la règle, ce n’est pas au sens où des codes seraient à transmettre en plus de la formulation verbale. Il s’agit, tout au contraire, de la non-séparabilité [14] entre pratique et règle (distinguable mais non séparable) : indexicalité qui rend le compte rendu de ce en quoi consiste « suivre une règle » particulièrement difficile, d’autant que cette pratique singulière est elle-même « internally related » à l’ensemble des activités pratiques auxquelles la règle fait référence. D. Bloor [15] s’étonne de cette affirmation de divergence, et argumente en faveur d’un cousinage étroit entre les deux démarches. Le concept d’« accord de fait » — utilisé par M. Lynch à la suite de Wittgenstein – par exemple, n’est-il pas au fond un concept sociologique au même titre que celui d’intérêt? Selon M. Lynch, Bloor ignore les contributions décisives du second Wittgenstein sur le langage. Pour Bloor, le langage est toujours un discours « sur ». Certes, Bloor n’ignore pas que le langage peut porter sur le langage lui-même, mais il n’échappe pas à une conception référentialiste, alors même que Wittgenstein s’est efforcé de montrer que le langage est beaucoup plus que cela. C’est précisément cet élargissement de la conception du langage — notamment la prise en compte de sa dimension pragmatique (les formulations produites dans un cours d’action sont des actions parmi d’autres) qui a été à l’origine d’une révision des sciences sociales elles-mêmes et de la remise en cause de leur idéal d’intelligibilité en termes de causalité.

13Il se trouve que cette complexité irréductible de l’action située, où le sens se construit dans l’action même, se double de l’impossibilité d’échapper à l’indexicalité de tout énoncé : pour l’ethnométhodologie, [16] « gérer » l’indexicalité consiste à agir concrètement ou à produire de nouveaux énoncés indexicaux pour, dans le cours d’action, réduire l’indétermination des énoncés et des actes. Frege caractérise de manière similaire l’indexicalité linguistique : « Les phrases du langage de tous les jours laissent une grande place pour la conjecture. Ce sont les circonstances environnantes qui nous permettent de déterminer la conjecture correcte. La phrase que j’énonce ne contient pas toujours ce qui est nécessaire à sa compréhension ; une grande partie doit être tirée du contexte, par le geste que je fais et la direction de mes yeux. » [17]

14La posture épistémologique de l’ethnométhodologie semble à première vue nous éloigner de toute possibilité d’objectivité dès lors que tout énoncé est foncièrement attaché à la situation d’énonciation, que tout énoncé est indexical. À ce titre, la connaissance savante ne diffère pas de la connaissance ordinaire, mais du coup cette propriété semble invalider irrémédiablement tout projet d’objectivation, si toutefois on retient une définition classique de la description objective comme description « stable d’un état de choses présent dans le monde extérieur », stable voulant dire ici indépendante du contexte ou de circonstances particulières. Une représentation objective doit être pertinente en dehors d’un contexte déterminé et cette condition remplie permet de la pourvoir d’une valeur de vérité. À l’inverse, une représentation indexicale est une représentation qui n’est analysable que contextuellement comme occurrence employée par des locuteurs réels. [18] » Objectiver semble alors correspondre à un processus abouti de décontextualisation et donc de désindexicalisation. On notera qu’une telle façon de voir les choses se situe au seul niveau des formulations : produire des énoncés débarrassés des attaches contextuelles qui les lestent. Traduire, ou tenter de traduire des formulations situées en formulations décontextualisées, serait alors au fond rompre avec ce qui fait précisément la spécificité de l’ethnométhodologie, c’est-à-dire le refus d’arracher les énoncés à leurs conditions d’énonciation. Indexicalité et objectivité paraissent alors s’opposer irréductiblement dès lors que l’objectivité est considérée comme une propriété d’un énoncé ou d’une proposition.

15Mais, à l’inverse, on peut aussi considérer que cette indexicalité irréductible conduit non pas à renoncer à toute objectivité mais plutôt à poser la question de l’objet dans des termes renouvelés. M. Lynch, déjà, lorsqu’il argumente en faveur d’une lecture non sceptique du second Wittgenstein, montre comment repenser l’objet dans une perspective épistémologique où l’objectivité est d’abord l’objectivité pratique des phénomènes.

16On peut en effet voir dans l’indexicalité, associée à la réflexivité, l’expression d’une propriété de l’action qui constitue localement à travers la coproduction de la situation un environnement objectif au sens d’environnement partagé. La production de l’environnement objectif dans l’action conjointe est bien illustrée par le récit de la « découverte » du pulsar optique par Garfinkel, Livingston et Lynch [19]. Ces auteurs montrent comment un objet pratique – c’est-à-dire accompli en acte, émergeant des pratiques – est en fait un objet culturel [20], « adopté » [21] comme objet naturel. On n’est pas loin au fond de la conception de l’objet développée par Marx dans la première thèse sur Feurbach, où il remet en question la notion d’objet comme accomplissement de ce que l’on regarde et développe l’idée que l’objectivité de l’objet n’est autre que l’objectivité présumée de la pratique. Parce que l’activité scientifique est étroitement intriquée dans des activités pratiques partagées, celles-ci en constituent une source d’objectivité, fondée davantage sur l’action (en tant notamment qu’elle est rationnellement organisée) que sur le regard. À propos des démonstrations mathématiques, Livingston écrit par exemple : « le travail vivant, par lequel une démonstration (proof-account) devient une description précise du travail d’identification d’une démonstration, est identique au travail qui en fait la démonstration objective d’un théorème » [22], alors que pour les sciences sociales qui parlent de sciences, « l’observabilité et l’objectivité pratique des phénomènes se constituent dans les textes et nulle part ailleurs » [23].

17Par ailleurs on trouve déjà au niveau de la philosophie du langage des analyses qui précisent les phénomènes sous-jacents à la notion d’indexicalité. J. Perry invite à distinguer, pour les expressions indexicales, la notion de signification linguistique et celle de valeur sémantique [24]. L’exemple analysé par l’auteur, « J’ai écrit le Traité », permet d’illustrer cette distinction. « Le pronom “je” a deux valeurs sémantiques différentes – deux référents – bien que sa signification linguistique soit la même aux deux occasions. » [25] E. Corazza et J. Dokic précise : « […] comme les expressions démonstratives (indexicales) peuvent être apprises une fois pour toutes, indépendamment des contextes futurs dans lesquels elles pourraient être utilisées, leur signification linguistique doit être constante. Par exemple, la signification linguistique de « aujourd’hui » ne varie pas selon le jour où l’expression est utilisée. En fait la signification linguistique de « aujourd’hui » est donnée par une règle universelle et constante telle que : « chaque occurrence de “aujourd’hui” désigne le jour où elle a lieu » [26]. La question de l’objectivité se concentre donc sur la valeur sémantique qui « porte » la fonction proprement indexicale.

18En fait, commentant Peirce, C. Chauviré nous invite déjà à parler de l’indexicalité autrement que sur le mode de la déploration ou de la répression [27]. Par défaut d’indexicalité, des énoncés ne sauraient prétendre au titre de proposition. L’auteur prend comme exemple le serment « Jean Dupont a commis un meurtre » qui ne peut être un serment si Jean Dupont n’existe pas, l’énoncé étant sans objet. Pour Peirce, l’indexical est « un remède partiel au vague, qui n’est d’ailleurs pas un défaut ou un manque mais une réalité entièrement positive » [28]. Notons que Peirce distingue plusieurs sortes de vague. Il ne faut pas confondre par exemple l’indétermination préméditée de l’horoscope [29] – qui est une indétermination par défaut d’indexicalité – et le vague pragmatique des conversations ordinaires. Les interlocuteurs peuvent faire fond sur un contexte linguistique et extralinguistique partagé pour que l’usage de phrases imprécises ne pose pas de problèmes pour l’organisation de l’action et la compréhension mutuelle. « C’est par l’usage des index que le locuteur “s’engage ontologiquement” vis-à-vis de l’auditeur quant à l’existence ou la réalité des objets dont il parle. » [30]

19Cette objectivité récupérée, corrélative de l’indexicalité, produite dans la proximité plutôt que dans la distanciation spatio-temporelle, déplace du coup le problème initial. Si la critique relativiste, qui fait fond notamment sur la séparabilité des pratiques et du sens de l’action, se trouve clairement affaiblie, il semble que ce soit au prix d’une réduction des pratiques scientifiques à leurs activités strictement « locales ». Il convient donc à présent d’examiner les formes éventuelles d’indexicalité en dehors de ces activités concrètes et routinières, faute de quoi on ne se serait pas franchement écarté de la conception de la science conçue comme une construction purement théorique adossée à un « vocabulaire de base », lequel assurerait à lui seul le lien avec la nature ou le contexte [31].

II – La naissance d’une idée : un trésor perdu?

20Formuler une hypothèse, ouvrir un nouveau champ de questions, inventer/découvrir un nouvel objet, etc., sont autant de phénomènes qui s’apparentent à la naissance d’une idée nouvelle. Naissance : le terme peut paraître inapproprié, excessif, une pure métaphore. Rappelons ce que dit M. Merleau-Ponty de la naissance : « […] disons qu’il y a eu une nouvelle possibilité de situations. L’événement de ma naissance n’a pas passé, il n’est pas tombé au néant à la façon d’un événement du monde objectif, il engageait un avenir, non pas comme la cause détermine son effet, mais comme une situation, une fois nouée, aboutit inévitablement à son dénouement. Il y avait désormais un nouveau "milieu", le monde recevait une nouvelle couche de signification. Dans la maison où un enfant naît, tous les objets changent de sens, ils se mettent à attendre de lui un traitement encore indéterminé, quelqu’un d’autre et de plus est là, une nouvelle histoire, brève ou longue, vient d’être fondée, un nouveau registre est ouvert. » [32] La naissance d’une idée, comme avènement d’un champ de questions et de la possibilité de situations nouvelles, est l’une des formes de la créativité scientifique.

21C’est sans doute un des traits majeurs de la science : « […] la recherche scientifique découvre très souvent des phénomènes nouveaux et insoupçonnés et les savants inventent continuellement des théories radicalement nouvelles. L’étude historique permet même de supposer que l’entreprise scientifique a mis au point une technique d’une puissance unique pour produire des surprises de ce genre. » [33]

22On pourrait penser que c’est là un souci purement anecdotique, au mieux historique, que de vouloir sauver ces événements. C’est une des raisons possibles des réticences de certains scientifiques à « raconter » leur expérience en la matière. Il s’agit en fait d’un élément essentiel dans les dispositifs d’argumentation relatifs à la non-séparabilité des textes et des pratiques scientifiques. Ce qui permet de plaider en faveur d’une césure entre les activités et la constitution d’un sens (césure que la « nouvelle sociologie des sciences » tente de combler à l’aide de concepts empruntés à la sociologie classique), c’est que l’analyse est presque toujours contrainte à une position d’après coup. L’effort porte alors sur la production d’un compte rendu de l’événement, le plus souvent dans un contexte de description qui cherche à l’inscrire dans une histoire de la discipline ou de la science. Une fois les turbulences de l’action vive partiellement apaisées, apprivoiser l’événement consiste souvent à dégager celui-ci de sa gangue pratique et de ses dimensions contingentes. Certes, l’observation des pratiques à laquelle se livre l’ethnométhodologie aujourd’hui restitue bien l’intrication des modes opératoires pratiques et symboliques, mais elle vise plutôt à donner à voir la production d’un ordre inscrit dans les pratiques, un ordre le plus souvent « seen but unnoticed » à cause de la familiarité même de celles-ci. Ces observations mettent l’accent sur des situations dont le caractère problématique est complètement résolu dans le cours même de l’action. Mais les situations indéterminées, c’est-à-dire « perturbées, ambiguës, confuses, pleines de tendances contradictoires, obscures », avant d’être résolues, doivent devenir « problématiques » pour pouvoir commencer à faire l’objet d’une enquête. La naissance de nouvelles idées peut être justement considérée comme le passage d’une situation indéterminée à une situation problématique [34]. Selon Dewey, « l’idée est avant tout l’anticipation de quelque chose qui peut arriver : une marque de possibilité » [35]. Elle contribue à rendre possible la conception des opérations nécessaires à la résolution d’un problème. Si certaines idées nourrissent le développement d’un champ d’activités, d’autres, en revanche, inaugurent un champ de problèmes, sont à l’origine d’un nouveau jeu de langage, de nouvelles façons de faire.

23Ceci pose d’emblée la question des modes de restitution de l’invention scientifique : accéder à « ce qui s’est passé » est inextricablement lié au type de discours susceptible d’en rendre compte. On peut aborder cette question d’un point de vue proprement philosophique et placer l’« événement », suivant en cela Peirce et Hanson par exemple, sous la juridiction du concept d’abduction qui permet de penser les démarches par lesquelles le chercheur s’oriente vers des hypothèses qui lui semblent plausibles. Cette approche philosophique libère la réflexion épistémologique sur les formes de raisonnement, de l’alternative stérilisante entre déduction et induction, mais laisse intacte l’idée d’un écart entre les pratiques et l’émergence d’un sens. Par ailleurs, elle ne fait que nommer des procédures qu’il convient ensuite de décrire et de comprendre.

24Nous sommes, au fond, presque devant un paradoxe. D’une part, l’orientation des activités scientifiques réside en partie dans la « fidélité » à ces événements que sont les naissances de telles idées nouvelles. Mais, d’autre part, la naissance d’une idée ou une découverte au cœur même des activités scientifiques semblent échapper aux formes de comptes rendus classiques. D’abord, les scientifiques ne reviennent pas volontiers vers ces moments baroques qui échappent précisément à ce que le discours scientifique veut offrir de maîtrise sur les choses. Mais surtout, à l’instar des événements publics ou biographiques, leur complexité constitutive déborde en général tout récit qui veut en rendre compte. C. Romano qualifie d’ « événemenriales » ces ruptures qui ne peuvent être confondues avec ce qu’il nomme les « faits intramondains » qu’il est toujours possible d’inscrire dans un enchaînement de causes qui en absorbe finalement la contingence apparente. À l’inverse, l’événement proprement dit n’en finit pas de relancer l’enquête et les efforts pour en réduire le « tranchant » s’avèrent parfois impuissants à en supprimer la dissonance.

25À cet égard, le récit que fait B. Mandelbrot des étapes successives de l’enquête qu’il a menée sur la « généalogie » des fractales est particulièrement éclairant. Le 9 avril 1997, dans le cadre des émissions de France Culture « Les inattendus », Benoît Mandelbrot s’est entretenu avec Philippe Boulanger, directeur de la revue Pour la Science sur « l’apport des fractales ». Ce fut l’occasion pour B. Mandelbrot [36] de faire le récit de l’émergence des fractales, sous leur double aspect de théorie et d’objet – de très bel objet – et de réfléchir à la généalogie des idées et des sciences, et en particulier au rôle accordé aux images dans le développement des mathématiques. Nous reviendrons plus loin sur la restitution proprement dite de la naissance de ces « objets fractals » et du rôle des images dans ce processus.

26B. Mandelbrot expose l’évolution de sa conception de la généalogie de cette idée. « On sait que les êtres humains ne naissent pas du néant, qu’il n’y a pas de génération spontanée parmi les êtres humains ou parmi les êtres tout court. On sait également qu’il en est de même pour les idées scientifiques, les idées intellectuelles, les idées tout court. Dans le cas des fractales, les parents de la géométrie fractale me paraissaient autrefois extrêmement clairs d’une part, et extrêmement surprenants. Il y a deux parents […], l’un était une collection d’objets mathématiques [37], […] objets qui étaient considérés à l’époque comme étant aussi décharnés que possible, aussi écartés que possible de tout réel. En fait, objets qui avaient même été créés, inventés pour montrer que les mathématiques sont indépendantes du réel, qu’il y a une existence mathématique non soumise aux contraintes de ce qui nous entoure. D’autre part, l’autre parent était très différent, c’était l’étude de certains phénomènes que l’on peut qualifier d’aussi terre à terre que possible. Par exemple la surface de la terre. Des objets qui sont d’une extrême irrégularité, d’une extrême rugosité. » Mais ce premier récit a suscité diverses réactions de la part du « public » conduisant finalement à une seconde version de l’ascendance intellectuelle du travail de M. Mandelbrot.

27« Une fois que cette œuvre a été, non pas achevée mais nouée [38] si l’on peut dire, dans mon livre Objets fractals en 1975, j’ai continué à utiliser […] ces objets, et leur utilisation a pris de plus en plus un caractère esthétique. Des images qui étaient a priori tout à fait utilitaires, des images dont le but était aussi terre à terre que possible (par exemple représenter des montagnes), se révélaient aux yeux de mes amis, de mes collègues et d’un public de plus en plus grand, être de belles images. »

28Et la réception de ces images par un vaste public s’est accompagnée de nombreuses réactions quant aux analogies qu’elles pouvaient suggérer.

29« Mais, surprise, étonnement. Des lettres de lecteurs, des comptes rendus, des articles [39] me disent de plus en plus nombreux que je me trompe, que mon idée de la pureté des objets inventés par les mathématiciens il y a cent ans était une idée fausse, que mon idée du caractère utilitaire ou du caractère prosaïque des questions que je posais était fausse et qu’en fin de compte, l’une et l’autre avaient une ascendance commune. Donc les deux parents tellement disparates de la géométrie fractale, telle que je la voyais il y a vingt ans, ou il y a quinze ans, étaient en fait cousins — cousins très éloignés, bien entendu, mais cousins quand même. On m’a fait remarquer que beaucoup de ces objets inventés il y a cent ans par les mathématiciens étaient utilisés depuis toujours en décoration. »

30Pour autant, toutes les formes utilisées en décoration, fussent-elles répétitives, ne sont pas des ancêtres des fractales.

31« Les trésors de la décoration sont innombrables et dans ces trésors de la décoration les mathématiques, la science avaient puisé, sans limites, ce qu’elles voulaient. Pendant longtemps, elles avaient puisé des objets qui étaient très réguliers. Par exemple, la culture arabe est faite de répétitions de certains thèmes.[…] Les cultures persane et hindoue sont pleines de fractales, l’arabe ne l’est pas. On pense fréquemment que les objets gigognes sont des objets fractals. Ce n’est pas le cas. Dans les matriochkas, par exemple, il y a une poupée, dans cette poupée, une autre poupée, etc. La limite c’est un point. Ce n’est pas intéressant. S’il y avait deux poupées dans chaque poupée, ce serait un objet fractal. Parmi les objets de culte, en particulier dans certaines formes de bouddhisme, il y a des sculptures fractales, incontestables de précision et de qualité. Donc aujourd’hui je me sens extrêmement redevable à ce patrimoine décoratif. »

32Mais l’enquête menée par B. Mandelbrot le conduit finalement à un troisième récit. Rappelant aux auditeurs le plan de la conférence qu’il avait prévu de faire : « Mon idée était de commencer par vous parler de ces ancêtres puis ensuite de dire que les ancêtres, en réalité, pour les idées et pour les sciences n’existent pas », il suggère qu’au fond, dans l’après-coup, on s’affilie des prédécesseurs, tentant ainsi de réduire des discontinuités ou des contingences.

33« Une phrase de Borges m’a beaucoup ému. Il dit que dans le cas des idées, il n’y a pas d’ancêtres réels, il y a des ancêtres qu’on s’imagine, qu’une nouvelle idée se crée des ancêtres, se crée des précédents. En fait, il n’y avait pas de théorie mathématique que j’aurais pu utiliser. Il y avait des outils mathématiques isolés, écartés, individuels, discrets, qui ont été essentiels. Dans la théorie mathématique où ces outils ont pris place, l’“analyse réelle”, […] ces outils jouent un rôle tout à fait insignifiant. Donc dire que les fractales descendent de l’analyse réelle, c’est contrefactuel du point du vue historique. […] D’autre part, on peut faire (c’est d’ailleurs ce que j’ai fait) ta liste de faits isolés de toutes sortes, d’une part du côté mathématique, et encore plus du côté empirique, qui pourraient avoir un lien avec les fractales. Par exemple, quelqu’un qui, en 1890, a fait des observations sur un tremblement de terre. Ceci a été oublié ou presque. […] Maintenant, il est possible de dire : “On peut peut-être comprendre ce que ce type écrivait et qui n’avait aucun sens.” Donc en un certain sens, en rencontrant ce type de référence, j’avais le sentiment qu’il y avait une sorte de prédécesseur que je me créais, en plus de ceux que je connaissais. »

34On retrouve ici la conception du temps de G. H. Mead : la (re)construction du passé est initiée par un nouvel événement et de nouveaux événements inaugurent de nouveaux passés [40]. Mais l’événement lui-même reste donc marqué par une contingence irréductible qui, d’une part, semble handicaper, au moins jusqu’à un certain point, sa restitution par une pure narration conçue comme « une concaténation de situations et d’événements reliés entre eux par des indications qui marquent l’intervention des acteurs » [41]. D’autre part, cette contingence oblige à reprendre l’enquête sur la non-séparabilité des activités et de la production du sens.

35La naissance d’une idée est à la fois inséparable des pratiques sans que pour autant celles-ci en soient la cause. Un article de B. Latour permettra d’illustrer ce propos : « Le “pédofil” de Boa Vista – montage photo-philosophique ». L’auteur a accompagné une équipe de chercheurs – pédologues et botanistes — en forêt amazonienne. « Un peu philosophe, je décide de me servir du récit de cette mission pour comprendre le travail de la référence scientifique » [42], écrit l’auteur. Les scientifiques se sont retrouvés sur le terrain pour tenter de déterminer si la forêt avance ou recule. Pour le pédologue, « c’est la savane qui doit manger peu à peu la forêt dégradant le sol argileux, nécessaire à la croissance vigoureuse des arbres, en un sol sableux sur lequel ne poussent que l’herbe et de maigres arbustes. […] Les sols vont de l’argile au sable, et non du sable à l’argile, tout le monde sait cela. » [43] Pour la botaniste, à l’inverse, l’observation des différentes espèces d’arbres pourrait donner à penser que c’est la forêt qui avance mais la question n’est pas tranchée.

36Il est clair que B. Latour ne s’intéresse que de manière latérale à ce qui motive directement la mission. « Mes amis veulent découvrir si la forêt avance ou recule, et moi comment les sciences peuvent être à la fois réalistes et construites, immédiates et médiates, sûres et fragiles. Le discours des sciences a-t-il un référent? Lorsque je parle de Boa-Vista, à quoi nous renvoie cette parole? Science et fiction diffèrent-elles l’une de l’autre? » [44] Mon propos n’est pas de discuter les analyses de B. Latour sur la production de la référence scientifique, mais, partant du compte rendu qu’il en fait, de montrer que contrairement à ce qu’il affirme lui-même, entre les activités programmées et le surgissement d’une idée ou d’une hypothèse, « la conséquence n’est pas bonne ».

37B. Latour montre dans ce texte comment, par procédures successives de marquage, de prélèvements, de rangements d’échantillons, on transporte quelque chose de la forêt dans le laboratoire. « Dans ce transport, quelque chose est conservé. Si je parvenais à saisir cet invariant, ce je-ne-sais-quoi, j’ai l’impression que j’aurais compris la référence savante. » [45] À partir de sa collection de feuilles, minutieusement enrichie au fil du temps, la botaniste peut, sur la table de son laboratoire, procéder à des comparaisons, des rapprochements libérés de toute contrainte de temps et de lieu. Elle voit ainsi « émerger des patterns qu’aucun prédécesseur n’a jamais pu discerner. L’innovation dans la connaissance sort tout naturellement de la collection déployée sur la table. […] Nulle différence de ce point de vue entre l’observation et l’expérience qui sont des constructions toutes deux. » [46] De même le pédologue dispose dans un tiroir muni de petits casiers – un pédocomparateur – des échantillons du sol prélevés à intervalles réguliers dans un « mouvement de substitution par lequel un sol réel devient un sol connu par la pédologie » [47]. « Plus tard ces petites mottes de terre seront identifiées, tant du point de vue de leur couleur que de leur texture afin de permettre ensuite le tracé de diagrammes qui pourront être insérés dans un rapport de mission. Les chercheurs mettront ainsi en évidence l’existence d’une bande d’une vingtaine de mètres, à la frontière de la forêt, mi-argileuse mi-sableuse dont l’étude devrait permettre de résoudre le problème posé au départ. C’est ce travail de déplacement, de traduction, fondé sur la ressemblance, qui constitue la référence scientifique par conservation de traces qui établissent un parcours réversible permettant, au besoin, de revenir sur ses pas. » [48] Une fois la description des étapes successives de ce travail achevée, B. Latour écrit : « René vient d’y ajouter les déjections de vers de terre dont je n’ai pas parlé jusqu’ici. Il semble, en effet, d’après mes amis, que les vers tiennent dans leurs tubes digestifs particulièrement voraces la solution de l’énigme. » [49]

38Le souci de B. Latour, au cours de cette mission, était de décrire le travail de production de la référence scientifique, afin d’en comprendre le caractère à la fois réel et construit. Le regard de l’anthropologue s’est rivé sur l’activité pratique des chercheurs dont il donne une description d’autant plus évocatrice qu’elle est accompagnée de nombreuses photos. Mais à regarder de près ces activités, l’anthropologue n’a pas vu ni entendu se formuler l’hypothèse sur le rôle des vers de terre, et qui constitue pourtant l’événement majeur de la mission. Le rapport en témoigne : « L’enrichissement en argile des horizons supérieurs ne peut se faire par néoformation (faute de source d’aluminium connue). Les seuls agents susceptibles d’accomplir ce travail sont les vers de terre, dont nous avons pu constater l’activité sur le site étudié […]. L’étude de la population de ces vers et la mesure de leur activité doivent donc fournir des données essentielles pour la poursuite de l’étude. » [50] Il nous semble donc que dans ce fragment de recherche, « l’innovation dans la connaissance ne sort pas tout naturellement de la collection déployée » comme le prétend B. Latour. L’hypothèse portant sur les vers de terre est un moment d’irréversibilité (au moins pour un temps) dans le processus de recherche. Il n’est pas de même nature que les activités de prélèvement et d’échantillonnage qui précisément veulent préserver un caractère réversible, « permettant au besoin de revenir sur ses pas ». De manière performative, le compte rendu de B. Latour nous montre deux choses. D’une part que l’activité de théorisation – ici de production d’hypothèses – est inséparable du travail pratique. C’est dans le cours de leur expérience partagée que pédologue et botaniste ont coproduit cette hypothèse (ni comme hypothèse théorique a priori – il fallait avoir identifié la bande sablo-argileuse – ni comme énoncé issu d’un travail d’élaboration théorique d’après coup). Et d’autre part que l’innovation, bien qu’inséparable du travail pratique, n’en n’est pas la conséquence naturelle, la formulation de l’hypothèse n’est pas un moment dans la suite logique des étapes du travail pratique. En tout cas, l’observation minutieuse de l’évolution de ce travail pratique l’a manquée : « les déjections de vers dont je n’ai pas parlé jusqu’ici… ». C’est une activité spécifique — puisqu’on peut rendre compte des pratiques sans référence majeure à cette activité de théorisation, comme l’a fait B. Latour — qui semble échapper au moins partiellement à un compte rendu scientifique (voire à une restitution purement narrative de l’action). Pourtant, la naissance d’une idée ou le surgissement d’une hypothèse paraît en même temps inséparable du cours d’action auquel elle est affilée. Est-on dès lors contraint d’attendre un enregistrement fortuit d’une découverte ou de l’émergence d’une idée nouvelle [51] pour sauver le phénomène?

39La naissance d’une idée ou la découverte/invention d’un objet scientifique constitue en soi un événement marquant dont la contingence ne se laisse pas complètement réduire par une enquête minutieuse rétrospective. Lorsque G. Didi-Huberman évoque un tableau de J. Pollock pour rendre compte de l’émergence d’une idée – celle de faire d’un pan d’une fresque de Fra Angelico dans le couvent de San Marco à Florence, un objet possible pour l’histoire de l’art —, il fait de ce rapprochement incongru un moment anachronique, mais décisif pour l’avenir de ces recherches. « C’est la violence même et l’incongruité, c’est la différence même et l’invérificabilité qui auront, de fait, provoqué comme une levée de la censure l’émergence d’un nouvel objet à voir et, au-delà, la constitution d’un nouveau problème pour l’histoire de l’art. » Il subsiste, dit-il, un « malaise dans la méthode : c’est que l’émergence de l’objet historique comme tel n’aura pas été le fruit d’une démarche historique standard — factuelle, contextuelle, ou euchronique — mais d’un moment anachronique presque aberrant, quelque chose comme un symptôme dans le savoir de l’historien » [52]. Cet événement, cette vision, en partie initiatique – le monde ne peut plus être vu comme avant – est inscrit dans des pratiques sans en être une simple conséquence : « Si j’essaie aujourd’hui de me remémorer ce qui a pu suspendre mon pas dans le corridor de San Marco, je ne crois pas me tromper en disant que ce fut une espèce de ressemblance déplacée entre ce que je découvrais là, dans un couvent de la Renaissance, et les drippings de l’artiste américain admirés et découverts bien des années plus tôt. » [53] Ces événements, dont l’analyse achoppe immanquablement sur une contingence indépassable, témoignent, par l’importance même des développements scientifiques qu’ils inaugurent, de la complexité de ces moments décisifs et de l’intrication des pratiques et de l’imaginaire.

40P. Ricœur rappelle à quel point le « tranchant » de l’événement peut se révéler parfois irréductible. L’émotion [54] associée à l’expérience — celle-ci est toujours en partie une expérience esthétique et à ce titre elle présente une structure dramatique qui n’est pas d’emblée narrative [55] — s’apaise rarement tout à fait et l’évocation de l’événement réanime ces émotions que l’on croyait endormies. « Restituer » l’événement est alors plus qu’un récit, une « présentification », une « actualisation », qui donne à ressentir, éprouver ce qui ne pourrait être simplement expliqué ou raconté et, porté par l’émotion et l’enthousiasme [56] qu’il suscite encore, l’événement révèle ainsi son caractère foncièrement baroque [57]. L’évocation par B. Mandelbrot de l’invention/ découverte – la découverte créatrice – des fractales dont il a déjà été question plus haut nous permet de partager une partie de son expérience vive – grâce à l’émotion qui subsiste dans le récit – où s’articulent imagination, technique, rêve, espoir, attente, vérification dans une complexité qui intrique en permanence pratique et sens de l’action, anticipation, projet, mise à l’épreuve. Les séparer relève d’un réductionnisme explicatif dont on sait les limites, mais assumer cette non-séparabilité conduit du coup à renoncer au style proprement explicatif de la production de connaissances scientifiques pour accorder une place non seulement au récit, mais aussi peut-être à la restitution orale dont la rhétorique ne peut circonscrire totalement l’émotion.

41« J’avais cette idée en tête que les courbes irrégulières – donc mettons la courbe de Helge von Koch, le flocon de neige, et des courbes de cette nature – n’étaient pas en fait tellement extraordinaires, qu’on pourrait peut-être les représenter et que ce serait peut-être alors des modèles raisonnables de l’irrégularité des côtes [58]. Là, j’ai pris une direction, qui en fait était fondamentale pour mon entreprise mais qui n’était pas une étape naturelle, une étape usuelle : j’ai voulu voir. L’idée normale à cette époque aurait été de mesurer, de mesurer les côtes, de mesurer ces courbes et de voir si les mesures coïncidaient. Or il se trouve que je suis très visuel. La raison pour laquelle cette petite affaire m’enchante tellement, c’est que je suis nourri de visuel. Je suis mathématicien, mais pour moi, ce sont les images qui comptent. L’image et la formule sont les deux côtés d’une feuille infiniment mince ; elles sont liées de façon indissoluble. Donc je voulais voir quelle tête aurait cette courbe. »

42À cette époque, rappelons-le, on ne disposait pas d’écran, c’est donc à l’aide d’une simple machine à écrire que B. Mandelbrot et son assistant ont « produit » les premières images de ce qui sera désigné plus tard sous le nom de fractale. Le caractère rudimentaire du dispositif technique rend la procédure très longue :

43« Le lendemain matin, tremblants, on voit sortir cette image, […] Étonnant ! C’était la côte en Nouvelle-Zélande ! Pourquoi Nouvelle-Zélande? Fff… par hasard. On voit deux îles, et puis à côté vers la droite, vers l’est, il y avait une petite île. Alors on rigole en disant : “Ben voilà, ce n’est pas vraiment la Nouvelle-Zélande. Mais au fait… au fait, l’île Bounty? c’est à l’est de la Nouvelle-Zélande !” On regarde la carte : il y avait l’île Bounty, en Nouvelle-Zélande ! Bien sûr, c’est un hasard absolu, on avait mis la hauteur de la mer à un certain niveau, et cela avait donné cette image-là. Mais le fait que ce dessin (qui était d’un primitif incroyable, c’est un W et un M superposés, la machine tapait WM superposés là où se trouvait le zéro), que ce dessin fasse rêver, était essentiel. Le fait que le rêve entre dans ce processus était fondamental. La surprise était que le rêve puisse être supporté par cette image, que l’image elle-même ne soit plus sèche, que ce ne soit pas un cercle. Le cercle, on peut le faire très très mal, car en fait on sait comment le remplir. Cette image-là, il fallait la faire aussi bien que possible, car en fait on ne la connaissait pas. »

44Commentant cette étape du processus et celles qui l’ont suivie, B. Mandelbrot multiplie les superlatifs : « C’était prodigieux ! », « on était stupéfait ! » tout en retrouvant l’émotion du moment : « on tremblait, car on se disait que c’était une sorte de hasard, une coïncidence qui avait fait que cette image paraissait réaliste. On pensait qu’en regardant de plus près, ce ne serait plus réaliste. Mais pas du tout ! C’était encore mieux ! Donc encore une fois, étonnement », etc.

45Le rôle joué par l’image dans la naissance des objets fractals exemplifie une forme d’indexicalité des processus cognitifs. D’abord il convient de souligner la différence entre un schéma et une image. Suivons encore B. Mandelbrot :

46« Il y a une différence du tout au tout entre l’image et le diagramme, entre l’image et l’esquisse, entre l’image et le schéma. L’esquisse, le diagramme, le schéma, tout le monde en fait toujours. Personne ne peut faire de mathématiques sans utiliser des images intellectuelles qui sont en fait des images très très grossières, car on ne voit pas d’images très précises dans la tête. Ici, il s’agit d’images très complètes, d’images qui ont tous les détails. Et le détail fait rêver bien mieux que s’il n’y a pas de détail. »

47Alors que le schéma est en quelque sorte en deçà de l’idée – il ne fait que « supporter » l’idée -, l’image la dépasse. Véritable expérience esthétique, sa valeur suggestive n’en épuise pas la portée (B. Mandelbrot ne cesse de parler de la beauté des fractales) et aucun énoncé ne peut la remplacer. Elle est constitutive de l’argumentation elle-même, tant au niveau de la constitution des fractales comme objets scientifiques qu’au niveau plus général du rôle de l’image en mathématiques. On sait les efforts déployés par certains mathématiciens pour échapper à cette forme de dépendance relative aux objets physiques et même par d’autres scientifiques pour éliminer l’image de la science [59]. Pour B. Mandelbrot :

48« Cette idée me paraissait épouvantable, et j’ai eu la chance de montrer par l’exemple qu’elle était fausse. Non pas par un argument intellectuel –ça n’a jamais marché de dire que "c’est impossible", qu’“il faudrait que” … – mais en montrant : l’image fait rêver, l’image fait penser, l’image fait qu’on se pose des questions qui sans elle n’auraient pas été posées. »

49C’est là sans doute un argument de poids en faveur de l’hypothèse de non-séparabilité des activités et de la production du sens, et même de la naissance d’idées nouvelles. C’est évidemment un argument pragmatique : tout autre forme d’argument aurait, à l’inverse, contribué de manière performative à discréditer cette hypothèse.

50Cet exemple confirme la conception deweysienne du rôle des idées et révèle le caractère inaugural de l’image qui va bien au-delà de la simple articulation du travail en cours. Pour Livingston, les figures et les notations en mathématiques ont seulement pour fonction de révéler des éléments de la démonstration qu’il convient de découvrir et non d’inventer : « L’introduction d’une notation [dans une figure] conduisant [à une autre figure] rend disponibles certains aspects de la figure qui dès lors s’articulent en tant que travail d’organisation pratique de la démonstration découverte. » [60] Il écrit par ailleurs : « Ce qui est intéressant dans un dessin ou une peinture, c’est qu’il décrit, non qu’il représente, ceci reste une énigme de philosophe. » [61] L’image, dans l’expérience de Mandelbrot, ne décrit pas quelque chose qui lui coexiste, elle constitue un moment d’irréversibilité qui inaugure un nouveau champ de possibles à inventer/découvrir. Le compte rendu d’une telle expérience, pour en respecter la dimension esthétique et dramatique, ne relève pas de la pure narrativité.

III – Les pratiques de théorisation scientifique : formalisation et indexicalités

a – Théorisations profane et savante

51Si les activités, qu’elles soient profanes ou savantes, sont justiciables des mêmes procédures d’analyse, les visées des pratiques de théorisation ne peuvent être confondues. Musil soulignait déjà que « […] bien souvent, l’ingénieur se distingue du théoricien justement en ceci qu’à un moment donné, il coupe court à la réflexion pour recourir, en vue de la construction, à une hypothèse, une approximation, un processus abréviatif qui est un saut dans l’invérifiable ; et c’est le succès qui assure ou non la vérification » [62].

52D’une part, Garfinkel distingue franchement les pratiques de théorisation scientifique des activités scientifiques ordinaires : « Pour éviter tout malentendu, je tiens à souligner que ce qui est en question ici est l’attitude de théorisation scientifique. L’attitude qui informe les activités scientifiques concrètes est une question totalement différente. » [63] D’autre part, si Garfinkel ne réduit pas la science aux seules pratiques de théorisation, il ne dénie pas au sens commun toute activité théorisante. Il s’inspire pour ce faire des travaux d’A. Schutz, lequel assume un double héritage, phénoménologique et pragmatique. Pour Schutz, la théorisation scientifique ne poursuit aucun but pratique. « Son but n’est pas de maîtriser le monde, mais de l’observer et si possible de le comprendre. » [64] À l’objection attendue selon laquelle le but ultime de la science est la maîtrise du monde, A. Schutz répond : « Tout ceci est aussi vrai que banal, mais n’a rien à voir avec notre problème. Il est évident que vouloir améliorer le monde est l’un des motifs principaux qui poussent à s’intéresser à la science, et les applications des théories scientifiques conduisent évidemment à l’invention de dispositifs techniques pour maîtriser le monde. Mais ni ces motifs ni l’utilisation de ces résultats pour des objectifs “mondains” ne constituent un élément du processus de théorisation scientifique lui-même. Théoriser scientifiquement est une chose, utiliser la science dans le monde du travail en est une autre. » [65]

53Plutôt que de définir la rationalité de manière nominale, Garfinkel s’interroge sur les usages du qualificatif « rationnel » et les traits qui contribuent, chacun à leur manière, à la reconnaissance d’un comportement rationnel. Le théoricien « pratique » comme le théoricien scientifique a recours à des standards et des procédures comme celles de comparer, classer, évaluer des degrés d’erreur, rechercher des moyens adéquats, concevoir des stratégies efficaces, suivre des règles ou faire des prédictions. En revanche seul le théoricien scientifique 1) tente de régler explicitement son investigation sur les principes de la logique formelle, 2) considère comme un objectif en soi de clarifier sémantiquement les notions qu’il utilise et 3) confronte systématiquement ses propres énoncés avec le savoir scientifique partagé. Garfinkel précise que ces « rationalités scientifiques, en fait, n’apparaissent comme des propriétés stables des actions et comme des idéaux sanctionnables que dans le cas d’actions gouvernées par une attitude de théorisation scientifique. En revanche, les actions gouvernées par une attitude de la vie quotidienne sont caractérisées par l’absence notable de ces rationalités, que ce soient comme propriétés stables ou comme idéaux sanctionnables » [66].

54Pour ces deux auteurs, les deux types d’attitude ne se fondent pas l’un dans l’autre (no shade into each other), et leur différence n’est pas une simple affaire de degré. Cette distinction tient d’abord aux présupposés qui gouvernent les deux attitudes. Nous en mentionnerons quelques-uns, pertinents pour notre propos. D’abord, dans les situations quotidiennes, le « théoricien » pratique adopte une ligne de « neutralité officielle » envers la règle interprétative selon laquelle « on peut douter que les objets du monde sont tels qu’ils nous apparaissent ». Cela concerne les objets du monde physique, mais également la réalité sociale. Schutz soutient que nous suspendons le doute « à toutes fins pratiques » dans le monde à notre portée, celui qui nous est familier et dans lequel se posent les problèmes pratiques que nous avons à résoudre. De plus, et ceci est essentiel, nous nous attendons à ce qu’autrui fasse de même, et s’attende à ce que l’on procède ainsi. À l’inverse, dans les activités de théorisation scientifique, la règle interprétative qui prévaut est celle d’une « neutralité officielle » envers la « croyance selon laquelle les objets du monde sont tels qu’ils apparaissent ».

55Évidemment, dans les activités de tous les jours, on peut douter que les objets soient tels qu’ils nous apparaissent, mais ce doute est en principe un doute limité par le respect de certains traits routiniers de l’ordre social qu’on ne met pas en question. Dans les situations quotidiennes, l’acteur sélectionne les événements en fonction de ses intérêts pratiques. L’exactitude de l’ordonnancement des événements est supposée être testée et testable, mais sans pour autant suspendre la pertinence de ce qui est considéré comme fait, supposition, conjecture, fantaisie, etc. Dans la vie de tous les jours, on construit un sens des événements en utilisant un arrière-fond présupposé de « faits naturels de la vie » que l’on suppose également utilisé par les autres. Cette hypothèse d’un monde commun de communication n’est pas remis en question, il est même la condition de pouvoir s’assurer que notre compréhension des significations des affaires de la vie quotidienne est une compréhension réaliste. On peut remettre en question la réalité d’une chose, mais si ce doute devenait systématique on serait vite qualifié de malade, d’incompétent, voire de criminel [67].

56À l’inverse, les activités de théorisation scientifique sont gouvernées par un idéal de doute « en principe illimité ». Schutz et Garfinkel ajoutent que cet idéal, « en tout cas, ne reconnaît pas les structures sociales normatives comme des conditions contraignantes ». Les règles interprétatives en vigueur dans ces activités scientifiques requièrent que « le sens et l’exactitude d’un modèle [soient] testés et décidés en suspendant le jugement de la pertinence de ce que le théoricien sait en vertu de sa position physique et sociale dans le monde réel » [68] Les « personnes significatives », qui, pour le théoricien pratique, constituent le groupe des personnes avec lesquelles on ajuste l’interprétation des événements sélectionnés, sont universalisées – c’est tout un chacun en quelque sorte – et idéalement confondues avec des manuels désincarnés de procédures pour décider de l’objectivité et de la validité des interprétations. « Des collègues particuliers sont, au mieux, des instances faillibles du type abstrait d’un tel “chercheur compétent” ». Par ailleurs, à la différence du théoricien pratique, le théoricien scientifique peut en principe refuser sa créance à ses collègues proches au nom d’une appartenance à la communauté anonyme des « chercheurs compétents » pourvu que les actions soient conformes aux normes des manuels de procédures. Enfin, Schutz souligne également que dans la vie de tous les jours les personnes assument une « forme de socialité » spécifique qui présuppose qu’il existe une différence particulière entre l’image de soi-même que l’on attribue aux autres et l’image que l’on a de soi, c’est-à-dire que l’on postule une différence entre la vie privée et la vie publique. Au monde intersubjectif de savoir partagé correspond un savoir privé qui concerne des sujets dont on pense que les autres les ignorent. Les événements de tous les jours sont cependant connectés à cet arrière-fond de « significations tenues en réserve ». Cette vie privée est une hypothèse absente de l’ensemble des règles d’interprétation de la théorisation scientifique.

57Selon Schutz, les deux attitudes se distinguent également du point de vue du rapport au temps. En particulier, le théoricien pratique est pris dans le flux des événements et, comme toute action, son action s’inscrit en deçà d’un horizon temporel qui en définit l’urgence, alors que l’activité de théorisation scientifique suspend en un certain sens le flux du temps : rien, en principe, n’oblige à conclure.

58Ainsi, pour Garfinkel et pour Schutz, les présuppositions de la vie quotidienne et celles de la théorisation scientifique constituent des ensembles largement étanches. Passer d’une attitude à l’autre conduit à une modification radicale de la configuration des événements et de leurs relations. Pour expliciter cette dissemblance, Garfinkel a recours à une analogie : « La nature de la différence entre les systèmes d’événements constitués par les deux ensembles de présuppositions interprétatives peut être illustrée par l’exemple suivant. Il suffit de comparer les événements relatés tels que peut les voir un téléspectateur lorsqu’il suit les événements de “l’histoire”, avec les événements dont il est le témoin lorsqu’il suit la scène comme un ensemble d’effets produits par un groupe d’acteurs professionnels qui se comportent conformément aux instructions d’un producteur de film. Ce serait du didactisme philosophique sommaire que de dire que le spectateur a vu "plusieurs aspects de la même chose" ou que, sans esprit critique, les événements de l’histoire "ne sont que" les événements de la production » [69]. Cette métaphore suggère qu’on ne peut ni retenir l’hypothèse d’un ensemble continu de traits – où les distinctions seraient une simple affaire de degré- ni se contenter d’un seul événement, constitué selon les rationalités scientifiques ou profanes.

59Cette façon d’aborder l’activité scientifique, où une place est accordée à l’activité de théorisation, semble aujourd’hui abandonnée par une partie des ethnométhodologues. En s’intéressant principalement aux pratiques ordinaires de la science et en réduisant les pratiques de théorisation aux formulations produites dans le cours d’action, certains ethnométhodologues laissent précisément de côté les traits spécifiques de l’activité scientifique qui sont selon Schutz et Garfinkel, rappelons-le, l’usage des principes de la logique formelle pour guider l’investigation, un intérêt marqué pour la clarification et la précision sémantique pour elles-mêmes, et la référence au savoir explicitement « scientifique » pour former un jugement. Certes ces expressions sont relativement ambiguës. Que signifie « guider »? Qu’entend-on par logique formelle? Les sociologues des sciences, de leur côté, ont largement critiqué l’idée même d’une spécificité de la rationalité scientifique car ils considèrent qu’elle présume que « les scientifiques agissent conformément aux règles logiques lorsqu’ils conduisent leurs expérimentations » [70]. Les ethnométhodologues, quant à eux, rappellent d’autres propos de Garfinkel : « le modèle [de rationalité scientifique] fournit un moyen d’exposer la manière dont une personne agirait en tant que scientifique idéal [the ways in which a person would act were he conceived to be acting as an idéal scientist] [71] », pour finalement renoncer à l’étude de certaines spécificités de la pratique scientifique. M. Lynch note que les ethnométhodologues « se sont un peu écartés de cette conception de la science considérée comme un domaine cognitif défini par une constellation spécifique de normes au profit d’une description des pratiques scientifiques » [72]. Ce n’est pas en tant que constellation de normes, mais plutôt comme propriétés stables que ces deux aspects de la théorisation proprement scientifique – la référence à la logique formelle [73] et les tâches de clarification conceptuelle — constituent des dimensions prépondérantes de tout travail de formalisation. Ils se trouvent au cœur de l’élaboration des systèmes experts qui visent à modéliser les mécanismes d’inférence en présence de prémisses incertaines ou imprécises et qui, par là même, se donnent comme objet de simulation ou de description les raisonnements de sens commun.

60Les pratiques de raisonnement ne sont pas intégralement observables. Si les ethnométhodologues peuvent affirmer que « nos activités pratiques sont manifestement rationnelles », les pratiques de théorisation, de raisonnement, les enchaînements d’idées, sont-ils d’emblée conformes « à la logique formelle »? L’un des aspects d’une pratique scientifique consiste précisément à faire retour sur l’organisation des arguments avancés. C’est même souvent dans un mouvement de mise à l’épreuve d’après coup qu’apparaissent d’éventuelles contradictions ou la nécessité de modaliser un énoncé. On touche là les limites de l’autoréférence et, partant, des approches « internalistes » et strictement « locales ».

61Comme le souligne J.-M. Berthelot, « si la réflexivité est la capacité linguistique à prendre une situation pour objet d’un dire et à l’élaborer par la production de ce dire, elle est tout autant et davantage la capacité à prendre ce dire lui-même comme objet d’un nouveau dire. Or cette capacité introduit, au sein même du langage ordinaire, la justification, et, au sein même du contexte, l’intercontextualité : « Je viens de dire cela, n’ai-je rien oublié? mon sentiment est-il vraiment fondé? ne pourrait-on pas interpréter les choses autrement? Ces questions, que je me les pose ou qu’on me les pose, prennent au sérieux la prémisse implicite de tout ensemble d’énon-cés prétendant dire quelque chose du monde : ne pas dire n’importe quoi, engager une prétention à la vérité. Mais cette mise en question est, simultanément, mise en perspective transcontextuelle : je vais me justifier en faisant appel à des expériences, des témoignages, des écrits. Bref, je vais chercher à dépasser le cadre d’indexicalté de mon énoncé originel. » [74]

62Les processus de formalisation des raisonnements et de clarification conceptuelle participent de ce décentrement pour éprouver et valider des productions théoriques. Il s’agit d’épreuves « externalistes » au sens où cet exercice ne s’inscrit pas dans le prolongement immédiat de l’activité elle-même. Il requiert de suspendre celle-ci, pour un temps très court s’il est intégré aux activités elles-mêmes, mais ce retour réflexif peut se faire dans un temps largement différé, voire être mené par d’autres scientifiques. Ces formalisations ne sont pas des « formulations », au sens ethnométhodologique du terme. De même qu’une démonstration ne « décrit » pas le travail effectué pour l’inventer : c’est une « description précise », un « compte rendu transcendantal » du travail de la preuve [75], mais pas du travail effectivement mené pour trouver la preuve. C’est dans ces processus de formalisation, orthogonaux, en un certain sens, aux pratiques et à leurs formulations que l’on se propose de mettre en évidence des formes d’indexicalité, non seulement par rapport au nouveau contexte de la formalisation, mais aussi par rapport au contexte initial : les procédures calculatoires elles-mêmes dépendant de la configuration des données et des connaissances disponibles.

b – Modélisation et formalisation

63En tant qu’activité scientifique spécifique, la branche des sciences cognitives qu’est l’intelligence artificielle « semble fournir des outils de description qui permettent de développer une science des phénomènes mentaux inaccessibles sans cela » [76]. Pour certains auteurs, « si l’ordinateur réussit à produire le comportement extérieur correct, […] le modèle peut être considéré comme ayant passé de façon satisfaisante le test de sa validation psychologique » [77]. On ne s’intéressera pas ici à cette question de l’adéquation des artefacts, des modèles élaborés par l’IA aux processus cognitifs humains : à ce niveau, les prétentions de l’ethnométhodologie et celles de l’intelligence artificielle s’opposent radicalement. La première soutient l’indexicalité de toute formulation, alors que les produits de la seconde prétendent constituer des modèles décontextualisés des processus cognitifs.

64Il ne s’agit pas non plus, à la manière de L. Suchman par exemple [78], de soumettre le travail pratique des chercheurs en sciences cognitives à l’observation ethnométhodologique, comme peut l’être classiquement toute activité scientifique. Les remarques qui suivent concernent la démarche, le processus argumentatif qui conduit à la formation de ces artefacts que sont les modélisations de procédures de raisonnements. Il ne s’agit donc pas d’évaluer l’adéquation de ces modèles, encore moins de discuter de la possibilité même d’une telle modélisation, mais de repérer les problèmes auxquels est confronté le raisonnement qui conduit à un tel produit.

65L’ia présente un caractère très spécifique, puisqu’elle vise, entre autres, à modéliser des raisonnements, des jugements ou des activités de théorisation. Mais, comme le montre très bien L. Suchman, ces modélisations échouent à décrire les pratiques elles-mêmes qui les engendrent. Ces modélisations ne sont pas des « formulations » (au sens ethnométhodologique du terme) de l’activité en question. Ce qui est analysé ici, ce n’est donc ni les pratiques en temps réel, ni le produit lui-même, mais la restitution du processus argumentatif qui justifie ou conduit à l’élaboration de ces produits.

66Ceci conduit à distinguer les notions de modélisation et de formalisation [79], au niveau du travail de théorisation accompli, des intentions inscrites dans les étapes de ce travail. Ce travail peut être vu comme un simple cheminement de pensée. On le considérera comme une succession de problèmes à résoudre, le compte rendu argumenté de cette activité théorique faisant apparaître les axiomes, les incertitudes et les décisions prises pour les lever.

67Nous partirons d’un exemple d’usage non thématique (au sens de Finck) de ces deux notions lorsqu’elles sont utilisées précisément pour contraster deux conceptions des systèmes experts. J.-B. Grise, pour caractériser ces deux conceptions, s’exprime de la manière suivante : « Pour les uns, un S.E. est l’expression formalisée et donc exacte de la pensée : "Toute règle d’inférence utilisée dans Reseda (un certain S.E.) n’est que la formalisation et la généralisation d’un raisonnement effectivement utilisé par un spécialiste dans un cas particulier." Pour d’autres au contraire, un S.E. n’est qu’un modèle, donc partiel et de quelque façon partial, de la pensée naturelle : Aucun des principaux systèmes d’information opérationnels ne suit la stratégie du langage naturel. » [80] Pour cet auteur, la notion de formalisation est associée à un souci de fidélité au raisonnement effectif, à la différence de celle de modélisation qui serait plutôt liée à des préoccupations d’efficacité.

68Mais souvent c’est le terme modélisation lui-même qui est nuancé pour signifier la différence entre ces deux notions. Lorsque Hintikka présente son « interrogative model of reasoning », il voudrait que celui-ci ne soit justement pas considéré comme un « modèle » à proprement parler. « La modestie du terme “modèle” pourrait suggérer que nous n’avons affaire qu’à une pure métaphore. En réalité, ce n’est pas le cas. Le modèle interrogatif n’est pas qu’un objet de comparaison commode pour certains aspects particuliers de la théorie de l’argumentation. C’est un cadre indispensable pour la théorie de l’argumentation en général. » [81] J. Ladrière attire également l’attention sur cette distinction. « Il faut […] distinguer, semble-t-il, modèles explicatifs et modèles de simulation. Ce qui rend un modèle explicatif, c’est sa capacité à faire voir comment un principe engendre effectivement un explicandum. Évidemment, on pourrait dire qu’un programme d’intelligence artificielle est construit selon des principes et qu’il est donc explicatif des conséquences qu’il permet d’engendrer. Le problème est de savoir si ces conséquences peuvent être considérées comme une représentation acceptable de l’explicandum, autrement dit si une simulation est une représentation. » [82]

69Si, d’un point de vue pratique, il n’est pas toujours aisé de séparer ces deux procès de travail, ils se distinguent clairement au niveau des intentions. Le travail de formalisation est orienté vers la description, alors qu’une modélisation est surtout préoccupée de prévision [83] et se laisse étudier comme fiction [84]. Certes, cette description est en général imparfaite, il n’y a pas toujours de formalisation adéquate. C’est néanmoins au titre de ses intentions que le travail de formalisation fait partie des pratiques rationnelles proprement scientifiques proposées par Garfinkel et Schutz (notamment en assumant la référence à une logique formelle et la nécessaire clarification conceptuelle) et qu’il permet la confrontation des démarches scientifiques. Par exemple, à propos du travail de l’historien, P. Ricœur écrit : « Il faut maintenir l’opération historiographique dans le voisinage des démarches communes à toutes les disciplines scientifiques, caractérisées par le recours, sous des formes diverses, à des procédures de modélisation mises à l’épreuve de la vérification. » [85]

70Dans l’histoire des mathématiques, c’est très souvent la nécessité de clarifier certains concepts qui a imposé ce travail de formalisation. Ce processus peut être hésitant [86] et le sort des notions soumises à cet examen s’est révélé très divers. Par exemple, le travail de formalisation de la notion intuitive de continuité en mathématiques a montré d’une part que l’idée intuitive était plus proche du concept de différentiabilité que du concept de continuité finalement adopté, et d’autre part a permis d’étendre la notion de continuité à une classe d’objets beaucoup plus large que les seules courbes proprement dites. Le concept de dérivée, quant à lui, est resté bien ajusté à la notion de vitesse, alors qu’il disqualifiait les indivisibles. Par ailleurs, souvent, la clarification d’un concept permet de répondre à d’importantes questions restées jusque-là sans réponses, comme, par exemple, l’existence de fonctions continues non dérivables [87].

c – Poser une définition

71À première vue, introduire une définition peut se comprendre comme une interruption du processus de description. Gödel, par exemple, refusait l’idée que la notion de calculabilité fasse l’objet d’une « définition ». Il proposait de distinguer calculabilité mécanique et calculabilité « humaine effective ». Selon J. Mosconi, ce que Gödel trouvait « critiquable dans la “proposition [proposai] de définir…”, c’est l’idée d’une sous-détermination de notre notion préformelle de calculabilité ; l’idée que celle-ci ne serait qu’une esquisse fantomatique, sans véritable consistance ; qu’on pourrait convenir d’en préciser le profil de telle ou telle manière ». J. Mosconi poursuit : « […] Gödel tire argument de la “confluence” des concepts mathématiques de calculabilité en faveur de son réalisme conceptuel. Pour lui, ce n’est pas sur une convention ingénieuse que l’on peut faire reposer (philosophiquement) la théorie de la calculabilité, mais sur une description rigoureuse et fidèle de la réalité idéelle. » [88]

72L’introduction d’une définition nominale est précisément ce qui disqualifie l’approche « constructive » en sociologie, à laquelle M. Lynch oppose l’ethnométhodologie. Il illustre sa critique du constructivisme en attirant précisément l’attention sur le moment définitoire [89]. Il prend pour ce faire l’exemple de l’essai de Bernard Barber sur le concept de « confiance dans la science ». La marque du constructivisme réside dans l’introduction d’une définition du concept pour réduire la dispersion des usages. Ce n’est pas tant le fait que la définition retenue se réfère au corpus théorique du fonctionnalisme que le fait même d’introduire une définition qui est en question. Ce geste présuppose une sous-détermination de la notion préformelle de confiance, nie son indexicalité. C’est, pour M. Lynch, ce geste définitoire lui-même qui crée l’apparente séparabilité du concept et des pratiques auxquelles il est affilié.

73Mais, si pour l’ethnométhodologie c’est faire œuvre purement constructive, il semble qu’à l’inverse, inséré dans un travail de formalisation, ces gestes définitoires font signe vers le contexte, au moment précisément où 1 ’« accord » avec le contexte ne va plus de soi.

d – De la probabilité à la crédibilité : définitions et « machineries inférencielles » indexées sur la forme des connaissances

74On l’a dit plus haut, il ne s’agit pas ici de prendre en compte les systèmes experts dans leur généralité. Je m’appuierai sur des travaux particuliers, qui présentent la spécificité de renoncer à la théorie des probabilités pour modéliser les procédures de calcul et de jugement en situation d’incertitude [90].

75La théorie des probabilités a la vie dure. Évidemment, ce qui est en question ici, ce n’est pas son applicabilité aux expériences aléatoires répétables, mais l’extension de son application à des situations où la notion même de répétabilité est dépourvue de pertinence. Un bref retour historique sera utile. Lorsque se constitue le calcul des probabilités au xviiie siècle, l’ensemble des phénomènes visés par ce calcul est très large et inclut a priori tous les jugements des hommes éclairés en situation d’incertitude. Il s’agissait de codifier mathématiquement les principes intuitifs qui étaient à la base de la pratique et de la croyance de l’homme raisonnable [91] ou de l’homme « bernoullien », selon l’expression de Roshdi Rashed [92]. Pour Lorraine Daston, l’interprétation classique du calcul des probabilités se caractérise par : « une confusion féconde des sens objectif et subjectif de la probabilité ; un fort déterminisme niant l’existence réelle du hasard et qui soulignait le sens subjectif de la probabilité dans les manifestations programmatiques ; et surtout une liaison étroite avec cette espèce de rationalité pratique qui distinguait l’homme raisonnable » [93]. À ce titre, le calcul des probabilités assume simultanément une visée descriptive et prescriptive. Il devait pouvoir formaliser adéquatement le jugement de l’homme raisonnable — le bon sens est un calcul implicite que le calcul des probabilités peut expliciter – et, partant, il se présente comme un moyen d’instruire et de rationaliser la formation du jugement [94]. Si l’homme raisonnable au début du xviiie siècle est plutôt le juge désintéressé, une autre figure apparaît peu à peu, celle du marchand avisé, pour qui le calcul des probabilités représente un outil d’aide à la décision. En effet, les mises à l’épreuve de ce calcul font apparaître peu à peu qu’il ne traduit pas de manière adéquate les procédures de jugement. Si bien que finalement, l’usage de ce calcul va concerner principalement sa dimension prescriptive – notamment dans le champ de l’économie – qui perd ainsi de vue la possible mise à l’épreuve pratique que la prétention descriptive exigeait. Néanmoins, des tentatives se poursuivent jusqu’à aujourd’hui pour tenter de se servir du calcul des probabilités, notamment pour modéliser le raisonnement plausible [95].

76En fait les hypothèses sur lesquelles repose le calcul des probabilités peuvent paraître exorbitantes. Le travail de formalisation mis en œuvre dans les théories des possibilités qui sous-tendent les modélisations d’IA exposées ici veut justement échapper à ces décisions épistémologiques excessives. Deux hypothèses gouvernent le calcul des probabilités : d’une part la possibilité de décrire de manière exhaustive [96] la situation aléatoire, d’autre part la fonction qui associe un « poids » à un énoncé, un argument, une proposition ou un événement est « additive ». Cette dernière propriété signifie entre autres que la connaissance du poids d’une proposition permet de « calculer » le poids de la proposition contraire. J. Bernoulli déjà avait tenté de formaliser un calcul du poids d’arguments sans cette hypothèse d’additivité [97] qui ne se vérifie que dans certains cas particuliers, justiciables d’une approche en termes proches de la notion de fréquence. La formation du jugement échappe, sauf éventuellement pour des séquences limitées, à la juridiction de l’additivité. Il en découle évidemment un divorce radical entre la formation du jugement et la théorie des probabilités qui oblige à reprendre à nouveaux frais les questions de modélisation des comportements rationnels.

77Ainsi, les théories de l’incertitude qui s’émancipent du carcan des probabilités sont de nouvelles candidates précieuses pour le travail de formalisation du raisonnement, du jugement ou de l’argumentation. Rappelons qu’il ne s’agit pas ici de mettre à l’épreuve les modèles issus de ce travail mais bien d’analyser la configuration du raisonnement qui y conduit, telle que l’on peut la saisir dans les argumentaires introductifs de ces travaux.

78Le premier pas de la formalisation consiste à poser un axiome qui a prétention à être un axiome « naturel » : la fonction g qui associe une mesure de confiance [98] (ou un « poids ») à un argument, un énoncé p ou un événement A [99], est « monotone », c’est-à-dire que :

79si p -> q (ou si A ? B) alors g(p) ? g(q) (ou g(A) ? g(B) ).

80Cet axiome ne constitue pas un geste définitoire. C’est la formulation (au sens ethnométhodologique) d’une règle inscrite dans une forme de vie.

81Ce postulat induit un certain nombre de propriétés, notamment :

82g(p ? q) ? min (g(p), g(q)) et g(p ? q) ? max (g(p), g(q))

83Mais celles-ci ne suffisent pas cependant à déterminer un calcul.

84D’autres gestes doivent être faits pour restreindre la classe des fonctions g, ces traits sont trop vagues pour permettre la poursuite du travail de formalisation. Il faut imposer des propriétés supplémentaires qui permettront d’engager une mécanique inférencielle. Or, comment sont choisies les propriétés que l’on impose à g? Elles sont déterminées très largement par la configuration attribuée aux données, à la manière dont sont organisées les connaissances disponibles. Ce geste définitoire désigne donc en creux la sous-détermination du modèle, mais en même temps l’indexicalité de la procédure de raisonnement elle-même.

85Pour illustrer ceci, il est nécessaire d’entrer plus avant dans le compte rendu formalisé de l’argumentation.

86Les connaissances peuvent être représentées par un ensemble de propositions. Notons Pi une proposition focale (ou Ei Un élément focal), c’est-à-dire une proposition qui peut être imprécise mais à laquelle l’état de nos connaissances permet d’associer m(pi), une « part de croyance » (laquelle ne prétend à aucune propriété, en particulier ce n’est pas une mesure de confiance) et P l’ensemble de ces propositions focales. Nous ne perdons aucune généralité à supposer que :

87

figure im1

88On associe alors à une proposition q les mesures de confiance suivantes :

89

figure im2

90

figure im3

911) Si les propositions focales sont toutes des propositions élémentaires (c’est-à-dire que chaque proposition focale est incompatible avec une proposition qu’elle n’entraîne pas), ou, dit autrement, que tous les éléments focaux sont des événements élémentaires (c’est-à-dire que tout événement est une réunion d’événements focaux), les mesures de confiance g1 et g2 sont égales et on démontre qu’il s’agit de probabilités. La mécanique infériencielle qui peut être mise en œuvre est celle du calcul des probabilités.

922) Si les propositions focales sont deux à deux incompatibles (ou les éléments focaux deux à deux disjoints), la mesure de confiance g1 (A) (notée P* (A)) est calculée en considérant tous les éléments focaux qui rendent nécessaire l’occurrence de A, g2 (A) (notée P* (A)) est calculée en considérant les éléments focaux qui ne rendent pas A impossible. Dans ce cas, on considère qu’une probabilité existe mais que les connaissances dont on dispose permettent seulement de proposer un intervalle qui la contient [P* (q), P* (q) ], défini par :

93

figure im4

94ou encore :

95

figure im5

96On les appelle parfois improprement probabilités inférieure et supérieure, bien qu’il ne s’agisse pas de probabilité (P* et P* ne sont pas additives).

973) si les éléments focaux forment une suite d’ensembles emboîtés E1? E2 ? E3 ? …… ? En (ce qui correspond à une situation fréquente où les connaissances sont plutôt concordantes et non dispersées comme dans les cas précédents), les mesures de confiance g1 et g2 sont respectivement les mesures de possibilité ? et de nécessité N de la théorie des possibilités [100], dont la machinerie inférencielle est définie par :

98

figure im6

994) enfin, dans le cas le plus général où on ne dispose d’aucune propriété particulière additionnelle portant sur la structure de P quant à la configuration des connaissances, les mesures de confiance g1 et g2 sont respectivement la mesure de crédibilité Cr et la mesure de plausibilité P1 de Shafer [101] mais on ne peut obtenir dans ce cas de contraintes inférencielles suffisantes qui définiraient à elles seules un calcul puisqu’elles prennent la forme suivante :

100

figure im7

101Notons que la formalisation, telle que nous venons de la présenter, articule des conditions « sémantiques » et « syntaxiques » sans qu’il soit possible de les séparer.

102Quelques commentaires permettent de « contrôler » en quoi ces définitions sont conformes au sens commun.

103Prenons l’exemple des mesures de possibilité et de nécessité.

104D’abord, N(A) ? ?(A), ce qui est conforme à l’intuition selon laquelle il faut qu’un événement soit possible avant d’être nécessaire.

105Ensuite, alors que P(A) + P(nonA) = 1 dans le cas des probabilités,

106

figure im8

107La possibilité (ou la nécessité) d’un événement et celle de son contraire ne sont que faiblement liées. En particulier, pour caractériser l’incertitude relative à un événement ou une proposition, on a besoin de deux nombres, ? (A) et N(A), liés par les relations :

108

figure im9

109S’il y a lieu de parler de calcul, c’est en un sens beaucoup plus large que ce que l’on peut entendre par calculabilité « humainement effective », selon Gödel, puisque la mise en œuvre de la mécanique inférencielle requiert une technologie électronique sophistiquée, que les entités sur lesquelles cette mécanique s’applique sont le plus souvent des couples de nombres et qu’enfin, le résultat de la procédure se donne également sous la forme d’un couple (même si dans certains choix de formalisation il peut être considéré comme un intervalle). C’est aussi un « calcul » qui, en général, n’est pas « vérifonctionnel ». Un calcul est dit vérifonctionnel lorsque la valeur de vérité d’un énoncé ne dépend que des valeurs de vérité des éléments qui le composent et non des éléments eux-mêmes. Un calcul qui n’est pas vérifonctionnel présente une forme particulière de dépendance au contexte. Ainsi, l’effort de formalisation fait apparaître, à l’endroit même de ces gestes défïnitoires, une forme d’indexicalité qui invite à repenser les relations entre jugements et calcul.

110Introduire une définition est en fait une réduction du vague ou de l’imprécision pour un certain contexte pragmatique. La définition ainsi introduite s’apparente plus alors à une expression indexicale qui délimite une partie du contexte, et permet de passer d’une situation indéterminée à une situation moins indéterminée, ou franchement problématique (sur laquelle on peut échanger des arguments). La définition « pointe » une partie de ce que la notion non formalisée évoquait de manière vague. C’est parce que l’ajustement pratique du processus de formalisation n’aboutit pas, parce qu’on ne peut pas « se débrouiller » avec la notion vague, qu’on pose une définition [102]. Plus précisément, lorsqu’il s’agit de formaliser les procédures de jugement en situation d’incertitude, c’est la configuration du contexte qui oriente le choix de définition et, partant, qui détermine la syntaxe ultérieure de la formalisation, c’est-à-dire la machinerie inférencielle permettant de « modéliser » le jugement.

111Cette enquête ne peut avoir de conclusion qu’en forme d’ouverture. Dans le cadre des philosophies du langage, la notion d’indexicalité ne concerne que des entités linguistiques précises, mais a fait l’objet d’enquêtes rigoureuses. En ethnométhodologie, la notion s’applique de manière très large non seulement à tout énoncé mais aux actions elles-mêmes et, bien que son usage soit circonscrit aux formulations produites dans le cadre d’activités ordinaires, elle reste finalement massive et peu thématisée.

112Pour U. Eco, « il y a un phénomène que nous devons entendre comme présémiotique, ou protosémiotique », qu’il propose d’appeler « indexicalité ou attention primaire (Peirce parlait d’attention, comme faculté d’orienter l’esprit vers un objet, d’être attentif à tel élément en faisant abstraction d’un autre). Nous avons une indexicalité primaire lorsque, dans l’épaisse matière des sensations qui nous bombardent, nous sélectionnons d’un seul coup quelque chose que nous découpons sur ce fond général, en décidant que nous voulons en parler. […] C’est la décision encore aveugle par laquelle, dans le magma de l’expérience, j’individue quelque chose dont je dois rendre compte » [103] Mais ce quelque chose a lieu avant. « Ce n’est pas l’acte primaire de l’attention qui définit le quelque chose, c’est le quelque chose qui éveille l’attention. » [104] L’indexicalité cesse, dès lors, d’être une propriété d’expression linguistique ou d’action, ou une capacité. Elle demande à être pensée comme une relation. La notion de découverte créatrice assume déjà une indexicalité conçue comme une complexité par intrication réciproque. « Dans ce genre de découverte créatrice, le monde revêt une signification toute nouvelle, qui n’est le résultat ni d’une découverte pure et simple, ni d’une décision arbitraire. » [105] L’indexicalité comme relation [106] peut être dès lors étudiée du point de vue des traits spécifiques du « saisir » qu’elle exprime [107]. La puissance des images [108], par exemple, comparée au caractère ancillaire des figures, suggère qu’il y a peut-être lieu de qualifier la force ou l’intensité de l’indexicalité. Elle peut être dispersée, répétée, réajustée comme au cours des activités routinières, mais aussi ponctuelle, rigide, irréversible, orientée comme dans le travail de formalisation. Les modélisations des connaissances qui font apparaître des contextes emboîtés suggèrent qu’elle peut être également transitive. Sans doute doit-elle également être confrontée minutieusement aux concepts de flou, d’incertain ou de vague, tels qu’ils sont thématisés dans le cadre de ces formalisations du raisonnement savant ou de sens commun et dans le cadre des philosophies pragmatistes.

Notes

  • [*]
    Je remercie infiniment Louis Quéré d’avoir bien voulu relire les premières versions de ce texte. Ses remarques et ses conseils m’ont été particulièrement précieux. Je tiens à remercier également Fernando Gil pour sa lecture attentive.
  • [1]
    Locale au sens où les informations contextuelles utiles semblent être tirées d’un domaine limité et prédéterminé.
  • [2]
    Ce que résume l’expression « Lebenswelt pair ». E. Livingston, Making Sense of Ethno-methodology, Routledge and Kegan Paul, London and New York, 1987. L. Quéré propose une analogie particulièrement suggestive pour notre propos : « On peut par exemple penser aux cartes schématiques, dessinées à toutes fins pratiques, avec des tracés, des instructions et des points de repère, que l’on donne à quelqu’un pour qu’il trouve son chemin pour se rendre à une destination déterminée, ou encore aux instructions de montage qui accompagnent les objets achetés en pièces détachées. De tels énoncés ou de telles représentations ne guident l’effectuation d’une activité déterminée – organiser un parcours ou monter un meuble, par exemple -, que parce que l’agent peut découvrir ce qu’ils veulent dire précisément et ce qu’ils lui demandent exactement de faire en s’engageant dans l’effectuation de l’activité elle-même, en utilisant ses capacités pratiques et en prenant appui sur ce qu’il perçoit (sa perception étant elle-même orientée par les indications formelles qui lui sont données). En ce sens, de telles descriptions ne peuvent être ni complètes, ni autosuffisantes ; elles ne deviennent des instructions pour organiser une activité qu’en étant couplées avec des opérations, des capacités pratiques, une compréhension informulée d’arrière-plan et un savoir-faire incorporé (savoir utiliser un rond-point, par exemple, ou savoir visser avec une dé, un tournevis ou une visseuse électrique). Par ailleurs, il est vrai que de tels énoncés textuels ou de telles représentations deviennent, par le fait de les engager dans l’activité qu’ils sont censés guider, des descriptions précises des opérations effectuées pour accomplir cette activité » (communication privée).
  • [3]
    D. Sperber et D. Wilson, La pertinence, Éditions de Minuit, 1989, p. 119.
  • [4]
    Ce terme n’a pas d’équivalent en français. « Accountable » veut dire tout à la fois accessible, intelligible, descriptible, analysable. Louis Quéré suggère qu’il y a deux niveaux d’« accountability », celui du participant à l’activité et celui d’un observateur engagé sur une autre scène, par exemple celle de la connaissance scientifique. L. Quéré, Décrire? un impératif, ehess, 1985.
  • [5]
    D. Bloor, Knowledge and Social Imagery, Routledge and Kegan Paul, Londres, 1996.
  • [6]
    Naturellement, d’autres causes contribuent à l’émergence de ces croyances.
  • [7]
    La notion de réflexivité a fait l’objet de nombreux débats que M. Lynch restitue partiellement dans le texte publié dans ce numéro.
  • [8]
    Voir, par exemple, R. Boudon et M. Clavelin (éds), Le relativisme est-il résistible? Regards sur la sociologie des sciences, PUF, 1994.
  • [9]
    I. Stengers fait remarquer que les critiques des scientifiques à l’égard de ces analyses (même si ces critiques reposent en réalité sur une méconnaissance des travaux de ces sociologues) pourraient être au fond considérées comme une réponse négative dans le dispositif quasi expérimental que constitue la publication de ces thèses. I. Stengers, « La guerre des sciences : et la paix? », dans B. Jurdant (dir.), Impostures scientifiques. Les malentendus de l’affaire Sokal, La Découverte, Alliage, 1998, p. 288.
  • [10]
    Voir, par exemple, A. Pickering (éd.), Science as Practice and Culture, University Chicago Press, 1992.
  • [11]
    A. Pickering, Science as Practice…, op. cit., p. 3.
  • [12]
    M. Lynch, E. Livingston, H. Garfinkel, Temporal Order in Laboratory Work, p. 210.
  • [13]
    Wittgenstein lui-même souligne que postuler l’existence de procédures d’interprétation entre la formulation de la règle et son application conduit à formuler des règles sur l’application de la règle, engendrant ainsi une régression à l’infini stérile.
  • [14]
    On pourrait peut-être utiliser le terme « implexité », néologisme de la mécanique quantique évoquant une complexité par intrication. Voir J.-M. Lévy-Leblond, Aux contraires. L’exercice de la pensée et la pratique de la science, Gallimard, 1996.
  • [15]
    D. Bloor, « Left and Right Wittgensteinans », dans A. Pickering (ed.), Science as Practice…, op. cit., p. 266-282.
  • [16]
    La notion d’indexicalité, centrale dans l’approche ethnométhodologique, est plus large que celle abordée dans le cadre des philosophies de l’esprit et du langage puisque, au-delà des énoncés, les actions elles-mêmes peuvent être indexicales. Voir 1 article de M. Lynch dans ce même numéro.
  • [17]
    G. Frege, « Logic in mathematics », dans Posthumons Writings, Blackwell, Oxford, 1979, p. 213.
  • [18]
    B. Conein, « L’ethnométhodologie comme sociologie descriptive : réflexivité et suiréférentialité des catégories sociales », dans Cahiers d’ethnométhododologie, n° 1, Université de Paris VIII, 1993.
  • [19]
    H. Garfinkel, M. Lynch et E. Livingston, « The Work of a Discovering Science Construed with Materials Optically Discovered Pulsar », dans Philosophy of the Social Sciences 11, Wilfrid Laurier University Press, 1981, p. 131-158.
  • [20]
    Dans l’article précédemment cité, les auteurs comparent l’objet galiléen indépendant à l’objet qui sort des mains du potier. On peut poursuivre leur comparaison en notant que de la même manière que l’objet culturel inclut les procédés qui l’ont créé, l’objet est au fond défini par les actions qui l’ont fait émerger ou les usages qui le caractérisent.
  • [21]
    Comme le souligne D. Bjelic, il s’agit d’une adoption en sens fort que lui accorde Wittgenstein et non de la notion d’adoption développée par N. Goodman par exemple dans Reconception en philosophie, qui garde un caractère à la fois provisoire et exploratoire.
  • [22]
    E. Livingston, Making Sens…, op. cit., p. 130-131.
  • [23]
    H. Garfinkel, M. Lynch et E. Livingston, op. cit., p. 133.
  • [24]
    Nous nous appuyons sur l’exposé qu’en font E. Corazza et J. Dokic dans Penser en contexte. Le phénomène de l’indexicalité, la controverse J. Perry et G. Evans, L’Éclat, 1993, p. 19-20.
  • [25]
    E. Corazza et J. Dokic, op. cit., p. 20.
  • [26]
    Ibid., p. 19. M. Lynch cite une remarque similaire de Sacks dans une note de l’article publié dans ce numéro.
  • [27]
    C. Chauviré, Peirce et la signification. Introduction à la logique du vague, PUF, 1995, p. 21.
  • [28]
    Ibid., p. 142.
  • [29]
    Conçu pour affronter toute réfutation ultérieure. Voir Chauviré, op. cit., p. 19.
  • [30]
    C. Chauviré, op. cit., p. 128.
  • [31]
    Voir par exemple T. S. Kuhn, La tension essentielle, Gallimard, 1990, p. 400-403.
  • [32]
    M. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Gallimard, 1945, p. 466.
  • [33]
    T. Kuhn, La structure des révolutions scientifiques, Flammarion, 1983, p. 82.
  • [34]
    J. Dewey, Logique. La théorie de l’enquête, PUF, 1967. Voir notamment « Le schème de l’enquête », p. 165-185.
  • [35]
    Ibid., p. 174. Pour Dewey, la théorie des idées soutenue par les successeurs de Locke constitue un véritable obstacle pour une théorie logique : « en traitant les idées comme des copies des perceptions ou « impressions », [on] passe sous silence le caractère de prospection et d’anticipation qui définit l’être d’une idée ».
  • [36]
    B. Mandelbrot, mathématicien et professeur à l’université de Yale aux États-Unis, est l’« inventeur » des fractales.
  • [37]
    Ces objets ont souvent été qualifiés d’objets pathologiques ou de « monstres », il s’agit notamment des ensembles de dimension fractionnaire, des fonctions continues non dérivables, etc. Ces objets datent pour la plupart de la fin du xixe siècle ou du début du xxe.
  • [38]
    On ne peut pas manquer de souligner ici la parenté de vocabulaire avec celui des théories narratives et notamment de l’intrigue construite autour de l’idée de nœud et de dénouement.
  • [39]
    On reconnaît là les procédures classiques de constitution des événements publics, M. Barthélemy et L. Quéré, La mesure des événements publics. Structure des événements et formation de la conscience publique, ATP CNRS, « Communication et société », Paris, CEMSEHESS, 1991, 84 p. (miméo), et des événements biographiques, M. Leclerc-Olive, « Les figures du temps biographiques », Cahiers internationaux de sociologie, vol. CIV, 1998.
  • [40]
    Pour une lecture argumentée de Mead, voir en particulier Hans Joas, G. H. Mead. A contemporary Re-examination of his Thought, Polity Press, Cambridge, 1985.
  • [41]
    J. Ladrière, « Herméneutique et épistémologie », dans J. Greisch et R. Keanney (dir.), Paul Ricœur. Les métamorphoses de la raison herméneutique, Cerf, 1991, p. 110.
  • [42]
    B. Latour, « Le pédofil de Boa-Vista – montage photo-philosophique », dans La clef de Berlin, La Découverte, 1993. Une version un peu différente de cet article a été publiée dans Les objets dans l’action, Raisons Pratiques, n° 4, EHESS, 1993 sous le titre : « Le topofil de Boa-Vista, La référence scientifique : montage photo-philosophique ».
  • [43]
    Ibid., p. 173.
  • [44]
    Ibid., p. 176.
  • [45]
    Ibid., p. 182.
  • [46]
    Ibid., p. 183-184. C’est nous qui soulignons.
  • [47]
    Ibid., p. 197.
  • [48]
    Ibid., p. 207.
  • [49]
    Ibid., p. 212.
  • [50]
    Ibid., p. 222.
  • [51]
    Ce fut le cas par exemple pour la découverte du pulsar optique à l’Observatoire Steward le 16 janvier 1969, par J. Cocke, M. Disney, D. Taylor et R. Mc Callister. La bande magnétique sur laquelle ils enregistraient leurs observations a continué de tourner, sauvegardant ainsi une trace de leurs échanges et de leurs activités, de ces événements élémentaires constitutifs de la découverte. Voir H. Garfinkel, M. Lynch et E. Livingston, « The work of a discovering science construed with materials from the optically discovered pulsar », Philosophy of the Social Sciences, 11, 1981.
  • [52]
    G. Didi-Huberman, Devant le temps, Éditions de Minuit, 2000.
  • [53]
    Ibid., p. 20. En note, l’auteur restitue d’autres éléments de cet événement complexe.
  • [54]
    H. L. Dreyfus, Intelligence artificielle. Mythes et limites, Flammarion, 1984, p. 355-356.
  • [55]
    Voir par exemple L. Quéré citant J. Dewey, « Présentation », dans M. de Fornel et L. Quéré (dir.), La logique des situations. Nouveaux regards sur l’écologie des activité sociales, Raisons pratiques, n° 10, 1999, p. 21.
  • [56]
    Ces traits sont évidemment beaucoup plus sensibles dans les relations orales.
  • [57]
    Olivier Schwartz, « Le baroque des biographies », dans Biographies, Cahiers de philosophie, n° 10, Lille, 1990.
  • [58]
    B. Mandelbrot se réfère à une étude d’un chercheur anglais original, Richardson, qui eut l’idée de faire un diagramme de la côte ouest de la Grande-Bretagne.
  • [59]
    B. Mandelbrot cite opportunément à ce propos le traité de mécanique analytique de Lagrange.
  • [60]
    E. Livingston, Making Sens…, op. cit., p. 136.
  • [61]
    Idem.
  • [62]
    R. Musil, « L’Allemand comme symptôme », dans Essais, Seuil, 1978, p. 373.
  • [63]
    H. Garfinkel, « The rational properties of scientific and common sensé activities », dans Studies in Ethnomethodology, Prentice-Hall, Inc., Eraglewood Cliffs, New Jersey, 1967, note 8, p. 272.
  • [64]
    A. Schutz, « The world of scientific theory », dans « On multiple realities », dans Collected Papers, n° 1, Martinus Nijhoff, The Hague, 1971, p. 245.
  • [65]
    H. Garfinkel, « The rational… », op. cit., p. 246.
  • [66]
    H. Garfinkel, « The national… », op. cit., p. 270.
  • [67]
    H. Garfinkel, « The rational… », op. cit., p. 274.
  • [68]
    Idem.
  • [69]
    H. Garfinkel, « The rational… », op. cit., p. 276-277.
  • [70]
    M. Lynch, Scientific Practice and Ordinary Action. Ethnomethodology and Social Studies of Science, Cambridge Press, 1993, p. 139.
  • [71]
    Cité par Lynch, Scientific Practice…, op. cit., p. 139.
  • [72]
    M. Lynch, Scientific practice and ordinary action, op. cit., p. 140.
  • [73]
    Sans méconnaître toutefois la pluralité des logiques formelles et la distinction introduite par Hintikka entre les « règles définitoires » et les « règles stratégiques », J. Hintikka, « Stratégic thinking in argumentation and argumentation theory », dans Major Trends in Argument Theory Today, Revue internationale de philosophie, n° 2, 1996.
  • [74]
    J.-M. Berthelot, « L’aporie du rejet de l’analyse constructive". Note sur la posture épistémologique de l’ethnométhodologie », Décade de Cerisy, L’ethnométhodologie : une sociologie improbable?, juin 1997.
  • [75]
    M. Lynch, Scientific Practice…, op. cit., p. 196.
  • [76]
    L. Suchman, « Plans d’action », dans Les formes de l’action, sémantique et sociologie, Raisons Pratiques, n° 1, 1990, p. 152.
  • [77]
    Idem.
  • [78]
    L. Suchman, R. Trigg, « Constructing shared conceptual objects : A study of whiteboard practice », dans J. Lave et S. Chaiklin (éds), Situation, occasion, and context in activity, Cambridge University Press, 1991.
  • [79]
    En IA, la distinction n’est pas souvent faite. Si elle l’est, c’est plutôt pour lier le terme de formalisation à une démarche logico-mathématique et celui de modélisation à un processus informatique.
  • [80]
    J.-B. Grize, « Les systèmes experts sont-ils des alter ego? », dans Degrés, n° 62, 1990, p. cl. C’est nous qui soulignons.
  • [81]
    J. Hintikka, « Strategic thinking in argumentation and argumentation theory », dans Major Trends in Argument Theory Today, Revue internationale de philosophie, n° 2, 1996.
  • [82]
    J. Ladrière, « Herméneutique et épistémologie », dans J. Greisch et R. Keanney (dir.), Paul Ricœur. Les métamorphoses de la raison herméneutique, Cerf, 1991, p. 117.
  • [83]
    T. S. Kuhn avait introduit le terme « paradigme » pour désigner non pas une « matrice disciplinaire », mais, plus pragmatiquement, un « exemple standard » pour la résolution de problèmes : « Les scientifiques modélisent la solution d’un problème sur celle d’un autre, en ne recourant souvent qu’à un minimum de généralisations symboliques. » La tension essentielle, op. cit., p. 406.
  • [84]
    A. Barberousse et P. Ludwig, « Les modèles comme fictions », Philosophie, n° 68, Éditions de Minuit, déc. 2000.
  • [85]
    P. Ricœur, La mémoire, l’histoire, l’oubli, Seuil, 2000, p. 231.
  • [86]
    Voir par exemple I. Lakatos, Preuves et réfutations. Essai sur la logique de la découverte mathématique, Herman, 1984.
  • [87]
    H. Wang, From Mathematics to Pilosophy, Routledge and Kegan Paul, Londres, 1974, p. 82-85.
  • [88]
    J. Mosconi, « Calculabilité et formalisation », dans F. Nef et D. Vernant (éds), Le formalisme en question. Le tournant des années 30, Vrin, 1998, p. 54.
  • [89]
    Voir l’article de Lynch dans ce même numéro.
  • [90]
    Pendant très longtemps en effet, le modèle bayésien a été la seule approche numérique au problème de l’inférence en situation d’incertitude. La suite du texte emprunte largement à l’ouvrage de D. Dubois et H. Prade, Théories des possibilités. Applications à la représentation des connaissances en informatique, Masson 1988.
  • [91]
    L. Daston, « L interprétation classique du calcul des probabilités », Annales ESC, 44e année, n° 3, mai-juin 1989, p. 719.
  • [92]
    R. Rashed, « La mathématisation de l’informe dans la science sociale : la conduite de l’homme bernoullien », dans La mathématisation des doctrines informes, colloque de l’Institut d’histoire des sciences, Paris, 1970, Hermann, 1972.
  • [93]
    L. Daston, op. cit., p. 726.
  • [94]
    L. Daston rappelle à cette occasion l’ouvrage volumineux que Condorcet envoya à Philippe II de Prusse pour améliorer le système judiciaire.
  • [95]
    Voir par exemple J.-P Dubucs, « Sur la logique des arguments plausibles », Philosophie, n° 14, Éditions de Minuit, 1987. Il apparaît que l’implication faible entre arguments plausibles n’est pas transitive.
  • [96]
    Exhaustif au double sens de complet et de détaillé.
  • [97]
    G. Shafer, « Non-additive probabilities in the works of Bernoulli and Lambert », Archives for the History of Exact Sciences, 19, 1978.
  • [98]
    D. Dubois et H. Prade, Théories des possibilités, op. cit., p. 13.
  • [99]
    Classiquement, on a des événements (associés à un corps de connaissances imprécises et incertaines), considérés comme des sous-ensembles d’un référentiel ? dit « événement certain » (g(?) = 1). L’ensemble vide Ø est identifié à l’événement impossible (g(Ø) = 0). Notons que g(A) = 1 ne signifie pas que A est certain. Par ailleurs ces fonctions d’ensemble ne sont pas des mesures au sens mathématique du terme (elles ne sont en général pas additives).
  • [100]
    D. Dubois et H. Prade, Théorie des possibilités…, op. cit.
  • [101]
    G. Shafer, A Mathematical Theory of Evidence, Princeton University Press, 1976.
  • [102]
    On retrouve évidemment, dans cette approche pragmatique de la définition, la stabilité de la signification linguistique (voir supra).
  • [103]
    U. Eco, Kant et l’ornithorynque, Grasset, 1999, p. 20-21.
  • [104]
    Idem. Nous ne sommes pas très loin de la notion d’« affordance » de Gibson.
  • [105]
    H. L. Dreyfus, Intelligence…, op. cit., p. 358.
  • [106]
    U. Eco examine la référence comme un contrat.
  • [107]
    Saisir étant ici utilisé dans l’épaisseur de sa polysémie : surprendre, comprendre, prendre, etc.
  • [108]
    Une image, « en tant qu’elle est forme et signifié, en tant qu’elle s’impose à l’attention, en tant qu’elle est riche de sens virtuels », ne se dissout pas immédiatement. I. Calvino, Leçons américaines, Gallimard, 1989, p. 100.