Introduction

1La commémoration est une forme classique de l’enterrement. Mais en ce qui concerne Roland Barthes le risque est double tant cet exercice académique risque de consacrer un auteur qui s’employa précisément à ébranler le caractère auctorial des textes et à déjouer la sacralisation des discours. Sartre mettait en garde contre ce « baiser de la mort » qui se pose sur l’écrivain rebelle soudain sanctifié et momifié par les honneurs de la reconnaissance. La postérité l’embrasse, mais c’est souvent pour l’étouffer. Se présentent aujourd’hui plusieurs façons d’étouffer Roland Barthes, comme pour faire taire cette voix qui n’a cessé de dénoncer la violence de l’évidence. Il y a la manière aimablement littéraire qui consiste à célébrer en lui l’écrivain égaré par coquetterie et dandysme intellectuel, dans des prétentions théoriques dont il ne reste qu’une élégante écriture essayistique. Il y a la manière historienne qui consiste à voir en lui un témoin privilégié des grands moments de la pensée critique, de l’aventure des avant-gardes et de l’hégémonie des sciences humaines.

2Le temps des grands débats théoriques semble loin aujourd’hui. Les querelles d’école et les combats de la « nouvelle critique » font désormais l’objet d’une condescendance amusée. Il ne faudrait cependant pas oublier que le ralliement à certaines théories, le choix de certaines méthodes d’analyse, l’emploi de certains termes pouvaient faire scandale. On sourit aujourd’hui de leur effet mode. Ils eurent aussi une fonction de lutte. Mais les années quatre-vingt-dix ont digéré ces conflits si bien que les approches et les formules iconoclastes de l’époque sont devenues, dans l’enseignement de la littérature, de simples outils de lecture. Et cette digestion, en usant les arêtes vives de la recherche, a donné naissance à un nouveau positivisme.

3Si les écrits de Roland Barthes résistent à ces anesthésies, c’est parce qu’ils échappent à toute tentative de classement pour n’adhérer jamais totalement à leurs discours explicites. Mythologue, sémiologue, structuraliste, phénoménologue, ces étiquettes glissent sur Roland Barthes comme autant de marques passagères que traverse un désir d’expérimentation, de compréhension, de spéculation. Le séminaire, d’où sont sortis la plupart des livres, était un bonheur de l’intelligence plus que l’apprentissage d’une méthode ou l’exploration d’un système.

4L’inventivité heureuse de sa pensée a fait jouer à Roland Barthes des rôles divers, d’échangeur, d’aiguilleur, de découvreur, qui l’inscrivent dans son temps de façon tout à la fois très contemporaine et en permanence décalée. Au sein de l’actualité intellectuelle d’alors et de ses modes, cette pensée a travaillé sans cesse dans l’oblique et non dans le surplomb. « Dans le conflit des rhétoriques, la victoire n’est jamais qu’au tiers langage. » Cette phrase définit Roland Barthes, de là une difficulté à le « suivre ». On s’expose au double danger de construire une illusoire unité ou de définir un héritage intransmissible. Et pourtant une constante se dessine.

5Si Roland Barthes résiste et ne se laisse pas mettre au tombeau mémorial, cela tient à la teneur politique de ses textes. Encore faut-il entendre le sens d’une telle politique rétive à la fois au pouvoir, à l’autorité de la doxa et au contre-pouvoir, à la force contestataire. Son efficacité tient plus insidieusement et plus durablement dans une éthique et une esthétique dont Roland Barthes lui-même a suggéré le rôle : « … fournir les règles d’un discours indirect et transitif (il peut transformer le langage, mais n’affiche pas sa domination, sa bonne conscience) ».

6Ayant pour prétexte un anniversaire, celui de la disparition de Roland Barthes mais aussi de la parution de La chambre claire, le colloque organisé par le Collège international de philosophie, en novembre 2000, préféra cependant le dialogue, le débat, la critique, à la célébration. Il fit entendre des voix proches et distantes, des acteurs de la pensée théorique des années soixante-dix, tout comme de nouveaux chercheurs et lecteurs qui n’ont pas connu Roland Barthes et qui trouvent en ses textes une intelligence et une liberté critiques toujours pertinentes. A l’inverse d’un hommage convenu, on pourra lire ici quelques reproches amoureux, parfois des regrets amers, ou encore une discussion contradictoire. Roland Barthes s’y présente sous diverses figures, inventeur et grand témoin, analyste et théoricien, amoureux de la langue mais aussi du concept.

7Fut-il moderne sans modernisme? à l’arrière-garde de l’avant-garde? Qu’importe ! Il fut de son temps par sa passion du sens et sa fidélité au paradigme critique. Est-il du nôtre? Sans aucun doute. Car Roland Barthes n’a assurément pas besoin d’être actuel pour rester notre contemporain.