R.B. par M.D.

1R.B. est né en 1915… J’ai failli en faire un incipit pareil à celui de Gabriel Hanoteau recevant Valéry à l’Académie d’un « Monsieur, vous êtes né à Sète ». Son premier « texte » c’est Gide et Anatole France. Sa révélation de l’écriture blanche, il le raconte, ce sera L’Étranger de Camus en 1942. De la petite bourgeoisie, il ne cessera de s’étonner, disant que sa culture est « dégradation de la culture bourgeoise ». Il est de l’ancien monde, de l’ancien temps. Il a la même mémoire que Proust, les demoiselles du téléphone, le côté… du côté de Bayonne, le sanatorium, les locomotives à vapeur, le préau. Il accompagne le siècle tout le long du siècle en étant « l’arrière-garde de l’avant-garde ». Son « je me souviens » plonge dans le xixe siècle. Et mon sujet d’étonnement (que je développais naguère dans un salut à Pierre Michon) est toujours celui-ci : comment se fait-il que, quels que soient nos souvenirs de génération en génération au cours du xxe siècle qui s’achève dans quelques jours, nous ayons les mêmes? J’aimerais comprendre le phénomène littéraire de cette étrange indifférence entre naguère et jadis, ou, plus minutieusement, entre l’autrefois du jadis et le jadis de naguère ; ou le il y avait une fois de jadis et le il-n’y-a-pas-si-longtemps du ça-fait-pas-mal-du-temps. Où passe la différence et quelle est-elle? Ou plutôt, s’il y a deux différences, quelle est leur différence? J’observe que le je-mesouviens de Perec n’est pas différent du mien (de moi qui fus plus âgé que lui), tandis que mon je-me-souviens n’est pas abyssalement différent de celui de Proust (je me souviens des demoiselles du téléphone, et des photos des Hispanos de mon grand-père) ; j’observe que celui de Michon est très proche de celui de Perec qui mourut il y a plus de dix ans. Il se souvient des confitures « à la maison » de sa grand-mère, des chevaux au labour, de la départementale scindant les coquelicots comme Moïse la mer Rouge, de l’urine des internats, de la vie minuscule… J’observe que la mémoire des nouveaux venus, les « jeunes », loin qu’elle se détache, recule dans le temps avec le temps et n’est pas coupée de ce je-me-souviens dont la mode aura peut-être été rendue possible en ce siècle par La recherche du temps perdu, aux premières décennies du xxe. Et c’est peut-être « maintenant » seulement, dans le présent millénariste de nos enfants, que leur amnésie se déclare, que la réforme, officielle ou non, de l’orthographe ou de la grammaire, va opérer, et qu’une homonymie contagieuse couvrira de malentendus un lexique prétendument commun à ces âges qui se séparent à peine.

2Parlerons-nous de « retour »? Ce serait inexact car une étonnante continuité, un être avec nous, une longévité remarquable si je puis dire, une persistance, une perdurance, nous ont maintenus en sa compagnie. Non seulement la légende du structuralisme – dont le maître est toujours bien présent – n’a pas cessé d’être entretenue, mais ceux que Roland Barthes cite volontiers au bilan du siècle et qui l’ont entouré (regroupons-les dans la légende Tel Quel cette fois) ont traversé, revigorés même, la dissipation de cette Modernité qu’ils désiraient, vantaient et programmaient à la fois. Le système de la mode est complexe au point de survivre à son démodé. Il y a de l’effet Z dans l’effet S/Z, je veux dire un côté « tâche interrompue » dans le souci de la structure, et les aspects d’utopie généreuse non réalisée dans le programme favorisent des relèves intelligentes, des avatars jusqu’à présent. C’est une de ses formules (II.1312) : « [Il s’agit] de faire surgir l’énigmatique du démodé. »

3Parenthèse : y eut-il un côté impérieux, un côté de maîtrise sévère dans le travail de R.B. ou, du moins, dans certains énoncés qui accompagnaient ce travail? Je crois qu’on peut répondre « oui », et j’en relève quelques exemples au hasard d’un re-parcours pour cette rencontre. En 1970, préfaçant le tome VIII d’une encyclopédie « L’aventure littéraire de l’humanité » (Bordas), il n’hésite pas à écrire (II.976) que la littérature jusqu’à aujourd’hui « s’est placée sous une idéologie totalitaire du référent ». Formulation qu’on peut tenir pour excessive, à relier avec ce prédicat de « fasciste » dont il traita la langue dans la Leçon inaugurale, et qui surprit. Une sorte de profonde impatience libertaire ne le mobilisait pas seulement contre la doxa, qui fut son ennemi principal, dans la descendance de Flaubert, mais s’irritait contre tout code et même contre la normativité, la Loi, cette Loi même pourtant qui rend possible de penser, de s’exprimer et donc aussi de se retourner contre elle. Qu’une condition de possibilité soit en même temps un pouvoir ou capacité qui en quelque façon doit « être permis » pour « se permettre », cela irrite la liberté inconditionnelle qui frémit en nous, le sentiment d’un absolu.

4Plus bas (dans la même page) il rabroue le projet et le sujet lyrique, semonce « l’écrivain actuel » à qui « il faut apprendre à distinguer le présent du locuteur (fausse plénitude psychologique) et le présent de la locution ». Il y a de la hauteur dans le propos, c’est vrai, qui rêve à voix haute d’une « coïncidence absolue de l’événement et de l’écriture ». Comme le prototype de cette victoire, le héros de cette « a psychologie » (975) est désigné par son nom quelques lignes plus tard : Philippe Sollers (celui de Drame), nous, plus vieux de trente ans, pouvons sourire sans doute et murmurer « à chacun son Monsieur Teste ! », ou : le démon de l’hypotypose est increvable. La naïveté chez Barthes (si hoc dici fas est) énonce (993) (c’est dans un entretien avec Les Nouvelles littéraires) : « Pour un certain nombre d’entre nous cette notion de modernité est très précise, importante, et absolument hétérogène au passé. Il s’agit véritablement d’une coupure. » J’ai feint d’ouvrir une parenthèse ; mais je vais plutôt profiter de cette volte digressive et sur sa lancée mesurer des écarts.

5Commençons par là. La poésie, Barthes ne l’aime pas. De même qu’il n’aimait pas Racine, c’est écrit en toutes lettres. Le prédicat prosaïque est celui de l’éloge. « La Chine est prosaïque. » Du coup nous pouvons entendre : la prose est chinoise. Et pourtant le rapport de Barthes à la langue et à la littérature est bon – pour la poésie. Parce que son goût de la signifiance et sa récapitulation de la rhétorique sont favorables à ce côté de la littérature qu’on appelle encore « poésie ». Il n’y a pas de poésie sans « poétique » (même si certains poètes prétendent à une spontanéité non critique, non théorisée, non savante) et une poétique moderne trouve dans l’œuvre de Barthes des instruments, des appuis, des indications secourables. Allons vite. Ce qu’il appelle « la force baroque de Michelet », c’est le poème de Michelet. Sa passion pour Panzera, il la dit en des termes qui intéressent la signifiance et la diction, la vocifération des poèmes (II.1308) : « La manière [de Panzera] de prendre les sons, de détruire l’expressivité psychologique sous une production purement musicale du plaisir, autant d’éclaircissements qui me sont actuels… Si je veux savoir ce qu’est la langue française, je n’ai qu’à repasser le disque de sa “Bonne chanson” »… (La Chanson de Roland…). (Et s’il se met en colère contre Claudel – la colère peut le prendre – c’est pour de bonnes raisons idéologiques.)

6Le goût baudelairien pour la modernité, pour les choses de la ville, le spleen de Paris, ou apollinarien, cette composante nécessaire de l’expérience poétique des choses (du référent, oui !) il l’a, intense : relisons sa prose magnifique pour la tour Eiffel : R.B. ou la prose ; le ton juste, le sansemphase. Ce qu’il dit de Benveniste (III.31) vaut pour lui-même : « L’écriture de Benveniste est très difficile à décrire parce qu’elle est presque neutre ; seul, parfois, un mot, à force d’être juste, pourrait-on dire, ravit comme un charme. » Son génie est taxinomique, toponymique, onomastique. Explorateur du connu (terræ cognitæ), il recartographie, débaptisant ou rebaptisant des confins, des points de passage, des zones limitrophes laissées en gris. Il détaille. Ce ne sont pas des concepts mais des mots-justes, des « trouvailles », parfois des stratagèmes, mais des notions qui entourent des manques, plutôt que des essences, parce qu’elles sont destinées à faire passer et à « passer », à être rattrapées par la doxa, son ennemi. Parfois c’est un accent seulement, un passage en italique, une manière de détacher. Il rectifie : par exemple, si « fadeur » ne passe pas à propos de la Chine (il s’en avise, et presque s’excuse), il passera à « paisible »… « la Chine est paisible ». Il parle avec grâce, de source, parce qu’il en est l’un des coadjuteurs, parfois l’un des inventeurs, l’idiolecte des intellectuels. Je vais en donner trois petits exemples pour qu’on le reconnaisse vite.

  1. Il parle avec « naturel » le marxien, « C’était là (dit-il à un détour) un besoin ; donc une idée-du siècle »
  2. ou, un mixte de psychanalytique et de rhétorique, en l’occurrence une équivalence entre asyndète et castration : « l’écriture ose l’asyndète, cette figure coupante, qui serait insupportable à la voix, autant qu’une castration » (III.49)
  3. ou bien, par des exemplifications rapides il applique le jugement déterminant et fait servir l’intelligible à la reconnaissance du sensible : « la tour Eiffel, c’est la structure » (1387).
Il est intarissable. Voyez ses 5 000 pages d’une diversité, d’une curiosité sans bornes. Tout est dicible, le réel est rationnel ; le sens est dispersé, rien qui ne soit périphrasable. Mais pour ne pas laisser le dernier mot (je veux dire ma conclusion) à quelques réticences, je vais les indiquer maintenant, laissant mourir donc très vite cette pénultième :
  • Je résiste à sa diffamation de l’analogie (même si les motifs en sont soutenables, argumentés le plus souvent contre les débordements de l’analogie, refuge des poètes imbus) ; parce que la pensée poétique, pensée heuristique par rapprochement et homologie, ne peut pas ne pas faire fond sur l’analogie.
  • Je résiste à une binarisation systématique qui ne va pas jusqu’à la déconstruction.
  • Je résiste à une tendance à exploiter la conceptualisation et la terminologie psychanalytiques comme requisits ultimes de l’analyse, dernières « raisons » dans la sphère des intelligibles. A-t-on tout dit quand on a repéré la paranoïa du pouvoir ou l’hystérie de l’auteur? La nosographie freudiennelacanienne est-elle ultima ratio?
Encore une résistance, peut-être plus tenace : résistance au langage du désir, du plaisir, de la jouissance, si insistant, si lancinant et qui finit par devenir « théoriquement correct », doxal dans sa monodie. Langage trop indexé sur la sexualité, cette métonymie par excellence. Langage à haute teneur de subjectivité, qui en appelle à mon désir, je ne peux pas ne pas y redouter un manque d’objectivité. Le point d’application du désir, qui est désir de ceci ou de cela, est au dehors ; et que rencontre le désir au dehors? Qu’a-t-il en dehors de soi? – La force. Qu’est-ce qui s’oppose au désir, se conjugue à lui et n’est peut-être que son existence inversée au dehors, son pluriel? – La force. Car il n’y a pas le désir, mais les désirs et leur enchevêtrement infini, leur encombrement, le choc indescriptible des intrigues désirantes, des machinations des désirs. Le réel est le chaos des désirs se contrecarrant. Il y aura au dehors toujours autant de forces-contre que de désirs impulsions.

7Un mot de la jouissance en général, laquelle n’est plus théologique à partir du Discours de la méthode où Descartes rêve d’un progrès tel qu’« on jouirait sans aucune peine des fruits de la terre et de toutes les commodités qui s’y trouvent ». Qu’est-ce que le jouir d’aujourd’hui? Qu’y a-t-il de commun entre écouter la musique, être transporté au musée devant les chefs-d’œuvre, dîner aux bons restaurants, etc. (l’et caetera renvoie à la série limitée des désirables actuels)? Réponse : la passivité ; l’extrême passivité de qui ne sait faire aucun de ces artefacts jouissifs – ni peindre, ni cuisiner, ni jouer d’un instrument, ni piloter l’avion, ni construire le musée, etc. (ce n’était pas le cas de R.B.). Ignorance ne se sachant pas (doxa), passivité, revendication d’un droit de jouir « sans aucune peine » de toute commodité… voilà ce dont le modèle théologique, s’il en est un, est celui de la Faute, faute d’Adam dans son Jardin : cueillir les fruits. Je reviens à la pensée de Barthes et à cette chasse à la doxa qui l’emporte et la renouvelle sans cesse, qu’il appela bathmologie, sur un modèle pascalien, disant « tout discours est pris dans le jeu des degrés. On peut appeler ce jeu bathmologie » ; jeu dont il rêva même de faire une science. Dont l’axiome était « une doxa est posée, insupportable ; pour m’en dégager je postule un paradoxe ; puis ce paradoxe s’empoisse, devient lui-même une concrétion nouvelle, nouvelle doxa, et il me faut aller plus loin vers un nouveau paradoxe » (III. 145, 149). Au fond il s’agit peut-être de renoncer à « avoir raison », en postulant qu’il n’y a pas d’habileté suprême, stable, de point de vue ultime surplombant. Désubjectiver serait renoncer à prendre avantage dans une dénonciation qui montre comment un autre a pris avantage dans sa dénonciation ; en sortant ainsi de l’escalade de l’habileté même – et si tout point de vue se confond avec une position de force, peut-être convient-il de laisser vide la position « supérieure »… Mais dé-subjectiver est-ce objectiver?

8* * *

9Je cherche à m’arrêter sur un mot pour m’arrêter : « arrêt sur mot ». Sur un de ses mots à lui, ce serait sur euphorie. « Euphorique » revient très souvent. L’euphorie dite texte (où texte vaut presque autant que la vie), c’est la grande affaire. Et dans euphorie, il y a phora comme dans métaphore. Ou sur un mot très ancien, oublié et remis en jeu (suivant en cela le principe de « faire de l’énigmatique avec du démodé »), j’irais rechercher le mot eutrapélie chez Aristote puisqu’il dit la disposition enjouée spirituelle, le côté « vie bonne » du plaisir, un mélange de nature heureuse et de culture heureuse. Et finalement je m’arrête à eudoxie, qui ressemble plutôt à un prénom, où l’on entendrait « bon jugement et approbation/consentement et bon renom/gloire ». Un mot qui dit ensemble le « bon », la réussite, la grande affaire de la doxa et la fixation possible (dans l’oscillation bathmologique) d’un moment de croyance (moï dokeï disait le grec ; « il me semble, c’est ma doxa »), de paradoxe en paradoxe, un moment utile à emporter la doxa… eudoxie. Car la croyance se maintient comme un air pour vivre, un milieu respirable, une mélodie, un aspect. De la croyance, gravement, profondément, est maintenu ou se maintient en « comme-si » dans la mécréance ou décroyance, comme l’encore dans le ne plus. A quoi croit-on encore quand on n’y croit plus? Je l’entends dans cette belle page (II.1322-23) : « Ne peut-on concevoir la création d’une communauté telle – inouïe des religions elles-mêmes – telle que la solitude affreuse de la mort (éprouvée d’abord dans la peur de perdre ceux qu’on aime) y serait impossible? N’y aura-t-il pas un jour une solution socialiste à l’horreur de la mort? […] Quel marxiste aujourd’hui oserait s’écrier : “Et si la mort est bourgeoise, nous arrêterons la mort”. »