« Tout d'un coup, il m'est devenu indifférent de ne pas être moderne »

1J’ai choisi de vous parler aujourd’hui d’une phrase qui se trouve dans un essai de journal intime publié par Barthes en 1979 dans la revue Tel Quel et cet extrait de journal s’intitulait « Délibération ». Voici donc la phrase : « Tout d’un coup, il m’est devenu indifférent de ne pas être moderne. » Il s’agit là d’une sorte d’événement soudain, de césure brutale, mais ce n’est pas une illumination, une conversion, une intuition, Barthes n’a pas découvert quelque chose ; c’est plutôt l’expression étrange d’une délivrance et aussi d’une réconciliation de Barthes avec lui-même. Fin du semblant, fin de l’hypocrisie, fin du clivage entre la pratique et la théorie, le goût cultivé en secret, et le camp choisi publiquement ; fin de la guerre que Barthes menait contre son propre goût. « Tout d’un coup, il m’est devenu indifférent de ne pas être moderne », tout d’un coup le moderne a cessé de peser. Évidemment, par-delà la constatation, il y a là un aveu implicite, extrêmement étonnant, puisqu’il présente donc le moderne comme un poids – et nous sommes habitués, nous autres modernes, à penser précisément que ce n’est pas le moderne qui pèse, mais que c’est la tradition. C’est la célèbre phrase de Marx dans Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte : « La tradition de toutes les générations mortes pèse d’un poids très lourd sur le cerveau des vivants. » Tout moderne, d’une certaine manière, souscrit en tant que moderne à cette phrase.

2C’est le sens même du combat moderne quelles que puissent être les définitions conjoncturelles de la modernité. Le moderne, comme dit Peter Sloterdejk, dans son Essai d’intoxication volontaire, c’est la guerre du léger contre le lourd. Il s’agit, quand on est moderne, de supprimer les poids indignes qui sont accrochés à nous ; être moderne c’est participer aux conquêtes, sur quelque terrain que ce soit, visant à rendre la vie plus légère. La tradition dit au contraire « le monde est lourd » ; elle oppose cette lourdeur à tous les motifs de la vie allégée. Et l’on peut justement aussi retraduire dans les termes de cette opposition entre le lourd et le léger la grande opposition de S/Z, moment moderne, s’il en est, de la production de Barthes, entre le scriptible et le lisible ; c’est là qu’il fait passer le couteau de la valeur, comme il dit. S/Z s’ouvre sur une évaluation extrêmement rigoureuse et même brutale, car il s’agit dans cette évaluation de séparer les œuvres lourdes des textes légers, c’est-à-dire des textes où le signifiant a pris son essor et s’est en quelque sorte libéré de l’emprise pénible, épaisse, collante, accablante, du signifié. Le texte scriptible, on s’en souvient, est une galaxie de signifiants, et non une structure de signifiés, et ces signifiants résistent à tout effet de système, on ne peut pas les alourdir. Nul métalangage n’a barre sur eux ; ils ont la légèreté, l’agilité de l’insaisissable.

3Alors là avec ce « tout d’un coup », c’est comme si Barthes vendait la mèche et disait que, dans une certaine mesure – il ne faut pas faire un sort absolu à cette formule –, la modernité a été pour lui un carcan, quelque chose de vivant qui, par sa présence même, son être-là, pesait beaucoup plus que la tradition de toutes les générations mortes. Il confesse l’existence d’un sur-moi moderne. Et il se dit libéré de ce qui s’est donné, dans ce qu’il écrivait lui-même d’ailleurs, pour une entreprise de libération. En constatant qu’il n’est plus intimidé, il reconnaît la force de l’intimidation moderne, et il met implicitement sur le compte de l’obéissance, de la peur, l’extrême audace théorique dont il a pu faire preuve. Il semble nous indiquer que là où il s’est déclaré le plus subversif, d’une certaine façon il a fait patte blanche, et là où il semblait hérétique, où il cultivait l’hérésie, d’une certaine manière il était orthodoxe ; et que sa véritable hérésie a consisté peut-être à lire comme en cachette de lui-même. Cette formule est un portrait de Barthes en auto-dissident, en dissident de lui-même.

4Par cette phrase, Barthes rejoint Gide, une expérience et une formulation de Gide, un des maîtres que Barthes, en dépit même de son allégeance au moderne, n’a jamais sacrifié à la modernité, un des auteurs envers lesquels il a toujours reconnu une dette et à l’égard desquels il a toujours dit son amour, alors même que Gide avait complètement disparu du paysage moderne (ce n’était pas un auteur fréquemment cité dans Tel Quel, je crois). Et voici ce qu’écrit Gide, dans son Journal, après sa rupture avec les communistes, et donc son Retour d’URSS et ses Retouches à mon Retour d’URSS : « Je me soucie fort peu que mes écrits soient ou non conformes au marxisme. Cette peur de l’index que j’exprimais naguère, l’absurde peur d’être pris en défaut par des purs, m’a longtemps et beaucoup gêné au point que je n’osais plus écrire. Ce que j’en dis va paraître bien enfantin, peu m’importe, je ne tiens pas à m’avantager et ce que j’expose le plus volontiers, je crois que ce sont mes faiblesses. Mais de cette crainte stérilisante, à présent je suis quitte. » Ce qu’on a du mal à imaginer aujourd’hui, c’est que très longtemps et notamment dans les années trente, le contenu du moderne, c’était le communisme ; et que donc pour être anticommuniste, il fallait avoir le courage extraordinaire d’être antimoderne, voilà ce que dit Gide à ce moment-là. Et c’est peut-être un des drames du xxe siècle que cette situation, ce paradoxe du moderne, ou de la modernité : censée émaner du désir, elle émanait souvent du Sur-moi.

5Alors quel sort faut-il faire à cette phrase? Cela veut-il dire que Barthes avoue qu’il n’est pas moderne puisqu’il est classique ; d’ailleurs dans un entretien qui suit immédiatement « Délibérations » dans les Œuvres complètes, avec Jean-Paul Enthoven, il dit que maintenant, le soir, il lit avec un plaisir sans cesse renouvelé Chateaubriand. Alors « Barthes classique » ? On pourrait à ce moment-là retourner Barthes contre lui-même et enrôler Barthes au service d’une entreprise de restauration… Je ne sais pas d’ailleurs si personnellement je souscrirais au terme de restauration pour la réhabilitation des classiques, mais c’est un autre problème et je crois que surtout cette phrase est intéressante précisément parce que, plus on y réfléchit, plus en fait elle nous conduit hors de cette opposition moderne-classique. Ce n’est pas parce que Barthes dit « il m’est devenu indifférent de ne pas être moderne » qu’il change simplement de camp. Il dit autre chose. Et pour savoir ce qu’il dit, peut-être faut-il regarder de plus près l’œuvre qu’il a écrite dans cette liberté acquise vis-à-vis du moderne, et notamment La chambre claire. La chambre claire, c’est une histoire, l’histoire d’un deuil, c’est la rencontre de la photographie comme regard général et d’un deuil intime, la mort de sa mère.

6Évidemment il y a un grand risque à lier le « tout d’un coup, il m’est devenu indifférent de ne pas être moderne » à la mort de la mère de Barthes, un risque réducteur, un risque psychologisant, un risque aussi qu’il faut se garder de prendre, ne serait-ce qu’à cause de la chronologie : cette phrase est datée de septembre 1977, l’événement est survenu un mois plus tard. Mais en même temps, je crois qu’à travers cet événement et le retentissement qu’il a eu sur Barthes et sur le travail de Barthes, on voit en quelque sorte cette indifférence se continuer, se déployer, sous la forme cette fois pugnace d’une polémique avec l’impératif de modernité. Je crois que c’est à ce moment-là que Barthes quitte, rompt avec toute forme de prométhéisme. Être moderne, c’est comme ce nom l’indique, faire confiance au temps et affirmer la supériorité de ce qui est et surtout de ce qui vient sur ce qui fut, dans le cadre d’une ambition, d’un programme prométhéens. Or Barthes est conduit non plus à regarder en avant, mais à regarder en arrière. Et au fond de l’humeur moderne, au fond de la Stimmung, de la disposition d’âme moderne, de son optimisme, de son espérance, il y a une révolte contre le donné. L’humeur qui prend place et qui se déploie dans La chambre claire, une humeur qui prend précisément le temps moderne à rebrousse-poil, c’est ce que Barthes appelle lui-même la pitié. A la fin du livre, dans l’amour soulevé par la photographie, par certaines photos, une autre musique se faisait entendre, au nom bizarrement démodé (les dernières œuvres de Barthes se placent de manière revendicative, si j’ose dire, sous la catégorie du démodé) : la pitié. « Je rassemblais dans une dernière pensée les images qui m’avaient point » (c’est l’importance de ce concept de punctum dans La chambre claire). « A travers chacune d’elles, infailliblement, je passais outre l’irréalité de la chose représentée, j’entrais follement dans le spectacle, dans l’image, entourant de mes bras ce qui est mort, ce qui va mourir, comme le fit Nietzsche lorsque le 3 janvier 1889, il se jeta en pleurant au cou d’un cheval martyrisé, devenu fou pour cause de Pitié. » La pitié et non plus la révolte, le dépassement, la transgression.

7Et un autre nom vient sous la plume de Barthes, à côté de Nietzsche, c’est Michelet. Michelet, dit Barthes, qui seul contre son siècle, conçut l’histoire comme une protestation d’amour. Et pour illustrer cette définition de Barthes, je voudrais livrer cette citation, et en quelque sorte cette épitaphe de Michelet, dans son Histoire du Moyen Âge, au duc d’Orléans, assassiné par les Bourguignons : « rien de tel avant, rien après, Dieu ne recommencera point ; il en viendra d’autres sans doute, le monde qui ne se lasse pas amènera à la vie d’autres personnes, meilleures peut-être, mais semblables jamais, jamais, jamais. » Et l’on peut juger lyrique cette définition de l’histoire comme protestation d’amour, et lyrique aussi l’illustration que je viens d’en donner. Mais il faut bien comprendre que ce lyrisme proteste, pour reprendre le verbe de Barthes, contre un autre lyrisme, celui qui impute l’histoire à un sujet collectif, immortel et grandiose, l’Esprit, l’Humanité, la France. Et bien sûr, cet esprit collectif est présent, ô combien, chez Michelet mais, c’est ce qui différencie son Histoire de toutes les autres grandes entreprises philosophico-historiques du xixe siècle, c’est une histoire qui fait droit au contingent, à l’éphémère, à l’irréparable, au particulier. Le particulier et l’irréparable, voilà ce dont il est question dans l’œuvre de Michelet, et voilà pourquoi La chambre claire peut être placée sous le signe de Michelet.

8Première conclusion qu’on peut tirer de ce passage à travers La chambre claire : l’autre du moderne, selon Barthes, ou en tout cas le sentiment ou la réalité qui le mettent en porte-à-faux avec le moderne, ce n’est pas le classique – c’est pour cela que la guerre des camps est impuissante à saisir ce qui est en jeu dans cette indifférence revendiquée par Barthes à l’égard du moderne –, c’est le tragique. Ce qu’il reproche au moderne, je crois, c’est de ne pas faire sa place au tragique. Et c’est un reproche assez existentiel pour vider d’une grande part de sa puissance et de son autorité le « il faut être absolument moderne » sous lequel il a si longtemps vécu et auquel il a donné tant de gages. Je crois qu’on peut définir La chambre claire comme la rencontre d’un regard, la photographie, et d’une souffrance intime, celle du deuil ; et cette rencontre conclut l’œuvre d’un grand sémiologue par un hymne inattendu et magnifique au donné.

9La chambre claire est un hymne au donné, c’est précisément la supériorité de la photographie, science des êtres uniques, saisissement du donné. Il y a là comme un déchirement de l’empire des signes par le réel ; et ce déchirement amène Barthes à une nouvelle évaluation, l’éloigné considérablement de ce qui faisait tout l’enjeu de S/Z, l’opposition du scriptible et du lisible. C’est ce qu’il écrit dans cette conférence très belle et très célèbre « Longtemps je me suis couché de bonne heure ». Au fond ce n’est plus le scriptible contre le lisible, c’est la littérature et, plus précisément, dans la littérature, le roman, contre l’oubli, le mépris ou la réduction par l’intelligence, du particulier. C’est au fond – je le dis peut-être en poussant les choses – le roman contre le concept. Et voici ce qu’il écrit : « J’espère du roman une sorte de transcendance de l’égotisme dans la mesure où dire ceux qu’on aime c’est témoigner qu’ils n’ont pas vécu et souffert pour rien. Dites à travers une écriture souveraine, la maladie de la mère de Proust, la mort du vieux prince Bolkonski, la douleur de sa fille Marie, personne de la famille même de Tolstoï, la détresse de la Madeleine Gide, dans Et nunc manet in te, ne tombent pas dans le néant de l’histoire. Ces vies, ces souffrances sont recueillies, justifiées, ainsi doit-on entendre le thème de la résurrection dans l’histoire de Michelet. » Barthes parle de son projet de roman, mais ce projet est nourri de références, on le comprend très bien, avec l’opposition du lisible et du scriptible. Cette opposition est complètement périmée justement par le tragique.

10Ce rêve de roman nous conduit hors du territoire de la sémiologie, et là l’œuvre de Barthes, sa réflexion, entrent en résonance avec la réflexion de Hannah Arendt sur la différence essentielle et constamment menacée d’occultation entre ce qu’elle appelle le qui et le ce que, ce que je suis et qui je suis. Si l’on revient à La chambre claire, il y a dans ce livre une tentative extraordinaire d’arracher le qui de la mère de Barthes au ce qu’elle est, c’est-à-dire une âme spéciale – et les mots qui viennent à Barthes sont des mots de Michelet –, et non pas la mère comme catégorie générique. Les catégories sont prêtes à se jeter sur l’événement et sur la douleur de Barthes. Et sur la personne qu’il a aimée, il écrit, entre autres, La chambre claire, pour arracher justement le qui au ce que, le particulier, l’irréparable, à l’emprise du concept. On peut citer cette phrase de Hannah Arendt :

11« Aucune philosophie, aucune analyse, aucun aphorisme, quelque profonds qu’ils soient, ne peuvent se comparer en plénitude et en intensité à une histoire bien racontée. » C’est au fond aussi ce que nous dit Barthes dans ses ultimes réflexions sur le roman.

12Un dernier mot sur une autre expérience qui a mis Barthes en délicatesse avec le grand impératif de modernité auquel il a souscrit par ailleurs : il y a le deuil et antérieurement au deuil une autre expérience et un autre livre : il y a l’amour.

13L’histoire, dit-il, dans Fragments d’un discours amoureux, est répressive ; l’histoire nous interdit d’être inactuel : on ne peut pas être à la fois moderne et inactuel. Tout ce qui est anachronique est obscène, dit-il aussi, et Barthes écrit qu’amoureux, il se sent anachronique, et contre donc la victoire de la libération sexuelle, puisque c’est ce qu’il a en tête, c’est-à-dire de l’obscénité officielle, de l’obscénité titularisée, il revendique l’obscénité de l’amour. Il met ainsi en lumière un paradoxe émergent qui est devenu notre idéologie dominante, le paradoxe de la rébellion grégaire. Mais il va plus loin que ce simple renversement. Car qu’est-ce que l’amour? C’est une expérience qui ne se laisse pas réduire à l’opposition canonique et fondatrice de l’idéologie moderne, l’opposition entre hétéronomie et liberté. L’amour, c’est une non-liberté qui n’est pas pensable dans les termes de l’oppression et qui peut être plus désirable, plus douloureuse et plus désirable que la liberté du sujet souverain.

14Je conclurai là-dessus : pour Barthes, ne pas être moderne, ne pas être seulement moderne, c’est, dans le deuil, dans l’amour, et dans les deux œuvres qui sont suscitées par le deuil et par l’amour, faire la part de l’autre, et refuser ainsi de donner à la liberté ou à la libération le dernier mot du destin humain.