Introduction

1Ce numéro de Rue Descartes voudrait témoigner d’une certaine présence de la phénoménologie en France aujourd’hui. Écartons de suite deux malentendus. On ne prétend pas identifier une quelconque « philosophie nationale » enracinée dans le génie spécifique d’une langue, d’une nation ou même simplement dans une tradition déterminée ; ni davantage unifier violemment des gestes de pensée fort divers, irréductibles les uns aux autres. Il s’agit bien plutôt de proposer à la discussion certaines recherches actuelles – dont nous dirons prudemment qu’elles ont « affaire avec » l’impératif phénoménologique – sans exigence aucune d’exhaustivité d’ailleurs. Ainsi, bien des œuvres significatives comme celles de Henri Maldiney, Marc Richir, de Gérard Granel, de Jean-Toussaint Desanti, par exemple, ne sont pas directement évoquées ici. Et si l’on peut qualifier ces recherches de « françaises », c’est au sens minimal d’initiées, et singulièrement cultivées, dans l’espace intellectuel et de publication de langue française.

2De fait, cette diversité de recherches phénoménologiques existe « depuis » – « depuis » au sens d’une filiation comme telle problématique, plus qu’au simple sens d’une indication chronologique – Sartre, Merleau-Ponty, Levinas, Michel Henry, et le plus souvent dans une discussion serrée de Husserl et Heidegger.

3On peut tenter de déterminer ce que « partagent » ces diverses recherches de par leur inscription dans une même atmosphère de questionnement, sans autoritairement et artificiellement les homogénéiser rétrospectivement en une totalité unifiée, et sans pour autant se replier sur la recherche d’un « plus petit dénominateur commun » qui risque fort d’être vague et arbitraire dès lors qu’il se fixe sur des contenus. Il nous semble que la lecture des textes réunis ici permet de risquer l’hypothèse suivante : c’est l’inflexion spécifique d’un geste qui est partagée par toutes ces recherches. Toutes radicalisent quelque chose de l’exigence phénoménologique au point de la pousser à la limite, voire d’en transgresser les contraintes impératives explicites. Revendication d’une phénoménologie radicale chez les uns ou de la nécessité de s’écarter de la phénoménologie en un écart qui pourtant garde trace irréductible et signifiante de ce dont il provient chez les autres. Ou bien encore, et sans contradiction – le ou se faisant inclusif – les deux à la fois (si l’auto-transgression peut caractériser la phénoménologie). Comme l’indique Jean-Luc Marion ici même, du même mouvement, toutes ces recherches auront eu pour exigence de se porter au-delà du paradigme husserlien de l’objet, voire de la différence ontologique heideggerienne : c’est sur le fond de cette exigence partagée, et dans la manière de la mettre en œuvre, qu’elles se pluralisent et sur bien des points peuvent s’opposer.

4Que peut-on attendre de ces « phénoménologies » ? Moment de fourvoiement ou bien constitution d’un lieu fécond – sans exclusivité bien sûr – pour la philosophie ?

5On souhaite que la lecture des différents textes réunis ici puisse aider à s’orienter par rapport à ces enjeux. Certains témoignent de recherches en train de se faire, de la tentative d’ouvrir de nouveaux chantiers – dans lesquels à chaque fois la phénoménologie se « risque » (R. Barbaras, J. Rogozinski), d’autres témoignent d’un itinéraire important et significatif (J. Garelli) ou bien sont comme une mise au point réflexive sur la « phénoménologie française » par des acteurs majeurs de cette dernière (D. Janicaud, J.-L. Marion). D’autres, enfin, discutent à partir de problématiques précises le rapport de plusieurs « initiateurs » à l’exigence phénoménologique (F. Noudelmann à propos de Sartre, F. Khosrokhavar à propos de M. Henry, V. Houillon à propos du rapport complexe de J. Derrida à la phénoménologie, R. Calin à propos de Levinas).

6Alain David, François-David Sebbah