La suspension de la phénoménologie : la déconstruction. (L'héritage in-interrompu de Levinas à Derrida)

1Hériter de la tradition phénoménologique, c’est la suspendre. Et c’est la suspendre au lieu même de son instauration et de sa possibilité : au lieu de l’épochè. L’épochè au-delà de l’épochè suspend la phénoménologie elle-même dans son geste le plus radical et le plus décisif puisque ce dernier introduit au phénoménologique comme tel et au comme tel de la phénoménologie. Cette interruption de la phénoménologie en son sein travaille étrangement l’histoire de l’infidèle fidélité d’un des héritiers les plus paradoxaux de la phénoménologie : Jacques Derrida. Contre les tentatives orthodoxes d’exclusions de l’écriture derridienne hors de la phénoménologie, contre le déni des gardiens d’un héritage qu’il revendique à son tour, nous tenterons de recoudre le fil de la tradition afin de reconnaître en Jacques Derrida un des fils de la tradition phénoménologique. Le fils interrompt le Père et seule cette interruption constitue la tradition filiale : toute filiation originale est d’interruption.

2Cette suspension de la phénoménologie se manifeste de manière multiple comme une épochè au-delà de l’épochè phénoménologique husserlienne [1], comme un pas au-delà de l’épochè de l’être heideggerien, comme une épochè suspendant l’être lui-même (mais n’est-ce pas l’épochè de l’être au sens alors d’un génitif « objectif ») dans laquelle l’épochè serait un autre nom de la différance chez Derrida. L’épochè elle-même suspend l’unité de l’épochè et sa délimitation restrictive au titre de simple méthode de la phénoménologie (Husserl) par un passage au-delà de la méthode et de la dimension métaphysiques de la phénoménologie. Au seuil de ce pas, deux pensées concurrentes du passage au-delà sont convoquées : la pensée d’Emmanuel Levinas comme suspension ou épochè éthique de la phénoménologie et la pensée de Heidegger comme épochè (an sich halten) originaire de l’être qui reconduit la phénoménologie à son destin métaphysique depuis ce qui destine l’être dans ses « époques ». Nous aimerions montrer que l’épochè est un des noms de la différance, nom qui offre non seulement une tradition à la phénoménologie mais aussi et surtout un avenir. Et seul l’avenir peut offrir une tradition, peut l’assumer et l’assurer. L’à-venir est d’interruption. Interrompre la tradition, c’est aussi lui donner un avenir, c’est donc l’assurer, la relancer et la reprendre. Il n’y a pas de tradition sans interruptions, l’interruption même donne la tradition et la constitue [2] : la tradition s’instaure de son à-venir.

La déconstruction en effet

3Si une thèse sur l’épochè, dont le pouvoir est de suspendre toute thèse et position thétique, pouvait s’énoncer, elle s’exposerait de la sorte : l’épochè, c’est la déconstruction. Nous allons essayer d’étayer l’a-thèse épochale à partir, non pas de thèses disséminées dans les œuvres de Derrida, mais à partir de « moments » de suspens qui ouvrent ces textes à une certaine suspension du thétique : il y a une nécessité athétique (ou performative) de l’impossibilité d’une thématisation expresse de la notion d’épochè qui, alors, apparaît toujours lors d’un détour ou d’une suspension d’analyse, entre parenthèses, ou entourée encore de guillemets suspendant son sens phénoménologique (de guillemets dont nous oserions à peine dire qu’ils sont encore phénoménologiques), selon donc ce que nous nommerons le style suspensif[3] de l’épochè derridienne.

4Ces moments d’interruption, dans leur répétition, offrent la possibilité de la déconstruction. A l’occasion d’un enchaînement ininterrompu de moments suspensifs et au moment de la suspension qui est, inversement, la suspension du « moment » (il faut entendre ce « moment » comme l’instant ou la temporalité instantanée de la suspension comme « temporisation » ou différance), Derrida introduit cette remarque : « C’est là un moment de suspens, ce temps de l’epokhè, sans lequel en effet il n’y a pas de déconstruction possible. » [4] La possibilité de la déconstruction n’est pas la simple possibilité catégoriale et logique, car la possibilité de la déconstruction, c’est son effet. Et l’effet ne suspend pas la suspension qui doit rester, demeurer présente comme possibilité. La possibilité doit être saisie depuis la suspension et ne plus être comprise comme la possibilité catégorique de la logique traditionnelle. L’épochè ne disparaît pas dans son effectuation comme le remplissement d’une possibilité logique où ce qui est effectif n’est pas possible ou n’est plus un possible puisqu’il est réalisé, le possible étant alors un passé, dépassé par son effectuation. Ici, l’effet de la suspension ne suspend pas la suspension qu’elle garde en effet. L’en effet est la garde de la suspension qui se suspendant disparaît de la présence effective en s’y gardant (et s’en gardant, c’est-à-dire se gardant d’une présence constante ou pleine, qui n’a en fait, en effet, jamais eu lieu). Le moment se déborde et déborde la logique de la présence circonscrite à la présence pleine sans suspens. La déconstruction est l’effet, l’effectuation de ce moment de suspens qui le rend possible et le permet. Comme un don de l’épochè, la déconstruction est ce qui est donné par le moment de suspens : l’exercice de la déconstruction est l’effet de ce suspens qui, au moment même de sa suspension, donne ou se donne à soi-même la déconstruction en effet : la déconstruction, en effet [5]. L’épochè n’est pas un simple exercice mais le suspens même du temps [6] (la différance), la temporalisation (épochè n’est pas un simple comportement de l’ego ou du Dasein mais l’advenue même de l’être, son événement surgissant, et surgissant d’une interruption). Alors évidemment ce n’est plus de l’épochè méthodique de la phénoménologie historique qu’il est question mais de cette proto-épochè ou de l’épochè originaire qui, en effet, s’exerce dans la phénoménologie elle-même, dans l’épochè méthodique husserlienne : l’épochè suspensive permet en effet son exercice comme épochè phénoménologique méthodique ou comme déconstruction.

5Ce suspens est la déconstruction elle-même se différant dans son effet : son exercice. L’aspect performatif de la déconstruction n’est possible que depuis ce suspens déconstructeur lui-même qu’il s’agit d’effectuer : la déconstruction est une invention de Derrida dans la mesure où elle est une invention de/depuis l’épochè, depuis ce qui se suspend et n’arrive pas dans ce qui arrive ou ce qui ne vient pas dans ce qui vient [7]. La déconstruction en effet : l’effet de l’épochè dans la déconstruction en exercice et comme exercice. Mais la déconstruction n’est pas seulement cet exercice ou un art exercé, elle est aussi ce moment de suspens qui s’effectue dans son effet exercé, dans la déconstruction. La déconstruction, dont on voit bien qu’il faut en parler au pluriel, au moins dans sa dualité originale de l’épochè comme déconstruction et de la déconstruction comme exercice. La déconstruction se dit de multiples façons et doit se dire dans la multiplicité, au pluriel.

6La déconstruction n’est pas un exercice, non seulement au sens de l’exercice méthodique ou rhétorique qui se dégrade en exercice machinique [8] car elle s’exerce sur une ou des singularités (elle n’est pas une méthode), mais surtout parce que l’exercice déconstructif s’exerce toujours depuis une épochè qui l’excède et, dans ce geste, le rend possible. Nous pourrions proposer ces deux phrases paradoxales quant à l’exercice de la déconstruction :

  • La déconstruction n’est pas un exercice méthodique parce qu’elle est un exercice singulier : elle ne s’exerce pas depuis des règles déterminées mais depuis une singularité qu’il s’agit de réfléchir (elle n’est pas un exercice selon le jugement déterminant mais un exercice réfléchissant, pour reprendre les catégories kantiennes) ; et
  • La déconstruction n’est pas un exercice (une activité possible d’un sujet) parce qu’elle n’est pas un exercice subjectif mais l’excès de toute activité s’inscrivant dans un sens, l’excès sur le sens de toute activité.
La déconstruction, telle qu’elle s’exerce, telle qu’elle déconstruit les textes provient de l’épochè. La déconstruction est l’exercice de la pensée qui indique la provenance de la déconstruction depuis cette suspension qui n’est pas autre que cette déconstruction. La déconstruction est la différence de son origine (épochè) et de son exercice : les déconstructions, toujours singulièrement plurielles ou toujours plurielles selon la singularité différantielle ou suspendue. La déconstruction en effet provient de la déconstruction-épochè. Il en va du « de » de la déconstruction – à l’instar du « de » du titre De l’esprit – comme il en allait de la pensée heideggerienne de l’Ereignis dans le tournant entendu depuis l’Ereignis : vom Ereignis[9]. Le de laisse penser l’appartenance de la déconstruction (exercice) à l’épochè. La déconstruction est l’expérience de la pensée rompue à sa suspension : la pensée rompue à signifie qu’elle est exercée parfaitement à, habituée à, mais en même temps qu’elle se brise en deux, là où la pensée se rompt, s’interrompt, se suspend en laissant et emportant la trace de son suspens. La déconstruction est l’épreuve de la pensée suspendue à sa suspension, l’épreuve de l’impossible puisque cette épreuve, qui doit toujours être l’épreuve d’une présence, est l’épreuve d’une suspension de présence : l’épreuve de l’impossible de la pensée. Gardant la trace de sa provenance épochale (de la déconstruction) au même titre que la pensée de l’Ereignis en provient depuis l’Ereignis appropriant la pensée, la déconstruction est aussi une contribution à la philosophie au sens où elle contribue à la philosophie qu’elle reconduit à sa provenance épochale, instituant et destituant tout discours métaphysique.

7La déconstruction reconduit à l’épochè qui, suspendant tout discours, l’empêchant de se clôturer, approprie pourtant tout discours à sa clôture. Cette possibilité de l’exercice de la déconstruction nomme le « philosopher » (ou l’écriture philosophique) dans la métaphysique selon toutes les réductions époquales survenues dans l’histoire de la philosophie (épochè sceptique [10], l’étonnement, le doute cartésien, l’épochè phénoménologique, l’angoisse, la retenue [Verhaltenheit]…). L’épochè phénoménologique méthodique apparaît elle-même comme la répétition épochale de toutes les suspensions « philosophiques » de la métaphysique. La déconstruction en effet reconduit la phénoménologie et son épochè méthodique à son origine suspensive, à l’épochè originaire : elle reconduit la phénoménologie à sa présupposition. La déconstruction excède les limites époquales de la phénoménologie traditionnelle dans sa détermination de la métaphysique de la présence. Mais, comme épochè, est-elle encore phénoménologique ? La phénoménologie n’excède-t-elle pas ses propres limites traditionnelles ? L’épochè originaire n’est-elle pas alors phénoménologique dans cet excès de la phénoménologie sur elle-même ? Et n’est-ce finalement pas la différance qui est nommée ou devrait donc se nommer dans cette « présupposition de la phénoménologie » qui ne commande rien, tout comme la différance, elle non plus, « ne commande rien » [11] ?

L’Interruption éthique : Levinas

8L’épochè derridienne de la phénoménologie, la reconduisant à sa présupposition, ne répète-elle pas le geste d’interruption de Levinas eu égard à la phénoménologie, c’est-à-dire la suspension de la phénoménologie par l’éthique ? Mais en même temps qu’elle le répète, elle l’excède ou l’inverse : l’interruption éthique n’est-elle pas présupposée par une certaine phénoménologie qui excède sa clôture traditionnelle ? La suspension de la phénoménologie par l’éthique et par la responsabilité pour l’autre suppose elle-même la suspension (phénoménologique ? C’est évidemment là toute la question !) de l’éthique : toute responsabilité en effet suppose cette épochè comme le suggère Derrida dans la reconsidération du moment suspensif: « Ce n’est pas un simple moment : sa possibilité doit rester structurellement présente à l’exercice de toute responsabilité… » [12]. La présupposition de la phénoménologie est alors double : faut-il entendre la suspension éthique de la phénoménologie ou la présupposition de la phénoménologie dans l’éthique ? Cette dualité a son écho dans la double lecture déconstructive et épochale de Levinas.

9Dans l’exposé de Violence et métaphysique, la phénoménologie, débordant simplement le cadre restrictif de la simple méthode ou technique, est pensée comme la pré-supposition de l’éthique [13]. La phénoménologie se présuppose elle-même tout en débordant les limites étroites de la méthode et de la métaphysique de la présence. Mais, quelques décennies plus tard, dans Adieu à Emmanuel Levinas, une première lecture conventionnelle rétablirait l’approche de Levinas en réaffirmant la priorité de l’éthique sur la phénoménologie. La phénoménologie est suspendue par l’autre, par la relation éthique dans une sorte d’épochè que nous nommerions l’épochè éthique de la phénoménologie. Y a-t-il alors une double lecture de Levinas ? L’épochè est-elle une épochè éthique de la phénoménologie ou une épochè « phénoménologique » qui est présupposée par toute responsabilité et toute éthique ? Dans l’Adieu à Emmanuel Levinas, il faut entendre l’infidélité structurellement possible de tout adieu, l’infidélité comme fidélité : il faut laisser Levinas et, pour le laisser, le respecter comme tel. L’épochè est-elle éthique ou phénoménologique ? Elle est peut-être éthique, peut-être phénoménologique, mais sûrement elle suspend toute inscription ou préinscription sûre de soi dans ces deux domaines déterminés ou ces deux moments de cette suspension. Peut-être [14].

10Mais faut-il véritablement opposer les deux lectures, une dans la violence faite à Levinas afin de respecter le respect de la phénoménologie, l’autre dans une version plus « pacifiée » ? Il faut approfondir et lire les quelques pages suspendues à la suspension dans ce dernier livre qui ne sont pas sans rappeler les analyses consacrées au respect dans Violence et métaphysique. Derrida reprend une phrase de Levinas qui identifiait l’intentionnalité à l’hospitalité, c’est-à-dire finalement l’intentionnalité, comme principe fondamental de la phénoménologie, à l’éthicité, et par contrecoup la phénoménologie à l’éthique, comme si l’hospitalité « fondait » l’intentionnalité [15] incapable en retour de la thématiser sans lui faire tort dans la thématisation. Comment alors faire droit à l’hospitalité, comment faire droit à ce qui, interrompant l’intentionnalité thématisante, la rend possible pourtant ? Comment faire droit à ce qui fait pourtant droit à l’intentionnalité, rend possible l’intentionnalité en l’instituant selon ce que l’on pourrait nommer la dimension juridique de l’intentionnalité (juridique en deçà de l’opposition éthique et juridique, opposition que Derrida suspend justement par la question du tiers). Ce qui conditionne ainsi l’intentionnalité ne peut être compris que depuis l’intentionnalité, que depuis la phénoménologie elle-même dans son principe. La condition est saisie depuis le conditionné qui le marque et s’en dé-marque. La condition se re-marque dans le conditionné mais le conditionné doit lui-même se suspendre au lieu de sa condition. La phénoménologie s’interrompt au lieu de sa décision et doit décider, de manière immanente, de se suspendre au lieu de sa suspension originaire : l’épochè. Derrida parle d’un renoncement de la phénoménologie (tout comme Heidegger parle d’un refus [Versagen] ou d’un renoncement [Versicht] de l’être). Il faut renoncer à la phénoménologie depuis la phénoménologie, depuis ce qui interrompt la phénoménologie et la conditionne dans sa suspension.

11

« Réciproquement, on ne comprendrait rien à l’hospitalité sans l’éclairer par une phénoménologie de l’intentionnalité, une phénoménologie qui renonce néanmoins, là où il le faut, à la thématisation. Voilà une mutation, un saut, une hétérogénéité radicale mais discrète et paradoxale que l’éthique de l’hospitalité introduit dans la phénoménologie. Levinas l’interprète aussi comme une singulière interruption, un suspens ou une épokhè de la phénoménologie elle-même, plus encore et plutôt qu’une épokhè phénoménologique. » [16]

12Que signifie cette épochè de la phénoménologie ? La phénoménologie elle-même est suspendue. Mais que veut dire elle-même ? Que la phénoménologie se suspend. Elle s’arrête d’elle-même au cœur d’elle-même ? Là où elle-même est rompue par l’autre ? Est-ce à dire que la suspension éthique de la phénoménologie est encore une suspension de/par la phénoménologie ? Que la suspension éthique de la phénoménologie est une suspension phénoménologique ? Si oui, alors l’opposition que fait Derrida entre l’épochè de la phénoménologie et l’épochè phénoménologique [17] se trouble, se double et s’inquiète. Le schème déconstructeur de l’épochè au sens (c’est-à-dire de l’épochè phénoménologique reconduisant au sens) et de l’épochè du sens (l’épochè originaire suspendant la réduction phénoménologique dans sa tendance à la métaphysique de la présence) vacille et tend à se déconstruire de lui-même. Or cette opposition lui avait permis de dégager une épochè plus radicale en dehors des limites de la méthode phénoménologique identifiée alors à une métaphysique de la présence. Certes, il ne faut plus entendre seulement l’épochè comme suspension de la croyance au monde, l’épochè phénoménologique au sens classique, traditionnel de la méthode mais au sens d’un élargissement de l’épochè, d’un élargissement qui ressortit encore à la phénoménologie elle-même. Le geste de Derrida s’inscrit dans l’histoire de la phénoménologie selon son élargissement de l’épochè, selon une radicalisation progressive et interruptive à chaque fois : à l’épochè méthodique husserlienne a succédé une radicalisation heideggerienne par une épochè existentiale plus fondamentale, puis par une épochè de l’être lui-même et un élargissement derridien qui se libérerait de l’être lui-même. Il y a dans l’histoire de la phénoménologie une recherche de radicalisation et d’élargissement dans lequel se situe irréductiblement Derrida, même si, selon une certaine accentuation, cet élargissement tend à s’élargir, à prendre parfois le large, de la phénoménologie. L’épochè de la phénoménologie est encore une épochè phénoménologique. Au moment même où l’épochè originaire interrompt la phénoménologie et l’épochè phénoménologique, elle la relance. La suite de la lecture le confirme :

13

« On pourrait être tenté de rapporter cette interruption à celle qui introduit la séparation radicale, c’est-à-dire la condition de l’hospitalité. Car l’interruption que le discours éthique marque au-dedans de la phénoménologie, en son dedans-dehors, n’est pas une interruption comme une autre. Cette interruption, la phénoménologie se l’impose à elle-même. La phénoménologie s’interrompt elle-même. Cette interruption de soi par soi, si quelque chose de tel est possible, peut ou doit être assumée par la pensée : c’est le discours éthique – et c’est aussi, comme limite de la thématisation, l’hospitalité. L’hospitalité, n’est-ce pas une interruption de soi ? » [18]

14S’interrompant à nouveau, suspendant par une parenthèse la question de l’interruption, la suspendant et la relançant, la relançant en la suspendant, Derrida ajoute que l’interruption de la phénoménologie a échappé comme telle, c’est-à-dire comme éthique, à la phénoménologie classique, c’est-à-dire à Husserl qui a circonscrit cette interruption à l’épochè phénoménologique, orientée téléologiquement vers la réduction méthodique et théorétique, sans pourtant y échapper d’une certaine façon :

15

« Une certaine interruption de la phénoménologie par elle-même s’était déjà imposée à Husserl sans qu’il en ait pris acte, il est vrai, comme d’une nécessité éthique, quand il avait fallu renoncer au principe des principes de l’intuition originaire ou de la présentation en personne, “en chair et en os”.» [19]

16Dans l’indétermination de cette interruption dont on s’inquiète du caractère incertain (une certaine interruption n’est-elle pas une interruption incertaine, incertaine de soi et de ses propriétés ?), ne faut-il pas aussi voir la possibilité que cette interruption, cette épochè, ne soit pas forcément éthique ? Car l’éthique est-elle le nom de cette suspension même si, dans son indécidabilité, elle m’engage à la décision, à l’éthique ? En dehors du rapport à Levinas, Derrida indique aussi une autre interruption ou une autre scène de la suspension de la phénoménologie : dans la psychanalyse. Dans l’étude qu’il a consacrée à L’écorce et le noyau de Nicolas Abraham, « Moi-La psychanalyse » [20], Derrida se sert de la même opposition entre les guillemets phénoménologiques de la réduction au sens (phénoménologique) et la conversion de la psychanalyse hétérogène au sens et suspendant la suspension au sens dans une suspension du sens lui-même [21]. Mais Husserl n’a pas pris acte de la nécessité éthique de la suspension alors que s’il en avait pris acte et avait reconnu la relation éthique comme « face à face originaire », selon Levinas commenté par Derrida, « toutes les difficultés rencontrées par Husserl [auraient été] seraient “surmontées” […] Aucune phénoménologie ne peut donc rendre compte de l’éthique, de la parole, de la justice » [22]. Cette certaine interruption est celle qui advient à la phénoménologie depuis son origine épochale. Comment advient-elle ?

17Bien que l’interruption soit aussi un arrêt décisif [23], comme une sentence juridique, elle ne serait pourtant pas un « décret », c’est-à-dire pas un pur décret extérieur : elle est l’événement de l’extérieur au-dedans même du procès phénoménologique.

18

« L’interruption ne s’impose pas à la phénoménologie comme par décret. C’est dans le cours de la description phénoménologique, suivant une analyse intentionnelle fidèle à son mouvement, à son style et à ses propres normes, que l’interruption se produit. Elle se décide au nom de l’éthique comme interruption de soi par soi. Interruption de soi par une phénoménologie qui se rend ainsi elle-même à sa propre nécessité, à sa propre loi, là où cette loi lui commande d’interrompre la thématisation, c’est-à-dire aussi d’être “infidèle” à soi par fidélité à soi, par cette fidélité à “l’analyse intentionnelle” que Levinas revendiquera toujours. » [24]

19Mais faut-il renoncer à l’éthique ? Faut-il renoncer à nommer ce qui engage ce renoncement, ce au nom de quoi la phénoménologie se suspend ? Bien qu’elle l’engage et que le nom de cet engagement pré-originaire soit l’éthique [25]. L’épochè, dé-marquée de son inscription phénoménologique historique, est-elle éthique ? L’éthique est-elle la suspension ? Ou cette suspension est-elle finalement phénoménologique, selon une phénoménologie dépassant sa dé-limitation dans une métaphysique de la présence ? Et qu’est-ce que l’éthique avant tout engagement mondain éthique et politique ? L’éthique est par-delà la politique, suspendant la politique et le rapport au tiers :

20

« Que signifie alors “par-delà” dans tel autre passage de “La substitution” qui reprend ce que nous notions plus haut de ce “paradoxe”, à savoir l’interruption de soi, l’interruption de soi dans la phénoménologie – par la phénoménologie elle-même qui ainsi se surprend et suspend à la fois au moment de sortir de soi en soi ? L’éthique par-delà le politique, voilà le retournement paradoxal dans lequel la phénoménologie se trouverait ainsi “jetée”. » [26]

21L’épochè originaire, l’interruption est ce qui jette la phénoménologie à elle-même, l’emportant au-delà de soi au moment même où elle s’approprie son propre geste. Le jet de l’épochè ne peut être lui-même suspendu : est-ce à dire que l’appel à la responsabilité, la responsabilité elle-même, ne peuvent être suspendus, mis entre parenthèses par la moindre épochè phénoménologique ? La suspension phénoménologique suppose cet appel, ce mouvement du suspens appelant et ouvrant la responsabilité : la phénoménologie est elle-même suspendue à ce jet de l’épochè ouvrant toute responsabilité et éthique de la responsabilité. La phénoménologie suppose l’éthique. Et l’éthique suppose cette épochè que la phénoménologie historique a réduite à un exercice méthodique, en en conjurant ainsi son impossibilité. Ainsi la réduction phénoménologique est comme une conjuration de cette épochè qui interrompt à l’origine la phénoménologie se constituant. L’épochè est l’origine impossible de la phénoménologie. Elle n’est pas une simple possibilité de la phénoménologie mais sa possibilité même comme condition d’impossibilité. Et cette impossibilité advient dans le jet de la Geworfenheit.

22L’épochè se produit selon le schème de la Geworfenheit épochale de l’être (telle que les Beiträge le proposent) : l’épochè est le jet de la phénoménologie jetée. Cet être-jeté n’est pas seulement la Geworfenheit de l’attitude phénoménologique, qui, comme toute attitude, est jetée, mais la Geworfenheit même de l’être, la Geworfenheit historiale constituant l’histoire elle-même. L’épochè est la condition de l’historicité : « Autant d’interruptions de soi, autant de discontinuités dans l’histoire, autant de ruptures du cours ordinaire du temps, césures toutefois comme historicité même de l’histoire. » [27] L’histoire se rompt au lieu même de son historicité : cette rupture ou suspension épochale est ce sans quoi il n’y a pas d’histoire. L’épochè est donc aussi, de manière régionale, ce sans quoi il n’y a pas d’histoire de la phénoménologie, de tradition phénoménologique. L’historicité de l’histoire, c’est l’épochè, suspendant aussi son unité selon son caractère d’être-jeté qui s’abandonne à soi et à l’autre, dans un jet suspendu qui se multiplie dans les instances abondantes rassemblées dans ce que Levinas nomme le « Sinaï ». Alors que le simple événement s’inscrit dans le cours de l’histoire sans la déborder, celle-ci l’accueillant sans que celui-ci la mette hors de soi, l’interruption est l’événement de l’histoire, en même temps que l’événement de la déconstruction dans l’excès de certains concepts : ainsi à propos du concept levinassien de paix participant et dépassant un certain concept de politique, Derrida écrit : « Le concept s’excède lui-même, il se déborde, autant dire qu’il s’interrompt ou se déconstruit pour former ainsi une sorte d’enclave au-dedans et au-dehors de lui-même : "au-delà dans", encore une fois, intériorisation politique de la transcendance éthique ou messianique. Et notons-le en passant, chaque fois que se produit cette interruption de soi (nous en suivons quelques exemples depuis un moment), chaque fois que se produit cette délimitation de soi qui vaut aussi excès ou transcendance de soi, chaque fois que cette enclave topologique affecte un concept, un processus de déconstruction est en cours, qui n’est même plus un processus téléologique ni même un simple événement dans le cours de l’histoire. » [28] Il faut bien sûr entendre l’épochè dans l’auto-déconstruction du concept. Il faut bien le lire : le concept s’interrompt de lui-même, cette interruption de soi, cette épochè du concept lui-même amorce sa déconstruction, le concept se déconstruit depuis cette surprenante épochè. Le concept se surprend à se déconstruire. C’est l’effet de surprise provoquée par l’imprévisibilité de l’épochè qui advient au-delà de l’horizon intentionnel, à la limite de la phénoménologie, faisant ainsi l’épreuve de l’impossibilité du phénoménologique comme tel [29].

L’Interruption de l’être : Heidegger

23Selon cette histoire épochale, qu’advient-il de l’épochè comme concept ? Et du concept adjacent d’époque ? L’époque (et le concept d’histoire), de même que l’épochalité, reste un schème, un « philosophème déconstructible ». Mais qu’en est-il de l’épochè elle-même ? Puisque l’épochè est elle-même impossible à suspendre, à épochaliser, n’est-elle pas indéconstructible ? Et cela n’équivaut-il pas à dire que l’épochè est la déconstruction parce qu’elle est indéconstructible [30] ? L’épochè, indéconstructible, est la déconstruction. Au-delà de la critique récurrente et de la déconstruction du schème de l’épochalité heideggerienne qui porte rarement sur l’épochè elle-même mais s’appuie le plus souvent sur la question des époques de l’être, comme si cette critique portait toujours sur l’effet de l’épochalité (l’épochè en effet ?), c’est-à-dire sur les époques et leurs limites sans lire l’épochalité elle-même qui se divise effectivement en un retrait suspensif et une suspension donatrice, destinant des époques, l’épochè selon Derrida ne rejoint-elle pas l’épochè de l’être chez Heidegger [31] ? Telle serait, en dernier lieu, notre hypothèse, notre thèse suspendue à l’épochè.

24Et puisqu’au premier abord tout le travail de Derrida vise à remettre en question l’épochalité (ou plutôt l’époqualité) heideggerienne [32], il nous semble que Derrida résisterait à une telle proximité en tant qu’il avance la différance pour s’extraire de l’épochalisation de l’être décelée par Heidegger – mais pourtant elle ne nous semble pas absolument absurde si l’on tient compte de la capacité de l’épochè de suspendre sa propre unité époquale. Car l’un des thèmes essentiels de la critique de l’épochalité concerne sa dimension unifiante et rassemblante, sa Versammlung. Pourtant, analysant ce concept, Derrida « reconna[ît] la force et la nécessité de ce motif de la Versammlung chez Heidegger, d’autant plus qu ’il n ’exclut jamais la différence, au contraire. Mais aussi tous les enjeux se rassemblent là. Là où la Versammlung ne l’emporte pas » [33]. Là où le rassemblement ne l’emporte pas, ne commande pas, n’est-ce pas l’épochè elle-même ? Ou l’épochè est-elle le schème du rassemblement ? L’épochalité de l’être est-elle le lieu du rassemblement de l’être qui, se réservant, se retirant, se retient dans son unité ?

25L’épochè suspend-elle l’unité ou la confirme-t-elle, la confirme-t-elle en la suspendant ? L’épochè heideggerienne ne conjurerait-elle pas la dissémination [34] ? Le rassemblement épochal n’exclut pas la différence, la suspension épochale, l’épochè ou la différance. Le rassemblement de l’épochè ne se tient qu’à l’instant de la suspension, que le temps de la suspension et selon le temps de la suspension que pourrait nommer la différance. Et dès le texte La différance, Derrida semble nous indiquer la proximité recherchée de la différance et de l’épochè :

26

« Sur une certaine face d’elle-même, la différance n’est certes que le déploiement historial et époqual de l’être ou de la différence ontologique. Le a de la différance marque le mouvement de ce déploiement.
Et pourtant la pensée du sens ou de la vérité de l’être, la détermination de la différance en différence ontico-ontologique, la différence pensée dans l’horizon de la question de l’être, n’est-ce pas encore un effet infra-métaphysique de la différance ? Le déploiement de la différance n’est peut-être pas seulement la vérité de l’être ou de l’époqualité de l’être. Peut être faut-il tenter de penser cette pensée inouïe, ce tracement silencieux : que l’histoire de l’être, dont la pensée engage le logos grec-occidental, n’est elle-même, telle qu’elle se produit à travers la différence ontologique, qu’une époque du diapherein. On ne pourrait même plus l’appeler dès lors “époque”, le concept d’époqualité appartenant au dedans de l’histoire comme histoire de l’être. L’être n’ayant jamais eu de “sens”, n’ayant jamais été pensé ou dit comme tel qu’en se dissimulant dans l’étant, la différance, d’une certaine et fort étrange manière, (est) plus “vieille” que la différence ontologique ou que la vérité de l’être. C’est à cet âge qu’on peut l’appeler jeu de la trace. » [35]

27L’épochein de l’épochè de l’être n’est-il pas ce que Derrida vise sous le diapherein de la différance malgré la distance qu’il institue dans leur rapprochement ? La différance n’est-elle pas ce que Heidegger invite à penser dans l’épochè de l’être, et pas seulement dans l’époque, et sa destination épochale en époques de l’être ? Il peut alors paraître étrange que Derrida prenne la position du concept comme en dedans du champ lexical de la métaphysique pour invalider ce concept d’époque de l’être alors que lui-même nous a appris à nous méfier du couple dedans/dehors, interne/externe ! Le concept d’époque ne peut-il appartenir au dedans de l’histoire de l’être comme la marque interne de son extériorité ? Ainsi l’époque appartient à l’histoire de l’être en tant que l’histoire de l’être n’est possible qu’à partir de l’époque entendue depuis l’épochè. Le concept d’époque, dont le concept métaphysique désigne bien une domination de l’étant, renvoie à l’épochè de l’être qui reste impensée par la métaphysique. L’épochè nomme l’époque dans la différance. Elle suspend l’époque à la différence épochale de l’être et de l’étant. La différence ontico-ontologique est différée même dans l’épochè de l’être. L’épochè de l’être redouble la différence ontologique de l’être et de l’étant mais elle la redouble à l’intérieur d’elle-même. L’épochè suspend la différence ontologique dans la suspension de l’être.

28L’épochè de l’être, c’est-à-dire l’être en tant qu’il se réserve, l’être en tant qu’il se retient en soi-même (an sich halten), n’est pas déconstructible. L’indéconstructible, c’est l’être dans son épochè. Ce qui est déconstructible ce sont les époques de l’être et l’être donné selon ses époques, les différentes « figures » de l’être – si le mot de figure n’indiquait pas lui-même une certaine époque de l’être. Ce qui est déconstructible, c’est le sens de l’être, c’est-à-dire que les époques sont les époques du sens de l’être, des sens de l’être sous l’unité épochale d’un sens de l’être que Heidegger a nommé la métaphysique. La métaphysique est l’unique époque de l’être sous la présence. L’épochè est aussi l’interruption de tout concept d’époque, du concept de l’époque et des concepts d’époque (appartenant à une époque – un concept appartient à une époque, y participe et la dépasse sur une autre part de lui-même). L’interruption de tout concept d’époque est la déconstruction elle-même. Le concept d’époque se déconstruit chez Heidegger à l’instant même de sa participation à l’histoire délimitée de la métaphysique, à l’histoire comme concept métaphysique. Un concept métaphysique ne l’est pas de part en part, il s’interrompt toujours, passant au-delà en son dedans. L’épochè est le nom de ce qui excède le concept métaphysique d’époque et le concept d’époque de la métaphysique.

29L’épochè de l’être n’est pas une nouvelle époque de l’être ou une nouvelle figure mais laisse être son advenue, son historicité, son événementialité qui toujours, inlassablement, se retire de toute époque. L’époque est bien, en effet, une catégorie métaphysique mais l’épochè de l’époque, la suspension de l’époque qui donne l’époque et s’y retire, privant toute clôture en la donnant, échappe à cette catégorie. L’épochè est la possibilité de la déconstruction au moment même où l’époque, qui est toujours époque du sens, est la possibilité de l’exercice de la déconstruction. La déconstruction s’exerce sur le sens alors que ce sens est toujours déjà déconstruit parce que toujours déjà interrompu ou suspendu. L’exercice de la déconstruction (la déconstruction en effet) provient de l’épochè (de la déconstruction) de tout sens, de la suspension du sens, de la suspension de la présence. Il faut penser l’indéconstructibilité de l’épochè et la déconstructibilité de toute époque du sens (déconstruction du sens de l’époque).

30L’épochè du sens est aussi la possibilité en effet de l’époque du sens où s’exerce l’épochè phénoménologique comme épochè au sens : la possibilité de la déconstruction en exercice. La suspension phénoménologique se suspend au sens alors que l’épochè suspend le sens lui-même, ce qui ne veut pas dire le non-sens mais la réserve de sens, son excès et la donation ou la destination du sens. Que l’époque du sens apparaisse comme possibilité de l’exercice de la déconstruction, cela signifie que l’épochè se destine à l’époque du sens et rend possible depuis ce destin ou cette institution du sens l’exercice de sa déconstruction. Le sens étant en suspens et sans fond, il faut l’époque et l’époque du sens pour qu’il y ait déconstruction. S’il n’y a pas d’époque de la présence, de la stabilité de l’assurance méthodique, conceptuelle, catégorique, il n’y a pas de déconstruction en effet, en exercice. Il n’y a pas d’épochè sans époque du sens, sans donation du sens, sans sens donné. L’époque est le sens donné. L’épochè est la suspension de la donation, se retirant du sens donné, la donation suspendue ou la suspension donnante. L’épochè est le don de la déconstruction qui, dans son exercice en effet, est la pensée de l’accueil d’un tel don épochal.

31La déconstruction, dans l’interruption suspendue de l’épochè léguée par la phénoménologie, est le don épochal qui re-donne à la phénoménologie un avenir [36] et lui assure une tradition.

Notes

  • [1]
    Nous ne tenterons pas ici une analyse du rapport des critiques portées très tôt par Derrida à l’encontre de la réduction husserlienne dans son articulation au signe. Jacques Derrida, dans La voix et le phénomène, distinguant chez Husserl une différence entre deux types de signes, l’expression (Ausdruck) et l’indice (Anzeichen), tente de faire précéder la réduction husserlienne par une sorte de pré-réduction « naturelle » dont la possibilité résiderait dans cette différence. « Ne serait-on pas déjà en droit de dire que toute la problématique future de la réduction [nous soulignons] et toutes les différences conceptuelles dans lesquelles elle se prononce (fait/essence, transcendantalité/mondanéité, et toutes les oppositions qui font système avec elle) se déploient dans un écart entre deux types de signes ? […] Si nous pouvions y répondre par l’affirmative, il faudrait en conclure, contre l’intention expresse de Husserl, que la “réduction”, avant même de devenir méthode, se confondrait avec l’acte le plus spontané du discours parlé, la simple pratique de la parole, le pouvoir de l’expression. » (Jacques Derrida, La voix et le phénomène, PUF, 1983, p. 32.) Dans sa lecture critique de l’interprétation de Derrida, Rudolf Bernet affirme que celle-ci « consiste à donner une forme linguistique à la réduction phénoménologique ou plutôt à montrer son enracinement dans le (ou dans une certaine idée du) langage », « La voix de son maître (Husserl et Derrida) », dans La vie du sujet, PUF, 1994, p. 276. Nous relevons dans la citation de Derrida l’ouverture à l’avenir de la problématique de la réduction et voulons faire remarquer l’analogie de la présupposition derridienne d’une « protoréduction phénoménologique », essentielle au langage et antérieure à la réduction méthodique husserlienne, avec le geste heideggerien du dégagement d’une réduction pré-réductive, ou plutôt d’une réduction pré-méthodique dans la tonalité fondamentale de l’angoisse par exemple.
  • [2]
    Cf. Donner la mort, Galilée, 1999, p. 22.
  • [3]
    On pourrait appliquer à Derrida cette remarque qu’il porte sur le texte de Levinas : « Or on ne saurait trop prendre au sérieux, les interprétant aussi rigoureusement que possible, les modalités discursives qui multiplient les points d’interrogation, les conditionnels, les clauses qu’on pourrait dire épochales », dans Adieu à Emmanuel Levinas, Galilée, 1997, p. 140. Dans ce même texte, à l’occasion d’une citation de Levinas, les crochets interrompent la citation pour y marquer sa signature, faire entendre sa voix, c’est-à-dire son écriture, et même pour re-marquer ou pour interrompre en avouant ne pas répondre à la question que l’on peut discuter, outrepassant les limites ou plutôt l’économie de l’argumentation : « je laisserai, moi, la chose en suspens », ibid., p. 141. Les parenthèses, les crochets, les tirets sont autant de suspensions épochales qui arrivent au discours afin de suspendre le mouvement discursif dans sa tendance à l’oubli de son origine laissée en arrière et de le rappeler à l’interruption originaire. Le style de Derrida est un style en suspens, s’inscrivant dans nombre de suspensions : il re-marque la suspension dans les suspensions, il ré-inscrit la suspension dans les frontières de ce qu’elle conditionne, bref il l’écrit. L’épochè s’écrit et l’écriture est épochale.
  • [4]
    Force de loi, Galilée, 1994, p. 46.
  • [5]
    Insistant sur l’affinité de la déconstruction et de la philosophie, nous rappelons le nom de la collection dont J. Derrida est l’un des directeurs chez l’éditeur de nombre de ses livres, Galilée, la philosophie en effet.
  • [6]
    Selon ce que nous avons appelé la suspension temporelle dans notre thèse Le souci de l’épochè, Heidegger et les sens multiples de l’épochalité, soutenue à Paris XII en 1996.
  • [7]
    « Je n’ai jamais eu de “projet fondamental”. Et “déconstructions”, que je préfère dire au pluriel, n’a sans doute jamais nommé un projet, une méthode ou un système. Surtout pas un système philosophique. Dans des contextes toujours très déterminés, c’est l’un des noms possibles pour désigner, par métonymie en somme, ce qui arrive ou n’arrive pas à arriver, à savoir une certaine dislocation qui en effet se répète régulièrement – et partout où il y a quelque chose plutôt que rien […] » (Points de suspension, Galilée, 1992, « Une “folie” doit veiller sur la pensée », p. 367.)
  • [8]
    L’exercice méthodique de la déconstruction menace la déconstruction, tout comme, chez Platon, l’usage purement scolaire de la dialectique la transformant en « jeu pour la controverse » (République VII, 539a-d) menace la dialectique dont il faut préserver l’« éthique » en la définissant comme un « exercice spirituel » selon l’expression de Pierre Hadot dans Qu’est-ce que la philosophie antique ?, Gallimard, « Folio Essais », 1995.
  • [9]
    Dans le sous-titre des Beiträge zur Philosophie vont Ereignis – depuis l’Ereignis, Heidegger tente de faire entendre la provenance de la pensée de l’être.
  • [10]
    L’épochè originaire propose de repenser un scepticisme plus originaire que le scepticisme historique : il y a bien un scepticisme ou un « usage » sceptique qui est l’essence de la philosophie convoquée à ce qui l’interrompt dans son désir d’assurance et de certitude. Le « scepticisme » de Derrida est un appel, un « surcroît » de responsabilité : le scepticisme est éthique, il s’agit d’un scepticisme originaire suspendant l’assurance des concepts ou du concept de responsabilité afin d’en laisser appeler à une responsabilité illimitée ou non circonscrite à une figure limitée du sujet : la déconstruction depuis cette épochè n’est pas une « neutralisation » (terme phénoménologique), ni l’indifférence ataraxique à toute responsabilité (« tenir constamment en haleine un questionnement sur l’origine […] c’est, du point de vue d’une déconstruction rigoureuse, tout sauf une neutralisation de l’intérêt pour la justice, une insensibilité à la justice », Force de loi, p. 45). Mémoires d’aveugle qui débute ainsi : « Mais c’est de scepticisme que je vous entretiens […] skepsis est chose des yeux […] le jugement est suspendu à l’hypothèse » (p. 9), énonce ensuite, en guise de retour sur cette entrée en matière : « C’est ce que j’appelle ainsi l’hypothèse de la vue, c’est-à-dire le suspens du regard, son “époque” (épochè veut dire interruption, arrêt, suspension, et parfois suspension de jugement, comme dans la skepsis dont nous parlions en commençant) », ibid., p. 119.
  • [11]
    Marges, « La différance », Les éditions de Minuit, 1972, p. 22.
  • [12]
    Force de loi, p. 46.
  • [13]
    « Le phénomène du respect suppose le respect de la phénoménalité. Et l’éthique la phénoménologie. En ce sens, la phénoménologie est le respect lui-même. C’est ce que visait Husserl en disant que la raison ne se laissait pas distinguer en théorique, pratique, etc. Cela ne signifie pas que le respect comme éthique soit dérivé de la phénoménologie, qu’il la suppose comme ses prémisses ou comme une valeur antérieure ou supérieure. La présupposition de la phénoménologie est d’un ordre unique. Elle ne “commande” rien, au sens mondain (réel, politique, etc.) du commandement. Elle est la neutralisation même de ce type de commandement. Mais elle ne le neutralise pas pour lui en substituer un autre. Elle est profondément étrangère à toute hiérarchie. C’est dire que l’éthique non seulement ne se dissout pas dans la phénoménologie ni ne s’y soumet ; elle trouve en elle son sens propre, sa liberté, sa radicalité. Que les thèmes de la non-présence (temporalisation et altérité) soient contradictoires avec ce qui fait de la phénoménologie une métaphysique de la présence, la travaillent sans cesse, cela nous paraît d’ailleurs incontestable et nous y insistons ailleurs. » (L’écriture et la différence, Seuil, « Points », 1979, p. 178.)
  • [14]
    Il faudrait lire tout le travail de Derrida sur ce « peut-être » comme régime épochal et trace de cette épochè originaire qui s’indécide encore dans le discours thématique, se sus pendant alors à un peut-être. Le peut-être, étant le mode de pensée qui suspend toute position comme toute négation, serait la retenue épochale de la pensée selon l’épochè. Peut-être. Le peut-être serait l’effet de l’épochè sur la pensée. « Qu’est-ce qui resterait à venir si l’inassurance, si l’assurance limitée du peut-être ne retenait son souffle dans une “époque”, afin de laisser paraître ou de laisser venir ce qui vient, pour ouvrir, justement, en disjoignant nécessairement une certaine nécessité de l’ordre, une concaténation des causes et des effets ? En l’interrompant, en y marquant tout simplement l’interruption possible ? Ce suspens, l’imminence d’une interruption, on peut l’appeler l’autre, la révolution ou le chaos, le risque en tout cas d’une instabilité. » (Politiques de l’amitié, Galilée, 1994, p. 47.)
  • [15]
    Même si le concept de « fondation » n’est pas adéquat puisque l’hospitalité est l’intentionnalité, et bien que tout fondement soit le fondé dont il diffère selon cette relation de fondation elle-même, ce geste n’est pas sans rappeler, lui aussi, le geste heideggerien de fondation de l’intentionnalité phénoménologique dans la transcendance du Dasein suivant l’analyse proposée dans Les problèmes fondamentaux de la phénoménologie.
  • [16]
    Adieu, p. 95.
  • [17]
    Et cette opposition est à l’œuvre très tôt et de manière assez récurrente dans l’œuvre de Derrida. Ainsi dans « De l’économie restreinte à l’économie générale », à propos de la transgression du sens : « Il faudrait plutôt parler d’une épochè de l’époque du sens ; d’une mise entre parenthèses – écrite – suspendant l’époque du sens : le contraire d’une épochè phénoménologique ; celle-ci se conduit au nom et en vue du sens. C’est une réduction nous repliant vers le sens. La transgression souveraine est une réduction de cette réduction : non pas une réduction au sens, mais réduction du sens. » (L’écriture et la différence, Seuil, « Points », p. 393-394.) La même distinction réapparaît dans le contexte d’une déconstruction de l’herméneutique dans Schibboleth – pour Paul Celan, Galilée, 1986, p. 44. Cf. notre analyse, « L’adresse de la question. L’improbable débat Gadamer-Derrida », in Alter, n° 8/2000, Derrida et la phénoménologie, p. 103-123.
  • [18]
    Adieu, p. 95-96.
  • [19]
    Adieu, p. 97. Cette interruption nécessaire est aussi celle indiquée par le nécessaire passage de la phénoménologie structurale (statique) à la phénoménologie génétique. Cf. L’écriture et la différence, « “Genèse et structure” et la phénoménologie », Seuil, « Points », 1979, p. 244.
  • [20]
    « Malgré toute la fécondité, malgré la rigueur du questionnement phénoménologique, une rupture s’impose et elle est nette, un retournement étrange plutôt, la conversion d’une “conversion” qui bouleverse tout. […] Il faudra penser l’Inconscient en le soustrayant à cela même qu’il rend possible, à toute cette axiomatique phénoménologique du sens et de la présence. La frontière, très singulière en effet puisqu’elle va partager deux territoires absolument hétérogènes, passe désormais entre deux types de “conversion sémantique”. Celle qui opère à l’intérieur du sens, pour le faire apparaître et le garder, se marque dans la traduction discursive par les guillemets phénoménologiques : le même mot, celui de la langue courante, une fois entouré de guillemets, désigne le sens intentionnel mis en évidence par la réduction phénoménologique et toutes les procédures qui l’accompagnent. L’autre conversion, celle qu’opère la psychanalyse, est absolument hétérogène à la précédente. Elle la suppose en un certain sens, puisqu’on ne peut la comprendre en droit sans être allé jusqu’au bout, et de la façon la plus conséquente possible, du projet phénoménologique (de ce point de vue aussi la démarche de Nicolas Abraham me paraît d’une exemplaire nécessité). Mais inversement, elle donne accès à ce qui conditionne la phénoménalité du sens, depuis une instance a-sémantique. L’origine du sens n’est pas ici un sens originaire mais pré-originaire, si on peut dire […] A l’intérieur du même système linguistique, le français par exemple, le même mot, par exemple “plaisir”, peut se traduire comme en lui-même et, sans véritablement “changer” de sens, passer dans une autre langue, la même où pourtant l’altération aura été totale, soit que dans la langue phénoménologique et entre guillemets le “même” mot fonctionne autrement que dans la langue “naturelle” mais en révèle le sens noético-noématique, soit que dans la langue psychanalytique cette suspension elle-même soit suspendue [nous soulignons] et que le même mot se trouve traduit dans un code où il n’a plus de sens… » (Psychè, Galilée, 1987, p. 149-150.)
  • [21]
    Cette interruption de la psychanalyse n’a-t-elle pas rapport à l’autre et à l’éthique, selon ce qu’il serait nécessaire, selon cette nécessité éthique reconnue, d’appeler une ou l’éthique de la psychanalyse ?
  • [22]
    L’écriture et la différence, p. 156-157.
  • [23]
    L’épochè est un arrêt. Il faudrait articuler l’arrêt de l’épochè au double arrêt, suspensif et décisif, que Derrida met à jour dans sa lecture de L’arrêt de mort de Maurice Blanchot dans Parages, Galilée, 1986, p. 154 sq.
  • [24]
    Adieu, p. 97.
  • [25]
    « Ce langage éthique de la phénoménologie décrit la prescription là où celle-ci ne se laisse décrire qu’en prescrivant déjà, en prescrivant encore. On pourra toujours interpréter le discours phénoménologique à la fois comme prescription et description neutre du fait de la prescription. Cette neutralisation reste toujours possible, et redoutable. » (Adieu, p. 98.)
  • [26]
    Adieu, p. 113-114.
  • [27]
    Adieu, p. 117.
  • [28]
    Adieu, p. 146.
  • [29]
    Cf. Donner le temps, p. 156.
  • [30]
    « La déconstruction est possible, comme impossible, dans la mesure (là) où il y a X (indéconstructible), donc dans la mesure (là) où il y a (l’indéconstructible). » Force de loi, p. 36.
  • [31]
    Un tel rapprochement n’est pas tout d’abord complètement absurde par l’affinité du geste heideggerien et derridien eu égard à la réduction husserlienne puisque Heidegger soustrait ce terme à l’empreinte de la phénoménologie husserlienne dans son acception de réduction à la conscience constituante pour désigner l’essence de l’être. Suivant le fil de la tradition in-interrompue, la pensée de Derrida s’inscrit dans la poursuite de ce geste de radicalisation.
  • [32]
    Parmi de nombreuses occurrences, disséminées dans les textes de Derrida, celles-ci : « Il peut toujours se produire à l’intérieur d’une époque, en un certain point de son texte (par exemple dans le tissu “platonicien” du “plotinisme”), une rupture et un excès irréductible », dans Marges, op. cit., p. 206 ; dans L’écriture et la différence, Derrida parle de « l’épochè de l’époque du sens » et il rappelle, à propos de la pré-séance ontologique et de la dissimulation de l’être sous l’étant, que « les “époques” historiques sont les déterminations méta-physiques (onto-théologiques) de l’être qui se met ainsi de lui-même entre parenthèses, se réserve sous les concepts métaphysiques », L’écriture et la différence, p. 212-214 (et il nous faudrait interroger les guillemets de l’époque : guillemets de citation de Heidegger ou guillemets déconstructifs ?) ; dans un texte sur la désistance de Lacoue-Labarthe, il écrit : « Et qu’est-ce que la question “qu’est-ce que ?” avec ses époques (et le suspens d’une épochè est aussi une mise entre parenthèses, voire, nous y viendrons, une mise entre parenthèses de la thèse ou du thétique en général), aurait à voir ou ne pas voir avec la folie ? », Psyché, Galilée, 1987, p. 605 (et il faudrait alors relier tous les textes de la folie afin d’en lire la déconstruction de l’époque) et, à propos de l’homoiosis, il parle de la « dislocation de l’histoire épochale », ibid., p. 623 ; enfin, le texte le plus interrogatif, mais qui reprend la même démarche des Marges à propos de la position métaphysique de Plotin (c’est-à-dire pour Derrida à propos de la déconstruction elle-même) apparaît dans Du droit à la philosophie, dans une très longue note : « Qu’est-ce qui résisterait à cet ordre des époques et, dès lors, à toute la pensée heideggerienne de l’épochalisation ? Peut-être, par exemple, une affirmation de la raison (un rationalisme, si l’on veut) qui, au même moment (mais qu’est-ce qu’un tel moment ?) 1/ ne se plierait pas au principe de raison dans sa forme leibnizienne, c’est-à-dire inséparable d’un finalisme ou d’une prédominance absolue de la cause finale – 2/ ne déterminerait pas la substance comme sujet – 3/ proposerait une détermination non représentative de l’idée ? Je viens de nommer Spinoza. » (Du droit à la philosophie, Galilée, Paris, 1990, p. 476.) Que ce soit Plotin, Spinoza ou, bien évidemment, Nietzsche dont la lecture derridienne récuse la position métaphysique telle que la lit Heidegger, toute la déconstruction derridienne peut se lire comme une déconstruction de l’épochalité heideggerienne. Mais, ajouterions-nous, d’un certain versant de Heidegger.
  • [33]
    « Istrice 2 », Points de suspension, Galilée, 1992, p. 315, nous soulignons.
  • [34]
    Un cas de conjuration de la dissémination apparaît dans le désir de rassemblement des textes disséminés de Derrida dans le livre justement nommé Points de suspension, dans la présentation qu’en fait E. Weber : « N’est-il pas nécessaire, me suis-je demandé, et le moment n’est-il pas venu d’en suspendre un instant la dissémination – juste le temps de quelques points de suspension – et d’en présenter un choix relié dans un livre ? Au risque certes, de les arrêter en les accusant, mais par là même d’en souligner les traits. » (Points de suspension, p. 10.)
  • [35]
    Marges, « La différance », p. 23.
  • [36]
    Derrida concluait ainsi un texte de 1966 resté inédit en français jusqu’en 2000 : « C’est peut-être à partir de là [de l’assurance de la métaphysique de la présence husserlienne] qu’il nous faut assumer l’épochè, l’épochè phénoménologique et l’époque historique qui s’y rassemble. Commencer à penser sa clôture, c’est-à-dire aussi son avenir. » (« La phénoménologie et la clôture de la métaphysique. Introduction à la pensée de Husserl », in Alter, n° 8/2000, Derrida et la phénoménologie, p. 84.)