L'anonymat de l'ego et la phénoménologie emphatique chez Levinas

1Une égologie a-t-elle jamais commencé par l’ego ? Ne serait-ce que parce qu’elle doit entrer en possession de l’ego, l’égologie ne saurait commencer par lui. Ainsi en va-t-il de l’égologie husserlienne. Comme le souligne P. Ricœur, les Méditations cartésiennes admettent, avant l’expérience transcendantale de la seconde méditation, « un avant-point de départ qui est une sorte de devoir : il s’agit de s’abandonner d’abord… à la prétention qui anime les sciences, d’en “revivre” l’impulsion et la visée » [1] afin d’élucider l’idée téléologique rectrice d’une science absolument fondée. D’une autre façon, l’égologie cartésienne ne commence pas elle non plus par l’ego, mais, comme le notait Foucault, par le malin génie. Par le malin génie, qu’est-ce à dire ? C’est à partir du constat que mes opinions passées, pourtant ruinées par les raisons de douter, font cependant retour en moi – « le long et familier usage qu’elles ont eu avec moi leur donnant droit d’occuper mon esprit contre mon gré, et de se rendre presque maîtresses de ma créance » [2] – que Descartes est conduit à la fiction du malin génie. L’ego commence ici par se découvrir étranger à lui-même, il se voit contester sa propre égoïté par « ses » anciennes opinions, qui s’emparent de lui malgré lui, cherchent à occuper en lui la première place. L’égologie cartésienne prend donc son avant-point de départ dans l’anonymat de l’ego, car la fiction du malin génie ne fait qu’hypostasier ces pensées rebelles et anonymes en les faisant procéder de la volonté maligne d’un autre que moi. Mais d’un autre qui refuse de livrer son nom, ce pourquoi Levinas décrivait à juste titre le malin génie comme un interlocuteur qui « a donné un signe, mais s’est dérobé à toute interprétation », se refusant « à porter secours au signe émis, à assister à sa propre manifestation par signes, à remédier à l’équivoque par cette assistance » [3], refusant, autrement dit, de s’exprimer – c’est-à-dire, conformément au sens que revêt la notion d’expression dans Totalité et infini –, de se présenter à moi en personne.

2Or, justement, l’ontologie que Levinas met en œuvre dans De l’existence à l’existant à partir d’une critique de l’ontologie heideggerienne n’est pas sans parenté avec les pensées cartésienne et husserlienne du sujet. Si elle se présente comme une égologie, elle ne commence pourtant pas par l’ego, mais par l’être anonyme, appelé « il y a ». Elle est en cela proche de l’égologie cartésienne. Mais elle invite aussi à s’interroger sur son rapport à l’égologie husserlienne, dans la mesure où cette ontologie du sujet se veut également phénoménologie. Qu’en est-il de cette phénoménologie ? Car, si l’égologie husserlienne ne commence pas par l’ego, son avant-point de départ est pourtant bien un vivre, ici un revivre l’impulsion et la visée des sciences ; or, l’égologie levinassienne commence avec l’extinction de l’ego, et avec lui par conséquent de tout vivre subjectif. Qu’en est-il du rapport entre subjectivité et phénoménologie ? A quel type de phénoménologie l’« emphase » de l’anonymat nous conduit-elle ici ? C’est à cette question du statut phénoménologique de l’ontologie du sujet chez Levinas que cette étude, après avoir précisé en quel sens le sujet vient au centre de l’ontologie, tâchera de répondre [4].

De la question de l’être à la question du soi

3Le point de départ de De l’existence à l’existant se veut apparemment strictement heideggerien. Levinas met ses pas dans les traces de ceux laissés par Heidegger et insiste pour commencer sur « la difficulté de séparer être et “étant” et la tendance à envisager l’un dans l’autre » [5] : « La distinction entre ce qui existe et cette existence même, entre l’individu, le genre, la collectivité, Dieu, qui sont des êtres désignés par des substantifs et l’événement ou l’acte de leur existence, s’impose à la méditation philosophique et s’efface pour elle avec la même facilité. Il y a comme un vertige pour la pensée à se pencher sur le vide du verbe exister dont on ne peut, semble-t-il, rien dire et qui ne devient intelligible que dans son participe – l’existant – dans ce qui existe. La pensée glisse insensiblement de la notion de l’être en tant qu’être, de ce par quoi un existant existe – à l’idée de cause de l’existence, d’un “étant en général”, d’un Dieu, dont l’essence ne contiendra à la rigueur que l’existence, mais qui n’en sera pas moins un “étant” et non pas le fait ou l’action, ou l’événement pur ou l’œuvre d’être. Celle-ci sera comprise dans sa confusion avec “l’étant”. » [6] Quel effort est ici demandé à la pensée qu’elle a du mal à accomplir ? Quel est ce vertige qui s’empare d’elle lorsqu’elle se penche non plus sur l’étant, mais sur l’être ? C’est le vertige de l’anonymat. C’est en raison de son anonymat que l’être ne saurait se laisser reconduire à l’étant, cet étant fût-il le plus éminent de tous. Si l’être n’est pas un étant, si, en ce sens, il n’est pas, c’est parce qu’il se refuse à toute qualification : qualifier l’être d’étant c’est d’abord vouloir le qualifier, le penser comme tel ou tel. L’être n’est pas un étant parce qu’il n’est pas tel ou tel étant, parce qu’il refuse de porter un nom, quel qu’il soit, homme ou Dieu, ou chose. C’est d’ailleurs pourquoi l’être est pur verbe, et qu’au surplus « le verbe n’est pas simplement le nom d’une action comme le nom est le nom d’une chose. La fonction du verbe ne consiste pas à nommer, mais à produire le langage, c’est-à-dire à apporter les germes de la poésie qui bouleverse les “existants” dans leur position et dans leur positivité même » [7].

4La manière dont Levinas réeffectue le geste heideggerien de différencier l’être de l’étant a de quoi surprendre. Certes, il s’agit d’atteindre l’être distinct de l’étant, et c’est pourquoi la généralité de l’être, souligne Levinas, doit même être distinguée de la généralité ultra-générique de l’être chez Aristote, qui n’exprime jamais que la généralité de « l’étant en général » et non celle de l’être en général ; pourtant, c’est bien en vertu de sa généralité ou de son universalité que l’être est distinct de l’étant. Or, on se souvient que Être et temps reconnaissait dans cette conception de l’être comme le concept le plus général, et, par suite, comme concept indéfinissable, le préjugé à la faveur duquel ne pouvait s’élaborer la position de la question de l’être [8]. Toutefois ce préjugé n’interdisait pas de penser l’être dans sa différence avec l’étant – et c’est même, souligne Heidegger, la seule chose qu’il fût permis d’en conclure –, même s’il dispensait à coup sûr (mais à tort) d’interroger le sens de l’être : « Le concept d’“être” est indéfinissable. C’est ce que l’on concluait de son universalité… Mais suit-il de là que l’“être” ne puisse plus poser de problème ? Nullement. Tout ce qu’il est permis d’en conclure, c’est ceci : l’“être” n’est pas quelque chose comme de l’étant… L’indéfinissabilité de l’être ne dispense point de la question de son sens, mais précisément elle l’exige. » [9] Mais, justement, ne faut-il pas voir dans la manière dont Levinas pense la différence de l’être et de l’étant le souci de ne pas l’assujettir à la question du sens de l’être ? Tout se passe comme si Levinas voulait la différence ontologique, mais non le sens de l’être. Reste à en préciser les raisons.

5Refuser de soumettre l’être à la question de son sens, donc contester la possibilité même d’une compréhension de l’être, c’est contester l’appartenance de l’être à l’étant susceptible de mettre en œuvre une telle compréhension. C’est d’emblée mettre en question la Jemeinigkeit, la mienneté, sans laquelle la compréhension du sens de l’être ne pourrait avoir lieu. De fait, la critique du sens de l’être se présente comme une critique de la mienneté. Le temps et l’autre, texte de peu postérieur à De l’existence à l’existant, est sur ce point sans équivoque : « Cette distinction heideggerienne [la différence ontologique] est pour moi la chose la plus profonde de Sein und Zeit. Mais, chez Heidegger, il y a distinction, il n’y a pas séparation. L’exister est toujours saisi dans l’existant et, pour l’existant qu’est l’homme, le terme heideggerien de “Jemeinigkeit” exprime précisément le fait que l’exister est toujours possédé par quelqu’un. » [10] Or, à l’encontre de cette possession de l’être par cet étant qu’est le Dasein, il s’agit ici de faire valoir la notion d’exister sans existant, d’un « exister qui se fait sans nous, sans sujet » [11]. Comment interpréter cette critique de la mienneté ? La notion de séparation ontologique, qui vient ici se substituer à celle de différence ontologique, et qui signifie que l’être n’est pas l’être de l’étant [12], mais bien plutôt se refuse à lui, ne vise-t-elle pas à ruiner la subjectivité, comme si la notion de mienneté, si peu susceptible pourtant d’une lecture subjectiviste, accordait cependant trop encore au sujet ? Nullement, comme nous allons le montrer ; ou plutôt, la destruction du sujet est ici une avec la reconnaissance de sa primauté.

6Je commencerai par cette primauté. En fait, loin de contester les droits de la subjectivité, la pensée de l’anonymat de l’être vise, si paradoxal que ce puisse être, à les garantir absolument. L’objet de la notion d’exister sans existant est de déduire la signification de l’étant dans l’être : « Sur le fond de l’il y a surgit un étant. La signification ontologique de l’étant dans l’économie générale de l’être – que Heidegger pose simplement à côté de l’être par une distinction – se trouve ainsi déduite. Par l’hypostase l’être anonyme perd son caractère d’il y a. L’étant – ce qui est – est sujet du verbe être et, par là, il exerce une maîtrise sur la fatalité de l’être devenu son attribut. Quelqu’un existe qui assume l’être, désormais son être. » [13] L’interrogation porte ici sur l’étant, et non sur l’être. Elle porte sur « la signification du fait même que dans l’être il y a des étants » [14]. C’est ce fait que présuppose Heidegger, mais dont il ne rend pas compte, puisqu’il se donne des étants tout faits, qu’il situe d’emblée dans l’horizon de la compréhension de l’être. Plus précisément, dans la mesure où le terme d’étant ou d’existant renvoie chez Levinas avant tout à l’étant-homme, Levinas reproche à Heidegger de partir du fait qu’il y a un étant qui comprend l’être, le Dasein, sans interroger le procès de sa subjectivation. Or, préalable à l’ouverture du Dasein au sens de l’être, il y a l’acte par lequel le Dasein s’empare de son être. Bien que l’accent soit mis sur l’étant, il ne s’agit pas pour Levinas de délaisser l’être au profit de l’étant, mais de penser autrement le rapport de l’étant à l’être, et par conséquent la différence de l’être et de l’étant, en la comprenant non pas comme différence ouverte par la compréhension d’un sens, mais par l’assomption ou la maîtrise d’un pur fait d’être qui, en lui-même, échappe à toute herméneutique : « La question d’être est l’expérience même de l’être dans son étrangeté. Elle est donc une manière de l’assumer. C’est pourquoi la question de l’être : qu’est-ce que l’être ? n’a jamais comporté de réponse. » [15]

7Le projet de déduire la signification de l’étant dans l’être cherche donc à faire valoir l’antériorité du procès de la subjectivation de l’étant sur le procès de la compréhension de l’être. Il s’agit en fait de faire passer au premier plan ce qui chez Heidegger est toujours dérivé, à savoir l’être-soi du Dasein. Heidegger pose en effet que l’étant que je suis est un Dasein, c’est-à-dire un étant qui comprend l’être, que l’être-soi est un être-là. Tel est précisément le sens de la mienneté : « L’être-Là est “toujours le mien” ; cela ne signifie ni “posé par moi”, ni “isolé en un moi singulier”. C’est par son rapport essentiel à l’être en général que l’être-Là est lui-même » [16] : le « Je suis » dérive de la mienneté, le soi-même de mon rapport à l’être même. C’est pourquoi le problème de Heidegger n’est pas celui de l’être-soi, mais bien celui de l’être : en effet, dit Heidegger, « être un “soi” caractérise sans doute l’essence de cet étant, qui existe, mais l’existence ne consiste pas dans l’“être-soi”, pas plus qu’elle ne se détermine à partir de lui […] la question portant sur l’existence n’est constamment qu’au service de l’unique question de la pensée, c’est-à-dire de la question qu’il faut d’abord déployer, portant sur la vérité de l’Être… » [17]. Or, à l’encontre d’une telle dérivation, il y va chez Levinas de l’« appropriation de l’existence par un existant qu’est le “Je” » [18], ou encore, de l’hypostase comme « apparition d’un domaine privé, d’un nom » [19], de la « première personne du présent » [20]. L’être doit se laisser approprier sans reste par la subjectivité. La subjectivité n’est rien d’autre, pour Levinas, que cette appropriation absolue : la subjectivité, dit-il, c’est la « précellence du sujet sur l’être » [21].

8La critique levinassienne de la mienneté n’a par conséquent d’autre but que d’en proposer sciemment une lecture résolument subjectiviste. Il ne s’agit pas de reprocher à Heidegger de trop assujettir l’être au sujet, mais de ne pas assez l’y assujettir. La mienneté n’est pas assez mienne, semble dire Levinas, il faut penser une mienneté plus mienne que toute mienneté. Levinas ne tente de penser l’exister sans existant que parce qu’il veut penser l’étant lui-même, avant même de se demander s’il est ou non justiciable de la question de l’être. En décrivant l’exister pur comme l’absence même de toute subjectivité, Levinas ne libère plus d’espace que pour la seule question de savoir comment je suis moi-même, comment je suis un moi : aussi déclare-t-il, à propos de De l’existence à l’existant : « Ce travail s’articule donc de la manière suivante : il cherche à approcher l’idée de l’être en général dans son impersonnalité pour analyser ensuite la notion du présent et de la position où, dans l’être impersonnel, surgit, comme par l’effet d’une hypostase, un être, un sujet, un existant. » [22]

9Il n’en reste pas moins que la démarche de Levinas, qui affirme la précellence du sujet sur l’être, demeure fort paradoxale, et mérite d’être élucidée. En effet, si la notion d’il y a se tient tout entière à l’intérieur de l’horizon d’un questionnement sur l’individuation du sujet, elle signifie pourtant la destruction de toute subjectivité : l’il y a dissout toute ipséité dans un anonymat radical. Autrement dit, cette pensée de la subjectivité ne commence pas avec le sujet, mais avec son absence ; ou encore, l’affirmation du primat du sujet procède d’une expérience de son extinction. Cette subjectivité qui est plus originaire que toute question de l’être est cependant dérivée, puisqu’elle ne se constitue jamais qu’en s’arrachant à un anonymat initial. Il faut prendre la mesure d’un tel anonymat, qui ne saurait être assimilé à l’anonymat du On chez Heidegger. Le problème que pose Levinas, en décrivant l’être-soi comme arrachement à l’anonymat de l’être, n’est pas celui d’un exister authentique ou propre ; la distinction de l’existence propre et de l’existence impropre n’a pas sa place dans le cadre de l’ontologie levinassienne. Cette distinction se fonde chez Heidegger sur la mienneté : c’est sur fond de mienneté, c’est-à-dire d’une auto-appartenance en propre, que le Dasein peut se choisir lui-même proprement ou bien, au contraire, se perdre : « Si le Dasein existant peut se choisir soi-même proprement… c’est parce que l’ipséité, l’auto-appropriation appartient à l’existence. Mais il peut également se laisser déterminer en son être par les autres et exister primordialement de manière non propre dans l’oubli de soi-même. » [23] Il en résulte que, fondamentalement, le Dasein ne peut jamais se perdre, puisque la perte de soi est une modalité de son ipséité, est encore une manière d’être soi – ce pourquoi Heidegger affirme que l’« existence non propre ne veut pas dire pseudo-existence » [24]. Avec l’il y a, il y va au contraire d’une perte absolue de mon ipséité. L’il y a, dit Levinas, n’est pas l’en soi, mais le « sans soi » [25]. C’est donc sur fond d’il y a, et non sur le fond d’une mienneté originaire, que se pose la question de l’être-soi. En ce sens, Levinas ne reproche pas seulement à Heidegger de ne pas assez accorder à l’être-soi, mais également de trop lui accorder : il ne lui accorde pas assez dans la mesure où l’être-soi est second par rapport à la compréhension de l’être, mais il lui accorde trop s’il est vrai que cette compréhension garantit au Dasein une ipséité inamissible. Par suite, la notion d’il y a ne récuse toute subordination de l’être-soi à une question plus fondamentale, par exemple celle de l’être, elle ne récuse la tâche d’avoir à mettre en jeu le sens de l’être lui-même que parce qu’elle met au jour une tâche autrement difficile : non pas celle de comprendre l’être, mais celle de se conquérir sur l’anonymat de l’il y a, la tâche d’être soi. Elle met au jour un soi qui, sans cesse menacé d’être défait par l’anonymat de l’exister, a sans cesse à réeffectuer la tâche de s’en emparer. C’est pourquoi le procès de la subjectivation chez Levinas est profondément différent de la dynamique heideggerienne de l’accès au soi-même propre : si l’accès au soi-même propre n’est pas sans comporter un certain volontarisme, voire un « volontarisme extrême », comme le souligne un commentateur de Heidegger [26], pour Levinas, c’est d’abord dans le refus d’être soi que l’être-soi s’accomplit. On est soi sur le mode de l’esquive : être soi c’est déjà s’évader d’un poids trop lourd, d’une tâche trop harassante, être soi c’est se détourner de soi. Être soi, c’est ne pas vouloir l’être. Tel est le sens des analyses de la fatigue ainsi que de la relation avec le monde : Levinas voit « dans la lassitude le mouvement par lequel l’existant s’empare de son existence par l’hésitation du refus » [27] ; de même, il voit dans la relation avec l’extériorité du monde une manière d’amplifier ce refus d’être, d’assumer l’exister qui est la négation du monde en s’en détournant au profit des objets du monde, « d’entrer dans l’être en se liant aux objets » [28]. Et c’est pourquoi le monde et la quotidienneté ne sauraient apparaître comme le lieu de l’exister impropre : « Dans l’aventure ontologique le monde est un épisode qui, loin de mériter le nom de chute, a son équilibre, son harmonie et sa fonction ontologique positive : la possibilité de s’arracher à l’être anonyme. » [29]

10La critique de l’analytique du Dasein conduit donc Levinas à affronter une situation assez complexe, et d’abord à se confronter à une tension extrême. D’un côté Levinas affirme la précellence du sujet sur l’être, donc le pouvoir absolu qu’il exerce sur lui, et de l’autre il affirme le primat de l’anonymat de l’être sur la subjectivité : l’être est ce que la subjectivité doit maîtriser absolument, en même temps qu’il est la violente contestation du droit de la subjectivité à une telle maîtrise. Telle est la tension interne à la solitude de l’existant. Notons que c’est elle qui conduit la subjectivité à chercher un recours dans le refus d’une telle auto-possession, dans le sommeil et l’abandon : c’est dans le refus d’être soi que le moi s’accomplit comme soi. Mais notons également que ce refus est un échec, parce que dans la solitude, insiste De l’existence à l’existant, le moi ne peut pas s’évader de soi – pour cette raison sans doute qu’un moi, dans la solitude, ne peut se défaire de cette volonté d’auto-possession, c’est-à-dire ne peut vouloir rien d’autre que soi.

L’emphase de l’anonymat

11Mon propos n’est pas ici d’examiner cette tension qui anime la vie du moi, mais d’interroger le paradoxe d’une philosophie qui met au centre le sujet, et qui pourtant commence par décrire, avec la notion d’il y a, l’expérience de sa propre destruction. Il s’agit de montrer que ce paradoxe est celui d’une phénoménologie qui commence par ce qui, en toute rigueur, ne saurait relever d’aucune expérience – et, par là, d’aucune intuition –, puisque aucun sujet ne peut plus la faire. Cette interrogation sur la phénoménologie à l’œuvre dans De l’existence à l’existant ne me fera cependant pas perdre de vue la question du sujet : après avoir souligné que la notion d’il y a délaissait la question du sens de l’être, je montrerai comment la phénoménologie levinassienne impose la réduction de la subjectivité comprise comme être-au-monde.

12Repartons de la notion d’il y a. L’objet de la notion d’il y a est, dit Levinas, de « promouvoir une notion d’être sans néant, qui ne laisse pas d’ouvertures, qui ne permet pas d’échapper » [30]. Cette critique du néant, pour n’être pas identique à la critique bergsonienne de l’idée de néant, se reconnaît toutefois une parenté avec celle-ci : « Lorsque, dans le dernier chapitre de l’Évolution créatrice, Bergson montre que le concept du néant équivaut à l’idée d’être biffé, il semble entrevoir une situation analogue à celle qui nous mène à la notion de l’il y a. » [31] C’est par quelques remarques sur cette proximité en même temps que sur cette distance entre Bergson et Levinas que j’aimerais introduire à l’étude du statut de la phénoménologie à l’œuvre dans De l’existence à l’existant. Comment l’il y a est-il mis au jour ? « Une négation qui se voudrait absolue, niant tout existant – jusqu’à l’existant qu’est la pensée effectuant cette négation même – ne saurait mettre fin à la “scène” toujours ouverte de l’être, de l’être au sens verbal. » [32] La démarche de Levinas est bien d’inspiration bergsonienne, parce qu’il s’agit d’exercer une négation en vue d’en souligner les limites, d’exercer une négation totale en vue de faire surgir un plein dans ce vide laissé par elle, un plein contre lequel elle est impuissante. Ainsi le néant n’est jamais absolu, il n’est qu’un néant relatif. Seulement, elle en diffère profondément, car, contrairement à la négation bergsonienne, la négation qui se heurte à la positivité de l’être n’emporte pas seulement une partie de l’étant, mais sa totalité, c’est-à-dire aussi bien l’étant subjectif que l’étant objectif (« … le fait de l’il y a… où se trouvent confondues l’existence subjective dont part la philosophie existentielle et l’existence objective de l’ancien réalisme » [33]) – ce qui signifie également qu’elle tente de mettre au jour une positivité qui n’est pas d’ordre ontique, mais bien la positivité du pur fait d’être, de l’il y a, séparé de l’étant. La négation que met en œuvre Levinas nie donc « jusqu’à l’étant qu’est la pensée effectuant cette négation même » : cette incidente est explicitement dirigée contre Bergson. En effet, au début de sa critique de l’idée de néant, dans L’évolution créatrice, Bergson souligne que celui qui imagine l’abolition de la totalité des choses ne peut pas ne pas être reconduit à lui-même, et que, se niant à son tour lui-même, il ne peut s’abolir sans se ressusciter par là même : « Je ne me vois anéanti que si, par un acte positif… je me suis déjà ressuscité moi-même. Ainsi, j’ai beau faire, je perçois toujours quelque chose, soit du dehors, soit du dedans. » [34]

13C’est à l’encontre de ce sujet inamissible que s’exerce la négation levinassienne. La négation bergsonienne manquerait ainsi de radicalité, et, avec elle, la positivité à laquelle se heurte une telle négation est manquée. Mais pourquoi Bergson ne parvient-il pas à une négation absolue ? « La critique bergsonienne du néant ne vise que la nécessité d’un étant, d’un “quelque chose” qui existe. Il aborde l’être dans toute sa critique comme un “étant”, et aboutit à un étant résiduel. » [35] C’est parce qu’il méconnaît la différence de l’être et de l’étant que Bergson n’envisage jamais qu’une positivité ontique, et non ontologique, que, partant, la relativité de la négation signifie qu’elle s’exerce seulement à l’encontre de tel étant auquel elle en substitue un autre, et non de la totalité de l’étant : « L’abolition d’une chose par la pensée implique la substitution, par la pensée, d’une nouvelle chose à l’ancienne. » [36] Au contraire, dès lors qu’est prise en vue la séparation de l’être et de l’étant, la relativité de la négation prend un tout autre sens : elle signifie que, s’exerçant à l’encontre de la totalité de l’étant, elle se heurte à la plénitude de l’être lui-même, ou encore, que l’efficace de la négation ontique se heurte à l’impuissance de la négation ontologique : une négation qui se voudrait radicale, et qui le serait, au sens où elle chasserait la totalité de l’étant, se heurterait à une positivité encore plus irrémissible que celle de l’étant, la positivité du rien lui-même, dont l’absence retourne comme une présence. Ce qui fait retour au sein de toute négation n’est pas la présence de tel étant, mais la présence de l’absence de tout étant, l’irrémissible présence de l’absence [37]. Ainsi, la présence à laquelle je suis reconduit n’est pas celle du moi qui effectue la négation, mais celle de l’être qui défait tout étant, moi y compris.

14Il n’en demeure pas moins que cette négation totale, pour s’autoriser d’une différence de l’être verbe et de l’étant substantif ignorée de Bergson, est bien contre-intuitive ; à ce titre, Bergson pourrait à nouveau objecter que s’il ne s’élève pas jusqu’à une positivité ontologique, c’est en raison de la disparition du sujet qu’elle implique, et de l’impossibilité d’une telle disparition : de cet il y a, dirait Bergson, j’ai bien conscience, la nuit dans laquelle il nous plonge n’est pas totalement obscure, puisque je suis là pour en parler et, déjà, l’éclairer : par conséquent je suis encore là pour assister à ma propre dissolution dans cette nuit de l’il y a. Or, non seulement Levinas ne méconnaît nullement l’objection, mais il l’assume pleinement. Il ne la méconnaît pas, comme en témoigne ce passage : « Si le terme d’expérience n’était pas inapplicable à une situation qui est l’exclusion absolue de la lumière, nous pourrions dire que la nuit est l’expérience de l’il y a. » [38] D’autre part, il l’assume entièrement, comme le montrent ses descriptions de l’insomnie, comprise comme l’expérience limite de ma dépersonnalisation, du fait de mon exposition à l’il y a : « La veille est anonyme. Il n’y a pas ma vigilance à la nuit, dans l’insomnie, c’est la nuit elle-même qui veille. Ça veille. Dans cette veille anonyme où je suis entièrement exposé à l’être, toutes les pensées qui remplissent mon insomnie sont suspendues à rien. Elles sont sans support. Je suis, si l’on veut, l’objet plutôt que le sujet d’une pensée anonyme. Certes, je fais du moins l’expérience d’être objet, je prends encore conscience de cette vigilance anonyme ; mais j’en prends conscience dans un mouvement par lequel le moi s’est déjà détaché de l’anonymat et où la situation limite de l’impersonnelle vigilance se reflète dans le reflux d’une conscience qui l’abandonne. Il faut faire valoir cette expérience de la dépersonnalisation avant de la compromettre par une réflexion sur ses conditions » [39] : Levinas reconnaît ici ce qu’affirmait Bergson, savoir que l’imagination de ma propre disparition est, en toute rigueur, impossible, parce que je suis toujours là pour y assister, ici pour me saisir moi-même comme objet d’une pensée anonyme.

15Et pourtant Levinas refuse de se laisser embarrasser par cette objection, et va même jusqu’à revendiquer le privilège d’une méthodologie philosophique affranchie de la phénoménologie descriptive : « L’affirmation de l’anonyme vigilance dépasse le phénomène qui suppose déjà un moi, échappe par conséquent à la phénoménologie descriptive… Indice d’une méthode où la pensée est invitée au-delà de l’intuition. » [40] Cette déclaration nous permet de décrire ce paradoxe dont nous sommes partis, le paradoxe d’une philosophie du sujet qui commence par l’expérience de la destruction du sujet, c’est-à-dire qui commence par une expérience qui ruine la possibilité même de toute expérience, de toute phénoménalité, puisqu’elle décrit la destruction du moi qui pourrait faire cette expérience. Ce paradoxe pleinement reconnu et assumé par Levinas doit être compris comme celui d’une phénoménologie à la limite, décrivant des phénomènes limites, comme cette « situation limite de l’impersonnelle vigilance » [41], et recourant à un moi limite pour les décrire. Comme le souligne fort justement D. Franck à propos de ce passage, « une telle méthode déborde le cadre strict de la phénoménologie descriptive tout en y prenant appui. Mais n’en allait-il pas déjà ainsi des analyses husserliennes du temps, d’autrui ou du corps et la phénoménologie, de tournant en tournant, ne se caractérise-t-elle pas par le fait qu’elle ne cesse de s’écarter de soi et que tous ces écarts finissent d’une certaine façon par lui appartenir ? » [42]. Or, ajouterai-je volontiers ici, que l’excès sur soi de la phénoménologie appartienne à la phénoménologie elle-même est sans doute ce que la pensée de Levinas aura retenu de Husserl. Aussi, Levinas, ici comme dans le reste de son œuvre, n’excède-t-il jamais la méthode phénoménologique que parce qu’il fait de cet excès sur soi de la phénoménologie la méthode même de la phénoménologie. L’infidélité à la pensée husserlienne est d’abord l’exaltation de la phénoménologie elle-même, ou plutôt, la pratique de la phénoménologie comme exaltation, ou encore comme emphase. La phénoménologie à la limite est une phénoménologie emphatique.

16Comment, et pourquoi, l’emphase est-elle ici à l’œuvre ? Notons d’abord que la manière dont est découverte la notion d’il y a, pour renvoyer, sur un mode critique, à Bergson, ne s’en inspire pas moins de Husserl, en particulier de la puissance d’arrachement à la facticité reconnue à l’imagination dans la phénoménologie husserlienne : « Imaginons le retour au néant de tous les êtres : choses et personnes » [43] : l’expérience de l’il y a est une « expérience imaginée » [44]. Mais ne s’agit-il pas ici également de reconnaître l’impuissance de l’imagination à nous déraciner de l’il y a ? C’est en cela également que Levinas est fidèle à Husserl. En nous arrachant à la positivité du fait, l’imagination selon Husserl a pour objet de nous reconduire à la positivité de l’eidos : la variation eidétique se heurte à un invariant. De même, ici, la négation de l’existant se heurte à l’exister indéniable : libres à l’égard de l’existant, nous nous découvrons englués dans l’exister.

17Néanmoins, la positivité de l’il y a n’est pas celle de l’eidos, d’abord et avant tout parce qu’elle ne se propose pas d’élever la description phénoménologique du fait à l’essence, mais de nous faire passer au-delà de la démarche descriptive, qu’elle soit factuelle ou eidétique. Mais pourquoi faut-il aller au-delà de la description, c’est-à-dire, au-delà du moi capable d’une telle description ? A nouveau, pourquoi cette philosophie du sujet éprouve-t-elle le besoin de l’excéder ? Là encore, l’infidèle fidélité à Husserl doit être soulignée : dans ce texte auquel je faisais allusion tout à l’heure en évoquant la notion d’emphase, Levinas souligne qu’au-delà de la méthode propre de Husserl, un acquis demeure : « C’est, dit-il, le fait que si en partant d’un thème je vais vers les “manières” dont on y accède, la manière dont on y accède est essentielle au sens de ce thème même. » [45] Or, quelle est ici la manière d’accéder au sujet ? On y accède en l’excédant, en le détruisant. C’est donc que la perte de soi est essentielle au sens même de la subjectivité. Mais qu’est-ce qu’une subjectivité qui peut se perdre ? C’est une subjectivité dont l’être au monde ne constitue plus la structure stable et permanente.

18En nous proposant une expérience limite, parce qu’en toute rigueur impossible à faire, la négation qui met au jour l’il y a est à comprendre comme une réduction limite ou encore emphatique. Elle est une réduction (plus heideggerienne qu’husserlienne au demeurant) au sens où il y va avec elle d’une reconduction de la totalité de l’étant au pur fait d’être anonyme, mais une réduction à la limite, dans la mesure où elle détruit en même temps le sujet qui la met en œuvre – ce que ne fait jamais aucune réduction qui, si elle ne laisse pas inchangé le sujet qui l’effectue (comme c’est le cas chez Husserl, où le moi doit sacrifier son être mondain, son humanité de moi psycho-physique, pour s’élever à son moi transcendantal non mondain), ne le détruit pourtant jamais purement et simplement. Il faut se demander quelle est la signification de cette réduction limite. Qu’est-ce qui se trouve ici réduit ? C’est l’intentionnalité ou encore la transcendance. Le premier chapitre de De l’existence à l’existant s’inaugure par une réflexion sur la signification de la situation limite de la disparition ou de l’annihilation du monde, qui n’est pas sans évoquer le célèbre § 49 des Ideen I : « Des expressions comme “monde cassé” ou “monde bouleversé”, pour courantes et banales qu’elles soient devenues, n’en expriment pas moins un sentiment authentique. La divergence entre les événements et l’ordre rationnel, l’impénétrabilité réciproque des esprits opaques comme la matière, la multiplication des logiques, absurdes les unes pour les autres, l’impossibilité pour le moi de rejoindre le toi, et par conséquent, l’inaptitude de l’intelligence à ce qui devait en être la fonction essentielle – autant de constatations qui, dans le crépuscule d’un monde, réveillent l’antique obsession de la fin du monde. » [46] Or, la signification philosophique de la fin du monde correspond pour Levinas au pur fait d’être anonyme mis au jour par une négation exercée à l’encontre de la totalité de l’étant : « Ce terme [la fin du monde] débarrassé de toute réminiscence mythologique, exprime un moment de la destinée humaine dont l’analyse est à même de dégager la signification. Moment limite qui comporte, par là même, des enseignements privilégiés. Car là où le jeu perpétuel de nos relations avec le monde est interrompu, on ne trouve pas, comme on aurait tort de le penser, la mort, ni le “moi pur”, mais le fait anonyme de l’être. La relation avec un monde n’est pas synonyme de l’existence. Celle-ci est antérieure au monde. Dans la situation de la fin du monde se pose la relation première qui nous rattache à l’être. » [47] Il est ici significatif que cette destruction du monde ne reconduise pas à une subjectivité transcendantale, comme c’était le cas chez Husserl : en effet, s’il y a réduction, c’est bien à l’il y a et non « à la mort, ou au moi pur » : mort et moi pur désignent ici l’être-pour-la-mort, à savoir le Dasein, et la subjectivité transcendantale husserlienne. La réduction limite à l’il y a est donc à comprendre comme une réduction de la réduction phénoménologique, aussi bien de l’épochè husserlienne que de cette réduction opérée par l’angoisse elle-même dans Sein und Zeit : en effet, je le rappelle, l’angoisse dans Sein und Zeit vaut bien comme réduction phénoménologique, et, ultimement, comme réduction au pouvoir-être le plus propre, à savoir l’être pour la mort [48].

19Comment comprendre le sens du geste réductif levinassien ? Repartons de notre précédente citation : « La relation avec un monde n’est pas synonyme de l’existence. Celle-ci est antérieure au monde. Dans la situation de la fin du monde se pose la relation première qui nous rattache à l’être. » [49] Le but de cette réduction limite à l’il y a, qui disqualifie aussi bien la subjectivité transcendantale que l’être-au-monde, est de montrer que la relation avec l’existence n’est pas synonyme de la relation avec le monde : « Alors qu’en assumant l’instant nous nous engageons dans l’irréparable de l’exister, dans un pur événement qui ne se réfère à aucun substantif, à aucune chose, – dans le monde, aux péripéties de l’action d’être, de l’être verbe, se substituent des substantifs porteurs d’adjectifs, des êtres doués de valeur, offerts à nos intentions. » [50] Si la relation avec le monde est relation avec des choses, avec des substantifs, la relation avec l’exister est relation avec le pur fait d’être, le pur être-verbe. Or, cette relation avec le pur fait d’être n’est pas de l’ordre de la transcendance, elle n’obéit pas à la structure dedans-dehors à laquelle obéissent nos relations avec le monde, comme le souligne à maintes reprises De l’existence à l’existant. Dès lors, le sens de cette réduction limite à l’il y a est clair. Ce qui se trouve en fait réduit n’est pas seulement le monde, mais aussi le rapport au monde comme tel, aussi bien sous la figure husserlienne de l’intentionnalité que sous la figure heideggerienne de la transcendance de l’être-au-monde.

20Il est intéressant de noter que la pensée levinassienne, pensée de la transcendance s’il en est, aura commencé par contester la transcendance elle-même. A bien des égards, son point de départ évoque la pensée de M. Henry. Mais la phénoménologie emphatique de Levinas le conduit-elle à une phénoménologie de l’affectivité, au sens que lui donne M. Henry ? La subjectivation du sujet, la conquête de soi face à l’anonymat de l’il y a, doit-elle être pensée comme auto-affection [51] ? Non, car, s’il devait y avoir auto-affection du moi, elle ne pourrait ici procéder que de la négation de la présence anonyme de l’il y a au profit d’une présence à soi sans reste, d’un pur contact de soi avec soi sans distance ; or, comme je l’ai rappelé plus haut, l’exister est indéniable. Inverser l’il y a ne consiste pas à le nier, mais à introduire en lui un intervalle, que Levinas appelle un néant-intervalle : « Il faut précisément se demander si, impensable comme limite ou négation de l’être, le “néant” n’est pas possible en tant qu’intervalle et interruption, si la conscience avec son pouvoir de sommeil, de suspension, d’épochè, n’est pas le lieu de ce néant-intervalle. » [52] Autrement dit, la venue en soi du moi n’est possible qu’à partir d’un certain abandon de soi, le moi n’est lui-même qu’à la condition de ne pas tenir à soi par tout son être, mais de reconnaître, dès le départ, une dimension de non-présence à soi. Comme si, pour être soi, il ne devait pas surmonter tout à fait son anonymat.

Notes

  • [1]
    P. Ricœur, A l’école de la phénoménologie, Paris, Vrin, 1993, p. 164.
  • [2]
    Descartes, Méditations métaphysiques, AT, IX-1, 17.
  • [3]
    E. Levinas, Totalité et infini. Essai sur l’extériorité, La Haye, Nijhoff, 1961, p. 64.
  • [4]
    Je réserve pour une autre étude le rapprochement entre De l’existence à l’existant et, en particulier, l’ultime séquence de la première méditation de Descartes, que cette introduction s’est contentée de suggérer.
  • [5]
    E. Levinas, De l’existence à l’existant, 2e édition augmentée avec préface de l’auteur à la 2e édition, Paris, Vrin, 1978 (désormais abrégé EE), p. 16.
  • [6]
    Ibid., p. 15.
  • [7]
    Ibid., p. 140.
  • [8]
    Voir J.-L. Marion, qui commente ainsi la formule levinassienne de « l’anonymat de l’exister » : « On peut la comprendre en référence à la définition la plus traditionnelle de l’être dans la métaphysique, de Duns Scot, Suarez et Malebranche jusqu’à Hegel et Nietzsche, comme le concept universel, abstrait et vide qui, le premier, tombe sous l’entendement » (« D’autrui à l’individu », dans Emmanuel Levinas, Positivité et transcendance, suivi de Levinas et la phénoménologie, Paris, PUF, 2000, p. 288).
  • [9]
    Heidegger, Être et temps, trad. Martineau, Authentica, 1985, p. 28.
  • [10]
    Levinas, Le temps et l autre, 1943, réédité en 1983, Paris, PUF, « Quadrige », p. 24.
  • [11]
    Ibid., p. 25.
  • [12]
    La séparation de l’exister et de l’existant n’est-elle pas une absurdité ? Levinas le reconnaît sans peine (voir Le temps et l’autre, op. cit., p. 24), qui radicalise ici la facticité du Dasein – dans laquelle le fait d’être prend pour le Dasein un caractère énigmatique –, au point d’y voir le lieu même de l’absurde : que je sois, que j’existe, cela est absurde. Sortir de l’être, accomplir le mouvement d’excendance vers le Bien au-delà de l’être (cf. EE, Avant-propos), signifiera sortir de cette absurdité.
  • [13]
    EE, p. 141.
  • [14]
    Ibid., p. 174.
  • [15]
    Ibid., p. 28.
  • [16]
    Heidegger, Introduction à la métaphysique, trad. G. Kahn, Paris, Gallimard, « Tel », 1967, p. 40.
  • [17]
    Heidegger, Qu’est-ce que la métaphysique ?, dans Questions I, trad. R. Munier (pour l’Introduction ici citée), Paris, Gallimard, 1968, p. 36.
  • [18]
    EE, p. 141.
  • [19]
    Ibid.
  • [20]
    Ibid., p. 117.
  • [21]
    Ibid., p. 142.
  • [22]
    Ibid., p. 18.
  • [23]
    Heidegger, Problèmes fondamentaux de la phénoménologie, trad. J.-F. Courtine, Paris, Gallimard, 1985, p. 210.
  • [24]
    Ibid.
  • [25]
    Le temps et l’autre, op. cit., p. 27.
  • [26]
    M. Haar, à propos de l’être-pour-la-mort, dans Heidegger et l’essence de l’homme, Grenoble, Jérôme Millon, 1990, p. 43.
  • [27]
    EE, p. 32.
  • [28]
    Ibid., p. 79.
  • [29]
    Ibid., p. 69.
  • [30]
    Le temps et l’autre, op. cit., p. 28.
  • [31]
    EE, p. 103.
  • [32]
    EE, Préface à la deuxième édition.
  • [33]
    EE, p. 20-21.
  • [34]
    Bergson, L’évolution créatrice, Paris, PUF, 1941, repris dans « Quadrige », p. 278. C’est ce passage que vise Levinas lorsqu’il affirme que a nier la totalité de l’être, c’est, pour la conscience, plonger dans une espèce d’obscurité, où, du moins, elle se demeure en tant que fonctionnement, en tant que conscience de cette obscurité» (EE, p. 103).
  • [35]
    EE, p. 103.
  • [36]
    Bergson, L’évolution créatrice, op. cit., p. 283.
  • [37]
    La négation ne peut rien contre le rien ! Mais a-t-elle à pouvoir contre lui ? Là où il n’y a rien, il n’y a pas non plus lieu d’effectuer une négation. Mais le rien n’est pas rien pour Levinas, il possède une « espèce d’activité et d’être », celle que Heidegger donnait à penser lorsqu’il parlait du « néantir » du néant (Le temps et l’autre, op. cit., p. 28). Il n’est pas outrecuidant d’exiger que la négation du tout de l’étant soit mesurée par le rien qu’elle permet de mettre au jour. La véritable difficulté est plutôt de savoir si l’idée d’une négation de la totalité de l’étant a un sens.
  • [38]
    EE, p. 94.
  • [39]
    lbid., p. 111-112.
  • [40]
    Ibid., p. 112.
  • [41]
    Ibid.
  • [42]
    D. Franck, « Le corps de la différence », Philosophie, n° 34, Paris, Minuit, 1992, p. 86.
  • [43]
    EE, p. 93.
  • [44]
    Le temps et l’autre, op. cit., p. 27.
  • [45]
    E. Levinas, De Dieu qui vient à l’idée, Paris, Vrin, 1982, p. 140.
  • [46]
    EE, p. 25.
  • [47]
    Ibid., p. 26.
  • [48]
    Cf. J.-F. Courtine, Heidegger et la phénoménologie, Paris, Vrin, 1990, p. 207 sq.
  • [49]
    EE, p. 26.
  • [50]
    Ibid., p. 55.
  • [51]
    Je laisse ici de côté l’individuation du moi par sa relation à l’autre, selon ses modalités érotique et éthique, de même d’ailleurs que son individuation par la jouissance, dans Totalité et infini, pour ne retenir que son individuation par le sommeil.
  • [52]
    EE, p. 105.